Mœurs des brigands arabes

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MŒURS


DES BRIGANDS ARABES[1].

On peut donner aux Arabes la qualification de peuple voleur, puisqu’ils font du pillage leur occupation principale et l’objet constant de leurs pensées. Mais il ne faut point attacher à ce métier l’idée de criminalité qu’éveillent en Europe les noms de brigand et de voleur. Le brigand arabe se fait honneur de sa profession, et le terme haramy (voleur) est un des titres les plus flatteurs qu’on puisse donner à un jeune guerrier.

L’Arabe vole ses amis, ses ennemis et ses voisins, pourvu qu’ils ne soient point actuellement sous sa tente, où tout ce qui leur appartient est sacré.

Voler dans le camp que l’on habite, ou parmi des tribus amies, n’est point une action réputée honorable : néanmoins ce genre de vol n’entache point la réputation, et se reproduit journellement. Mais l’Arabe se fait gloire surtout de voler ses ennemis, et de leur enlever par surprise ce qu’il n’aurait pu emporter de vive force.

Les Bédouins ont réduit le vol et toutes ses branches en un système complet et régulier qui offre une foule de détails intéressans.

Lorsqu’un Arabe se propose d’aller en course, il rassemble une douzaine d’amis ; ils s’habillent tous de haillons, prennent chacun une modique provision de farine et de sel, et une petite outre remplie d’eau, et avec ce léger bagage ils entreprennent un voyage qui va peut-être durer huit jours. Les haramys ou voleurs ne vont jamais à cheval. Lorsqu’ils approchent, vers le soir, du camp qui est le but de leur expédition, trois des plus hardis se détachent de la troupe et se dirigent vers les tentes, où ils arrivent à minuit, heure à laquelle la plupart des Arabes sont plongés dans le sommeil ; les autres attendent leur retour à quelque distance du camp. Chacun de ces principaux acteurs a son emploi particulier : l’un d’eux, qui reçoit la qualification de el mostambeh, se place derrière la tente qu’ils se proposent de piller, et tâche d’éveiller l’attention des chiens de garde les plus voisins de lui ; ceux-ci l’attaquent sur-le-champ ; il prend la fuite, et se laisse poursuivre à une grande distance du camp, qui est ainsi débarrassé de ces dangereux surveillans : un second, appelé el haramy, c’est-à-dire le voleur par excellence, se dirige alors vers les chameaux, qui sont agenouillés devant la tente ; il coupe les cordes qui retiennent leurs jambes, et en fait lever autant qu’il veut. C’est ici le lieu de faire observer qu’un chameau non chargé se lève et marche sans le plus léger bruit. Cela fait, il emmène une des chamèles, que les autres suivent comme à l’ordinaire. Le troisième de ces hardis compagnons, auquel on donne le titre de el kaydé, se place en même temps près du pieu de la tente, appelé la main, tenant suspendu au-dessus de l’entrée un long et lourd bâton pour assommer le premier qui tenterait de sortir, et donner ainsi au haramy le temps de s’évader.

Si le vol réussit, le haramy et le haydé emmènent les chameaux à une certaine distance ; là chacun d’eux saisit par la queue un des plus vigoureux du troupeau, et le tire en arrière de toute sa force. Cette manœuvre leur fait prendre le galop, et les deux voleurs, traînés par leurs chameaux et suivis des autres, arrivent en peu d’instans au lieu du rendez-vous : de là ils vont promptement rejoindre le mostambeh, qui, pendant ce temps, a été occupé à se défendre contre les chiens. Il arrive souvent que ces voleurs adroits enlèvent de cette manière jusqu’à cinquante chameaux. Ils retournent chez eux à marches forcées, ne voyagent que la nuit, et se tiennent cachés le jour. Le chef de la bande et les trois principaux acteurs reçoivent une portion supplémentaire du butin.

Mais bien différentes sont les suites de l’entreprise quand elle vient à échouer. Si un voisin de la tente attaquée aperçoit le haramy ou le haydé, il éveille ses amis, qui entourent le brigand, et celui qui en saisit un le premier le constitue son prisonnier ou rabit. Les lois des Bédouins concernant le rabit sont extrêmement curieuses, et montrent l’influence que des coutumes transmises d’âge en âge peuvent exercer (alors même qu’elles ne se rattachent à aucune idée religieuse) sur les caractères les plus féroces et parmi les plus sauvages enfans de la liberté.

