Mœurs industrielles en France et Angleterre - le Patronage dans les Compagnies de chemins de fer

LE PATRONAGE
DANS
LES COMPAGNIES DE CHEMINS DE FER

MOEURS INDUSTRIELLE EN FRANCE ET EN ANGLETERRE

La lutte qui se poursuit depuis si longtemps entre le principe d’autorité et celui de liberté affecte chaque jour une physionomie nouvelle, et présente des caractères qu’il est de plus en plus curieux d’étudier. Sans admettre que les conséquences de l’un ou de l’autre de ces principes soient rigoureusement déduites et appliquées nulle part, qu’il existe une société qui soit exclusivement modelée sur l’un des deux et s’en montre le champion fidèle et obstiné, on ne peut s’empêcher de reconnaître la prépondérance soit de l’esprit d’autorité, soit de l’esprit de liberté dans les traditions, les lois, les mœurs de certains pays. Par exemple, on a coutume de dire des races latines que chez elles se perpétuent les vieilles tendances de l’absorbante et tyrannique administration romaine, tandis que les Anglo-Saxons représentent plus particulièrement l’initiative individuelle et le libéralisme. Que la France soit appelée à servir de trait d’union entre ces deux génies opposés, à concilier deux élémens nécessaires à l’équilibre des forces sociales, que dans les caprices mêmes de ses mouvemens désordonnés elle révèle une double aptitude et le besoin égal de chercher dans la protection de l’état une défense contre l’anarchie et dans les satisfactions libérales une arme contre le despotisme gouvernemental, rien ne paraît plus facile à admettre et n’est plus fait pour flatter notre amour-propre. Il n’en faut pas moins craindre que ces oscillations d’un système à l’autre, ces hésitations successives entre les nécessités de l’ordre et celles de la liberté, ne retardent ou ne compromettent le succès de l’entente finale. C’est donc un devoir pour chacun de jeter son mot d’avertissement toutes les fois qu’un des entraînemens auxquels nous sommes sujets semble devoir nous précipiter vers un de nos excès accoutumés.

Dans la sphère élevée des intérêts politiques, l’esprit libéral semble marcher à un triomphe dont personne ne lui conteste plus la légitimité en théorie, et qui sera plus ou moins régulier selon qu’il aura été disputé avec plus ou moins de prudence. Dans le monde des intérêts matériels, le principe de liberté est depuis longtemps proclamé vainqueur, et cependant cette victoire peut-elle être considérée comme définitive ? La résistance se retranche dans toutes les positions secondaires, les traditions luttent encore au fond des esprits, les mœurs surtout accusent de vieilles préventions qui pourraient faire craindre, si on ne les dissipait, pour l’avènement prochain de la liberté industrielle. Récemment M. Louis Reybaud constatait ici même la scission opérée partout entre les patrons et les ouvriers. Les efforts tentés depuis l’abolition des corporations par les chefs d’industrie pour rendre la position de l’ouvrier moins précaire et pour mettre sa vieillesse à l’abri du besoin, pour remplir en un mot envers lui les devoirs du patronage, n’ont pas eu en général les effets qu’on en attendait. Les ouvriers répudient les moyens employés, et refusent les dons qui leur sont offerts. Ce n’est pas à la bienfaisance des patrons qu’ils veulent devoir la fixité du salaire quotidien, — par eux réclamé en dépit des incertitudes du bénéfice industriel, — et l’assurance d’une vie facile quand l’heure du repos sera venue ; c’est à leurs seuls efforts, à des combinaisons auxquelles les patrons restent étrangers, c’est enfin à des associations menaçantes pour ceux-ci qu’ils prétendent recourir afin de sauvegarder leurs intérêts. M. Reybaud, après avoir payé au patronage, désormais insuffisant, un tribut de légitimes regrets, a raison de penser que l’industrie ne mourra pas dans cette crise. Il se console des coups que peuvent lui porter les coalitions, les grèves, toutes les difficultés élevées à propos des salaires par cette vérité irrésistible, qu’il y a un point où la lutte cessera forcément, celui où les exigences réciproques seraient telles que l’industrie ne donnerait plus aucun profit. Même après que l’enquête sur les unions’ trades a révélé les faits de brutalité sauvage dont Sheffield a été le théâtre, on peut encore alléguer l’exemple de l’Angleterre à l’appui des opinions rassurantes. Toutes les associations anglaises ne comprennent pas leur rôle à la façon de celle de Sheffield, et les unions’ trades elles-mêmes, bien que, comptant 800,000 adhérens, ne renferment pas tous les ouvriers anglais. Il s’en faut que tous professent les sentimens mis au jour par l’enquête. On peut citer en regard les résolutions prises au commencement de 1867 par les mineurs du Lancashire et l’association des millmen, qui a décrété de son propre mouvement la diminution d’un dixième dans le salaire, afin de permettre à l’industrie locale de soutenir la concurrence contre l’étranger. C’était proclamer la solidarité entre les intérêts des patrons et ceux des ouvriers. Un moyen d’entente que l’on a proposé serait la propagation des chambres syndicales, comme il en existe déjà dans beaucoup de professions. Ces chambres syndicales rempliraient l’office de véritables tribunaux de conciliation propres à rendre la paix mieux assurée ou la guerre moins longue. Le premier remède, une réconciliation in extremis entre patrons et ouvriers, semble de la catégorie de ceux dont l’on dit qu’ils naissent de l’excès du mal, et qui, s’ils ne tuent pas le malade, l’affaiblissent au moins d’une manière cruelle. Quant au second, l’extension donnée à l’arbitrage des chambres syndicales, c’est un palliatif dont l’efficacité dépend singulièrement de l’esprit avec lequel il serait appliqué. Il y a chambre syndicale et chambre syndicale. Si ces tribunaux de conciliation nommés avec l’adhésion des ouvriers devaient ressembler, par exemple, au comité directeur de la société de solidarité et de crédit mutuel créée par nos ouvriers tailleurs dans la dernière grève et que les tribunaux ont dissoute, il est fort douteux qu’ils pussent devenir de bien efficaces moyens de rapprochement. Au fond, ce ne sont pas tant les combinaisons qui manquent à l’ouvrier pour se garantir contre l’incertitude du présent et de l’avenir, on peut même ajouter, au risque de passer pour trop optimiste, que ce n’est pas non plus exclusivement une haine jalouse et aveugle contre les profits du maître qui le met en défiance contre les efforts impuissans du patronage pour améliorer sa condition. L’ouvrier français a gardé le vieux préjugé de la prééminence de l’état, la doctrine que de l’autorité gouvernementale procède toute noblesse, toute dignité. On l’a bien vu en 1848, alors que le socialisme a pu faire officiellement tant d’essais malencontreux. Pour être battu en brèche, ce préjugé n’a pas cessé de diriger à leur insu bien des esprits crédules. Sans doute les plus clairvoyans sont revenus au principe fécond de la liberté, le mouvement coopératif en est la preuve ; sans doute le sentiment de l’initiative individuelle gagne chaque jour beaucoup de cœurs résolus. Le plus grand nombre toutefois obéit encore aux anciens erremens. Le type idéal qui attire les regards, c’est celui de l’employé, du fonctionnaire, du retraité ; dans le moyen le plus efficace pour réaliser les espérances, dans l’association, c’est l’enrégimentation qui séduit tout d’abord ces socialistes attardés ; ils se résignent à une discipline aveugle pour exercer sur les minorités une domination tyrannique. Cette absence de libéralisme ou plutôt ces aspirations libérales à contre-sens, voilà le mal contre lequel il importe d’agir avec vigueur, et qu’il faut poursuivre dans chacun des faits industriels qui se produisent chaque jour. Cette manière d’envisager l’association et le droit des majorités n’est pas seulement contraire à la justice et à la vérité, elle deviendrait bientôt fatale au développement de la production et à la répartition raisonnable des bénéfices du travail.

A propos des assurances sur la vie[1], nous avons eu occasion d’établir la supériorité, au point de vue du mobile moral et du résultat financier, de l’assurance en cas de mort sur la constitution de rentes viagères. La première opération procède d’un sentiment désintéressé, généreux, de l’amour que l’homme porte à sa femme et à ses enfans, et aboutit à la création d’un capital nouveau, c’est-à-dire répond aux intérêts sociaux les plus élevés. Le calcul qui consiste à s’imposer un sacrifice présent pour s’assurer une ressource qui disparaît à la mort du contractant est habile peut-être ; on ne contestera pas du moins qu’il ne contienne à la fois les vices et les mérites des actes inspirés par le seul intérêt. En Angleterre et aux États-Unis, faisions-nous remarquer, les assurances en cas de mort sont particulièrement recherchées ; en France, ce n’est que depuis quelques années seulement qu’on y revient, de préférence à la constitution de rentes viagères. Le gouvernement français, au contraire du gouvernement de la Grande-Bretagne, a favorisé exclusivement, ces dernières. C’est moins à un mauvais encouragement du sentiment personnel qu’à la manie dont nous parlions de tout rapporter à l’état qu’il faut imputer la faveur accordée à un système plutôt qu’à l’autre par ceux qui l’encouragent comme par ceux qui le pratiquent. Depuis que la question de mettre de côté une part du gain présent pour assurer l’avenir a été portée à l’ordre du jour, elle a été abordée avec nos idées préconçues de hiérarchie et de prépotence administrative. Rien ne parut plus conforme aux habitudes régulières, à l’ordre établi, que de transformer dans sa vieillesse l’ouvrier lui-même en une sorte d’employé, de fonctionnaire retraité, de rentier viager, certain de vivre dans les limites étroites d’une petite pension à l’aide d’un prélèvement sur le salaire. Quelle perspective, à côté d’une bourgeoisie affolée des emplois publics, pour des ouvriers amoureux de l’uniforme et du régiment ! En même temps quelle source d’influence, quelle matière à organisation pour les administrateurs à outrance ! Malheureusement ce qui n’est d’abord qu’une erreur de l’esprit peut vicier le cœur même de la société. Des préoccupations égoïstes, comme celles qu’on encourageait chez l’ouvrier en adoptant les combinaisons où sa femme et son enfant étaient oubliés, ne se développent pas impunément. Divers symptômes montrent qu’il y aurait urgence à favoriser au contraire toute entreprise qui profite à la femme et à l’enfant de préférence à celles qui ne prennent souci que du chef de famille. En recherchant aujourd’hui, dans les mesures prises par nos grandes compagnies de chemins de fer pour améliorer le sort de leurs ouvriers et employés, la pensée qui les a inspirées, en comparant ce qui se fait en France avec ce qui se pratique en Angleterre et aux États-Unis, en étudiant enfin dans quelques manifestations récentes de certains corps de métiers à Paris les prétentions qu’ils avouent, nous ajouterons un document de plus à l’enquête ouverte depuis 1848 sur les procédés à employer pour faire de notre société démocratique une société à la fois conservatrice et libérale.


