Mœurs et avenir de la société anglo-hindoue



MŒURS ET AVENIR
DE LA SOCIÉTÉ
ANGLO-HINDOUE.


I. – Les possessions anglaises dans l’Inde, par Bjœrnstierna.
II. – Fragmens orientaux, par le major Moor.
III. – Journal de l’évêque Héber.
IV. – Histoire de l’Hindoustan, par Robert Mills.
V. – Vie de Lord Clive, par Malcolm.
VI. – Scènes caractéristiques de l’Hindoustan, par miss Roberts.
VII. – Asiatic Journal, Oriental Herald, etc.

Les hommes politiques ne voient dans la formation et la consolidation de l’empire anglo-hindou qu’un fait, l’étrange et périlleux accroissement de la puissance britannique. Oui, c’est une conquête digne d’étude. En moins de soixante ans, cette vaste péninsule, dévorée ou escamotée par quelques négocians occidentaux, leur livre ses richesses, mais non ses coutumes. Elle cède à l’énergie saxonne, et paraît garder sa nationalité brahmanique. La passivité de son repos et l’éternité de son indifférence bravent les efforts des missionnaires chrétiens. L’Angleterre exploite le territoire ; mais la vie nationale lui résiste. L’Angleterre domine la matière ; l’ame lui échappe.

Telles sont du moins les surfaces et les apparences. Comme à l’ordinaire, elles sont trompeuses. Si l’observateur va plus loin que l’enveloppe, s’il se donne la peine de consulter les voyageurs sans croire à eux, les statisticiens sans les diviniser, et les philosophes sans fermer les yeux, il reconnaîtra que la prétendue immobilité de l’Hindoustan actuel sous la domination anglaise est un voile et un mensonge. Rien n’est immobile. Non-seulement les mœurs des indigènes changent, mais celles des conquérans changent aussi. À cette double altération parallèle se rapportent les résultats nécessaires qui amèneront un jour et qui annoncent déjà la création future et inévitable d’un nouvel empire, curieux à deviner, empire enveloppé des obscurités de l’avenir, quelque chose d’inconnu et de mystérieux qui ne sera ni l’Angleterre ni l’Inde.

C’est la création qui doit nécessairement couronner cet accident étrange de l’histoire moderne, la récente collision du teutonisme venant heurter l’hindoustanisme. Les Anglais, c’est-à-dire la Germanie saxonne, imprégnée de hardiesse normande, s’abreuve aujourd’hui d’un nouveau lait dans le berceau même et dans les langes de l’ancienne Asie panthéiste. Les premiers phénomènes nés de ce mélange singulier éclosent à peine ; et il faut rendre justice aux Anglais, s’ils exploitent la situation, ils ne l’analysent guère. Déjà cependant les races se croisent ; les femmes hindoues donnent des enfans métis aux Saxons transplantés ; les victimes de Jaggernaut sont moins fréquentes ; les vieilles idoles, qui dégouttaient jadis de sang humain et de beurre fondu, se promènent encore avec pompe, mais sans écraser les hommes ; les brahmanes commencent à désespérer de leur foi antique, ils rédigent et impriment des journaux ; les begums[1] épousent des aventuriers européens. Nos généraux, ennuyés de la fièvre lente qui dévore l’Europe affaissée sans repos, mécontente sans sujet, paisible sans dignité, se laissent marier aux filles des rajahs ; on voit de jeunes acteurs hindous bégayer et parodier les tragédies de Shakspeare, en face des Anglais qui sourient. Bizarres symptômes d’un mouvement qui n’est pas achevé, mais qui se fait. Cette révolution nécessaire, métempsychose toujours inobservée des choses humaines, se présente ici sous des aspects grotesquement grandioses. La vie saxonne a grand’ peine à se greffer sur cette magnifique mort de l’Hindoustan séculaire ; comme toujours cependant, la vie renaît par la mort, et la mort par la vie. Forcés à subir et à propager l’éternelle loi du renouvellement, les Anglais lui opposent en vain la dureté de leurs habitudes et la persistance de leurs esprits ; ils souffrent en dépit d’eux-mêmes les altérations que le climat, la situation, la chaleur, l’éloignement, la nécessité, imposent à ces natures de bois ou d’acier. On cite des exemples étranges de l’influence exercée par les mœurs de l’Hindoustan sur les Anglais. Les uns se font brahmanes, les autres brahmano-chrétiens. Il y en a qui mêlent les ablutions boudhiques aux rites protestans, et qui récitent, baignés dans les eaux du Gange, l’oraison dominicale. Quelques-uns, mariés à des femmes du pays, ou séduits par les filles nautchs[2], ont adopté complètement le boudhisme, le brahmanisme ou le mahométisme. En dehors de ces exceptions extrêmes, la masse des Anglais domiciliés dans l’Hindoustan subit un changement grave. Une société nouvelle se prépare ; de là une forme politique nouvelle, une puissance, une civilisation nouvelles.

N’est-ce pas une œuvre curieuse d’observer et de prévoir ces transformations du monde, une joie austère pour l’intelligence qui gravit ces hauteurs et y respire ? Ici des peuples en chrysalide, là des régions qui se dissolvent ; plus loin des masses d’hommes qui ne sont pas même encore des larves de nations ; ailleurs des formations de sociétés vagues et qui s’ébauchent. À l’heure où j’écris, heure de curiosité et d’attente, on tracerait une précieuse carte géographique du monde moral, si l’on indiquait les degrés de maturité, de vieillesse, d’enfance, de conception ou de mort qui caractérisent les races et les sociétés diverses. Sans doute, bien des races qui semblent vivre sont mortes ; mais, dans les tombes mêmes de ces peuples qui ne vivent plus, on peut distinguer différens degrés de dissolution. Le philosophe est tenté de répéter à ce propos les burlesques paroles du fossoyeur d’Hamlet « Voyez-vous, dit le clown, les corps des cimetières sont tous morts, mais pas tous au même degré ! Votre tanneur, par exemple, est bien plus dur à se consommer que les autres ; il résiste et persiste effroyablement, tout mort qu’il soit ; il lui faut dix années pour disparaître ; il ne nous faut, à nous autres, que deux ans[3]. »

Voici bien long-temps que la société hindoustanique est morte et consommée. La singulière mission de la race anglaise qui va s’enrichir, jaunir et mourir à Calcutta ou dans les jungles, est de déposer dans ce terreau antique, composé de couches nombreuses d’hommes et de mœurs entassées par les siècles, les germes de la nouvelle fécondité. Elle est barbare aux yeux des Hindous ; elle joue pour eux le rôle que jouaient pour nos pères les Hérules et les Alains ; elle n’accomplit pas sa mission rénovatrice par le glaive, le pillage et la violence, mais par l’énergie prévoyante de la politique occidentale et la rapacité légale du négoce. Si les lois générales de l’histoire sont identiques, les procédés spéciaux des époques diffèrent et contrastent. On trouve encore ici une civilisation épuisée, mais très vieille, qui se régénère par l’infusion d’une civilisation plus jeune et plus forte, d’ailleurs déprédatrice, avide et sans scrupule. Encore un cadavre qui reçoit l’étincelle de vie après avoir subi la dissolution de ses élémens, encore une supériorité morale et une domination intellectuelle qui ravivent un monde éteint et abîmé. On peut étudier ce mouvement nouveau de l’Inde anglaise dans les ouvrages que j’ai cités plus haut, mais surtout dans les Scènes Orientales du major Moor, l’excellent Journal de l’évêque Héber, et les Scènes Hindoustaniques de miss Emma Roberts. Ce militaire, cet ecclésiastique et cette jeune fille ont vu et observé l’Hindoustan d’une façon très diverse. Tous trois sont de bonne foi : Reginald Héber, écrivain distingué ; le major, narrateur inhabile et impétueux, mais qui intéresse ; miss Roberts, analyste assez piquante, qui détaille bien ce qu’elle décrit. Le sillon bizarre tracé par les Anglais au sein des mœurs et des idées hindoustaniques apparaît avec vivacité dans les observations de ces trois personnes. Ajoutons-y la gravité et l’importance des documens que renferment l’ouvrage trop peu connu du comte Bjœrnstierna et l’essai de l’éloquent et spirituel Macaulay sur le revenu de l’Inde anglaise, ainsi que les diverses histoires de l’Inde qui viennent de paraître à Londres et à Paris, les Biographies récentes de Clive et de Warren Hastings, ouvrages peu concentrés et peu substantiels, mais curieux, et enfin les ouvrages périodiques consacrés aux matières orientales, et qui paraissent à Londres ou à Calcutta. Tous ces documens fourniront à la philosophie politique, à celle qui s’embarrasse peu du jour, beaucoup du lendemain, peu des querelles byzantines et des logomachies, beaucoup de la civilisation humaine, les données les plus intéressantes sur la destinée réservée à ce grand pays, dont la vétusté fait la jeunesse. Sans reproduire ici des colonnes de chiffres, sans copier ces cinquante ou soixante volumes médiocrement écrits, sans les analyser avec cette rigidité pédantesque qui passe pour sérieuse et qui est frivole, nous en extrairons ce qui nous importe, les faits et les révélations sur l’avenir de l’Inde et des conquérans commerciaux qui l’occupent. Les notes de l’évêque anglican et celles de la jeune fille nous seront surtout utiles : l’ingénuité charitable de l’apôtre, et les impressions vives de miss Roberts, les ont garantis contre l’affectation, l’emphase, la manie descriptive et l’exagération sentimentale. Nous ne croyons pas avec le bon évêque Héber que les Hindous puissent être convertis de si tôt à la foi chrétienne, protestante ou catholique. Nous ne pensons pas non plus avec miss Roberts que les Hindous soient une race déshéritée de poésie ; les faits que l’un et l’autre nous transmettent ont plus de valeur que leurs jugemens.