Le rabat (celui qui saisit le rabit) demande à son prisonnier ce qu’il est venu faire, et, en général, il accompagne cette question de quelques coups de poing sur la tête. « J’étais venu pour voler, mais Dieu a fait échouer mon projet, » est la réponse qu’il reçoit communément. Le captif est alors conduit dans la tente de son maître, où la prise d’un haramy excite une grande joie. Bientôt le rabat débarrasse la tente de tous les témoins ; puis, tenant son couteau levé sur le captif, il lui lie les mains et les pieds, et fait entrer ses amis. Quelqu’un d’entre eux, ou le rabat lui-même, s’adresse au haramy, et lui dit : « Neffa, c’est-à-dire renonce. » La peur des coups oblige le haramy de dire : « Beneffa ; je renonce. » Cette cérémonie est fondée sur une extension des lois de l’hospitalité, qu’il est nécessaire d’expliquer ici.

Lorsqu’un Arabe est sous le coup d’un adversaire, s’il peut toucher un troisième individu, quel qu’il soit, fût-ce le frère de celui qui le menace ; ou s’il touche un objet inanimé que l’autre tient dans ses mains, ou avec lequel une partie quelconque de son corps est en contact ; ou s’il peut l’atteindre en crachant sur lui, ou en lui jetant une pierre, il n’a qu’à prononcer en même temps la formule : Ana dakhila (je suis ton protégé), ou Terany ballah wa bak ana dakhilak (tu me vois par Dieu et par ta vie ; je suis ton protégé), pour n’avoir plus rien à craindre de celui qui le menaçait, et, suivant une coutume qui a force de loi parmi les Arabes, le troisième individu est obligé de prendre sa défense, ce qui toutefois est rarement nécessaire, parce que, dès ce moment, l’agresseur se désiste de ses poursuites. Or, le haramy aurait droit au même privilége s’il pouvait saisir l’occasion de l’invoquer. C’est pourquoi les amis du rabat, en entrant dans la tente, obligent le haramy de renoncer au privilége du dakhil ou protégé, et sa réponse habituelle : Je renonce, le met dans l’impossibilité de réclamer la protection due à un dakhil dans les circonstances que j’ai indiquées. Mais cette renonciation ne vaut que pour un jour ; car si le lendemain les mêmes personnes entrent dans la tente, la même formule de renonciation devient nécessaire, et, en général, on doit la répéter toutes les fois qu’il se présente un nouveau venu.

Pour empêcher que le haramy ne s’évade ou ne se fasse un protecteur, on creuse au milieu de la tente une fosse de deux pieds de profondeur, et d’une largeur égale à la taille du captif. Après l’avoir étendu dans cette fosse, on enchaîne ses pieds à la terre, on lui lie les mains, et l’on entortille ses cheveux autour de deux piquets plantés des deux côtés de sa tête. Enfin on place en travers de ce tombeau quelques pieux de tente, sur lesquels on empile des sacs de blé et autres objets pesans, de manière à ne laisser au-dessus du visage du prisonnier qu’une étroite ouverture par laquelle il puisse respirer.

