Mœurs des diurnales/2/16

Loyson-Bridet ()
Mœurs des Diurnales : Traité de journalisme
Société du Mercure de France (p. 191-197).


LES DÉTRACTEURS DU JOURNALISME


Baudelaire, à qui vous pourrez toujours reprocher d’avoir écrit Une Charogne[1] et Femmes Damnées, d’être l’initiateur de l’école décadente et le fondateur (ainsi que dit le directeur d’une éminente revue) de cette littérature de bagne au milieu de laquelle nous vivons, n’a pas craint d’insulter au journalisme :


mon cœur mis à nu
(ô popoi ! eût dit Homère ! )
LXVIII

Il est impossible de parcourir une gazette quelconque, de n’importe quel jour, ou quel mois, ou quelle année, sans y trouver, à chaque ligne, les signes de la perversité humaine la plus épouvantable, en même temps que les vanteries les plus surprenantes de probité, de bonté, de charité, et les affirmations les plus effrontées relatives au progrès et à la civilisation.

(eheu ! eheu ! atque iterum eheu ! comme dit l’autre.)

Tout journal, de la première ligne à la dernière, n’est qu’un tissu d’horreurs. Guerres, crimes, vols, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des particuliers, une ivresse d’atrocité universelle.

(ah, mes enfants ! comme disait Sarcey.)

Et c’est de ce dégoûtant apéritif que l’homme civilisé accompagne son repas de chaque matin. Tout, en ce monde, sue le crime : le journal, la muraille et le visage de l’homme.

(quousque tandem, poetaster, abuteris patientia nostra ?)

Je ne comprends pas qu’une main pure puisse toucher un journal sans une convulsion de dégoût (sic).

(Œuvres inédites de Baudelaire, p. 117.)


Voilà l’opinion d’un mangeur d’opium : il est digne de son patron, le buveur de whisky. La haine du journalisme semble mener à la paralysie générale ou au délirium tremens[2] :


Les Attaques Personnelles dans la Presse.

Toutes les fois que je lis un paragraphe injurieux dans les journaux, je me souviens du mot si drôle de Johnson à Goldsmith : « Mon cher docteur, quel mal voulez-vous qu’il y ait à traiter un homme d’Holopherne ? »

(edgar poe, Marginalia, I.)

(Je ne sais pas si vous êtes comme moi : mais j’avoue que ceci dépasse ma mentalité.)


Autre mangeur d’opium, le nommé Coleridge. Encore un poète abscons :


Révolutions intellectuelles. — Le Style Moderne. — Le Journalisme.

Il y a eu en Angleterre trois révolutions silencieuses : la première, quand les professions libérales se sont séparées de l’Église ; la seconde, quand la littérature s’est séparée des professions libérales ; la troisième, quand la presse s’est séparée de la littérature.

Les locutions communes se sont tellement stéréotypées, si l’on peut dire, par l’usage conventionnel, qu’il est devenu réellement plus facile d’écrire tous les jours un article politique en style ordinaire de journal que de confectionner proprement une paire de bottines. Un apprenti a tout juste autant à apprendre pour être cordonnier que jadis ; mais tel ignare outrecuidant, pour peu qu’il ait suffisance de manque d’honnêteté, peut très effectivement manier une plume dans un bureau de journal, avec infiniment moins de peine et de préparation qu’il n’en fallait au temps passé.

(et allez donc ! ça n’est pas mon père !)
(coleridge, Propos de Table (je te crois !), 21 avril 1832.)


Passons à un dipsomaniaque (celui-là s’abreuve d’eau de Cologne).

Ce matin, levé à neuf heures. Lu le journal. La presse me dégoûte. Je voudrais qu’on la sabrât, et nos constitutions aussi, ces causes journalières de déboires. — Je suis radical, mais non démocratique. — La démocratie est la souveraineté de l’ignoble. — On peut m’en croire, moi qui l’ai aimée et dont l’amour a été tué par le dégoût.

(j. barbey d’aurevilly. Premier memorandum, 25 septembre 1836.)

(Oh là là ! Ousqu’est mon fusil ?)


Le journalisme a toujours eu le même genre d’ennemis, même quand il n’en était point arrivé au degré de perfection où le progrès de la pensée moderne l’a porté, même quand il n’existait pas encore pour ainsi dire ! On s’en prenait alors à l’opinion publique, dont le journal n’est que l’expression.