Miss Emma Roberts, femme d’esprit assurément, reproche aux Hindous de manquer de poésie, de sensibilité pour les arts et de goût pour la beauté. Elle se trompe. La poésie, c’est leur vie même ; ils la rédigent peu, mais ils la goûtent. Ils ne l’écrivent guère ; ils en vivent. L’Occident ou le Nord trouvent des paroles qui imitent la poésie et simulent l’enthousiasme. Nous avons le reflet ; ils ont le corps. Chez eux, la poésie a pénétré dans la dernière intimité et les plus profondes racines de l’existence. Ils la respirent, la boivent, la savourent ; ils s’en nourrissent et ils en meurent. Leur superstition n’est qu’une poésie réalisée. Leur prédestination n’est que la transformation du monde en un poème épique immense. Dès qu’on se plonge sérieusement dans ces mœurs infinies, on est comme perdu et accablé de ces fidélités sans borne, de ces grandeurs sans terme, de cette puissance, de cette fécondité, qui signalent à la fois la vie physique et la vie morale ; vertus sans limites, crimes sans fond, le luxe partout, l’ordre stérile nulle part ; la poésie roulant dans les veines même du peuple et ne faisant plus de livres.

Souvent et vainement les philosophes ont essayé d’expliquer la religion des Hindous. Ils ont tiré leurs explications de fort loin. Environnés de toutes les forces de la nature et témoins de l’expansion de ces forces, expansion qui tient du prodige, les indigènes de la péninsule leur ont voué un culte. Cette admiration de la vie, cette idolâtrie de ce qui est, cette adoration ineffable n’a rien qui doive étonner dans un pays où le spectacle de la vie est à lui seul une merveille qui confond. Nos proportions d’Europe font pitié, si vous les comparez à cette exubérance, à cette perpétuité de la reproduction, à ce luxe éternel de l’existence. Je ne vois, dans les temps modernes, qu’un écrivain qui ait paru comprendre ce mystère, et qui l’ait rapporté à ses causes. Cet écrivain est Robert Southey, auteur du Curse of Kehama (malédiction de Kehama). Il a senti que l’on ne pouvait juger ces mœurs et cette nature d’après nos règles, et que notre réalité n’est pas la leur.

L’indigène de l’Hindoustan ne croit pas aux esprits invisibles ; il converse avec eux, les voit, les entend et les aime ; souvent les sentinelles cipayes, postées sur les remparts d’une forteresse mahratte, portent les armes au fantôme d’un officier mort qu’ils ont aimé et qui revient toutes les nuits ; ce salut militaire leur fait plaisir et ne leur cause aucune terreur. Un des écrivains que j’ai nommés rapporte qu’un petit enfant de quatre ans, fils de parens chrétiens, étant mort dans la maison paternelle, avait été enseveli au pied de la colline dont cette habitation anglaise occupait la sommité. Les domestiques hindous, qui s’étaient fort attachés à ce petit enfant, imaginèrent que toutes les nuits l’ame du défunt venait leur demander un frugal repas, du pain et du beurre. Aussi, à minuit, régulièrement et pendant des mois entiers, toute la maison désertait, cinquante domestiques s’en allaient en masse visiter le tombeau de l’enfant, et laissaient le maître de la maison seul, exposé aux attaques nocturnes des hyènes, des ours et des chakals, habitans des forêts voisines. Dans les ruines des temples, dans les fûts des colonnes, dans les caveaux des sépulcres, des milliers de prêtres, de fakirs, de mendians et de gens heureux, se tiennent éternellement silencieux et tapis, persuadés que leur vie est la plus admirable du monde, et qu’ils sont les compagnons des morts. La grandeur des aspects correspond à la singularité des conceptions ; le gigantesque est partout, et l’extraordinaire disparaît. « Dans les rues de Lucknow, dit le capitaine Tod, vous voyez fréquemment quinze éléphans s’avancer de front, lutter de grace, de majesté, de vitesse, soutenir avec énergie les droits de leur maître et ne jamais souffrir que leur camarade les dépasse. Qu’on imagine le spectacle offert par ce bataillon de quinze colosses marchant de front, en ligne serrée, couverts de leurs caparaçons pourpres, bordés d’une frange d’or de trois pieds, et portant sur leurs vastes épaules des trônes d’argent (haôdhas). Le sentier vient-il à se rétrécir, personne ne veut reculer ; les mahouts (conducteurs des éléphans) encouragent leurs bêtes de la voix et du geste ; les quinze géans s’élancent à la fois, se pressent, se poussent, et culbutent toitures, vérandas et devantures de boutiques. » La patrie originelle des Mille et une Nuits s’ouvre donc à vous ; les détails de ces splendides légendes, les mœurs qu’elles décrivent, les meubles et les ustensiles dont se servent leurs acteurs, vous assaillent de toutes parts. « Vous reconnaissez dans les cours des maisons, dit le major Moor, ces cruches assez grandes pour contenir un homme, et qui jouent un rôle si important dans les fictions de l’Asie. » Tout correspond à cette échelle immense. On trouve dans les Recherches Asiatiques de 1671 une description curieuse des chasses dont le nawaub ou nabab du Bengale Kossim-Ali-Khan se donnait le plaisir. Vingt mille hommes et un escadron de cavalerie légère le suivaient alors. On choisissait un espace de terrain comprenant plusieurs lieues, et situé entre le Gange et les collines qui servent de limite à la province. Les chasseurs, les uns à pied, les autres en palanquin ou montés sur des chevaux, des éléphans et des chameaux, armés d’épées, de lances, de sabres, de mousquetons, et accompagnés de chiens, de faucons et de tchitahs, formaient un cercle énorme qui, se rétrécissant par degrés, forçait dans leurs domaines antiques tigres, hyènes, léopards, sangliers, daims et alligators. Les faucons prenaient l’essor, les lévriers s’élançaient ; les daims tombaient sous la dent des chiens, les sangliers sous l’épieu des piétons, les tigres, poursuivis par les éléphans, sous la balle de l’audacieux qui les affrontait. « Parmi les plus hardis, on reconnaissait, dit la relation, le nawaub lui-même, tantôt dans un palanquin découvert, porté par huit hommes, et entouré d’un arsenal tout entier, bouclier, épée, sabre, pistolets, fusil, arc et flèches, tantôt à cheval, ou, si les buissons l’empêchaient d’avancer, reprenant sa place et son trône sur l’éléphant favori. Le carnage était incroyable, et lorsque le cercle, à force de se rétrécir, ramenait les combattans au point central ; ils se trouvaient arrêtés par la pyramide de cadavres tombés sous leurs coups, montagne de cinquante ou soixante pieds toute formée d’animaux tués et sanglans. »

L’utile frappe médiocrement ces esprits ; c’est la grandeur qui les dompte et leur impose. Les Anglais, en se contentant des profits de la conquête sans en affecter la toute-puissance, se sont condamnés à combattre perpétuellement pour défendre et consolider leurs acquisitions. Dans un pays et sous un climat où tout est expansion et déploiement de force, ce qui n’est pas extérieur compte pour rien ; le son, le bruit, l’éclat, le rayon, la lumière, la flamme, sont les symboles et les symboles uniques auxquels se reconnaisse la puissance. Cette race ne la voit pas ailleurs, et elle ne peut ni estimer ce qui est humble ni aimer ce qui se cache ou se modère. Ils préfèrent un énorme canon qui tue ses artilleurs à un bon fusil qui tue l’ennemi. On conserve à Bedjapore une pièce d’artillerie de dimension extraordinaire, et qui ne manque jamais, lorsqu’on l’emploie dans les occasions solennelles, de détruire une partie de la ville par le seul effet de la vibration. « Cependant, dit sir John Malcolm, on lui rend des honneurs divins ; son nom d’idole est Moulk-i-Meïdan, le monarque de la plaine. Les guirlandes suspendues autour de sa gueule béante sont souvent renouvelées ; on brûle de l’encens devant ce canon ; les indigènes ne s’en approchent que les mains jointes et en lui faisant le salam ; les parfums et l’huile lui sont prodigués. Enfin il est dieu, et toutes les castes, toutes les sectes, vénèrent le pouvoir de destruction logé dans ses entrailles de bronze. C’est, il est vrai, un formidable personnage, qui pèse vingt tonneaux, et dont le métal, frappé seulement d’un bâton, rend un son à la fois clair et puissant, semblable à celui de la plus grosse cloche, et que l’oreille ne peut supporter qu’à une certaine distance. On prétend que le cuivre qui domine dans la composition de ce canon contient un faible alliage d’or, une portion d’argent plus considérable, et de l’étain en plus grande quantité. La poésie colossale des indigènes lui a inventé une sœur, mademoiselle Kourk-o-Bourdglie (foudre et éclair), autre pièce d’artillerie que personne n’a jamais vue. » Hommage aux grandes puissances de la nature, idolâtrie qui explique tout ce système si mal analysé par les érudits, le système du panthéisme hindou.

Nous n’appuyons pas sur ces faits dans le vain désir d’accumuler les descriptions pittoresques, mais pour démontrer que la lenteur de la conquête morale et du progrès civilisateur opéré par les Anglais était dans la nature même des choses. Ils apportaient les idées les plus strictes, la religion la moins poétique, les coutumes les plus étriquées, les habitudes les moins grandioses, au sein de cette race toute lumineuse, et, comme diraient Ronsard et Dubartas, toute soleilleuse. Le contraste était choquant, et le premier mépris n’est pas vaincu. Les Anglais modernes se sont attachés à détruire la forme, à économiser sur la magnificence et à faire de la grandeur et du génie à bon marché. Tout au contraire, dans les fêtes, les travaux, les institutions hindoues, le même sentiment de la grandeur et de la splendeur règne au point de faire de la réalité un miracle et de la vie un prodige. Les branches des arbres qui ombragent les tombeaux sont chargées de gourrouhs, vases que les Hindous remplissent d’eau sacrée, afin que les esprits des morts puissent venir se désaltérer à leur aise. La vie et la mort se touchent ou plutôt se confondent dans ce pays singulier où un homme se laisse mourir de faim parce que son voisin a déclamé devant sa porte une malédiction en vers, et où la plus grande difficulté des législateurs anglais consiste à empêcher tantôt les veuves de se brûler avec leurs maris, tantôt les pèlerins de se noyer dans les eaux confluentes du Gange et de la Djemna. Il semble que l’on ne veuille pas craindre la destruction là où l’existence est si féconde, si éclatante et si indomptable.