Quand le camp doit être transporté d’un lieu à un autre, on jette une pièce de cuir sur la tête du haramy, on l’enlève, et on le place sur un chameau, ayant toujours les pieds et les mains liés. Partout où l’on s’arrête, on lui creuse pour prison la fosse, ou plutôt le tombeau que nous venons de décrire. Quoique le prisonnier soit ainsi enseveli tout vivant, il ne perd jamais l’espoir de s’évader. Cette pensée occupe constamment son esprit, tandis que, de son côté, le rabat tâche de lui arracher la plus forte rançon possible. S’il appartient à une riche famille, jamais il ne fait connaître son véritable nom ; mais il se donne toujours pour un pauvre mendiant. S’il est reconnu, comme cela arrive d’ordinaire, il est obligé de donner, pour prix de sa rançon, tout ce qu’il possède en chevaux, en chameaux, en moutons, en tentes, en provisions et en bagages. Son obstination à soutenir qu’il est dans l’indigence et à cacher son vrai nom prolonge quelquefois pendant six mois ce genre d’emprisonnement. Au bout de ce temps, on lui permet d’acheter à peu de frais sa liberté ; ou bien, si la fortune le favorise, il trouve gratuitement le moyen de s’évader. Des coutumes établies depuis longues années chez les Bédouins contribuent puissamment à amener ces résultats. Si, du fond du trou où il est couché, il a l’adresse de cracher sur le visage d’un homme ou d’un enfant sans s’être soumis à la formule de renonciation mentionnée plus haut, il est censé avoir touché un protecteur ou un libérateur ; ou, si l’enfant lui a donné un morceau de pain, le haramy invoque le privilége d’avoir mangé avec son libérateur[2] ; et quand même cette personne serait un proche parent du rabat, on accorde au rabit son affranchissement ; on coupe les lanières qui retiennent ses cheveux, on le débarrasse de ses liens, et on le met en liberté. Quelquefois il trouve moyen de se dégager de ses chaînes pendant l’absence du rabat. Dans ce cas, il s’évade de nuit, et se réfugie dans la tente la plus voisine. Là il se déclare le dakhil de la première personne qui s’offre à lui, et recouvre ainsi sa liberté. Cependant cela arrive rarement, parce que le prisonnier reçoit toujours une si modique ration de nourriture, que la faiblesse de son corps le rend, en général, incapable de faire aucun effort extraordinaire. Mais il arrive souvent que ses amis le délivrent de vive force, ou à l’aide du stratagème suivant :

Un parent du prisonnier, ordinairement sa mère ou sa sœur, se déguise en mendiant, et, à ce titre, reçoit l’hospitalité de quelque Arabe du camp où le haramy est retenu prisonnier. Après avoir reconnu la tente de son rabat, le parent déguisé s’y introduit pendant la nuit avec un peloton de fil dans sa main, s’approche de la fosse où il est couché, et, jetant un bout du fil sur la figure du prisonnier, tâche de l’introduire dans sa bouche, ou bien l’attache à un de ses pieds. Le prisonnier reconnaît ainsi que le secours est proche. La femme se retire, dévidant le peloton de fil jusqu’à ce qu’elle ait atteint une tente voisine. Alors elle éveille l’attention du maître de la tente, et, lui appliquant le peloton sur la poitrine, elle lui parle en ces termes : Regarde-moi ; par Dieu et par ta vie, un tel est sous ta protection.

Aussitôt que l’Arabe comprend l’objet de cette visite nocturne, il se lève ; et à l’aide du fil qu’il pelotonne à mesure qu’il avance, il se dirige jusqu’à la tente qui renferme le haramy. Il éveille alors le rabat, lui montre le fil que tient encore le prisonnier, et déclare que celui-ci est son dakhil. Dès ce moment, le haramy est délivré de ses chaînes, le rabat lui offre un repas, comme à un hôte nouvellement arrivé, et lui permet de partir en toute sûreté.

Ce que je raconte ici n’est point une fiction ; les faits sont exactement vrais, et la plupart des voleurs les plus entreprenans parmi les Arabes pourraient les confirmer d’après leur propre expérience.

Quelquefois le rabit obtient sa liberté d’une autre manière. L’ami venu à son secours reste dans le camp jusqu’à ce que les Arabes enlèvent leurs tentes, épiant le moment où le prisonnier, attaché sur un chameau, est transporté plus loin avec le bagage de la famille. Alors il tâche de trouver une occasion favorable pour séparer des chameaux qui portent le bagage celui que monte le prisonnier, et le conduit auprès de quelque autre Arabe, qui devient le protecteur et le libérateur du rabit.

