M. Émile Saisset
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 49 (p. 263-264).


M. ÉMILE SAISSET.

La philosophie et les lettres viennent de faire une perte bien cruelle. La mort de M. Émile Saisset leur enlève un de nos écrivains les plus distingués ; elle enlève aussi à la Revue un collaborateur qui débutait dès 1844 dans la polémique philosophique par une étude justement remarquée sur la Philosophie du Clergé. Le développement des travaux philosophiques que M. Saisset a donnés dans la Revue comprend en quelque sorte deux périodes distinctes. Dans la première, il s’était surtout attaqué à l’école ultramontaine et théologique : il défendait contre les attaques de cette école, alors très florissante, la philosophie, la raison, la libre pensée. Un rationalisme sévère, non agressif, mais très fier et très ferme, anime ses premiers écrits, qu’il a réunis sous ce titre : Essais de Philosophie et de Religion. Plus tard, sans avoir cependant reculé d’un pas, il crut que les vicissitudes de l’opinion appelaient un autre genre de polémique. D’un côté les progrès de l’école positiviste, de l’école panthéiste, de l’école sceptique, d’un autre côté les concessions de l’école théologique, de moins en moins hostile à la philosophie, dont elle commençait à comprendre la nécessité, l’amenèrent à porter ses coups là où se trouvait à ses yeux l’adversaire le plus pressant, le plus envahissant. De là cette lutte contre le panthéisme allemand ou français, ancien ou moderne, qui a été le plus grand effort et le plus important objet de sa vie philosophique.

Avant de s’attaquer au panthéisme, il voulut le connaître. De là sa belle traduction de Spinoza, la première qui ait paru en France, et dont l’introduction est un morceau achevé. Si vous exceptez quelques pages de M. Jouffroy, excellentes, mais rapides, dans son Cours de droit naturel, rien de précis ni de lumineux n’avait été écrit parmi nous sur cette difficile et profonde philosophie avant le travail de M. Saisset. Ce travail nous a, on peut le dire, révélé Spinoza. En quelques traits courts, simples et sévères, il dessine en perfection toutes les parties de ce laborieux système, il nous en fait comprendre l’idée génératrice et les développemens si originaux et si hardis. Il dégage la pensée du philosophe de tout cet échafaudage géométrique, si artificiel et si compliqué, et à la place de ce Spinoza hérissé et inextricable, il nous montre un Spinoza naturel et vivant. On peut dire que dans cette exposition le traducteur, malgré ses propres doctrines, n’a pas un seul instant trahi son auteur, en le représentant sous ce jour défavorable et en le noircissant comme il nous arrive souvent à notre insu lorsque nous analysons une doctrine que nous ne partageons pas. Ce travail est au contraire d’une admirable impartialité, et on n’y sent qu’une seule préoccupation, celle de rendre et d’analyser dans toute sa sincérité, dans toute sa vérité, et même dans sa grandeur, la pensée philosophique du spinozisme.

Dans ce premier travail, M. Émile Saisset avait surtout eu à cœur de faire connaître Spinoza et de le faire comprendre. Il n’osa pas en aborder immédiatement la critique. Il se borna à quelques réserves courtes, mais fermes, et promit cette critique pour un autre temps. C’est cette critique, étendue et fortifiée plus tard, qui est devenue l’Essai de philosophie religieuse, où l’on retrouve l’esprit de Leibnitz combiné avec la pensée de Maine de Biran. À l’idée d’un mouvement et d’un développement indéfinis que le panthéisme imagine dans l’être absolu, M. Emile Saisset oppose, avec Aristote et Leibnitz, l’idée d’un Dieu immuable, absolument et éternellement déterminé, jouissant d’une souveraine perfection, s’exprimant au dehors par une création éternelle mais non nécessaire, infinie mais non absolue. Pour lui, l’individualité est la pierre d’achoppement de tout panthéisme, et la personnalité, bien loin de lui paraître une diminution de l’être, en est au contraire le dernier terme et le plus haut accomplissement. Il n’a cessé de combattre de toutes ses forces la doctrine contraire, et tandis qu’autour de lui un mouvement aveugle entraînait tant d’esprits à mêler tous les êtres, tous les phénomènes de la nature en une vague et confuse unité, il défendait énergiquement, avec toute une école où il était devenu maître après avoir été disciple, les droits de la personnalité, soit en l’homme, soit en Dieu. Toute sa philosophie peut se résumer dans ces paroles profondes de Maine de Biran : « La science humaine a deux pôles : la personne finie qui est moi, la personne infinie qui est Dieu. »

Tels sont les services que M. Emile Saisset a rendus à la philosophie. — Il y portait, comme nous le disions hier devant la tombe qui allait se fermer, une admirable pénétration, une lumière qui rendait faciles les questions les plus obscures, une autorité qui croissait avec son talent, une éloquence noble, élégante et ferme. Nul n’excellait comme lui à démêler les parties d’un problème, à décomposer et à ordonner les élémens d’une question, à faire la part du connu et de l’inconnu, du certain et de l’incertain, de l’expérience et de l’hypothèse. Sa dialectique souple et pressante ne laissait aucun refuge au sophisme. Sa profonde érudition philosophique n’était dupe d’aucune apparente nouveauté. Sa plume précise et nerveuse savait tout dire, et, sans avoir besoin du jargon pédantesque des écoles, exprimait avec la plus vive clarté les idées les plus délicates et les plus profondes de la plus savante métaphysique. La philosophie était pour lui une cause et un drapeau. Il a consacré sa vie à deux entreprises : défendre les droits de la philosophie, et en philosophie défendre les principes du spiritualisme. Il n’a jamais séparé ces deux causes, et ceux qui suivront ses écrits verront avec quelle fermeté et quelle constance il a suivi cette double pensée. Sans aucun doute, le talent de M. Saisset eût grandi encore, et tout lui présageait le plus brillant avenir ; mais, comme son maître Jouffroy, la mort est venue l’interrompre dans le progrès de ses pensées et de ses facultés, et l’emporter dans ty vigueur de l’âge, dans la pleine possession de toutes ses forces, et prêt à en faire le plus fécond, le plus bien faisant usage.

Paul Janet.