La tempête y est quelque chose de plus effrayant que nos tempêtes, le soleil n’y est pas ce globe d’un feu pâle et d’une flamme indulgente que nous pouvons braver ; le désert et la forêt ne ressemblent pas à nos forêts et à nos déserts. La terre et sa végétation n’ont de commun que leurs élémens constitutifs avec notre végétation et notre terre. La puissance vitale se fait jour de toutes parts, bruissant dans la nuit, rampant, volant, murmurant, s’agitant autour de nous, sortant des pores et des profondeurs du sol. Le nombre des animaux, leurs proportions, leur vitalité, leur omniprésence, vous poursuivent et vous accablent ; la nuit même est plus agitée que notre jour. « Si vous voyagez par bateau (boudjeroë) sur le Gange, dit miss Emma Roberts, et que la nuit vous surprenne, vous assistez à un formidable concert : chakals qui s’approchent en grandes troupes du bord de l’eau et qui percent l’air de leurs hurlemens aigus ; oiseaux de proie et oiseaux aquatiques poussant sans interruption de grands cris abruptes, qui retentissent avec l’éclat rauque d’un instrument de cuivre ; bruits continus, causés par la procession incessante des myriades de rats qui dévorent le navire ; bourdonnement des insectes qui se jouent sur votre tête. » Plus on s’approche des jungles ou déserts, et plus cette communauté intime de toutes les heures avec les forces vivantes et renaissantes de la nature animée apporte de fatigue au voyageur, qui pénètre avec effroi dans l’atelier même de la vie, dans son réservoir qui déborde. « Aux environs de Itaouâ, dit un voyageur, vous essayeriez vainement de vous débarrasser, fût-ce pour une seconde, de cette société incommode. Le loup et la hyène se promènent paisiblement sur votre balcon ; au pied du mur, la panthère se dresse et le porc-épic se tapit ; sur le toit, que les habitans nomment tchopper, toute une population d’écureuils, de rats et de serpens, fait sa demeure habituelle, et les poutres qui soutiennent ce tchopper servent à la fois de sanctuaire et de champ de bataille aux chats sauvages, aux grands lézards nommés gho-saoumps, et aux vis copras, qui se poursuivent et s’exterminent dans ces solitudes avec un vacarme épouvantable. Par une précaution fort délicate, les bipèdes indigènes qui partagent ces retraites avec les quadrupèdes et les reptiles, ont soin d’étendre au-dessous des poutres et d’attacher aux quatre coins de la corniche un drap qu’ils tendent de leur mieux et qui sert de plancher à l’autre compagnie, reléguée au premier étage.

« On distingue aisément d’en bas la marche, la course, la lutte, les évolutions de tous ces animaux, les empreintes de leurs pas, jusqu’à leurs formes ; et lorsque le drap s’use un peu, quelque énorme patte égarée, la queue verte d’un lézard qui se fait jour à travers l’ouverture, ou même le corps tout entier d’un vis copra, vous apparaissent et tombent sur votre tête. Plus la nuit avance, plus le tumulte s’accroît, plus vos oreilles sont blessées, et votre repos impossible. Les moineaux qui dormaient sous la projection extérieure du toit s’éveillent, battent des ailes et prennent leur vol avec des cris bruyans. L’armée des insectes, plus nombreuse et plus puissante que partout ailleurs, poursuit son concert nocturne avec une vigueur sans pareille. D’innombrables crapauds se chargent des basses ; le second dessus est abandonné aux grillons, qui crient comme des hautbois ; à peine distingue-t-on le cornet à bouquin des moustiques, et le frémissement vague des rats à musc semble jouer des arpèges de clarinette. Chacun de ces êtres paraît prendre plaisir au bruit qu’il cause et rivalise avec ses confrères. Les Hindous eux-mêmes ne prononcent pas une parole qu’ils ne la crient, et, comme ils choisissent fort spirituellement le jour pour dormir, ils deviennent pendant la nuit aussi exagérés dans leurs clameurs que les bêtes du pays. Les routes sont alors couvertes de bandes qui chantent, dansent et causent aussi haut que possible, et pendant les époques de solennités religieuses les vociférations populaires sont soutenues par mille espèces d’instrumens sauvages qui beuglent dans tous les tons, gongs d’airain, clochettes, sonnettes, tambours, trompettes de six pieds de long.

Cette surabondance de vie, de bruit, de force, de puissance, de lumière, produit le jour des effets moins déplaisans. Dès le matin, vous voyez s’approcher de vous et voltiger sur votre moustiquaire des essaims de pigeons bruns à la poitrine violette et puce, et le pigeon vert, le geai bleu foncé, le pic à la crête noire, tout un luxe de fleurs vivantes, pourpres, jaunes, perlées, qui tourbillonnent au-dessus de vous. Ce perpétuel gémissement, si doux et si triste, est celui des colombes, que l’on ne cesse pas d’entendre pendant la durée entière du jour. D’immenses sauterelles ailées s’élancent, le corps chargé d’émeraudes dont aucun joaillier ne possède les rivales ; des bourdons étincelans font rouler dans les airs leurs améthystes et leurs topazes ; quelques autres semblent promener un charbon rouge et allumé, d’autres un fragment de velours nacarat. Des armées de faisans, des bataillons de perroquets fuient et se dispersent au loin, en poussant des cris de terreur. L’antelope bondit et passe devant votre porte entr’ouverte, comme la balle que fait jaillir la détente d’un ressort ; vous voyez le nylghau fendre l’air comme s’il avait des ailes, le héron gigantesque s’avancer à grands pas vers les rives du fleuve, le canard brahmanique suivre la même route en caquetant, et d’innombrables renards bleus, des civettes à la queue superbe et des troupes d’écureuils agiles occuper tous les replis du sol, des arbres, des édifices, des cavernes et des rivages. Les forêts vierges de l’Amérique n’offrent rien de semblable à cette puissance et à cette fécondité vitale.

L’influence de ces causes physiques sur le caractère, les mœurs, les idées, sur la naissance et la systématisation des religions et des arts, ne peut être douteuse. « Il y a des situations et des époques, dit miss Emma Roberts, où les paunkahs, vastes éventails toujours en mouvement, les pourdhas ou rideaux épais attachés devant les portes, les tatties ou tissus de jonc mouillé suspendus aux fenêtres, ne rendent pas l’atmosphère supportable. L’intérieur d’un gazomètre est moins ardent ; dès que vous sortez, vous vous sentez épuisé, vos membres défaillent, et la morsure de ce vent terrible écorche votre peau qui s’enlève. Chaque meuble brûle la main. Le bois le plus dur craque et éclate avec la détonation d’un pistolet, et le linge que l’on tire de l’armoire paraît avoir été placé devant un grand brasier. Toutes les chambres ressemblent à des fours que l’on aurait trop chauffés. Vous voyez les oiseaux se traîner l’aile basse, le bec entr’ouvert, les chats persans enlacer de leur souple corps les cruches d’eau déposées dans les chambres de bain, ou, s’étendant sur le gazon humide au pied des tatties, recevoir avec délices une part des libations nombreuses qui tombent sur ces nattes, et quelquefois, quand il leur a pris envie de s’aventurer dehors, revenir l’œil hagard et tout effarouchés de l’accueil ardent qu’ils ont reçu. Le déluge qui succède ordinairement à cette effroyable ardeur n’est ni moins redoutable, ni moins gigantesque dans ses formes et son approche. Il s’annonce d’abord par l’arrivée lente, progressive et solennelle d’une muraille noire qui se dresse à l’extrémité de l’horizon, et qui, toujours grandissant et s’élevant, finit par placer un rempart invincible entre le soleil et l’homme ; c’est le sable accumulé par le vent, et qui s’élève à une hauteur prodigieuse. À travers ce rempart, on ne distingue pas l’éclair, mais on entend les rugissemens prolongés du tonnerre jusqu’au moment où les écluses du ciel, étant lâchées, inondent le pays. Bientôt on n’aperçoit plus qu’une nappe d’eau, et l’observateur, du toit de sa masure, peut voir, avant même que ces lacs, subitement versés sur le sol, aient pénétré les profondes crevasses de la terre béante et altérée, des taches vertes et des oasis brillantes apparaître tout à coup, tant est rapide cette végétation qui se développe à l’œil nu. Je me souviens que l’une de ces tempêtes, incroyables pour qui ne les a pas vues, emporta devant moi le toit d’un édifice ; heureusement ce n’était que le toit de la cuisine. Chef et marmitons s’élancèrent, saisirent avec autant de sang-froid et de vigueur que d’adresse les quatre bambous qui volaient avec le toit, suivirent, emportant ainsi leur toit dérobé, la course impétueuse que lui imprimait l’ouragan, et finirent, quand la crise fut passée, par replacer tranquillement les piliers à leurs vieilles places, aux quatre coins des murailles qu’ils avaient abandonnés. »

Le règne végétal ne fait pas éclater une moindre magnificence, et les plantes parasites elles-mêmes, gigantesques accessoires enlaçant tous les arbres comme autant de boas constrictors, suspendent aux vieux troncs des festons si énormes, que vous diriez des paniers de fleurs qui se balancent au gré du vent. Sous ces ombrages épais voltigent les vautours, s’endorment les tigres et rôdent les chakals par bandes nombreuses. Ces agens de destruction ne permettent pas aux débris de s’accumuler, et hâtent le renouvellement universel en absorbant et en dévorant tous les êtres que la mort a frappés. À peine le daim, le taureau ou le buffle sont-ils tombés sous la dent du tigre, plus de cinq cents vautours et autant de chakals et de loups s’attroupent autour de la proie, et attendent que le maître ait fait son repas.

On ne peut s’étonner que des races placées ainsi dans le désordre même de la fécondité exubérante aient essayé de diviniser le sentiment de l’ordre et de se donner une politique durable en établissant la sévérité des castes. Quant aux arts, chez un tel peuple, ils ne pouvaient être que l’imitation des grandeurs et des forces démesurées qui l’environnent et le bercent. La philosophie elle-même ne pouvait se montrer que comme le reflet de ces forces adorées. Dans une succession si rapide de causes et d’effets, de naissances qui creusent le tombeau et de tombes qui renferment la vie, cette vie comme cette mort devaient paraître illusion. De là le système de la Maya, de l’illusion universelle, le plus grand scepticisme, le plus grand mysticisme et le plus effrayant panthéisme que l’homme ait jamais rêvé, car il réunit la triple tendance.