Si, cependant, on ne peut imaginer aucun stratagème pour amener l’évasion du prisonnier, il est à la fin obligé de faire un arrangement pour sa rançon. Quand la somme est fixée, il arrive ordinairement que dans la tribu du rabat il se trouve quelques personnes de la tribu du rabit qui se rendent cautions pour lui. Il est alors consigné entre les mains de ces parens, dont l’un l’accompagne jusque chez lui, et reçoit la rançon convenue, consistant en chameaux, ou autres objets, qu’il remet fidèlement au rabat. Si le voleur qui vient d’obtenir sa liberté ne peut recueillir parmi les siens la somme stipulée pour sa rançon, il s’engage sur l’honneur à se remettre lui-même entre les mains de son rabat, et redevient son prisonnier. Il arrive bien rarement que le rabit se refuse à payer ou à retourner vers son maître. Si son ami, qui a répondu pour lui, ne peut l’obliger à payer, il doit acquitter avec son propre bien la dette qu’il a contractée envers le rabat ; mais il peut infliger à son infidèle ami un châtiment sévère, châtiment qui est tellement redouté, que les Arabes s’y exposent bien rarement. Il suffit au répondant de dénoncer l’autre comme un traître (yeboagah) aux tribus de sa propre nation. Si, après cela, la personne dénoncée se présente pendant la paix ou la guerre dans une des tentes de cette nation, non-seulement elle ne peut invoquer le privilége du dakhil ou de l’hospitalité, mais elle peut être dépouillée, même par son hôte, de tout ce qu’elle possède. Les droits que donne sur le coupable le boag (ou la trahison) cessent dès le moment que le traître restitue les objets volés. Sa conscience ou son propre intérêt le forcent à la fin à prendre des arrangemens ; mais ni le cheikh, ni même les instances de sa famille ne peuvent le contraindre à cette restitution. Le boag n’a aucun effet dans la propre tribu du traître, quoique cependant cet homme soit exposé au mépris pour l’avoir encouru.

Si un père de famille (ou un fils) se propose d’aller en course, quelque périlleuse que soit cette expédition, il n’en dit mot à ses amis les plus intimes, se contentant de faire prendre par sa femme ou sa sœur un petit sac plein de farine et de sel. À toutes les questions qu’on lui adresse sur le but de son voyage, il répond : « Ce n’est pas votre affaire ; » ou bien il fait la réponse favorite des Bédouins : « Je vais où Dieu me conduit. »

Un père dont le fils a été fait prisonnier (ou rabit) sacrifie souvent tout ce qu’il possède pour payer sa rançon, parce qu’il regarde comme un honneur d’avoir un fils qui exerce la profession de haramy, et qu’il espère être bientôt récompensé de ce sacrifice par le succès d’une expédition plus heureuse.

Quelquefois le rabit obtient sa liberté sans payer de rançon, ou bien pour une modique somme ; cela arrive, en général, quand les rigueurs de son emprisonnement ont mis sa vie en danger ; car, s’il périt dans les fers, son sang retombe sur la tête du rabat. Un Arabe fier et généreux dédaigne d’employer les moyens que nous venons de décrire pour s’assurer de son prisonnier ; mais on ne trouve pas beaucoup d’exemples de cette générosité.

Les Arabes n’approchent jamais à pied, ou en petit nombre, d’un camp ennemi, si ce n’est dans le but de voler. Pour l’attaquer à force ouverte, ils viennent montés sur des chevaux ou sur des chameaux ; et quand ils échouent dans cette tentative, on les traite comme de francs ennemis, et non comme des voleurs : on les pille, on les dépouille, mais on ne les retient pas en captivité. Au contraire, quand un Arabe rencontre un ennemi sans armes et à pied, il reconnaît que c’est un haramy qui vient dans l’intention de voler, et il a le droit de le constituer son rabit, pourvu qu’il réussisse à le prendre dans un endroit d’où il puisse regagner son propre camp, ou les tentes de quelque tribu amie, avant le coucher du soleil. Dans ce cas, on présume que l’ennemi avait l’intention de voler le camp la nuit qui devait suivre le jour où il a été pris. Mais, si l’endroit où il a rencontré l’ennemi est situé à une distance de plus d’un jour de marche, ou si la distance peut être parcourue pendant le reste du jour (en comptant depuis le moment de la rencontre jusqu’au coucher du soleil), il n’a pas le droit de le faire son rabit, mais il doit le traiter comme un ennemi commun. Jamais on n’emprisonne les femmes en qualité de rabit.

Si un homme est surpris au moment où il tente de briser les liens d’un ami ou d’un parent, on peut le faire lui-même rabit, pourvu qu’il vienne directement du désert ; mais s’il a reçu l’hospitalité dans une tente du désert, ou s’il a bu de l’eau, ou s’est assis dans une des tentes de la tribu, après avoir prononcé les mots salam aleyk (la paix soit avec vous !), au lieu d’être maltraité par le maître de la tente, il a droit à sa protection, quoiqu’il ait échoué dans son généreux dessein.