I

Les chemins de fer français, qui embrassent une étendue actuellement exploitée de 15,470 kilomètres, à laquelle s’ajouteront encore 6,480 kilomètres dans un délai plus ou moins court, — sans compter les nouvelles lignes en projet, — sont partagés, sauf de très petits tronçons, entre six grandes compagnies. Ce système, dont on connaît l’origine, les phases diverses et le but, a constitué six corporations privilégiées, considérables par les ressources dont elles disposent, le personnel qu’elles emploient, l’influence qu’elles exercent sur les destinées du pays. Si la responsabilité s’accroît en raison du pouvoir, jamais sociétés particulières n’ont été soumises à des de-devoirs plus étendus : elles rappellent en quelque sorte les six grandes fermes auxquelles était attribuée sous l’ancien régime la perception de ce qui a constitué plus tard les impôts indirects. C’est chose vieille en France que l’abandon à des corps privilégiés de la perception des taxes. Sans revenir sur la discussion des avantages ou des inconvéniens de notre système de construction et d’exploitation des voies ferrées, il suffit, pour ce qui nous occupe, de rechercher comment les six compagnies françaises ont compris leurs obligations envers leurs employés et ouvriers, comment elles ont pourvu à leurs besoins dans la vieillesse et ont cherché à les préserver des dommages causés à eux-mêmes ou à leur famille par les maladies, les accidens et la mort.

A coup sûr le procédé le plus simple consisterait à laisser chacun libre d’aviser comme il l’entendrait à ces éventualités. Qu’en échange du travail journalier toute compagnie comme tout patron distribuât une rémunération librement acceptée, et que tout fût dit, l’équité la plus stricte n’aurait rien à reprendre dans un tel marché. Ainsi en est-il aux États-Unis, par exemple, où les pensions, les retraites, les secours viagers, n’existent pas. Les habitudes n’y sont pas façonnées à la française sur ce point ; il n’entre dans la pensée d’aucun chef d’industrie de constituer à d’anciens employés des rentes pour leurs vieux jours. On voit bien maintenir à un homme malade et hors d’état de remplir ses fonctions la totalité de son traitement : tant qu’il peut faire de temps à autre acte de présence, même à côté de celui qui le supplée, la délicatesse commande de fermer les yeux sur son incapacité. Disparaît-il, tout est fini. La pensée ne vient pas qu’on est en quelque façon lié envers lui par tout un passé de travail accumulé. Ce passé a été soldé chaque jour ; c’était à la prévoyance individuelle de faire sa réserve pour l’avenir, et elle n’y manque pas en général. Nous avons vu quels développemens ont pris aux États-Unis les assurances sur la vie et en particulier les assurances en cas de mort. Ce que les chefs d’industrie ne songent point à faire, les compagnies de chemins de fer ne l’ont point encore tenté. Dans aucune des nombreuses sociétés dont la liste remplit les deux premières pages des journaux spéciaux, tels que le Stockholder, moniteur des cours des fonds publics et des actions de chemins de fer, aucune mesure de prévoyance à l’égard des ouvriers et employés n’a été prise par les propriétaires perpétuels de ces lignes qui ne feront point, comme chez nous, retour à l’état. Il ne faut pas s’en étonner, et, pour peu qu’on réfléchisse au génie du travailleur américain, on comprendra que de pareilles préoccupations ne se présentent point à sa virile intelligence. Il y a une telle absence de toute démarcation entre les classes de l’autre côté de l’Atlantique, que, si nous comparions notre état social à celui-là, nous pourrions nous croire encore assujettis à la hiérarchie inflexible de l’ancienne Égypte. Ce que l’on appelle ici l’ouvrier, l’employé, ne se retrouve pas là-bas, en ce sens qu’aucun individu ne se voue, on pourrait presque dire ne se condamne à une existence ainsi limitée et parquée. Les travaux manuels, les labeurs infimes des bureaux, s’exécutent sans doute là-bas comme ici ; mais on ne trouverait pas un homme qui s’y résignât sans l’espoir de s’élever plus haut, dépasser d’une occupation subalterne à une plus importante, de changer à la première occasion, au gré de sa fantaisie ou de ses prétentions, l’œuvre d’aujourd’hui pour une œuvre plus rémunératrice. De là ces ascensions qui font d’un charpentier le président des États-Unis et d’un conducteur de travaux un général d’armée. Que les immenses ressources naturelles mises à la disposition de l’homme excitent ce désir d’ascension illimitée, c’est un point hors de doute ; mais le génie de la race l’allume chez tous les individus. Nos tendances ne sont pas les mêmes, et c’est un autre idéal que nous avons en vue. L’ouvrier aux États-Unis se sent l’égal du patron en tant qu’homme capable à un jour donné de jouer le même rôle, et il s’y prépare ; en France, plus résigné à sa condition, il cherche seulement à en relever le mérite en affirmant que la main qui exécute remplit une fonction égale à celle de la tête qui dirige. Après l’ouvrier, l’employé, à son tour, revendique pour sa collaboration autant de dignité que le chef pour sa direction. La différence des caractères a donc motivé la différence des mesures, et ce procédé sommaire qui consiste à ne rien faire dans l’intérêt des hommes qui ont aidé longtemps à la prospérité des entreprises communes ne pouvait avoir cours dans notre pays, où, lourde considérer l’admission dans ces entreprises comme un fait passager, un en-cas, un stage pour d’autres travaux, on la regarde comme la carrière définitive et le but suprême de l’existence.

Les six grandes compagnies françaises de chemins de fer ont procédé à leur mission de patronage par des moyens assez semblables au fond, quoique présentant des différences qu’il est bon de signaler. C’est en général par une caisse de retraite pour la vieillesse et par des associations de secours en cas de maladie qu’elles ont voulu faciliter les progrès de la prévoyance parmi leurs ouvriers et employés. Pour les caisses de retraite, elles se sont mises en rapport avec celle de l’état, faisant garantir par elle les pensions dont elles lui versaient les primes. Pour les sociétés de secours, elles ont adopté le type de toutes les sociétés de secours mutuels ; mais elles ont presque toutes rendu obligatoire la participation des employés et des ouvriers à ces deux modes de prévoyance, et elles en ont gardé la direction. C’est là tout d’abord un fait à noter.

La compagnie du Nord a fondé en 1855 une caisse de retraite pour le personnel attaché aux lignes en exploitation. Le règlement reproduit les dispositions adoptées pour la caisse analogue fondée par l’état, et celle de la compagnie se rattache exclusivement à cette dernière. Elle offre le moyen d’obtenir, par des versemens mensuels de 5 francs au minimum, des rentes viagères inscrites sur le grand-livre de la dette publique. On entre en jouissance de ces rentes à cinquante ans et après vingt-cinq ans de service dans les bureaux ou vingt ans dans le service actif. Elles sont constituées avec ou sans aliénations du capital versé, et on a la faculté d’y faire participer les deux conjoints quand les déposans sont mariés. En cas de blessures graves ou d’infirmités prématurées, la pension peut être liquidée avant l’âge de cinquante ans. Les pensions sont assurées par le versement à la caisse de la vieillesse d’une retenue de 3 pour 100 sur les traitemens, obligatoire pour les employés à l’année, facultative pour les ouvriers payés à la journée. De son côté, la compagnie prélève tous les mois sur sa recette une somme égale au montant de ces retenues, et elle l’affecte à doubler le taux des rentes servies par la caisse à chaque retraité. Ce supplément de pension ne peut être inférieur à 100 fr. ni supérieur au maximum de la pension servie par la caisse. Le capital versé par la compagnie demeure aliéné.

Parmi les exemples des avantages que doit procurer cette combinaison, on peut citer comme un des plus favorables le cas où un, employé, après avoir versé 3 pour 100 de son traitement et y avoir ajouté après son mariage 1 1/2 pour 100, arriverait, grâce à la rente supplémentaire de la compagnie et tout le capital versé restant aliéné, à jouir avec sa femme d’une pension de 1,200 francs. En sus de ces modestes sacrifices, la compagnie paie les dépenses médicales et pourvoit libéralement aux besoins des ouvriers malades. Elle a même donné l’exemple de l’établissement dans les grandes villes d’épiceries où les denrées sont fournies, à des prix modiques ; enfin elle cède à bon marché le combustible à ses ouvriers. Il faut le reconnaître cependant, c’est de toutes les compagnies françaises celle qui semble attribuer le moins de prix aux efforts du patronage, et néanmoins les emplois qu’elle donne ne laissent pas d’être les plus vivement sollicités.

La compagnie de Paris à Lyon et à la Méditerranée a institué en faveur de son personnel une caisse de retraite, un service médical, des soldes de maladie, des secours et des pensions. La caisse de retraite, dont le règlement, approuvé par l’assemblée générale des actionnaires du 28 avril 1864, a été mis en vigueur le 1er juillet suivant, est dotée d’une retenue obligatoire de 4 pour 100 opérée mensuellement sur le traitement des agens commissionnés de tous grades, d’une subvention mensuelle de la compagnie égale à cette retenue, du produit de ces fonds et de subventions supplémentaires dans le cas de retraites anticipées. Le droit à la retraite s’ouvre à cinquante-cinq ans d’âge après vingt-cinq ans de service actif, ou à soixante ans après trente ans de service sédentaire. La pension de retraite s’élève à la moitié du traitement moyen. Chaque année de service en plus après trente ans l’augmente de 1/60e du traitement. La veuve d’un agent reçoit la moitié de la retraite à laquelle son mari aurait eu droit. En 1865, une nouvelle délibération de l’assemblée générale a étendu les avantages du règlement de 1864 aux agens non commissionnés ; mais leur admission est facultative et seulement après cinq ans de service. Dans cette même année, la subvention de la compagnie pour la caisse des retraites s’est élevée à 799,812 francs. Elle a payé pour soins médicaux donnés aux agens dont le traitement ne dépasse pas 2,500 francs une somme de 258,173 francs, pour solde entière ou partielle en cas de maladie 439,677 francs, enfin elle a distribué en secours et pensions aux agens non compris dans la nouvelle caisse de retraite en chiffres ronds 330,000 francs. Le budget de bienfaisance a donc atteint en 1865, pour la compagnie de Lyon, le total de 1,830,000 francs.