« Il n’existe rien de réel, dit le Bhagavat, traduit par William Jones, que la première cause, Dieu. Le reste ne fait que paraître et disparaître dans l’esprit, et n’est qu’illusion ! — Moi seul, s’écrie dans le même poème le Dieu suprême (Krichna), je suis la création et la dissolution. Toutes choses sont en moi et je suis en toutes choses. Je suis humidité dans l’eau, lumière dans les astres, prière dans les Vedas, son dans l’atmosphère, humanité dans l’homme, odeur dans les fleurs, gloire dans la source de la lumière. En toutes choses, je suis la vie, éternel germe de la nature toujours renaissante. » Certes, la métaphysique modeste, timide et analytique du protestantisme anglican avait peu de prise sur des imaginations nourries de théories semblables. Les brahmanes répondaient aux missionnaires, qui les accusaient d’idolâtrie, que leurs idoles n’étaient que des symboles, et que ces têtes monstrueuses, ces anomalies d’une sculpture contre nature, n’indiquaient point un culte infernal, mais voilaient une allégorie métaphysique. Ce que nous connaissons de la poésie hindoustanique s’accorde avec les idées que nous venons d’émettre, et correspond avec cette puissance que rien ne règle et cette grandeur que rien ne limite.

Les fêtes de ce peuple, ses jeux, ses cérémonies, portent le même caractère. « Il faut, dit le missionnaire Dubois, voir à Bénarès, dans cette Rome du brahmanisme, l’illumination ou douwallie en l’honneur de Latchmi, déesse de la fortune : on saura comment les Hindous comprennent la splendeur des réjouissances publiques. Sur tous les toits des édifices, maisons, palais, cabanes, de petites lampes de terre (chiraugs) sont placées aussi près l’une de l’autre que possible ; tours et tourelles, frontons et toitures, mosquées et pagodes, tout semble construit avec des étoiles ; c’est une cité du dieu de la flamme, cité dont les contours lumineux reflètent dans les eaux du fleuve une splendeur de fées qui ne peut être décrite. » Toutes les vergues des vaisseaux et des bateaux portent de ces lampes, et les longs sillons de feu qui suivent le cours des rues, qui marquent les mouvemens des édifices, qui reproduisent les caprices et les variétés pittoresques de l’architecture, ces coruscations blanchâtres tremblant sur l’azur noir du ciel, ces ondulations argentées qui peignent de nouveau dans l’onde la cité lumineuse, cette grandeur chaste, cette poésie en action qui fait étinceler toute une vieille ville sainte, condamnent sans pitié la prétention et la recherche de nos illuminations européennes, chargées d’inutiles et grossiers ornemens, et dont les masses de lumières font tache au milieu d’une ombre opaque et d’une épaisse fumée.

Voilà quel pays et quelle race la compagnie des Indes est venue régir. Les musulmans, les Persans et les Grecs, tour à tour possesseurs de l’Hindoustan, l’avaient entretenu dans ses idées de magnificence. Mais les Anglais, maîtres nouveaux de ce vieux monde, ne ressemblaient en rien à leurs sujets et à leurs prédécesseurs ; c’étaient la cupidité, l’habileté, l’économie, la persévérance, l’énergie, l’activité calculée, la sagacité européenne, qui recueillaient cet héritage asiatique. C’était un spectacle curieux de voir ces combinaisons mercantiles venir à bout d’un empire séculaire, et exploiter à leur profit le luxe, l’indolence, la magnificence, l’étourderie, l’héroïsme ; de voir toutes les qualités prosaïques et lucratives vaincre et fouler aux pieds les qualités poétiques et éclatantes. Ces négocians qui exploitaient l’Inde ne constituaient pas l’élite de la nation britannique. Ce n’étaient ni des passions généreuses, ni de nobles résistances qui fuyaient la patrie et cherchaient la liberté ; point de puritains comme en Amérique ; point d’ardeur aventureuse comme celle de Walter Raleigh ; l’argent, le bien-être, voilà tout ce que demandaient les Anglo-Hindous. Ils sont restés à peu près les mêmes. Encore aujourd’hui, ils ne font aucun effort pour attirer à eux les esprits des indigènes, pour fonder un empire, pour créer une civilisation. Cette civilisation s’opère malgré eux et non par eux. L’amalgame qui commence à jeter un peu de brahmanisme dans la vie européenne et teutonne n’est pas leur ouvrage, bien qu’ils en subissent la loi. Grossiers, indolens, apathiques, indifférens à tout, comme leurs pères, étrangers au perfectionnement social et à la crainte de l’opinion publique, ils ont cependant leurs Bentinck, leurs Elphinstone, leur major Tod, comme ils avaient naguère et autrefois leur Mackintosh, leur William Jones et leur Clive. Mais il suffit d’un petit nombre d’intelligences pour racheter un peuple ; les masses ont bien moins d’importance qu’on ne le croit. Elles ne mènent jamais, elles sont menées ; et quelles que soient la mauvaise conduite et la brutalité des colons, l’empire anglo-hindou, soutenu par la sagacité de quelques hommes, subsiste et sera fécond.

On ne peut pas dire que la haine des indigènes pour les Anglais se soit éteinte. Un des caractères singuliers de la race anglaise, c’est qu’elle a souvent le désir d’être désagréable hors de chez elle, comme si elle assurait ainsi son indépendance et sa dignité. Ses enfans sont passés maîtres dans l’art de déplaire, et personne n’inspire plus de répugnance aux peuples même qu’ils ont subjugués. Cette insolence et cet égotisme de la conduite, qui inspirent plus de haine que les grands crimes, se sont déployés fort à leur aise dans les rapports des Anglais avec les Hindous, race polie, douce, gracieuse, à la fois épique et élégiaque. Au lieu de vaincre par la courtoisie le dégoût qu’inspirent aux Hindous les coutumes anglaises, proscrites par leur religion comme abominables et abjectes, ils ont pris à tâche de se rendre personnellement odieux à ce peuple qui, en définitive, jouit d’une plus ancienne civilisation et, sous beaucoup de rapports, d’un raffinement de mœurs, d’idées et de scrupules bien supérieurs à toutes les délicatesses dont l’Angleterre et l’Europe peuvent se faire gloire. La politesse exquise des Asiatiques de ces contrées peut seule les empêcher de faire éclater leur mépris, quand ils voient les Européens négliger certains soins de propreté, toucher aux viandes défendues, abandonner à leurs amis le bras de leurs femmes et de leurs filles pendant de longues promenades, danser pendant la canicule, crier ou chanter à table, et commettre mille autres abominations qu’un indigène ne se permettrait pas sans tomber dans la dernière déconsidération.

Il ne faut pas se tromper sur les rapports cordiaux, en apparence du moins, qu’ils entretiennent avec leurs amis les Anglais. Sans doute aucune manifestation extérieure ne trahit leur mécontentement et leur dédain ; mais il faut lire les publications manuscrites rédigées en langue persane et qui se répandent dans toutes les classes supérieures et lettrées de la Société hindoustanique, pour savoir ce que pensent de leurs maîtres ces hommes que l’on donne pour barbares. Dans ces journaux scandaleux (oukhbars), on écrit en toutes lettres les noms anglais de ceux auxquels on attribue des vices, des ridicules, des anecdotes souvent très comiques ; on y appelle un chat un chat, et comme on respecte peu la décence, le mot propre employé dans toute sa crudité ne permet pas de les traduire avec une fidélité qui passerait pour très brutale. Un de ces oukhbars, qui a paru à Delhi en 1838, parlait ainsi de la nomination d’un nouveau gouverneur : « Le sultan d’Angleterre et ses visirs, ayant été informés que le gouverneur-général est un imbécile qui dort toujours et ne fait pas les affaires de l’état, ont nommé à sa place un autre seigneur qui ne tardera pas à venir et qui sauvera le Bengale. » On trouve, dans un autre oukhbar, le tableau assez piquant d’une audience donnée aux indigènes par quelque magistrat anglais mal élevé : « Le gouverneur-général a montré bien peu de sagesse en choisissant M. *** pour magistrat suprême dans le canton de *** ; cet homme est gras, mais il est bête et d’un caractère très irascible ; il ne sait rien faire par lui-même, et il ne veut laisser personne agir à sa place. Hier, comme plusieurs nobles Hindous lui faisaient demander audience, il s’est montré à demi nu et leur a dit : — Eh bien ! que voulez-vous ? — Nous désirons seulement vous présenter nos hommages. — Alors ce brutal s’est contenté de grogner le mot anglais djoh (go ! allez-vous-en) ! » Il a fallu que la politique anglaise fût singulièrement forte pour triompher d’une pareille conduite et des préjugés légitimes ou illégitimes des indigènes ; les actions les plus simples et les plus innocentes des officiers et des agens britanniques se présentent, aux yeux des Hindous, sous un aspect que la religion et l’habitude leur rendent ignoble ou odieux. Voici comment le rédacteur d’un oukhbar décrit un dîner anglais : « Les gentilshommes de dignité donnaient hier au soir une grande fête à laquelle étaient invités tous les officiers civils et militaires. Il y avait un petit cochon sur la table, dans lequel M. *** osa plonger son couteau ; il en dépeça les membres qu’il envoya aux convives ; même les femmes ne se firent pas faute d’en manger. Après s’être remplis de cette viande malpropre et de beaucoup d’autres, ils se sont mis à faire un grand bruit et à parler tous ensemble, sans doute parce qu’ils étaient ivres. Tous se tenaient debout en répétant à la fois : Hip ! hip ! hip[4] ! Ensuite ils se remettaient à avaler une quantité considérable de vin, jusqu’à ce que, se trouvant gonflés comme des éponges, ils se précipitassent hors de la salle, tirant et poussant les femmes des autres, qu’ils finirent par faire sauter indécemment dans une chambre voisine, selon leur coutume. On a remarqué que l’imbécile capitaine *** restait à table, occupé à absorber du vin rouge avec deux ou trois vieillards, pendant que sa femme donnait le bras au jeune capitaine ***. Les palanquins et les porteurs suivaient par derrière ces deux personnes impudentes. »