Si, en revenant d’une heureuse expédition, les haramys sont surpris par des Arabes de la tribu pillée, ou par leurs amis, ils perdent les chameaux volés ; mais, au lieu d’être rendus à leur maître primitif, ils deviennent la propriété de celui qui les a repris ; et quiconque peut saisir un haramy a le droit de le réclamer comme rabit.

Quelquefois les haramys, pendant qu’ils sont occupés à voler, s’aperçoivent qu’ils sont découverts, ou que le jour approche, ce qui les mettrait en danger, ou qu’un de leurs compagnons se trouve hors d’état de les suivre ; alors ils renoncent tout-à-fait à leur entreprise, et, entrant dans l’une des tentes, ils éveillent les personnes qui s’y trouvent, et font la déclaration suivante : « Nous sommes des voleurs, nous désirons faire halte ici. » — « Vous êtes en sûreté, » leur répond-on ordinairement.

Sur-le-champ, on allume du feu, on prépare du café, et on sert à déjeuner aux étrangers, qui reçoivent ainsi l’hospitalité aussi long-temps qu’il leur plaît de rester. En partant, on leur donne des provisions nécessaires pour retourner chez eux. S’ils rencontrent en route un détachement ennemi de la tribu qu’ils se proposaient de voler, cette déclaration : « Nous avons mangé du sel dans telle ou telle tente, » est pour eux un passe-port qui les préserve de tout danger pendant leur voyage ; ou bien, à tout événement, le témoignage de leur hôte pourrait les délivrer des mains de toute espèce d’Arabes, soit qu’ils appartiennent à sa propre tribu, ou à quelque autre tribu amie. Mais si les haramys après avoir reçu de leur protecteur les soins de l’hospitalité, avaient, en retournant chez eux, la bassesse de voler quelque autre Arabe de la tribu ennemie, ils seraient regardés comme ayant forfait au privilége du dakhil. La personne volée s’adresse à leur hôte, qui expédie sur-le-champ un messager au cheikh de la tribu à laquelle appartiennent les voleurs, pour réclamer les objets volés contre les lois de la justice et de l’honneur. Si les haramys restituent, l’affaire n’a pas de suites ; s’ils s’y refusent, leur hôte s’avance lui-même au-devant d’eux, portant avec lui le plat de cuivre dans lequel ils ont mangé lorsqu’il leur donna l’hospitalité. Dès qu’il est arrivé à la tente du cheikh des brigands, toute la tribu est sur-le-champ convoquée. Alors il dit aux haramys : « Voici le plat dans lequel vous avez mangé (c’est la preuve de la protection que je vous ai accordée au jour du danger) ; en conséquence rendez le bétail que vous avez volé. » S’ils obéissent, l’affaire se termine amicalement ; mais s’ils s’obstinent dans leur refus, l’Arabe élève en l’air le plat (appelé makarah), et leur dit devant tout le monde : « Vous êtes des traîtres, et vous serez partout dénoncés comme tels. » Cette déclaration produit les mêmes effets que le boag, dont nous avons parlé plus haut.

À la conclusion de la paix entre deux tribus, toute espèce de dettes contractées, des deux côtés, par suite de trahison, est exigible même après la paix, les effets du boag ne cessant jamais que le prix convenu ne soit complètement acquitté.

La réception que l’on fait au dakhil est volontaire, mais l’on ne peut que rarement s’en affranchir. Les Arabes disent que le dakhal, c’est-à-dire l’homme qui demande protection, les abordant par surprise, il n’y a aucun mérite à accéder à sa demande ; mais dans quelques circonstances, les droits du dakhil ne sont qu’en partie reconnus.

Si dans un combat, au milieu du carnage, un ennemi qui se voit poursuivi, peut saisir l’occasion de se mettre sous la tutelle d’un Arabe qui soit l’ami de celui qui menace ses jours, l’Arabe lui dira peut-être : « Je protége votre vie, » mais non votre cheval et votre bagage. » Ces objets deviennent d’ordinaire le partage du vainqueur.