La compagnie d’Orléans a montré encore plus de sollicitude en faveur de ses employés et ouvriers. Fondée en 1838, elle occupe aujourd’hui un personnel de 15,000 employés dans tous ses services et près de 5,000 ouvriers dans ses ateliers. C’est dans l’intérêt de 20,000 familles qu’elle a créé successivement ses institutions générales et ses établissemens spéciaux. Seule de toutes les compagnies françaises, elle a dès 1844 admis au partage des bénéfices tous les employés commissionnés, depuis le directeur général jusqu’au garde-barrière. La compagnie a depuis 1844 réparti ainsi 30,727,000 fr. la première année, 719 personnes s’étaient partagé une somme de 60,468 francs ; en 1865, environ 10,160 agens se sont distribué 2,005,779 francs. Ces sommes ont été d’abord divisées en trois parts, dont la première est payée à l’agent, la seconde versée à la caisse d’épargne sans pouvoir être retirée à moins d’autorisation du conseil d’administration, et la troisième est remise à la caisse de la vieillesse à capital aliéné ou réservé, selon le désir de l’agent. La compagnie espérait que ses employés grossiraient eux-mêmes cette dernière partie pour s’assurer une retraite suffisante ; il n’en fut rien. Un nouveau règlement intervint alors le 26 juin 1863. Tout en maintenant la participation aux bénéfices, il a changé le mode de répartition : 10 pour 100 du montant du traitement doivent être versés à la caisse de retraite, 7 pour 100 du traitement sont remis en espèces à l’agent lui-même ; le surplus de la somme à laquelle il a droit est versé à son compte à la caisse d’épargne de Paris. En vertu de ce règlement, la somme de 2,005,779 fr., distribuée en 1865 comme part de bénéfice, a été partagée entre la caisse des retraites, qui a reçu 1,165,370 fr., et les agens, qui ont touché 590,539 fr. ; le reste, soit 249,868 fr., a été remis comme recours aux malades, aux veuves et aux enfans. La compagnie espère que la participation aux bénéfices laissera chaque année à ses agens une somme considérable disponible, et finira par produire des pensions de retraite qui pourront s’élever pour un agent âgé de soixante ans, après trente ans de service, à 588 fr. pour 1,000 fr. de traitement, si le capital est réservé, et à 918 francs 90 c. pour 1,000 francs de traitement, si le capital est aliéné. C’est évidemment le nec plus ultra des combinaisons de ce genre.

La compagnie d’Orléans approvisionne tous ses employés de denrées et vêtemens au prix coûtant du commerce en gros. Un magasin de denrées a été établi en 1855 à la gare d’Ivry par l’ingénieur en chef des ateliers, M. Polonceau. D’autres ont été successivement ouverts à Orléans, Tours, Bordeaux, Périgueux, etc. En 1866, 8,340 personnes s’y sont approvisionnées pour 1,660,000 fr. La valeur moyenne des dépenses de chaque famille varie de 200 à 400 francs ; sur cette somme, l’économie réalisée par l’acheteur est de 50 à 100 francs. Les magasins ne coûtent plus rien à la compagnie : ils paient tous leurs frais, loyer, personnel, comptabilité, mobilier. Les achats se font en gros et les ventes par une avance sur les salaires, au moyen d’un livret de crédit, dans une proportion fixée par les chefs de service. Cette combinaison, comme on le pense, n’a pas été vue d’un bon œil par le petit commerce local. Des marchands de vin de la gare d’Ivry ont voulu faire condamner la compagnie d’Orléans pour actes de commerce contraires à ses statuts : les tribunaux ont reconnu le « droit à la bienfaisance » de la compagnie. Le service médical gratuit et la distribution des médicamens, les transports gratuits pour le personnel et pour les enfans allant à l’école, ainsi que le transport à prix réduit pour les familles des agens, peuvent encore compter parmi ce que la compagnie appelle ses institutions générales de charité. Quant aux institutions spéciales, il faut signaler en première ligne le réfectoire ouvert à Ivry en 1857. Les ouvriers et agens y peuvent à prix très minime soit déjeuner ou dîner, soit acheter le repas qu’ils portent chez eux. L’acheteur paie en jetons et se nourrit mieux tout en déboursant par jour 60 ou 75 centimes de moins qu’il ne le ferait partout ailleurs. Des sœurs de Saint-Vincent de Paul sont attachées à ce réfectoire, dont plus d’un fonctionnaire de haut grade s’est plu à apprécier le comfort. Ces sœurs préparent en outre les médicamens, visitent les malades et instruisent les jeunes filles.

La compagnie a encore institué des commissions de secours composées de chefs de service pour visiter les ateliers, la gare des marchandises et distribuer directement des indemnités de maladie. En 1866, le total de ces distributions s’est élevé à 92,882 francs. Pour les ouvriers à la journée, une société de secours mutuels et de prévoyance a été autorisée en 1866 par décret impérial. Un membre du conseil d’administration élu par les ouvriers et nommé par le gouvernement la préside, mais elle est dirigée par les ouvriers eux-mêmes. Il a été décidé que le capital serait accumulé pendant trois ans avant toute entrée en jouissance. A la fin de 1866, la société comptait 2,127 membres et avait en caisse 22,500 francs. Pour compléter cet ensemble de mesures protectrices, disons que dès cours du soir et une bibliothèque ont été organisés à la fin de l’année dernière à Ivry pour les jeunes ouvriers et les apprentis mécaniciens. Dès l’ouverture, 165 personnes ont suivi les cours.

La compagnie de l’Est a remanié à plusieurs reprises les statuts de la caisse de retraite fondée dans l’intérêt de ses employés. En 1853, l’allocation annuelle concédée par elle ne se montait qu’à 75,000 fr. Les agens, pour obtenir une retraite, devaient être âgés de cinquante-cinq ans, avoir passé vingt-cinq ans au service de la compagnie et jouir d’un traitement inférieur à 3,000 fr. La retraite ne dépassait pas 300 fr. pour les traitemens au-dessous de 1,500 fr. ; pour ceux de 1,500 à 3,000 francs, elle n’allait pas au-delà du cinquième du traitement moyen des cinq dernières années de service. A partir du 1er janvier 1862, un nouveau règlement stipule une retenue de 2 pour 100 sur les traitemens, obligatoire pour les employés appointés à l’année, facultative pour les agens de la construction. La compagnie fournira de son côté une allocation égale au montant des retenues. le tout sera accumulé en une masse commune avec intérêts composés et placé en obligations de l’Est ou en rentes sur l’état. Dans les autres compagnies, le taux de la retraite est fixé à l’avance, et dans celles où les fonds sont versés à la caîsse de la vieillesse gérée par l’état c’est le taux des retraites officielles qui sert de règle. Dans la compagnie de l’Est, chaque employé aura droit à une pension proportionnée à l’importance des fonds accumulés ; de plus la limite d’âge a été abaissée à cinquante ans et celle des services à vingt. Pour établir le montant de la retraite, on calcule la somme à laquelle l’employé a droit dans la masse au moment où il quitte le service, et on lui sert une pension viagère fixée, selon son âge, d’après le tarif de la société d’assurances la Générale. En attendant que l’accumulation du fonds commun ait pris des proportions suffisantes, la compagnie a doublé ses précédentes allocations. A côté de la caisse des retraites est établie une caisse dite de prévoyance, destinée à ajouter des secours aux soins médicaux que la compagnie accorde gratuitement et aux indemnités qu’elle distribue pendant les premiers jours de la maladie ou après la mort d’un employé. La société de prévoyance, d’abord facultative, est devenue obligatoire. Tous les agens doivent en faire partie et verser de ce chef 1 pour 100 de leur traitement mensuel. La compagnie s’impose de son côté un sacrifice égal, et le produit des amendés est aussi destiné à alimenter cette caisse. On peut ainsi payer pendant deux mois aux agens malades une indemnité égale à la moitié de leur traitement. Au bout de deux mois, si la : maladie se prolonge, l’administration statue. En cas d’incapacité définitive de travail, on rend à l’agent tout ce qu’il a versé en y ajoutant la somme correspondante accordée par la compagnie. Les opérations de la caisse de prévoyance n’embrassent qu’une année ; le compte des recettes et dépenses est balancé à la fin de chaque exercice, et le solde remis à la caisse des retraites.

Les employés de la compagnie de l’Est ont formé en 1865 à la Villette une société civile alimentaire qui se dirige elle-même. La cotisation est de 50 francs une fois versés, et le but est de procurer aux associés les denrées au meilleur marché possible. Des sociétés semblables rendent de grands services ailleurs, notamment à Épernay et à Mulhouse. De son côté, moyennant une retenue sur le traitement, la compagnie de l’Est, comme toutes les autres, habille à bon marché ses agens commissionnés.

Dans la compagnie de l’Ouest, on retrouve les mêmes combinaisons avec des chiffres différens, c’est-à-dire une caisse de retraite et une caisse de secours. La caisse de retraite est alimentée par une retenue de 3 pour 100 sur les traitemens, obligatoire seulement jusqu’au traitement de 4,000 fr. ; elle est entièrement subordonnée à l’organisation de la caisse de la vieillesse fondée par l’état. La société de secours mutuels formée par tout le personnel non classé s’administre elle-même et s’alimente par une retenue obligatoire de 2 pour 100 au plus du salaire. La compagnie intervient pour une somme égale. Les règlemens de la compagnie de l’Ouest remontent à 1857 ; des réformes sont en ce moment à l’étude.

De toutes les compagnies françaises, c’est celle du Midi qui présente le plus grand nombre d’institutions de bienfaisance en faveur du personnel qu’elle occupe. L’administration a communiqué à ce sujet une note intéressante à la commission de l’exposition universelle de 1867, chargée d’apprécier les mérites du patronage industriel. Depuis son origine, la compagnie a successivement créé une caisse de retraite, une caisse de prévoyance, des assurances sur la vie, un magasin de comestibles, un magasin d’habillement, un réfectoire, l’école de Morcenx ; enfin elle a inauguré diverses mesures pour augmentation de salaires, transports gratuits, travaux accessoires réservés aux femmes et enfans, fondation de bourses, établissement de primes. La caisse de retraite a été organisée de manière à pouvoir assurer, avec une retenue de 3 pour 100 sur le traitement annuel, une pension égale à la moitié du traitement moyen des dix dernières années à cinquante-cinq ans d’âge et après vingt-cinq ans de service. Après quinze ans de service, les agens peuvent déjà jouir d’une retraite du quart de leur traitement. La caisse de prévoyance est constituée sur le mode ordinaire ; elle a fourni dans quelques cas le moyen d’exonérer des fils d’ouvriers du service militaire.