Tels sont les jugemens que portent sur les Anglais les journalistes hindous, et l’on doit convenir que les conquérans de l’Inde ne font rien pour combler l’abîme creusé par cette différence de coutumes. Tout au contraire, les Anglaises affectent une répugnance ridicule pour le costume des femmes du pays, qui est si convenable, si élégant et si majestueux. Elles préfèrent les falbalas fanés de 1815 et les petits chapeaux de 1812, revendus par les marchands de passage qui traversent les solitudes des jungles, aux plis flottans, aux bijoux d’orfèvrerie merveilleusement travaillés, aux nattes élégantes, à la mousseline moelleuse dont les draperies enveloppent les femmes des musulmans et des Hindous. Ce sont surtout les filles des mariages mixtes qui recherchent cette ridicule parodie de nos modes : on voit des Portugaises mariées à des Hindous se promener en pantoufles de satin rouge brodé, avec des robes de crêpe violet, avec une écharpe jaune venue de Paris, coiffées en cheveux, et un voile blanc sur la tête. Tandis que les produits de l’Orient, si ardemment désirés par nos femmes, ont en Europe une valeur exagérée, les Anglaises de l’Inde acceptent avec empressement les débris et le rebut des manufactures européennes. Elles ont peur d’être confondues avec les femmes hindoues, et vont au bal vêtues de costumes fanés qui les distinguent des objets de leur dédain. « Elles se procureraient sans peine à Benarès et à Calcutta de la mousseline brodée d’or et d’argent, de la dentelle d’or et d’argent, des gazes superbes, des garnitures du plus beau modèle, des ceintures, des boucles d’oreilles de l’or le plus pur et travaillées avec une finesse exquise ; elles aiment mieux les joyaux éphémères et déjà passés de mode que l’ouvrier européen fabrique ou plutôt simule au moyen de la feuille de métal la plus mince. Elles négligent même ces colliers si merveilleusement sculptés que l’on dirait autant de pierres précieuses ; ce sont des gouttes d’or suspendues à une chaîne d’or excessivement fine. Je n’ai rien vu de plus délicat et de plus beau. »

Ce dédain anglais, mêlé à une étrange grossièreté et à la recherche bizarre d’une étiquette impossible à conserver, aliène les indigènes qui, doués d’une nature délicate et sensible, sont très capables de gratitude, et dont un peu d’affabilité et de justice accomplirait la conquête morale. Leur reconnaissance égale leur susceptibilité. On les a vus se rendre en foule chez un magistrat disgracié, et duquel ils n’avaient plus rien à attendre. Aujourd’hui encore ils récitent et chantent des hymnes en l’honneur de ce Hastings qui leur a fait du bien il y a soixante ans, et que les journaux européens, trompés par les déclamations de Burke, représentent comme un monstre.

C’est quelque chose de magnifique dans l’histoire morale de l’humanité que cette gratitude indélébile, ce sentiment profond, cette incapacité d’oubli, qui se trouve au fond du caractère hindoustanique. Le nom d’Alexandre-le-Grand (le grand Secunder) est encore vivant dans ce pays singulier, où le souvenir dure toujours. Vingt villages portent le nom d’Alexandre, et toutes les castes prononcent son nom avec respect. Vous rencontrez près d’Agra une tombe sur laquelle brûle toujours une lampe que les Hindous ne cessent pas d’alimenter. C’est celle d’un officier anglais, dont la vie fut consacrée à des actes de bienfaisance. Quand les cipayes passent devant le tombeau, ils ne manquent pas de lui porter les armes. « Dans le voisinage de Dajhmal, dit miss Emma Roberts, s’élève un cénotaphe consacré à la mémoire d’Auguste Cleveland, ancien juge du district de Boglipore. Deux fakirs sont employés à alimenter une lampe qui brûle perpétuellement en mémoire de ses vertus et de sa bienfaisance. Tous les ans, au jour anniversaire de sa mort, le peuple des environs se réunit auprès du tombeau, et une fête solennelle témoigne de la vivacité d’une reconnaissance qui touche à l’idolâtrie. Cet excellent homme est mort très jeune, à vingt-neuf ans. Il est impossible de faire plus de bien dans une carrière plus restreinte. Depuis l’époque de sa nomination à Boglipore, il protégea contre les réactions britanniques et contre l’iniquité des autres castes les pauvres habitans des montagnes voisines. La civilisation et le bien-être de toutes ces peuplades furent dus à ces efforts. Il gagna leur confiance, construisit pour eux des bazars où ils apportèrent leurs marchandises, protégea leur commerce, et leur imposa des règlemens qu’ils suivirent avec exactitude, et dont le résultat fut de les enrichir en les civilisant. On ne prononce dans cette contrée le nom de Cleveland que comme celui d’un saint. »

Assurément les Anglais auraient pu tirer parti de cette fidélité au souvenir, de cette mémoire du cœur, alliée à une religion du serment, à une fidélité dans les engagemens qui d’ailleurs n’empêche aucun Hindou de mentir, s’il y va de son intérêt, et qu’il n’ait point engagé sa promesse antérieurement. Un boucher, que l’empereur Hayder-Ali soupçonnait de favoriser les communications de deux de ses prisonniers anglais avec l’armée ennemie, se laissa attacher à la gueule d’un canon, et vit la mèche embrasée s’approcher de la lumière sans sourciller et sans faire aucun aveu qui compromît ses amis. Tous les jours, il leur jetait, par le soupirail du caveau dans lequel ils étaient renfermés, une tête d’agneau fraîchement coupée, et dont les dents serrées contenaient un nouveau billet. Remis en liberté, il continua ce mode singulier de communication, qui ne fut connu, dit le colonel Tod, qu’après sa mort et par l’aveu des Anglais eux-mêmes. Cette obstination, cette permanence dans les sentimens, cette persévérance souple, cette éternité des attachemens et aussi des vices, se révèlent dans d’autres faits que le missionnaire Dubois, Morier et Malcolm ont rapportés. Un soubhadhar, ou officier de cavalerie indigène, mis injustement à la réforme, porta sa plainte au gouvernement local, qui ne voulut pas y faire droit. Sans se décourager, il s’embarqua pour l’Angleterre à bord d’un vaisseau qui allait mettre à la voile, se présenta devant la cour des directeurs à Londres, et plaida lui-même sa cause, aidé par un interprète. On trouva qu’il avait raison, et, après l’avoir écouté patiemment, on lui donna une lettre expresse pour ses chefs, auxquels on le recommanda spécialement. Le conseil de Calcutta, blessé de cette intervention de la cour des directeurs, refusa d’exécuter leurs ordres, et le soubhadhar, se rembarquant aussitôt, alla communiquer aux directeurs ce nouveau déni de justice. Irrités, ils ordonnèrent à leurs délégués de Calcutta de prendre en main vigoureusement la cause du pauvre soubhadhar, et ce dernier retourna dans son pays. Le gouvernement local, qui d’une part sentait la nécessité de pactiser, et qui de l’autre ne voulait pas avoir l’air de céder aux directeurs, offrit au soubhadhar, comme moyen d’arrangement, une pension annuelle. La délicatesse de l’officier hindou rejeta cet accommodement, qui ne lui semblait pas laver d’une manière assez complète la tache faite à son honneur. Il donna sa démission, et passa au service du roi d’Aoûde. Pendant ses deux voyages en Angleterre, il avait fait à pied le trajet de Londres à Durham, et de Londres à l’extrémité du duché de Cornouailles, pour rendre visite, à Durham, à un vieil officier anglais, son ancien ami, et, dans le Cornouailles, aux enfans d’un de ses camarades. Ce pauvre Hindou avait fort peu d’argent, ne savait pas l’anglais, et ne connaissait personne en Angleterre, si ce n’est le capitaine dont j’ai parlé. Le roi d’Aoûde, qu’il sert aujourd’hui, dit miss Roberts, le traite avec une grande distinction.

Ardens comme des poètes et sensibles comme des enfans à la justice et à l’injustice, les Hindous poursuivraient jusqu’aux entrailles de la terre le redressement d’une iniquité. Le rang, le crédit, la fortune de leurs oppresseurs, ne les effraient jamais. On a vu des domestiques maltraités par des maîtres qui habitaient des jungles situés à une distance énorme de Calcutta se rendre à pied dans cette ville pour obtenir justice. Trois cents lieues ne les épouvantent pas, et aucune difficulté ne leur fait obstacle. Succombent-ils dans leurs efforts, ils en appellent à Dieu, maudissent celui qui leur a fait tort ou injure, et se laissent mourir de faim, persuadés que leur anathème suffit pour attirer la vengeance de la destinée sur la tête de l’offenseur. Ce suicide singulier, suicide de malédiction et de vengeance, sur lequel le grand poète Robert Southey a fondé la fable de son plus remarquable poème, s’opère selon des règles fixes, dans une certaine attitude et accompagné de certaines prières. C’est ce qu’on appelle faire le dhournâ. Un Hindou contre lequel on fait le dhournâ, et qui le sait, n’a plus de repos ; il est maudit, il ferme toutes ses portes, il n’ose pas voir le soleil, il ne mange ni dort. Si, par malheur, il entendait une des paroles prononcées contre lui par l’offensé, sa situation deviendrait pire ; aussi ne manque-t-il jamais de se retirer dans ses appartemens les plus secrets.