Les femmes, les esclaves, et même les étrangers, peuvent recevoir un dakhil. La femme le remet immédiatement à son père, à son mari, ou à un parent ; l’esclave à son maître, et un étranger à son hôte. J’ai fait observer que dans certaines circonstances le rabit en touchant une personne peut se proclamer son dakhil ; mais il est bien entendu que personne n’a le droit de délivrer un rabit en le touchant volontairement. Il était nécessaire que la loi établît cette garantie, parce que le maître du prisonnier a toujours dans sa tribu quelque ennemi secret qui pourrait tenter de le priver de la rançon qui lui appartient. Il est donc obligé de se tenir constamment sur ses gardes, et de forcer son prisonnier à renoncer au privilége du dakhil, ou bien d’empêcher qu’il n’entre personne dans sa tente. Si le rabat a beaucoup d’occupations, il peut confier son prisonnier à un ami éprouvé qui le garde dans sa propre tente, et reçoit d’avance une chamèle pour prix de sa surveillance. Si quelqu’un offense ou insulte le dakhil d’un autre (circonstance qui a lieu bien rarement), la perte de tout son bien paraîtrait insuffisante au cadi pour expier un tel forfait, qui est jugé avec plus de sévérité que si le coupable avait outragé le protecteur lui-même. Pour dire : « Mon dakhil a été offensé par une tierce personne, » l’Arabe dit : « Mon sol a été ravagé ou foulé aux pieds ; on m’a blessé dans mon honneur. »

Je n’ai parlé jusqu’ici que des vols commis dans les camps ennemis ; mais les Arabes ne bornent pas leurs rapines aux tentes de leurs ennemis, quelquefois ils portent leurs déprédations jusque dans les tribus avec lesquelles ils sont en paix. Autrefois, lorsqu’un tel voleur était pris sur le fait, la loi le condamnait à perdre la main droite ; mais les coutumes établies lui permettent de racheter ce châtiment moyennant cinq chamèles, payables à la personne qu’il se proposait de voler. Ceux qui exercent contre leurs amis de semblables déprédations, ne sont jamais faits rabit ; on les appelle nétal et non nechal, expression usitée en Syrie pour désigner un voleur.


Stanislas Julien.


  1. Burckhardt’s notes on the Bedouins and Wahabis, 1831. Les Arabes dont Burkhardt fait ici le portrait sont principalement ceux du Hammad, ou du grand désert situé entre Damas et l’Euphrate.
  2. L’anecdote suivante, que j’ai souvent entendu raconter, montre comment s’y prit un rabit, étroitement emprisonné, pour obtenir sa délivrance. Son maître l’avait rudement frappé en présence d’un Arabe qui eut pitié de son sort et résolut de le sauver. L’Arabe divisa une datte en deux, en mangea la moitié et donna l’autre à une femme qui était occupée à moudre du blé devant la tente, la priant, en peu de mots, de faire en sorte que cette portion de datte tombât entre les mains du prisonnier. Par un heureux stratagème, elle commença aussitôt une chanson du genre de celles que chantent les femmes pour se récréer quand elles travaillent, et y glissa adroitement certains mots qui faisaient une allusion indirecte au sujet en question. Dès qu’elle eut lieu de croire que le prisonnier comprenait cette mystérieuse communication, elle jeta, sans être aperçue, le morceau de datte dans la fosse où il était couché, ayant en ce moment les mains libres. Le prisonnier avala une portion de la datte, et lorsqu’il vit un grand nombre de personnes rassemblées devant la tente, il les appela à haute voix, demandant à être mis en liberté, puisqu’il avait mangé avec un tel, qui avait partagé la datte avec lui. Le maître accourut précipitamment, contesta la vérité de son assertion, et frappa le prisonnier. Mais la personne qui lui avait donné cette marque d’intérêt vint confirmer le fait en litige. Le maître exigea alors que son prisonnier montrât une portion de la datte pour prouver son assertion. Aussitôt celui-ci présenta le fragment, qu’il avait caché dans un endroit que la décence ne permet pas de désigner d’une manière précise. Il avait pris cette précaution, craignant qu’on ne découvrît le morceau de datte avant l’arrivée de son libérateur. Après qu’il eut ainsi prouvé d’une manière satisfaisante qu’il avait mangé de la même datte qu’un autre Arabe de la tribu, le maître fut obligé de lui rendre sa liberté.

    (Note de Burkhardt.)