La mesure la plus nouvelle et la plus digne d’éloges est assurément celle qui a pour but d’encourager la constitution d’assurances sur la vie. Au moyen d’une subvention fixe réservée aux agens dont le traitement est inférieur à 2,400 fr. et distribuée comme prime d’encouragement, la compagnie a pu, en peu de temps, déterminer la souscription de polices d’assurances pour un capital de 850,000 fr. Les magasins de comestibles et d’habillement de la compagnie du Midi présentent des résultats supérieurs à ceux de la compagnie d’Orléans. Les ventes s’élèvent comparativement à un chiffre plus élevé. En 1865, la vente des denrées a atteint 545,000 fr. ; celle des objets d’habillement 347,000. Ce qui complète le bienfait de ces créations, c’est le privilège de la confection des habits réservé aux femmes d’ouvriers : 312 couturières ont été employées au vestiaire en 1865. Le nombre des femmes occupées à titres divers était de 1,575, et le taux du salaire s’est élevé pour elles à 333,584 francs. Le réfectoire de Bordeaux a donné comme celui d’Ivry les meilleurs résultats. 240 ouvriers prennent leurs repas ensemble : le grand fourneau de la cuisine peut préparer 600 dîners. Pour arriver à cette distribution économique, qui permet à l’ouvrier de consommer ou d’emporter chez lui des vivres qui lui coûtent 25 pour 100 de moins que partout ailleurs, la compagnie ne s’est pas bornée à s’approvisionner en gros ; elle a établi une boucherie à côté du réfectoire. En onze mois, l’étal avait abattu 227 têtes de bétail pesant 6,375 kilos, et acheté aux bouchers de Bordeaux 10,611 kilos de viande. L’école de Morcenx, à la jonction des lignes de Bayonne et de Tarbes, offre au nombreux personnel relégué dans les landes des moyens d’instruction pour les enfans. Nous n’avons pas à nous appesantir sur les transports gratuits, supplémens de salaires, distributions de primes instituées par la compagnie. L’acte dont le personnel s’est montré le plus satisfait est la fondation en faveur des fils d’employés les plus méritans de quatre bourses ou de huit demi-bourses au lycée de Mont-de-Marsan, récemment affecté à l’enseignement spécial.

En dehors de ces institutions établies par les grandes compagnies, il s’est formé le 1er avril 1867 une association libre des chemins de fer français, dont le but est de distribuer des secours soit en nature, soit en argent aux sociétaires malades et à leurs femmes, de constituer même des pensions de retraite, enfin d’assurer au décès d’un associé le paiement d’une somme de 250 francs à sa famille. La société admet dans son sein des femmes et se propose d’y recevoir des enfans. Chacun de ses membres est tenu à une cotisation mensuelle de 2 francs et participe à la nomination du conseil d’administration, dont le président est nommé par le chef de l’état. Les principales dispositions des statuts témoignent d’un esprit d’initiative et de libéralisme. Quelques compagnies ont cependant paru craindre que cette société n’obéît à un sentiment déguisé d’hostilité contre elles, et qu’elle ne se prêtât volontiers, le cas échéant, aux coalitions, aux grèves, aux mesures comminatoires. Les membres de cette société ont souvent été traités par la compagnie à laquelle ils appartenaient avec une sévérité qui ne permet pas de douter de cette méfiance.

Il faut bien le reconnaître, le caractère distinctif de toutes les mesures de bienfaisance dues aux compagnies est celui d’une tutelle exercée de haut, d’une autorité qui prétend agir seule et se charger, la compagnie d’Orléans l’a dit, de « penser » pour ses inférieurs qui négligent leurs intérêts. Non-seulement toutes ces institutions ne procèdent pas de l’initiative individuelle, mais le plus souvent elles l’étouffent. Obligation de retenue de traitement, tarif uniforme de retraites selon le grade, conditions identiques d’âge ou de durée de service, c’est un cadre général où chacun est casé, étiqueté, coté en dehors de ses efforts particuliers, de son mérite spécial, de sa prévoyance plus ou moins éveillée. C’est le régiment et la vétérance. Un tel système paraît mauvais en soi, mauvais pour les compagnies, mauvais pour les agens. On peut dire qu’il rend toutes les administrations un, peu moins maîtresses de leur personnel. Elles reculeraient en effet, on doit le supposer, devant le renvoi d’agens qui auraient démérité après de longues années de service et qu’on hésiterait à frustrer de réserves accumulées. D’autre part, les agens, amenés à compter sur une ressource qui ne peut ni diminuer ni s’accroître, proportionnent leurs efforts au but à atteindre, et ne montrent de zèle que ce qu’il en faut pour ne pas perdre leurs droits à la retraite. On se plaint depuis longtemps de l’inactivité, de la tiédeur, en un mot de la médiocrité des employés de l’état ; les grandes compagnies de chemins de fer n’ont pas une meilleure fortune. A tout prendre, nul sujet ne donne lieu à des réflexions plus tristes que le sort de tant d’hommes pourvus d’une dose d’instruction respectable et condamnés à passer toute leur vie dans un labeur ingrat qui ne leur rapporté que de maigres émolumens. Pour la plupart de ces travaux, l’expédition, le classement, la rédaction des petites affairés, il n’est pas possible d’élever le taux de la rémunération, et d’un autre côté comment admettre que des pères de famille puissent, eux et les leurs, mener une vie conforme à leur éducation et à leurs antécédens avec les traitemens qu’on leur alloue ? Au fond, il y aurait plus d’humanité à décider rigoureusement que, passé la première jeunesse, nul expéditeur ne serait conservé, et que tous les commis inférieurs devraient, après l’âge de vingt-cinq ans, chercher fortune par d’autres moyens. Loin de songer à guérir cette funeste manie des petits emplois qui déclasse tant de gens, on a imaginé d’offrir à la foule de nouveaux appâts et de constituer en carrières définitives ces places qu’aucun Américain n’accepterait satis espoir d’en sortir promptement. L’établissement des retraites est le plus puissant argument pour décider une foule d’hommes qui eussent pu remplir énergiquement quelque tâche utile à devenir de stériles fonctionnaires de ces grandes compagnies.

La création des magasins de denrées et d’habillement a entraîné des abus qu’il est bon de signaler. L’usage des jetons et du crédit ouvert a permis d’augmenter la consommation au-delà du nécessaire, et au bout du mois beaucoup d’ouvriers sont tout étonnés de voir quelle brèche ils ont faite à leur salaire. Il serait plus sage d’exiger le paiement au comptant, ainsi que cela se pratique dans les sociétés particulières d’alimentation. Toutefois, avant de porter plus loin la critique sur l’ensemble de mesures inspirées d’ailleurs par une pensée généreuse, il convient de rechercher ce qu’en Angleterre on a fait dans les mêmes cas.


II

Les compagnies de chemins de fer en Angleterre ne se montrent point, comme en France, préoccupées du sort des, employés plus qu’ils ne le sont eux-mêmes. Si quelquefois des agens supérieurs y ont reçu des pensions viagères pour des services exceptionnels, c’est un cas tout à fait anormal ; mais à côté d’elles se sont fondées depuis quelques années des sociétés amicales ou de prévoyance, providend societies, dont le caractère uniforme est l’initiative prise par les employés et la gestion libre, en dehors de toute ingérence de la compagnie. Au rebours de ce qui se fait chez nous, la plus grande facilité est donnée pour entrer dans ces sociétés et en sortir, et les ressources qu’elles, garantissent à leurs membres dépendent, non du grade de ceux-ci, mais de la quotité des sacrifices qu’ils veulent bien s’imposer. Le statuts entrent aussi dans les plus minutieux détails sur l’admission des membres et l’élection de tous les officers chargés des intérêts sociaux, le comité, le secrétaire, le trésorier, les trustees ou fondés de pouvoirs, les auditeurs, les visiteurs. Le secrétaire et le trésorier sont des agens salariés et dépendent du comité et des trustees ; le comité administré, les auditeurs vérifient les comptes, les trustees représentent la société au point de vue financier ; c’est en leur nom que sont placés les fonds, et leur signature est nécessaire pour qu’on en dispose. Dans un récent procès intenté par la trades’ union des Boiler-makers, où le juge de la cour du banc de la reine refusa d’autoriser la société à poursuivre un administrateur infidèle et décida que les unions’ trades ne pouvaient posséder légalement, on a dû constater combien les fonctions de trustees sont délicates. Elles sont conférées, ainsi que celles du comité, par l’élection. Nul membre de la société ne peut en refuser les charges non plus que se dispenser de visiter les malades et de contrôler l’exactitude du médecin. Il y a plus, la fonction acceptée, il faut en remplir tous les devoirs, sous peine d’amende ou d’exclusion. L’absence non motivée des séances du comité, même l’arrivée tardive, sont punies : dans la société du Great-Eastern, la première absence coûte 6 deniers, quatre absences successives 2 shillings 6 deniers ; après dix séances, l’exclusion est prononcée ; une demi-heure de retard se paie 3 deniers, À cette division du travail, comme à ces précautions prises pour que la tâche soit bien remplie, on reconnaît l’esprit du self-government et l’aptitude, de nos voisins ; ce sont des affairés sérieuses qu’il importe de mener sérieusement.

L’objet commun des providend societies est en effet de créer un fonds pour le soulagement mutuel des sociétaires malades, une pension pour la vieillesse ou l’incapacité du travail, un capital en cas de mort. La société comprend toujours des membres honoraires qui acquièrent ce titre soit par des dons annuels, généralement de 10 shillings au minimum, ou par une seule souscription de 5 livres au moins, mais qui ne participent en rien aux avantages sociaux, et des membres réels, free résident, qui, contribuant à l’œuvre dans des proportions différentes, s’assurent des résultats plus ou moins avantageux, L’admission demandée au secrétaire est prononcée par le comité sur un certificat du médecin, et la délivrance de la carte d’entrée n’a lieu qu’après le paiement d’une prime basée sur l’âge. Au Great-Eastern, elle est de 2 shillings 6 deniers à vingt-cinq ans, et de 12 shillings 6 deniers de quarante à quarante-cinq ans. Les membres libres sont divisés en plusieurs classes, en trois le plus souvent, quelquefois en quatre ou même cinq. Ce ne sont pas les emplois plus ou moins élevés qui entraînent l’admission dans telle ou telle classe, c’est le taux de la contribution hebdomadaire que s’impose volontairement le free résident. Naturellement la plus forte contribution donne droit au plus fort secours en cas de maladie, au capital le plus élevé payable à la mort du sociétaire ou à celle de sa femme, éventualité toujours prévue dans ces associations. Ainsi au Great-Eastern, la contribution par semaine dans la classe 4 est de 8 deniers, de 6 dans la classe B, et de 4 dans la classe C ; le secours pour maladie monte à 16, 12, ou 8 shillings par semaine. A la mort d’un sociétaire, sa famille reçoit, selon la classe, 20,15 ou 10 livres ; à la mort de la femme d’un sociétaire, elle reçoit 6, 4 ou 3 livres. On peut entrer à volonté dans chacune de ces classes et en sortir, en changer avec l’approbation du comité et après un certain délai de surnumérariat. Seulement, pour être admis à s’imposer des charges plus lourdes, il faut avoir satisfait exactement aux engagemens précédens, et la contribution hebdomadaire ne doit jamais dépasser un certain taux proportionné au salaire.