« Les diamans du Boundelkound, dit un écrivain que j’ai cité, diamans que l’on pêche dans les eaux du Gange, près du confluent de ce fleuve et de la Djemna, sont mêlés au sable que l’on extrait du lit de la rivière, et que l’on vanne pour en séparer les pierres précieuses qui s’y trouvent confondues. Ceux qui exploitent cette industrie ont quelquefois de très bonnes chances ; un officier anglais n’ayant passé que huit ou neuf jours dans cette localité, et ayant loué la pêche des diamans pour cet espace de temps, rapportait dans ses quartiers qu’il allait regagner une quarantaine de pierres magnifiques, lorsque, traversant une forêt, il aperçut sous un arbre un Hindou, la tête couverte de cendres, accroupi et presque nu. C’était un homme qui faisait le dhournâ. L’officier, en s’approchant, reconnut un de ses anciens domestiques, homme intelligent et honnête, et lui demanda ce qu’il faisait là : — Je fais le dhournâ, répondit-il. Malédiction sur la tête de celui qui m’y force ! J’étais employé par le rajah de mon district à recueillir des diamans, et la loi m’accordait une somme assez considérable pour avoir découvert un diamant d’une valeur et d’un poids très importans. C’eût été ma fortune : le rajah me l’a refusée. — Venez avec moi, j’essaierai de vous faire rendre justice, mais je ne puis vous promettre que j’y réussirai. Le pauvre garçon, ranimé par l’espérance que faisait briller à ses yeux le bon vouloir de son ancien maître, et plaçant d’ailleurs une confiance implicite dans les sollicitations du bellaty-sahib, accompagna l’officier anglais, qui finit par obtenir à grand’peine de l’avarice du rajah la somme de cinq mille roupies[5], somme inférieure à celle que la loi concédait au tchouprassie, mais qui était pour lui un trésor inappréciable et inespéré. Le pauvre homme, dit la narratrice, se montra reconnaissant comme la plupart des gens de sa nation. Le lendemain matin, avant le point du jour, il se tenait debout devant la tente de l’officier, vêtu de sa plus belle robe de mousseline, contre laquelle il avait échangé ses haillons. Quand l’officier parut, il se prosterna plusieurs fois et l’arrêta pour lui faire un long discours oriental dans lequel il lui disait qu’il était son père et sa mère, le délégué du tout puissant pour faire de bonnes œuvres en ce monde, et qu’il lui demandait la permission de le suivre et de le servir jusqu’à sa mort. »

On reconnaît dans ces récits la douce beauté que Fénelon appelle éloquemment la grandeur naïve du monde naissant, le primitif développement des facultés humaines. L’extrême incompatibilité de la dureté commerciale avec ces natures poétiques, de l’énergie anglaise avec la grace hindoue, ressort naturellement de ces traits, que nous ne choisissons pas au hasard. Accuser ces hommes d’indifférence, d’incapacité, d’apathie, de lâcheté, c’est se méprendre singulièrement. Persuadés que tout est écrit là-haut, et qu’il est inutile de lutter contre la force du destin, ils opposent souvent aux malheurs les plus graves, aux chances les plus imprévues, une impassibilité qui étonne ; et du sein de cette torpeur apparente, vous voyez jaillir les éclairs et les foudres d’un enthousiasme extraordinaire. Le même récit, la même anecdote, contiennent quelquefois l’excès du crime et celui de la générosité. Le major Moor en donne un exemple singulier.

« On sait, dit-il, que les thugs hindous forment une espèce d’honorable congrégation, dont l’unique métier est d’étrangler les voyageurs sur les grandes routes, suivant certaines lois et avec certaines cérémonies dont ils ne se départent jamais. Ils forment des bandes ou plutôt des armées contre lesquelles la loi a été obligée de sévir. Un fakir ou moine musulman que je connaissais, dit le major, se dirigeait du côté de Lucknow, en compagnie d’un soldat rohilla. Un mendiant à peine couvert des haillons les plus ignobles demanda l’aumône au fakir, et, s’approchant d’un pas chancelant et avec une physionomie languissante, il sollicita, d’une voix que l’on avait peine à entendre, la permission de faire route avec les voyageurs. Malgré le rohilla, que cette proposition indignait, le fakir, fidèle à sa profession de piété, de charité et d’indulgence, donna du riz cuit à cet homme, qui disait mourir de faim, et lui accorda ce qu’il demandait. Le soir même, comme on approchait d’un village, le fakir dit adieu à ses compagnons de route, et leur annonça qu’il choisirait pour passer la nuit sous son ombre un arbre qu’il désigna. — Vous pouvez, ajouta-t-il, continuer votre chemin. Seulement, dit-il au mendiant, allez me chercher dans ce village un charbon ardent, pour que j’allume ma pipe. — Puis, étendant son petit tapis au pied de l’arbre, il y disposa le narial, ou les ustensiles du fumeur, et attendit le mendiant. Ce dernier était resté en arrière et n’accompagnait pas le rohilla, qui atteignait les dernières maisons du village lorsqu’il entendit un grand cri, partant du côté où il avait laissé le fakir. Il se retourna et courut à l’arbre ; il vit le fakir par terre, luttant avec le mendiant, sur le cou duquel il avait appuyé son genou. Sur le sol, à côté d’eux, se trouvaient un couteau et un nœud coulant. Le mendiant, au lieu de se rendre au village pour exécuter la commission de son bienfaiteur, s’était caché derrière l’arbre, et, saisissant le moment où ce dernier paraissait absorbé par ses apprêts de fumeur, il lui avait jeté sur la tête, pour l’étrangler, un lacet armé d’un nœud coulant. C’était un thug. Heureusement, dans ce moment même, le fakir portait machinalement ses mains à son cou, et ses doigts saisirent le lacet qui allait l’étrangler ; plus heureusement encore, il avait un couteau à sa ceinture, et il s’en servit pour couper le lacet. Ensuite, se jetant sur ce misérable, il ne tarda pas à le terrasser. Le soldat rohilla, auquel il racontait l’affaire en tenant le thug d’une main ferme, voulait le tuer sur place, ou tout au moins le conduire chez le juge du village voisin. Ce fut le fakir qui intercéda en faveur de son assassin, disant qu’il était en prières au moment où on avait voulu l’étrangler, que la main de Dieu était évidente, et qu’il ne fallait tuer personne. Mais, ajouta-t-il, je veux au moins reconnaître mon homme, et, aiguisant son couteau sur une pierre du chemin, il abattit le bout du nez du mendiant ; puis, ramassant soigneusement ses effets, il en fit un paquet, et poursuivit sa route avec beaucoup de tranquillité et de sang-froid. »

Je viens d’étudier, dans son développement complet et naïf, l’élément hindoustanique, sur lequel l’élément anglais, si bizarrement disparate, devait exercer son action. J’ai dit que la conduite des résidens britanniques n’avait pas été de nature à provoquer chez leurs nouveaux sujets l’expansion des qualités grandioses. La rudesse orgueilleuse, le défaut d’urbanité, la plus âpre vénalité, caractérisent trop souvent leurs actes. Les mérites que les Hindous admirent chez les femmes anglaises sont précisément ceux que les mœurs de l’Hindoustan et de la Grèce attribuent aux courtisanes ; c’est la danse, le chant, la poésie. Les maris et les pères de ces femmes sont à leurs yeux des pirates heureux et rapaces, et non des hommes civilisés. Il faut suivre en effet ces fils des Saxons dans leur vie domestique, surtout quand ils occupent un poste éloigné des grandes villes, pour se faire une idée de l’indépendance sauvage de leurs manières et du laisser-aller de leurs habitudes. « Les pieds toujours sur la table et non sous la table, dit le major Moor, en chemise depuis le matin jusqu’au soir, buvant et mangeant à perpétuité, ils n’interrompent que par la consommation d’une quantité épouvantable de cigares et par le bonheur de dormir cette vie de sensualité ignoble. À peine se réunissent-ils une fois par hasard, tant les lois qu’on s’impose lorsque l’on se trouve ensemble leur paraissent de lourdes entraves. » — « On voit dans la promenade publique de Calcutta, dit l’Oriental Herald, la plupart des vieux nawaubs ou Anglais enrichis faire passer leurs jambes par la portière de leurs voitures, sans compter pour rien la décence publique, adressant ainsi une maladroite bravade aux préjugés des castes indigènes, si amoureuses de la dignité extérieure et de la gravité réservée. » D’ailleurs, rien n’émeut plus ces Anglo-Hindous, qui ont fait du lucre la passion de leurs journées et de leurs nuits. Ils ne veulent plus entendre parler de la patrie, et plongent toutes leurs facultés assoupies dans une indifférence que la gastronomie et le sommeil interrompent à peine.