Lisez ceci :


Il y a à parier que toute idée publique, toute convention reçue, est une sottise ; car elle a convenu au plus grand nombre.

chamfort.

(Dieu que les gens d’esprit sont bêtes, comme dit l’autre. — Qu’est-ce que le bon sens, le gros bon sens tout rond du peuple ? Que sont notre maître, et les jurys, et le public des théâtres ? Autant de sots ? Allons donc !)


Un calotin, maintenant :


16 Janvier (1782). Il faut avouer que Messieurs les journalistes sont des animaux indécrottables. Il leur faut faire humble salamalec pour qu’ils annoncent vos ouvrages, humble et plus bas salamalec encore pour qu’ils en parlent. En parlent-ils, ils sont bien rarement impartiaux. Le Journal de Paris en fournit aujourd’hui la preuve. Il donne un extrait des Étrennes lyriques dans lequel il prétend que les Étrennes lyriques de cette année sont inférieures à celles de l’année passée. Il faut être ou bien ignorant, ou bien prévenu.

(Journal intime de l’Abbé Mulot (1777-1782), publié par M. Maurice Tourneux).


Voilà bien, au contraire, l’ignorance des historiens. Si l’abbé Mulot avait pris la peine de se renseigner, il aurait su comment on décrotte Messieurs les journalistes, qu’il traite avec tant de mépris. On lui aurait fait voir que toute publicité se paye avec de l’argent. Pourquoi donc serait-on impartial gratis ? Quelles sottises arriérées ! Nous vivons, grâce à Dieu, dans un siècle mieux éclairé.

Et pour finir, le sinistre Horace, le poète chassieux et voyeur[3] :

Odi profanum vulgus et arceo.

Je ne vois pour ma part aucune différence entre ce mot et celui de Caligula qui aurait voulu que le peuple n’eût qu’une tête, pour la lui couper[4]. L’un parle en tyran, l’autre en esthète. Horace empereur n’aurait pas dit autrement.

Laissons là ces rêveries malsaines. Platon voyait juste, quand il prétendait chasser les poètes de sa République. Dans la société de l’avenir, le journalisme, qui a vulgarisé la littérature, la remplacera auprès du peuple. Les tours d’ivoire s’écroulent. Place au public[5] !



  1. Le poète des Fleurs du mal a si mauvaise réputation que nos honnêtes dames, naturellement, vont à lui d’un élan instinctif. Les personnes distinguées que gêna la double apothéose de Victor Hugo font volontiers de la « réclame » à l’éminent auteur de la Charogne. Et puis on se rappelle vaguement les notes et notules où ses contemporains, Théophile Gautier, par exemple, ou M. de Banville, ont esquissé sa silhouette coutumière : « Sa politesse était excessive jusqu’à paraître maniérée. Il mesurait ses phrases… Ses gestes étaient lents, rares et sobres… La froideur britannique lui semblait de bon goût. » Bref il n’avait rien de spontané ni de naïf. Il était (disons-le franchement ; cela ne diminue point sa renommée), il était un peu « poseur ». Mais un certain degré de pose n’est pas inutile pour réussir dans les cénacles et rayonner sur les salons. Baudelaire a stupéfié maint bourgeois en confessant la prédilection perverse qui lui faisait aimer
    Les visages rongés par les chancres du cœur.

    Le « dandysme satanique » de Baudelaire attira et retint bon nombre de badauds. Son Spleen plaît aux bons snobs.

    (gaston deschamps, le Figaro, février 1903.)
  2. Cf. un livre récent d’Arvède Barine et les ouvrages de Max Nordau, passim.
  3. Ad res Venerias intemperantior traditur ; nam speculato cubiculo scorta dicitur habuisse disposita, ut quocumque respexisset ibi ei imago coitus referretur. (Suétone, Vie d’Horace.)
  4. Utinam P. R. unam cervicem haberet ! (Id., C. Caligula.)
  5. Notez en passant, pour memento de critique, l’emploi qu’on a fait dans ce chapitre d’« arguments » sensibles pour le public mangeur d’opium, paralytique, ivrogne, chassieux, voyeur, etc.