Sans relater toutes les formalités pour constater l’état de maladie, pour s’assurer de l’exactitude des médecins ; sans énumérer les cas où l’on reçoit la paie entière, la moitié ou même le quart, notons comme trait essentiel des statuts de ces sociétés les précautions avec lesquelles on s’assure de la moralité des membres. On a vu qu’ils n’étaient admis que sur un certificat de bonne santé ; dans la plupart des sociétés, comme au London and South Western par exemple, une enquête se fait sur leurs bonnes mœurs. L’exclusion est prononcée pour indélicatesse et félonie. Au Great-Eastern, tout employé malade cesse de recevoir un secours quand on l’a vu dans un établissement public ou quand il quitte sa maison après 6 heures du soir en hiver et 9 heures en été. Ces délinquans en outre paient l’amende, et en cas de récidive sont exclus. Les visiteurs exercent à cet égard la plus stricte surveillance, et eux-mêmes, comme on l’a vu, ainsi que les auditeurs et les membres du comité, subissent à leur tour la même pénalité pour inexactitude ou négligence dans leurs devoirs. L’ensemble de toute cette réglementation sévère acceptée volontairement ajoute de nouvelles garanties de succès à celles que ces sociétés de prévoyance puisent dans l’indépendance de leurs membres. Les compagnies dont elles dépendent s’y rattachent par quelques liens et leur apportent un concours avantageux. Suivant la coutume qui, en Angleterre, unit dans toutes les œuvres des hommes de toutes les classes, les administrateurs, les directeurs, sont toujours membres honoraires des sociétés de prévoyance. Les compagnies contribuent même de leur côté à la prospérité des sociétés par des allocations annuelles, sans néanmoins s’ingérer dans l’administration. Le Great-Eastern alloue 500 livres par an, le Great-Western 750, la London, Brigton and South East company, dont la société de prévoyance est établie depuis 1842, met par an 1,000 livres sterling à la disposition du board of director pour la garantie des pensions. Il va sans dire qu’à ces secours en argent chaque compagnie de chemins de fer ajoute les facilités habituelles de transport gratuit pour les employés ou leurs familles.

En dehors des sociétés créées à côté des compagnies de chemins de fer et composées exclusivement de leurs employés, on trouve aussi une ou deux institutions destinées spécialement aux employés, officers, et agens, servants, des chemins de fer et des canaux en général. L’association appelée the Railway benevolent Institution, fondée en 1857, a pour objet de secourir les officers et servants de tous les chemins de fer et canaux, ainsi que leurs enfans, leurs orphelins et leurs veuves. Le président de cette société est M. George Carr Glyn, et les trois trustees, fonctionnaires actifs et responsables s’il en est, étaient en 1865 le duc de Buckingham et Chandos, l’honorable Ponsonby et M. Samuel Beale. Dans le rapport présenté à l’assemblée générale du 28 juin 1865, le président s’est empressé d’informer la réunion que le prince de Galles avait daigné accepter le patronage de la société et souscrire un don de 1,000 guinées ; il ajoutait qu’au dîner anniversaire du 10 mai, présidé par sa grâce le duc de Devonshire, la collecte s’était élevée à 1,423 livres. Les recettes de la société montaient à plus de 10,000 livres sterling. Quoique l’institution fût encore à ses débuts, le rapport, en annonçant que déjà les ressources suffisaient à assurer le sort des veuves et des enfans, proposait de demander aux souscripteurs un nouveau sacrifice de 2 deniers par semaine ou de 8 shillings par an, afin d’organiser un système d’assurances en cas de mort au moyen d’un traité conclu avec la société de prévoyance des employés, clerks’ provident society, — nouvel et significatif exemple de cette préoccupation constante des besoins de la famille que l’on retrouve dans toutes les associations anglaises. Si dans la vie de l’employé, et de l’ouvrier le chômage par suite de maladie et d’accident est le premier mal à craindre, la mort du mari, qui prive la famille de son chef, celle de la femme, qui l’atteint dans la prospérité et la bonne direction du ménage, entraînent de telles conséquences qu’il faut y pourvoir le plus largement possible. Nous avons déjà signalé qu’en France on se montrait malheureusement beaucoup moins préoccupé d’assurer le sort de la famille du travailleur et de développer sa propre initiative. Il en est de même dans une autre contrée où les associations pour les retraites ont depuis longtemps prospéré. En Autriche, cette terre classique du fonctionarisme, la constitution des retraites est pour tous la grande affaire. Les compagnies des chemins de fer ont sur ce point suivi le courant de l’opinion. Les statuts de la Sud-Bahn ou compagnie austro-italienne des chemins lombards et de la société des chemins de fer de l’état sont dictés par l’esprit qui a inspiré les règlemens français, qu’ils dépassent toutefois en générosité. Dans la Sud-Bahn, après cinq ans de service, l’employé, a droit à une retraite qui s’élève à 30 pour 100 de son dernier traitement, laquelle s’augmente de 2 pour 100 par chaque année en plus ; après quarante ans de service, la retraite égale le traitement lui-même. Cette règle néanmoins n’est applicable qu’aux traitemens de 6,000 francs et au-dessous. La veuve d’un employé, pourvu que le mariage ait duré trois ans et que le mari ne l’ait pas contracté à plus de cinquante ans, reçoit dans tous les cas la moitié de la pension qu’aurait eue son mari. Chaque enfant reçoit 10 pour 100 ; mais la totalité des pensions de la veuve et des enfans ne doit pas dépasser 75 pour 100 de la pension de l’employé. Quant aux orphelins, ils ne peuvent toucher plus de la moitié de ce qu’aurait eu leur père. La compagnie des chemins lombards pourvoit à ces dépenses par une retenue obligatoire de 3 pour 100 sur les traitemens, et elle double de ses propres fonds le montant des ressources ainsi obtenues ; en retour, elle administre elle-même la caisse des retraites.

La société autrichienne des chemins de fer de l’état a créé en faveur de son personnel une caisse de retraite pour les employés, une caisse de secours et de pensions pour les ouvriers, des associa-lions d’assurances sur la vie, des magasins de comestibles et, de vêtemens, enfin elle subventionne le culte et l’instruction publique dans le banat de Temeswar, où elle possède de grandes propriétés territoriales et minières. Toutes ces institutions existaient avant 1855, quand les chemins de fer de Hongrie et de Bohême appartenaient à l’état ; la nouvelle compagnie austro-française les a refondues dans un sens plus administratif et en a pris la direction. La caisse des retraites est alimentée comme à la Sud-Bahn ; elle ne paie de pension qu’après huit ans de service ; la pension, qui est de 31 pour 100 du traitement moyen, s’accroît de 2 pour 100 par chaque année de service et peut s’élever jusqu’à 75 pour 100 après trente ans. Dans la plupart des autres compagnies, la Nord-Bahn, la West-Bahn, le maximum de la pension s’élève, comme dans la Sud-Bahn, à l’intégralité du traitement, mais seulement après quarante ans de service. Les veuves et les orphelins sont aussi très libéralement traités par ces sociétés : les veuves jouissent des deux tiers de la pension de leurs maris, et les orphelins peuvent recevoir jusqu’à dix-huit ans une pension égale à celle qu’aurait touchée leur mère. En 1866, la caisse des pensions de la société autrichienne servait près de 125,000 fr. de rentes ; elle possédait un actif de 4,375,000 fr., dans lequel sont comprises deux très belles maisons à Vienne, valant 2,250,000 fr. et rapportant 6 pour 100 net de ce capital. La caisse de secours des ouvriers donne des secours temporaires en échange d’un versement obligatoire de 2 pour 100 du traitement ou assure des pensions moyennant une retenue de 6 pour 100. La compagnie paie par une allocation suffisante le droit de direction qu’elle a conservé. En 1866, le solde des fonds de secours s’élevait à 300,000 fr., et celui des pensions à 1,700,000 francs. Il est à remarquer que dans le banat la caisse a établi des hôpitaux, et qu’elle avance à ses membres de quoi bâtir ou réparer leurs maisons.

En 1864 seulement et sur l’initiative même des employés a été formée une association dont le but est d’assurer des sommes de 625, 1,250 et 2,500 francs payables au décès des membres. A la fin de 1866, on comptait 2,286 assurés pour 3,811,875 francs. Les magasins de denrées et de vêtemens donnent d’excellens résultats. Les consumverein, sociétés de consommation, sont nombreuses en Autriche et consacrées depuis longtemps par l’usage. Le montant du crédit individuel, fixé par les chefs de service, varie de un tiers à deux tiers du salaire mensuel. L’économie pour l’achat des denrées, outre l’avantage d’une meilleure qualité, dépasse 20 pour 100. Quant aux subventions que la compagnie paie dans ses domaines du banat pour le culte et l’instruction, elles s’étendent à dix-sept paroisses catholiques, huit églises grecques unies, trois non unies et à dix-neuf communes. La société bâtit ou loue les églises et les écoles, paie 38 prêtres et 40 maîtres, donne l’instruction à 2,563 garçons et à 1,859 filles. De ses anciens droits seigneuriaux, elle n’a gardé que celui de présentation pour les prébendes et les places de maître d’école devenues vacantes, et la faculté de vérifier et d’apurer les comptes des églises.

Tout ce système, si semblable à celui qui prévaut dans les compagnies de chemins de fer français, produit en Autriche les mêmes résultats que ceux sur lesquels nous avons eu occasion d’insister à propos de la France. A coup sûr, on ne peut refuser aux familles autrichiennes, à ces races que distinguent des qualités si aimables, si douces, si attachantes, les principales vertus domestiques. L’initiative, l’activité, ne sont pas en revanche le trait dominant de leur physionomie, et ces institutions de patronage, ces calculs méthodiques en vue de la retraite, conviennent merveilleusement à tous ces agens dociles, soigneux, probes, mais lents, mous, endormis dans la satisfaction d’un présent étroit et la certitude d’un avenir médiocre.

III.