L’Anglais qui habite l’Inde depuis long-temps, et dont la peau s’est durcie en vieillissant sous le soleil qui l’a brûlé, est devenu insensible à tout ; ce n’est plus un homme mais une pierre brute enchâssée dans l’or. Le jeune Anglais qui arrive de Londres, d’Oxford ou d’Édimbourg, et qui ne comprend rien aux usages de ce monde, nouveau pour lui, s’amuse à déranger l’étiquette et à blesser toutes les susceptibilités de la nation ; s’il se met en route, porté en palanquin par ses koulis, il les fatigue de ses exigences et se met à les battre, pour démontrer la supériorité saxonne. Eux se vengent en le déposant par terre au milieu de quelque forêt, et il reste là, exposé dans sa boîte à la terrible ardeur du soleil. C’est surtout dans les stations reculées, dans ce que l’on appelle les jungles, que l’Anglais perd toute civilisation et tourne au sauvage. « Si l’on pénètre jusqu’aux asiles de ces jungles-wallahs (hommes des jungles), on les trouve vêtus des accoutremens les plus étranges, dit le major Moor, les uns suivant les modes de 1775, les autres se composant un costume musulman, français et hindou, quelques-uns la tête rasée comme des Chinois, d’autres montés sur des chameaux et allant à la chasse dans le plus bizarre équipage. Ces exilés, qui passent leur vie aux pieds de l’Hymalaya et du côté de Nossîrabad, viennent-ils rendre visite à leurs anciens amis de Calcutta et de Madras, c’est chose curieuse de voir se trémousser dans la même contredanse, chez le gouverneur, les robes de 1802, dont le corsage remontait jusque sous les épaules, les paniers de 1780, légués à quelque Anglaise par sa grand’mère, et les robes à taille de guêpe de 1816. Les hommes, coiffés et vêtus de paille de riz, de mousseline, de soie, de velours, le tout taillé, coupé, brodé, déchiqueté avec une capricieuse recherche par des artisans chinois, musulmans ou hindous, contribuent pour leur part à ce carnaval singulier, et soulèvent le courroux des indigènes par la brutale violence et l’entêtement inexpugnable de leurs habitudes. Les plus barbares de ces barbares ne sortent jamais de leurs tanières ; il n’arrive à aucun Européen de les déterrer. La plupart cultivent l’indigo dans les solitudes inexplorées des jungles et des forêts, réalisent une fortune dont ils ne savent que faire, se livrent à toutes les jouissances physiques dont ils peuvent s’aviser, et meurent inconnus dans leur solitude et leurs trésors. » — « Il faut que le hasard, dit Reginald Heber, la maladie de quelque Européen qui traverse le village le plus voisin, ou le passage d’un corps d’armée les découvre au sein de cette retraite inaccessible. J’en ai connu un, fort respectable d’ailleurs, qui menait cette vie d’ermite entouré d’une bibliothèque de six mille volumes, et tellement perdu dans les jungles, que personne ne savait qu’il existât. Plusieurs de ces indigotiers, en effet, se distinguent par des qualités morales d’autant plus nobles, que la vanité et le respect humain ne peuvent leur servir de mobiles. » — Mais la plupart se livrent à leurs passions avec une férocité que la solitude aggrave et que l’impunité encourage. Il y a des vengeances atroces, des enlèvemens scandaleux et des assassinats d’une audace effrénée, dont ces régions lointaines sont le théâtre, dont les Anglais sont les acteurs, et que la loi ne peut atteindre. Les plus dépravés de ces hommes bleus, lial-wallahs, comme on les nomme dans le pays, entourés de serviteurs intimes et dévoués, échappent à toutes les contraintes et à toutes les menaces de la société et de la loi ; presque toujours ivres de liqueurs fortes, se regardant comme maîtres du désert qui les entoure et des bêtes de somme à figure humaine qui exécutent leurs ordres, ils jouent le même rôle que les plus féroces despotes asiatiques. L’homme, par une pente naturelle, revient aisément de la civilisation à la barbarie, et les législateurs n’ont pas d’autre devoir que de maintenir dans sa plus austère vigueur le lien social, seule garantie du progrès et de la moralité.

Ce retour à la barbarie, dont l’excès et la violence sont décrits par miss Roberts, le major Tod et Jacquemont, s’étend jusqu’à la société marchande qui fait son séjour dans les grandes villes, et qui donne le ton aux mœurs anglo-hindoustaniques. Il suffit de lire le chapitre de miss Emma Roberts intitulé les Griffons, pour se faire une idée de cette sauvagerie bourgeoise, à la fois grossière et prétentieuse, exigeant le respect et ne se soumettant pas à la décence, affectant l’étiquette et incapable de se plier à la politesse, ne pouvant atteindre ni la décence extérieure des formes, ni moins encore cette élégante et facile bienveillance qui est la politesse suprême et la marque distinctive d’une complète civilisation. Tout nouvel arrivant est soumis, pendant une année au moins, à la mystification douloureuse que les ouvriers de certains états et les élèves de certains colléges font subir à leurs apprentis et à leurs nouveaux condisciples ; on les entretient dans l’ignorance des usages les plus insolites, et le malaise que cette ignorance fait éprouver aux nouveaux venus est un sujet de railleries inextinguibles. On se plaît à multiplier les erreurs, souvent dangereuses pour la santé, dans lesquelles tombent les arrivans, et qui amusent cette société de gens mal élevés. L’évêque Héber, les femmes les plus délicates ou les mieux nées, n’ont pas été exempts de cette initiation pénible, qui, dans le pays, se nomme le griffonage. Les griffons, on ne sait pourquoi, sont les nouveaux venus ; c’est peut-être une altération du mot greffe, greffer, et une application de ce terme d’horticulture à la greffe indispensable des mœurs asiatiques sur les habitudes septentrionales.

Les Anglais n’ont donc moralement rien conquis ; ils se sont déformés, et voilà tout. Les Hindous ne peuvent imaginer que des hommes si mal vêtus, si peu polis, si étrangers à la décence et au bon goût, ne soient pas des barbares, et rien n’égalait l’étonnement des deux indigènes qui visitèrent Londres récemment, et qui avouèrent, mais à leur corps défendant, que la Grande-Bretagne ne manquait ni de richesse ni d’industrie.

Ainsi, pendant que les missionnaires chrétiens de toutes les communions traduisent la Bible en hindoustani et répandent leurs pamphlets religieux, le caractère du peuple envahisseur, se révélant aux indigènes sous ses couleurs les plus dures, s’oppose à toute confiance, à toute estime, à toute assimilation réelle. Nos Français, quelque latitude qu’ils aillent habiter, font aimer la facile et simple aménité de leur commerce, mais, faute de persévérance et de stabilité, ne réussissent à conserver aucune puissance et à consolider aucune force politique. Les Anglais, dont les coutumes individuelles et l’égoïsme étroit inspirent la haine ou le mépris aux populations, trouvent dans les habitudes vigoureuses d’une politique infatigable, dans les traditions d’une aristocratie qui sait gouverner, les conditions et les élémens d’une domination que rien ne peut encore détruire ou affaiblir. Ils se fient à la permanence ; il croient à la durée, et le temps, ce grand maître, fait son œuvre. Les femmes, lien universel et premier symbole de civilisation, accomplissent ce que n’ont pu achever les missionnaires, les guerriers, les administrateurs, les statisticiens, les stratégistes, les législateurs.

Le grand fait, aussi simple que fécond que l’on doit signaler, c’est la fusion des races et des races les plus hostiles. Les hommes graves ne devineraient pas quel est le lieu où se révèle et se trouve contenu l’avenir réel de l’Hindoustan. C’est tout bonnement, dit miss Roberts avec beaucoup de raison, le théâtre des marionnettes (kat poutlie nautch, théâtre des danseurs de bois). Là enfans indigènes et anglais sont confondus de la manière la plus pittoresque et la plus significative. En face de ces petits personnages de bois qui obéissent aux impulsions d’une main adroite, les petits Hindous, le front noir, l’œil noir, les bras ornés de cercles et d’anneaux de cuivre, crient : Wah ! wah ! bravo, bravo ! et tout à côté d’eux les petits Anglais à la peau blanche, au teint rosé, reposent entre les bras de leurs nourrices aux longs voiles et aux flottantes draperies. Ces fils d’Anglo-Hindous, auxquels on n’apprend les premiers mots d’anglais qu’à cinq ou six ans, et qui expriment en hindoustani leurs premiers sentimens, leurs premiers désirs, leurs premières pensées, ne seront jamais des Anglais véritables, mais des Hindous d’une caste nouvelle. La mère anglaise, qui joue avec son enfant, apprend de lui la langue du pays, et, par un renversement singulier de toutes les coutumes, c’est l’enfant qui devient le précepteur. En grandissant, il s’habitue à parler anglais, mais c’est pour lui l’idiome savant, comme le latin pour nos fils ; une prononciation brève, gutturale, saccadée, désagréable, le distingue toujours des véritables Bretons. S’il appartient à une famille honorable, on lui donne des maîtres de latin et de grec, et souvent il connaît mieux les écrivains classiques de la Grande-Bretagne, de Rome et d’Athènes, que le meilleur élève d’Oxford. Mais toutes ces connaissances sont pour lui de l’érudition pure ; le véritable fonds de son savoir national, c’est l’hindoustani.

Cette race nouvelle, que l’on ne peut regarder ni comme britannique, ni comme hindoue, pullule, s’accroît, s’étend, et la plus grande partie reste dans l’Inde, où elle épouse des filles du pays, faute de ressources suffisantes pour aller en Europe, ou de crédit pour s’y établir. Les filles apprennent la musique et le dessin, talens fort estimés dans une contrée de luxe et d’indolence ; les hommes, déjà rapprochés des indigènes par la connaissance approfondie du langage, mariés à des musulmanes ou à des Hindoues, consolident ainsi le lien des races. Les descendantes des anciens Portugais, remarquables par la singularité et le luxe exagéré du costume plutôt que par la beauté et la grace, épousent volontiers des officiers anglais, qui, d’ailleurs, ne recherchent pas ces unions. Les Arméniennes, d’une beauté éclatante, forment une classe tout-à-fait distincte, qui joint aux arts de l’Europe la connaissance des mœurs de l’Asie ; rien n’est plus curieux que de les voir et de les entendre, vêtues comme à Paris, chantant des airs hindous et s’accompagnant au piano. Il est facile toutefois de comprendre quel mélange bizarre doit résulter de cette vaste et multiple fusion.

Ces unions nombreuses entre les mahométans, les Hindous et les Anglais ont commencé l’affaissement des préjugés asiatiques. Le célèbre colonel Gardiner a contracté un de ces mariages, ou plutôt une de ces unions romanesques ; car il est difficile de déterminer au juste quelle espèce de cérémonie religieuse ou civile peut consacrer les liens formés entre un gentilhomme anglais de bonne famille et une beauté musulmane. Toutefois cette union passe pour légitime et engage sérieusement les deux parties. Le colonel servait dans les troupes du mahratte Holkar, lorsque la guerre éclata entre ce chef et l’Angleterre. Holkar essaya de retenir à sa solde, par l’intimidation et par les promesses, un officier qu’il estimait. Il le fit attacher à la gueule d’un canon, comme le pratiquent souvent les barbares dans leurs jours de colère, et ne put réussir à faire marcher le colonel contre ses concitoyens. Toujours escorté par des soldats mahrattes, un jour que Gardiner se trouvait avec eux sur les escarpemens d’un roc, il mesura de l’œil, dit le colonel Tod, l’abîme qui était à sa droite, et s’écriant : Bismillah ! s’élança d’une hauteur de près de cinquante pieds. Il se releva, courut vers le Gange, s’y jeta, et, voyant que son escorte venait de choisir une route plus commode et s’apprêtait à descendre vers la rivière et à le poursuivre, il resta dans l’eau, caché sous des joncs et ne laissant passer que sa tête, de manière à ne pas être aperçu. Les Mahrattes, en effet, traversèrent le fleuve sans le voir ; reprenant sa course vers la rive opposée, Gardiner ne tarda pas à se réfugier dans le camp anglais. Après une carrière militaire très honorable et très brillante, il devint épris de la sœur d’un rajah mahométan, pénétra dans le sanctuaire du zenanah, et enleva celle qu’il aimait. Le colonel vit encore, entouré de considération ; ses filles, élevées dans la religion mahométane par leur mère, qui jouit du rang et des honneurs princiers, comptent parmi les meilleurs partis de la péninsule. Quelque jour, la gazette de Calcutta ou de Bombay nous apprendra que les jeunes begums, filles du colonel Gardiner, ont épousé en légitime mariage le fils d’un prêtre écossais ou d’un rajah musulman, d’un visir persan ou d’un directeur de la compagnie des Indes.

Ainsi vont s’affaiblissant et se nuançant les vieilles mœurs orientales. Les cérémonies publiques autrefois les plus suivies par les Hindous, et qui excitaient le plus d’intérêt, commencent, dit l’Oriental Herald, à être dédaignées. Beaucoup de brahmanes, naguère attachés aux temples, ont pris du service chez les Européens. Ce peuple fataliste, voyant les villes sacrées rester décidément au pouvoir des infidèles, perd toute confiance dans l’avenir de ses idoles. Le christianisme n’y gagne guère ; mais le brahmanisme et le boudhisme s’éteignent. Les Anglais se déforment, et les Hindous cessent de pratiquer leurs rites. Ils essaient même d’emprunter à l’Europe quelques-unes de ses mœurs, souvent, il est vrai, comme les Otahitiens, nos habits et nos chapeaux, pour en faire un usage aussi incomplet que baroque. On sert en général, chez les princes de l’Hindoustan qui veulent traiter leurs hôtes à l’européenne, le thé et le café parfaitement froids. Miss Roberts raconte qu’un Anglais qui se trouvait placé à table à côté d’elle chez le roi d’Aoûde, avait eu soin d’apporter un réchaud à esprit de vin et un vase. Son khitmoudgar avait caché la théière sous le fauteuil destiné à l’Anglais, et ce convive, plus barbare que le roi barbare, non-seulement faisait bouillir son eau et infuser son thé sur la table même du roi, mais distribuait à ses voisins l’eau qui devait réchauffer leur breuvage. Le nawaub nominal du Bengale, qui vient de mourir, croyait se conformer à la politesse de l’Europe en saluant toutes les dames qu’il rencontrait dans les chemins, connues ou inconnues de lui. Déjà l’appartement des femmes n’est plus fermé aux artistes. Sommerset-House possédait, il y a deux ans, le portrait de la femme favorite ou sultane du roi d’Aoûde, œuvre de M. George Beechy, peintre ordinaire de ce monarque, et qui a succédé à M. Home dans ces attributions assez nouvelles pour une cour asiatique. Le même roi d’Aoûde, un de ces petits princes qui ont soustrait leur principauté à la domination immédiate des Anglais, mais qui n’en obéissent pas moins, se plaît à recevoir des femmes anglaises à sa cour. Il les invite à déjeûner, et, lorsqu’il est question de procéder à la cérémonie du haârh, ou de la guirlande, que le roi fait tomber sur le col des convives, c’est un grand embarras pour ce monarque : les chapeaux et les voiles s’opposent à ce qu’il s’acquitte de son œuvre courtoise avec la décence convenable. Dans les audiences qu’il donne aux dames anglaises, il fait déposer devant elles, par des esclaves, des corbeilles remplies de fleurs magnifiques, des tissus de cachemire à faire envie à la plus élégante, des étoffes brodées, des colliers, des anneaux et des boucles d’oreilles splendides. Telle est la galanterie asiatique, et elle en vaut une autre. Les rêves les plus chers sont réalisés ; les complimens orientaux, répétés à voix haute par les ministres du roi d’Aoûde, assurent aux belles Anglaises que le royaume entier du monarque est à leur disposition, qu’elles sont le soleil et la lune, et que leur éclat efface celui des pierres précieuses qu’on les supplie d’accepter. Hélas ! cette illusion dure peu. À peine les hymnes orientaux sont-ils achevés, qu’un officier du gouvernement anglais, un tchouprassie, enlève les séduisantes merveilles qui parlaient au cœur de l’Européenne, et les reporte dans les appartemens intérieurs de sa majesté. C’est le supplice de Tantale. Une loi, dont le gouvernement ne s’écarte jamais, prohibe toute espèce de présent, ou nouzzour, fait par les autorités hindoustaniques aux habitans anglais ; et chaque jour la demeure du résident est assiégée par les sollicitations de jeunes dames qui réclament vainement en leur faveur personnelle une exception qui, disent-elles, ne tirera pas à conséquence.

Le résultat de ces observations est, selon nous, la double et inévitable destruction qui s’opérera dans un temps donné et qui transforme déjà le caractère anglais et le caractère hindou, associés et hostiles l’un à l’autre, incompatibles dans leur intégrité, et qui ne peuvent se fondre qu’en se détruisant. Donner à ses enfans l’éducation anglaise, quand on habite l’Hindoustan, est impossible ; les envoyer à Londres est fort coûteux et peu favorable aux liens de parenté et à l’attachement mutuel. La plupart des familles enrichies qui désirent revoir l’Angleterre se hâtent de marier leurs filles au premier venu, indigène ou chrétien, et ces dernières, fatiguées d’une vie aride qui ne leur offre ni les consolations ni les plaisirs du foyer domestique, s’empressent d’accepter un établissement quelconque. On se marie avec une précipitation comique. « À peine, dit miss Roberts, l’arrivée d’une jeune personne est-elle annoncée, qu’elle reçoit, même sur la route, des messagers qui arrêtent son palanquin et qui lui offrent la main de messieurs tels et tels. On a vu des épouseurs forcenés franchir une centaine de lieues, dans l’espoir de ramener une femme, et ne pas réussir dans leur projet. Le club des jowwaubs, ou l’armée des célibataires malgré eux, plaisanterie du crû et toute particulière à la société anglo-hindoue, est encore aujourd’hui fort considérable. Les seules filles à marier dont la beauté soit rehaussée de quelques avantages de fortune appartiennent à la race demi-noire, mêlée de sang arménien ou portugais, petites-filles ou arrière-petites-filles des anciens commerçans qui fondèrent le pouvoir de la compagnie. Belles, mais sans éducation, prononçant mal l’anglais, déplaçant l’accent des mots et employant des locutions barbares, elles sont négligées, malgré les avantages de leur situation, pour de véritables Anglaises de race, les unes, qui arrivent de Londres, sachant barbouiller les aquarelles d’un album et clapoter sur un piano, les autres orphelines légitimes ou illégitimes d’officiers et employés morts au service de la compagnie. Cette dernière classe, extrêmement nombreuse, remplit toute une maison à Kidderpore, véritable réservoir de filles à marier, très embarrassées d’elles-mêmes malgré la rareté de cette espèce de denrée, car les seules fiancées désirables aux yeux des Anglais sont celles qui viennent d’un pensionnat britannique. »

Mais ce célibat même des Anglais et des Anglaises, célibat qui a ses graves inconvéniens quant à la morale, aboutit à une fécondité illégitime qui augmente démesurément la classe des half-castes, des métis ou eurésiens, comme les Anglo-Hindous qualifient les produits mêlés des deux races. Vrais enfans du pays, ils ne ressemblent ni par le teint, ni par les mœurs, à leurs pères ou à leurs mères. Ils n’ont point les préjugés de caste, et ne partagent pas le stupide mépris des Anglais pour les Hindous. Pendant que le fanatisme religieux s’éteint, pendant que les idées anglaises perdent leur crudité, cette nation nouvelle prend la peine de naître et s’empare de l’avenir. Le mépris dont on l’a long-temps accablée cède enfin à l’ascendant d’une beauté très remarquable qui distingue les eurésiennes. Ces dark-eyed beauties sont admises même dans les bals du gouvernement, et y font grande sensation. La plupart se marient à des Anglais, et la grande œuvre de conciliation s’opère. En définitive, les mariages mixtes sont assez nombreux, et l’on peut citer ceux de la célèbre begum Soumrou, altération du nom allemand Summers, du colonel Charnock avec une veuve hindoue, et beaucoup d’autres. La cour de cette princesse Soumrou est toute composée d’Européens, la plupart, il est vrai, aventuriers assez équivoques, mais qui enfin transmettent à cette lointaine Asie les mœurs de nos latitudes. Un voyageur, étonné d’entendre un grand seigneur hindou, attaché à cette princesse, parler anglais avec un accent plutôt irlandais qu’oriental, apprit de lui qu’il était fils d’un exilé irlandais, compromis dans les nombreuses conspirations des White Boys. La fusion s’annonce de toutes parts. Les enfans ne prononcent et ne parlent plus l’anglais véritable ; les liens de patrie et de famille sont déjà brisés. Il y a quelque chose de plus extraordinaire encore dans cette situation que dans celle de l’Amérique septentrionale. Quel que soit le nombre des Anglais qui abandonnent leur pays pour l’Hindoustan, rien n’arrêtera cette transformation, puisque la force et la nécessité transformatrice résident dans le nouveau pays qui reçoit les émigrans. En voyant une foule de figures calmes et pâles, le front entouré de turbans et le sein enveloppé dans leur mousseline blanche, écouter les plaintes de Hamlet et les fureurs d’Othello, on ne peut nier qu’un lien ne se forme entre les descendans de ces deux races qui s’annullent mutuellement. Certes, parmi toutes les transformations inévitables dont le monde où nous sommes est le théâtre éternel, il n’en est point de plus intéressante que celle qui se prépare de ce côté ; changement d’autant plus curieux qu’il est naïf, qu’il échappe aux prévisions de toutes les théories, qu’il n’est réglé par aucune constitution faite à l’avance, et que je ne sache pas un publiciste qui, dans ses vues civilisatrices et dans ses règlemens à l’usage du genre humain, se soit avisé d’y songer.


Philarète Chasles.
  1. Princesses.
  2. Danseuses.
  3. Hamlet, acte IV, scène I.
  4. Coutume anglaise très répandue dans les clubs et dans les colléges.
  5. La roupie d’argent vaut un peu plus d’un shelling.