Est-ce seulement parmi ces grandes agglomérations d’agens et d’ouvriers qui font des six compagnies de chemins de fer français presque des corporations officielles et de petits états dans l’état, qu’il est utile de saisir à l’œuvre l’esprit et les sentimens qui animent les classes laborieuses ? Pour se rendre un compte exact de l’influence que les dispositions dont nous avons blâmé la tendance peuvent exercer sur les progrès du travail général et de l’initiative individuelle, il faudrait non-seulement poursuivre cette enquête dans d’autres compagnies industrielles, mais réunir en un faisceau de preuves une multitude de cas particuliers, d’exemples choisis dans toutes les catégories du travail. Pour s’en tenir aux points les plus saillans, quelques faits récens qui ont mis dans tout leur jour les communs désirs de nos ouvriers vont nous donner des lumières suffisantes sur les mœurs des ateliers ; nous voulons parler des grèves qui ont eu lieu dans un grand nombre de professions pour obtenir une augmentation de salaire et une réduction des heures de travail.

Les grèves, instrument redoutable dont les ouvriers tirent partout le même parti, en Angleterre, aux États-Unis aussi bien qu’en France, n’ont certainement pas produit chez nous leurs plus fâcheux effets. Les troubles de Roubaix, tout affligeans qu’ils soient, n’atteignent pas à la culpabilité des actes que l’enquête sur les unions’ trades révèle en Angleterre, et dont les études publiées récemment par M. Collin dans la Revue ont présenté le hideux tableau. Les grèves de New-York nous ont aussi montré combien les prétentions, des ouvriers américains dépassaient celles de nos cochers et de nos tailleurs, et l’appel à la force, tenté par des électeurs mécontens de n’avoir pas imposé à leurs représentans le mandat impératif de fixer législativement le tarif aussi bien que le nombre des heures de travail, a pu nous révéler un des dangers sérieux de la démocratie américaine. Certes nous ne nous sommes pas montrés jusqu’à présent favorables à l’action de l’état en matière d’assurance et de patronage ; nous avons revendiqué assez haut le droit inhérent à la nature de l’homme, inscrit d’ailleurs dans la loi, et qu’il doit toujours avoir de disposer librement de lui-même : cela nous met à l’aise pour juger les dernières grèves. Ce qu’on a surtout pu reprocher justement à nos ouvriers en cette circonstance, ce qu’on peut leur reprocher encore malgré quelques symptômes plus favorables, c’est de manquer de libéralisme. On les voit toujours prêts à subir un certain despotisme en même temps qu’à l’exercer eux-mêmes, et, sous prétexte de se dérober au joug du patron, à former des ligues où les supériorités naturelles qui existent parmi eux sont abaissées, et d’où sont même exclus ceux qui ont le plus besoin de protection. Cet égoïsme inintelligent, souvent cruel, inspire la plupart des mesures qu’ils prennent ou des projets qu’ils forment. Les statuts des sociétés, les caisses de prévoyance et de retraite, ont pour principal fondement les exigences d’une personnalité qui songe presque exclusivement à elle. C’est pour se débarrasser du patronage que la plupart des associations mutuelles se fondent, comme c’est pour lutter contre la tyrannie et l’avidité des patrons que les grèves éclatent. Il serait cependant bien difficile de ne pas avouer que, si aujourd’hui une classe est plus forte que l’autre, ce n’est pas assurément celle des patrons. Leur situation est des plus fausses. Si, dans un même lieu consacré principalement à des industries semblables, les propriétaires d’usines peuvent s’entendre à la rigueur pour fixer le prix des salaires, d’une place à une autre il est bien difficile qu’ils organisent une résistance commune. L’uniformité de tarifs qu’on veut leur imposer suppose l’uniformité de commande et de prix de vente. Enfin la plupart des professions ne comportent pas ces réglementations établies d’avance et propres seulement aux grandes usines. Dans la plupart des industries, et c’est précisément le cas pour celles qui ont occupé l’attention publique dans ces derniers temps, les chapeliers, les coiffeurs, les tailleurs, on peut dire que le prix du travail diffère selon le jour, la saison, le quartier, l’aptitude et l’âge de l’ouvrier, la générosité du maître. Presque toujours ce sont des causes impersonnelles qui déterminent ces variations, que les ouvriers veulent faire disparaître. Jugeons avec impartialité les moyens qu’ils emploient.

La première grève, du moins celle où l’attitude du gouvernement a nécessité le changement de la législation sur les coalitions, la grève des ouvriers typographes, n’a pas manqué, toute justifiée qu’elle fût à certains égards, de laisser un pénible souvenir, celui de la jalousie manifestée par les ouvriers imprimeurs contre le travail des femmes. Dans l’imprimerie Dupont, on avait prouvé l’utile emploi qu’on peut faire des femmes pour une besogne qui exigé moins de force physique que de soin, de délicatesse, de promptitude et de savoir. A coup sûr, en leur donnant du travail, le chef d’industrie ne faisait qu’user d’un droit strict, et en outre il remplissait un devoir social, celui de créer de nouveaux moyens de gain pour la partie de l’humanité qui en manque le plus et qui n’est pas le moins digne d’intérêt ; mais le travail des femmes est moins cher, il fait par conséquent une concurrence fâcheuse au travail des hommes. De là jalousie, réclamations, qu’on ne retrouve pas seulement chez les imprimeurs, qui se font jour dans toutes les circonstances et dans toutes les professions. Dans une des industries qui sont le plus appropriées aux aptitudes féminines et où les femmes sont le plus occupées, la fabrication des gants, il a fallu de longs efforts et des luttes soutenues avant de pouvoir leur confier certains emplois fructueux précédemment réservés aux hommes. La production annuelle des gants en France s’élève à deux millions environ de douzaines de paires de gants, dont la valeur approximative atteint 80 millions de francs ; elle occupe un personnel de 60 à 70,000 personnes, parmi lesquelles 50 ou 60,000 femmes. Un ancien président de la chambre syndicale de la ganterie, M. Alexandre Muller, a rédigé à propos de l’exposition universelle un mémoire où il expose les améliorations dont cette industrie a été dotée depuis un certain nombre d’années, et dont lui-même a introduit les plus importantes. La principale est ce qu’il appelle la division du travail, qui consiste à répartir entre plusieurs la fabrication confiée auparavant à un seul. Grâce à cette division, les femmes mêmes ont pu s’élever jusqu’aux difficultés de la coupe, du dollage, de la fourchette, et gagner de gros salaires. Depuis 1845, le salaire de ce qu’on peut appeler le corps d’élite de la ganterie s’est élevé de 35 pour 100, tandis que malheureusement celui des ouvrières couseuses ou piqueuses n’a pas augmenté ; c’était une raison de plus pour que des ouvriers qui gagnent 7, 8 ou 10 francs par jour n’enviassent pas la fortune de quelques femmes qui parviennent à en recevoir 3, 4 ou 5. L’hostilité des hommes contre ce qu’ils appellent la concurrence féminine n’en a pas été moins vive. Dans tous les cas. analogues, elle pourrait de même être prise en flagrant délit. En vain se dissimulerait-elle sous le prétexte spécieux qu’il ne faut créer pour la femme aucune occasion de quitter le toit domestique, et qu’aucun profit ne vaut celui qu’elle tire des soins du ménage. Comme dans la plus respectable de toutes les associations, c’est-à-dire le mariage, le sort voue bien souvent les deux époux à conquérir chacun de son côté par le travail manuel la sécurité du ménage commun, tout ce qui tend à donner à la femme un emploi nouveau et plus lucratif, à accroître son importance vis-à-vis de l’associé, mérite d’être encouragé.

Ce n’est pas là le seul mauvais calcul que fassent les ouvriers. Les grèves qui ont éclaté chez nous depuis la dernière loi sur les coalitions ont eu pour résultat une diminution dans la production et dans la consommation ; le succès des prétentions des coalisés intéressait surtout les ouvriers les plus médiocres ; enfin, si par la vigilance de l’autorité ou sous la pression de l’opinion publique les plus funestes des mesures proposées n’avaient été écartées, un double système de tyrannie aurait été inauguré à la fois contre les patrons et contre. les ouvriers moins disposés que les autres aux mesures extrêmes. Les traits les plus caractéristiques à cet égard nous sont fournis par la première grève et la dernière, celle des cochers de la compagnie impériale des voitures de Paris et celle des ouvriers tailleurs. La première a surtout succombé sous la désapprobation publique, la seconde a donné lieu à une condamnation judiciaire. Cette double fin, bien méritée aurait produit un effet plus salutaire, si les détails révélés par l’instruction avaient été plus connus du public ; on doit regretter pour les intéressés eux-mêmes qu’ils n’aient pu profiter de. certaines leçons, leur éducation ainsi faite valant mieux que leur obéissance. On se rappelle qu’à certain jour un avis anonyme fut adressé à vingt-quatre cochers de la compagnie impériale, lequel renfermait, avec leur nomination comme délégués, une série de réclamations à présenter au directeur. On se souvient des étranges considérans qui accompagnaient la pétition des cochers et entre autres de celui qui les montrait dans la dure nécessité de frauder la compagnie et de dissimuler une partie de la recette du jour pour obvier à l’insuffisance du salaire. Après refus du directeur, la grève fut déclarée, et les cochers, sans plus s’enquérir du droit de leurs prétendus délégués que ceux-ci ne l’avaient fait eux-mêmes, à l’heure dite déposèrent le fouet, insigne de leur fonction. Mal leur en prit : ils avaient affaire à un directeur énergique, M. Ducoux, ancien membre de nos assemblées, qui, sous le gouvernement du général Cavaignac, avait honorablement rempli les difficiles fonctions de préfet de police. Des cochers improvisés, recrutés partout, les palefreniers eux-mêmes de la compagnie, remplacèrent les titulaires indociles. Sur quelques points, d’anciens cochers, avec l’aide de ces égarés pour qui l’insurrection est toujours un devoir, maltraitèrent leurs successeurs et en furent sévèrement châtiés par la justice ; mais presque partout la population, mécontente de voir la satisfaction d’un besoin de premier ordre compromise, prit parti pour une compagnie dont la fortune était d’ailleurs peu enviable. Au bout de peu de jours, l’ordre rentra dans les remises, et les cochers remontèrent sur leurs sièges. Après quelques poursuites contre les voies de fait, certaines satisfactions concédées gracieusement, il ne resta de cette levée de boucliers que le souvenir de prétentions malséantes et le bon exemple d’une sage fermeté. Par malheur, la meilleure leçon à tirer de ce premier fait fut perdue, à savoir la déplorable facilité avec laquelle un petit nombre de meneurs peuvent réussir à conduire des masses ignorantes. Quel était le rédacteur de ces circulaires, le donneur de ce mot d’ordre, le promoteur de la grève et par conséquent la cause de pertes importantes ? La justice ne put le découvrir, et le public ignora les préliminaires de cette échauffourée.

Entre la grève des cochers et celle des tailleurs, d’autres se produisirent successivement, celle des ouvriers chapeliers d’abord, qui eut pour résultat une très large importation de produits anglais et le renchérissement des chapeaux de toute sorte, le consommateur étant destiné en fin de compte à acquitter les lettres de change que les ouvriers, au moyen des grèves, tirent sur les patrons. L’approche de l’exposition universelle détermina aussi plusieurs grèves, quoique les ouvriers prétendissent ne vouloir entraver en rien ce grand congrès pacifique. Menuisiers, charpentiers, plombiers, peintres, réclamèrent des augmentations de salaires justifiables en raison des circonstances, mais qui pouvaient être considérées comme temporaires plutôt que comme règlement définitif. C’est là en effet le principal vice de ces luttes, qui tendent à donner l’apparence de questions de principes et de droits immuables à ce qui dans une certaine proportion ne peut jamais être et n’est jamais qu’un fait variable et passager. De toutes les grèves écloses en 1867, la plus importante, non pas tant par le nombre des ouvriers qui y prirent part que par la suite des délibérations, le calme des discussions et l’attention que le public y donna, fut celle des ouvriers du bronze. A propos d’augmentation de salaires et de diminution d’heures de travail, réclamées par les ouvriers, repoussées dans une certaine mesure par les patrons, on agita de part et d’autre des questions économiques d’un grand intérêt. Des deux côtés se produisirent les mêmes efforts pour se concerter, s’entendre, efforts très légitimes, sans doute au point de vue de l’égalité dans la défense, selon nous répréhensibles en ce que cette entente collective nuit à la liberté individuelle. La société des fabricans de bronze, composée d’abord de 61 et bientôt de 80 patrons, se réunit pour proclamer le droit absolu de chacun d’eux à résoudre isolément et sans intermédiaire tous les différends qui s’élèveraient entre eux et leurs ouvriers : faute par ceux-ci de le reconnaître, elle annonça l’intention de fermer le même jour les établissemens de ceux qui s’associeraient à leur détermination (à ce moment, le nombre s’en était élevé à 120), et de n’y jamais admettre aucun ouvrier faisant partie de la société ouvrière. Cette société, constituée sous le titre de prêt mutuel, dirigée par un comité exécutif, avait en effet résolu, après. des réunions qui comptaient plus de 5,000 assistans, de créer un fonds de cotisation de 5 francs par semaine pour soutenir la grève nécessitée par la coalition des patrons, lesquels de leur côté avaient formé un fonds de garantie mutuelle de 50,000 francs. La société ouvrière, repoussant la doctrine économique que l’offre et la demande sont la seule loi qui doive régler le prix du travail, prétendait « que l’ouvrier n’a rien à voir ni à espérer dans le bénéfice du fabricant, qu’il est un outil vivant dont l’entretien est indispensable, que le travail soit rare ou abondant. » En conséquence, la société réclamait l’établissement de tarifs plus élevés en raison du renchérissement de « l’entretien de l’outil, » et la création d’une commission arbitrale chargée de décider souverainement entre patrons et ouvriers. Des deux côtés, on semblait fermement résolu ici à imposer, là au contraire à repousser cette autorité, cet intermédiaire ; mais des deux côtés on se croyait obligé de faire appel à l’opinion publique. A qui la faute si des réclamations isolées, produites dans une ou deux maisons, avaient dégénéré en bataille rangée ? Les deux partis en rejetaient naturellement l’un sur l’autre la responsabilité. — Les patrons ont proclamé leur solidarité, disait la société ouvrière. — Vous avez mis nos établissemens en interdit, répondaient les patrons ; rentrez-y, nous nous arrangerons ensemble ; vous vous dites violentés par nous, et ceux qui voudraient travailler et débattre eux-mêmes leurs conditions, vous les empêchez de le faire ! — A Dieu ne plaise ! répliquèrent les ouvriers coalisés ; mais nous ne voulons pas, nous, grande majorité, rester à votre merci : prenons des arbitres, et qu’un juge d’équité prononce entre nous ! — Chercher à repousser le reproche d’initiative de la grève, promettre à chacun l’usage libre de son droit, prendre l’opinion pour juge, c’étaient là d’heureux présages : aussi la paix ne tarda-t-elle pas à se faire dans de bonnes conditions pour chacun. Il n’en fut pas de même à propos de la grève des tailleurs, qui à révélé des dispositions plus menaçantes, et a nécessité l’intervention de la justice.

Les grèves précédentes semblaient avoir échappé à la passion politique ; dans celle des ouvriers tailleurs, l’action des partis s’est laissé voir. De tout temps, les tailleurs ont formé à Paris une masse redoutable par le nombre et l’exagération habituelle des idées. Les variations forcées, mais regrettables, qui se produisent périodiquement dans le prix et la quantité du travail les rendent particulièrement accessibles aux suggestions des meneurs. Dans certains momens, la commande abonde, on n’y peut suffire ; bientôt après le chômage arrive et dure longtemps. Tel ouvrier ferait payer sa journée au poids de l’or au renouvellement des saisons qui plus tard donnerait ses heures à vil prix, De plus, quelles différences entre ceux qui travaillent pour les grandes maisons et ceux qu’emploient les établissemens de confection ! Si jamais l’idéal d’un salaire fixe et permanent fut l’objet d’aspirations ardentes, c’est assurément parmi des hommes dont quelques-uns, à certains jours, reçoivent 25 ou 30 francs pour un objet qui ne sera payé le mois suivant ou à d’autres ouvriers que 5 ou 6 francs ! On comprend donc avec quelle facilité la grève fut résolue. Dans quelques réunions clandestines au jardin du Moulin-de-la-Galette, à Montmartre, quelques ouvriers, supérieurs à leurs camarades par l’intelligence et l’instruction, arrêtèrent les termes des réclamations, les noms des membres du comité qui serait chargé de les soutenir, et quand ils se présentèrent dans une réunion autorisée de plusieurs milliers d’ouvriers, il leur suffit de déclarer qu’ils demandaient une augmentation de 18 pour 100 dans le salaire et la suppression de l’essayage pour obtenir l’adhésion unanime des assistans à ces prétentions excessives et à la nomination du comité présenté. Avant même que les patrons eussent répondu, ce qu’ils ne se hâtèrent pas de faire, la grève fut décidée dans une seconde réunion, et en même temps on procéda à la formation d’une société fraternelle de solidarité mutuelle et de crédit, laquelle pouvait bien être le but véritable de tout le mouvement.

Les demandes des ouvriers péchaient par une exagération telle qu’on ne devait pas croire au succès. Dans les premiers jours, des paroles de conciliation avaient été prononcées, et à côté du comité de la grève fonctionnait un comité de conciliation dont les conclusions, qui ont fini par prévaloir, auraient pu et dû être admises. beaucoup plus tôt. Il n’était malheureusement pas conforme à la logique des passions que l’on se montrât raisonnable dès le début. Tandis que les patrons, opposant coalition à coalition, fermaient leurs ateliers à un jour donné afin de prendre par la famine ceux qui voulaient les réduire par l’impuissance, une mise en scène habile était préparée contre eux, et de petits intérêts personnels profitaient des circonstances. Les ouvriers étaient encouragés à la résistance par de prétendus secours qu’envoyaient leurs frères de Londres, une liste des maisons adhérant au trafic des ouvriers s’étalait dans les colonnes des journaux. Au fond, le concours de Londres, annoncé comme devant s’élever à 200,000 francs, se réduisit à 750. Parmi les maisons qui consentaient à l’augmentation de 18 pour 100, on constata la présence de tailleurs qui travaillaient seuls ou avec un apprenti. Un d’eux n’occupait qu’un ouvrier et le payait à, l’ancien taux ; mais cet ouvrier consentait à dire qu’il recevait un plus gros salaire. Les maisons de confection de leur côté poussaient à la grève et occupaient les ouvriers sans ouvrage des grandes maisons fermées. Avertie de ces faits et de quelques actes de violence, l’autorité voulut assurer la liberté du travail. Elle s’arrêta prudemment devant des délits secondaires pour aller droit à ce qui constituait un danger plus sérieux, c’est-à-dire à la société fraternelle. Fondée sur le modèle d’autres associations tolérées, mais, avec d’autres visées et dans la prévision de développemens faits pour appeler l’attention, la société des tailleurs prétendait réunir non-seulement les ouvriers d’une même profession, mais ceux de tous les métiers et de tous les pays. Au moyen d’une cotisation de 25 centimes par semaine, elle pouvait accumuler un énorme capital destiné à soutenir ses membres, et elle investissait le comité directeur de la société du pouvoir le plus tyrannique contre les patrons et contre les sociétaires eux-mêmes. Ce n’était pas en effet pour parer aux chômages ou aux maladies que le fonds social était réuni, c’était seulement pour assurer un salaire de 3 fr. 50 cent. par jour aux ouvriers des maisons mises à l’index. Or qui déclarait la mise à l’index ? Le comité des ouvriers. Qui la provoquait ? Les collecteurs chargés de recevoir les cotisations et de dénoncer les plaintes des ouvriers. Ces derniers, dès qu’un patron ne se serait pas conformé au règlement arrêté par le comité pour le prix ou la quantité du travail, dès que la majorité des ouvriers employés dans la maison aurait décidé que l’atelier était insalubre, devaient révéler le fait aux collecteurs et quitter l’atelier, sous peine d’être « signalés comme préjudiciables aux intérêts de la société. » Sans plus de détails, on comprend ce qu’une telle organisation avait de dangereux, et combien il était nécessaire d’arrêter les ouvriers sur cette pente qui aboutissait d’une part à la soumission absolue du patron, de l’autre à ces violences dont l’enquête sur les unions’ trades a démontré l’existence, et contre lesquelles, par des associations formées pour « assurer la liberté du travail, » le bon sens public proteste déjà en Angleterre. Les faits furent donc déférés à la justice et le tribunal correctionnel de la Seine déclara dissoute la société fraternelle de solidarité et de crédit mutuel en condamnant les six membres les plus influens du comité à une simple amende. Avec la législation qui soumet toute association de plus de vingt personnes à l’autorisation du gouvernement, le jugement était facile à prévoir ; mais la loi de 1834 contre les associations peut-elle subsister à côté de la loi de 1864, qui a supprimé le délit de coalition ? C’est une question qui reste à résoudre. Il est difficile, quand on autorise des individus à se coaliser, de leur refuser le droit de sanctionner leurs décisions par une organisation de quelque durée ; il est plus difficile encore de leur interdire la faculté de se réunir pour se coaliser. Droits de réunion, de coalition, d’association, sont bien voisins l’un de l’autre. Dès que l’un est concédé, on ne sait trop comment refuser les autres. Pour nous, le droit de coalition, celui qui permet à des intérêts collectifs de s’imposer violemment, de léser un droit individuel, ne nous paraît pas le plus respectable des trois. En l’état actuel, la solution du tribunal de la Seine nous paraît sage ; mais, s’il est bon de protéger, administrativement les minorités d’ouvriers et les consommateurs contre des entraînemens irréfléchis, ce n’est qu’à la condition de porter à la connaissance du public tous les faits qui sont de nature à redresser les idées fausses. La vérité économique, de saines notions de la liberté, de ce qui est juste et possible, voilà ce qui vaut mieux que toutes les lois pour nous protéger et que toutes les combinaisons artificielles pour améliorer le sort des ouvriers eux-mêmes.


IV

Si « tout est dans tout, » on ne trouvera pas que ce soit un hors-d’œuvre de rattacher à la question du libéralisme industriel celle du libéralisme politique, et il semblera naturel qu’en, voyant dans les habitudes d’esprit des ouvriers français tant de préjugés et de tendances illibérales sous le rapport économique, on en vienne à éprouver quelque appréhension des effets de la puissance du nombre sur les destinées politiques de notre pays. Des combinaisons plus ou moins ingénieuses, l’ingérence plus ou moins déguisée, plus ou moins permise du gouvernement dans les élections, ont pu jusqu’à un certain point diriger et contenir le jeu du suffrage populaire. Il n’en est pas moins certain que dans un avenir prochain nous subirons dans sa plénitude le pouvoir du vote universel. Quel souffle agitera alors cette multitude des champs et des villes à qui restera le dernier mot et qu’il faut reconnaître pour la vraie classe gouvernante ? Se montrera-t-elle plus libérale et plus conservatrice que ses aînées ? Le pouvoir est tombé des mains de celles-ci, et l’on ne saurait dire qu’elles n’aient en rien mérité leur sort. La noblesse française depuis un siècle a émigré, s’est abstenue, a définitivement cessé d’être. Les classes moyennes se sont rendues à la première attaque et semblent résignées à leur abdication, tant elles montrent peu d’ardeur pour les affaires publiques. Où donc aller chercher, cette force vive, cet efficace désir de progrès, cet « examen attentif du nouveau » que M. Stuart Mill recommandait à la chambre des communes comme le plus indispensable des devoirs de l’homme d’état ? En même temps à qui demander la force de résistance, la faculté conservatrice, aussi essentielle à la vie des peuples qu’à celle de tout être créé, cette aptitude au gouvernement sans laquelle, les nations dégénèrent et disparaissent ? Sera-ce au peuple de nos campagnes, laborieux, prudent, économe, mais ignorant, violent et avide ? Sera-ce aux ouvriers des villes, généreux, enthousiastes, intelligens, mais prodigues, faciles aux illusions, illibéraux dans leurs actes avec les meilleures intentions ? L’éducation économique et politique pénétrant toutes les couches de la nation, tel est, avons-nous dit, le seul remède à des maux qu’une législation préventive ou répressive serait impuissante à guérir. Peut-on la répandre à un degré suffisant ? Bien des symptômes se manifestent qui permettent de l’espérer. L’Angleterre nous donne l’exemple.

A côté des désordres intimes révélés par l’enquête des unions’ trades et des crimes de Sheffield, on signale déjà en Angleterre une vive réaction contre la tyrannie des 800,000 membres de ces sociétés secrètes qui, comme le disait l’auteur des études anglaises déjà citées, ne peuvent se flatter « d’envoyer à Coventry » les 11 millions d’ouvriers de la Grande-Bretagne. Il a suffi pour arrêter les progrès du mal de le mettre en pleine lumière. Aussitôt des associations ouvrières pour défendre la liberté du travail se sont créées partout ; chaque jour enregistre de nouvelles sociétés formées sous l’impulsion de conservateurs et de libéraux pour défendre les vrais principes. A la date du 23 août 1867, les ouvriers de la grande maison Hawkt et Crawshay, de Gateshead, affirmaient publiquement le désir d’éviter toute grève et toute fermeture d’usine, et donnaient leur adhésion à ce principe, que le taux des salaires doit être déterminé par la hausse ou la baisse du prix sur le marché. Nous avons déjà cité la résolution prise en février par les millmen du Staffordshire de proposer eux-mêmes la diminution d’un dixième sur leurs : salaires. L’industrie métallurgique subit en effet une telle crise de l’autre côté de la Manche, que la nécessité, cette suprême conseillère, a ouvert les yeux aux ouvriers sur les moyens à employer pour la sauver. Ce qui est vrai sur un point l’est également sur beaucoup d’autres, et le mouvement de réaction libérale s’étend de façon à créer ouvertement des soldats pour la défense partout où l’on s’est armé secrètement pour l’attaque. Suivie ou non de mesures législatives, l’enquête sur les unions’ trades produira incontestablement les plus heureux résultats. L’éducation économique de l’Angleterre se fera de plus en plus et en même temps l’éducation politique, comme en témoignent toutes ces nouvelles associations ouvrières constitutionnelles où l’on interprète la loi de la représentation du pays ; citons, par exemple, celle que présidaient tout récemment à Newcastle le duc de Northumberland et lord Ravensworth. Sommes-nous hors d’état d’aspirer en France à des progrès semblables ?

Ce n’est certes point l’intelligence qui fait défaut à nos ouvriers. Depuis quelques années, ils ont beaucoup appris. Les magistrats chargés de l’instruction sur les grèves ont constaté leur savoir, leur bonne tenue, la modération de leur langage. Dans une poursuite politique contre une association secrète, les ouvriers qui en faisaient partie parurent supérieurs par leurs manières et leur instruction aux étudians qui prétendaient les conduire. La générosité des sentimens ne fait pas non plus défaut à l’ensemble des ouvriers. Toutes les fois qu’ils prennent la parole dans une circonstance où rien ne trouble le calme de leur conscience et ne soulève de vieux préjugés, on est touché de leur accent honnête et de leur éloquence cordiale. Un exemple entre mille peut bien en être cité. A Paris, un simple entrepreneur de peinture, M. Leclaire, a depuis de très longues années admis ses ouvriers au partage de ses bénéfices. Dans la dernière assemblée de la société de secours mutuels qu’ils ont créée à cette occasion, un ouvrier en lettres, M. Pascal, a prononcé un discours où le rôle de la femme dans la société et la famille était apprécié en termes hardis, émus et excellens.

Je rapporte ce fait non-seulement pour conclure de tout ce qui précède qu’il est indispensable et possible d’éteindre dans l’esprit des électeurs, nos souverains, ces erreurs qui semblent plus particulières à notre race latine, mais pour rapprocher du discours d’un obscur ouvrier peintre la motion de l’un des membres les plus éminens du parlement d’Angleterre, M. Stuart Mill. Le 21 mal 1867, l’honorable député de Westminster, dans la discussion sur le bill pour la représentation du peuple, n’a pas craint de demander qu’au mot « hommes » pourvus du droit de choisir leurs représentai on substituât celui de « personnes, » entendant par là que les femmes devraient être admises au vote, female suffrage.


« La mesure que je propose, disait en se levant M. Stuart Mill, n’a pas la plus petite tendance à troubler la balance des pouvoirs politiques, ne peut affliger l’esprit le plus timide, le cœur le plus envahi des terreurs révolutionnaires, tandis que le plus zélé démocrate ne peut la considérer comme une atteinte aux droits du peuple. La justice et la constitution anglaise font un devoir de l’adopter. Si la franchise politique est un droit abstrait, il n’y a pas de raison d’accorder aux uns ce qu’on refuse aux autres quand la capacité est la même. Si la loi britannique fait dépendre le droit de voter du paiement des taxes, est-ce que les femmes n’acquittent point les taxes ? Est-ce qu’une femme ne conduit pas l’état ? Est-ce qu’il n’y en a pas qui sont chefs de famille, directeurs de grands établissemens, institutrices ? Est-ce que dans le pays la femme ne jolie pas le même enjeu que l’homme ? Peut-on refuser en masse à une moitié si éminente de la société ce que l’on accorde au premier householder mâle ? Il n’y a pas une seule raison à opposer à une mesure qui s’applique en Australie sans aucun inconvénient. On peut seulement dire : C’est une nouveauté ; mais nous vivons dans un siècle de nouveautés, et ce n’est pas devant la chambre des communes que le despotisme de la coutume peut être invoqué contre la voix de la raison, et qu’on sera blâmé de proclamer honteuse la notion qu’une moitié de la race humaine existe par le bénéfice de l’autre ! »


Cette audacieuse proposition, présentée inopinément et pour la première fois, rallia 73 voix contre 196. Quelques membres la soutinrent avec chaleur. On alla jusqu’à la déclarer une conséquence irrésistible du suffrage universel. Quand un esprit aussi élevé que celui de l’honorable représentant de Westminster se fait l’avocat de semblables causes et que 73 membres de la chambre des communes appuient sa motion, on peut,.sans être accusé de paradoxe, faire valoir tout ce que le vote des femmes apporterait de force à l’élément conservateur, sans lequel aucun gouvernement ne donnera la stabilité et la paix. Si la famille est la pierre angulaire de la société, la femme est la famille même. M. Stuart Mill a tenté aussi d’introduire dans le mécanisme représentatif une autre mesure éminemment conservatrice, la représentation directe des minorités. Depuis la publication, de son bel ouvrage sur le gouvernement représentatif, l’idée a fait assez de chemin pour que le parlement anglais, sur la motion de lord Cairns, ait adopté un premier et insuffisant moyen d’obtenir cette représentation. On ne peut traiter incidemment des questions de cette importance ; si l’on croit devoir les mentionner, c’est pour laisser entrevoir à quelles nouveautés l’opinion publique doit se hâter de réfléchir depuis l’introduction dans le monde politique de la plus grande nouveauté possible, le suffrage universel. Qu’il nous suffise d’avoir recherché, dans les combinaisons financières publiques ou privées qui se sont donné pour mission, de résoudre des problèmes sociaux de premier ordre, quelles sont celles qui peuvent être considérées comme donnant satisfaction aux progrès de la prévoyance et de l’initiative individuelles, aux droits de la justice et de la liberté.


A. BAILLEUX DE MARISY.

  1. Voyez la Revue du 15 février 1867.