Müller-Simonis - Du Caucase au Golfe Persique/Chap-17

Université catholique d’Amérique (p. 297-322).

CHAPITRE XVII


LE SIPAN-DAGH — AKHLÂT — D’AKHLÂT

À BITLIS


Le Sipan-Dagh. Les Yezidis. D’Agantz à Norchèn ; Aghsraù ; Norchèn. De Norchèn à Adeldjivas. Adeldjivas ; une bonne farce de Sahto. D’Adeldjivas à Akhlât ; Donouz. Akhlât ; aspect général ; notre grotte. Histoire d’Akhlât. Aventure tragi-comique avec notre hôte. Respect naïf pour le Saint-Évangile. Les ruines d’Akhlât ; la vallée de Matavantz ; les Turbehs. Soirée musicale. D’Akhlât à Tadwân ; le Nimroud-Dagh ; Quezwâk ; Tadwân. De Tadwân à Bitlis ; le seuil du lac de Van ; hypothèse sur la formation du lac de Van ; les khâns du col ; Bitlis..


26 Novembre.

Pour gagner Adeldjivas, nous aurons à franchir, non pas des chaînons secondaires du Sipan-Dagh, car la montagne forme une seule masse baignant dans le lac, mais bien les contreforts largement plissés du volcan. Ces contreforts ont généralement l’orientation de rayons partant du sommet de la montagne comme centre commun.

Le Sipan-Dagh qui coupe à peu près en deux portions égales la côte septentrionale du lac de Van, forme en même temps le centre pittoresque de toute la région. Il a la pureté et l’austérité de lignes qu’affectent généralement les volcans.

Ses feux, éteints depuis longtemps, ont laissé des souvenirs profonds dans les légendes du pays ; là où s’élève aujourd’hui la montagne, vivait jadis un peuple impie. Allah le châtia en donnant aux feux souterrains leur terrible essor et faisant jaillir de terre trois énormes montagnes[1]. Mais cet autrefois doit se reculer dans la nuit des temps, car les Kurdes racontent, comment aux jours du déluge, avant de s’aller reposer sur l’Ararat, l’arche vint donner contre le sommet du Sipan. À ce signe du prochain apaisement de la colère divine, Noé s’écria : « Soub’han-Allah », Grâces soient à Dieu, d’où vint le nom de Soubhan ou Sipan-Dagh[2].

L’altitude absolue du Sipan-Dagh n’est que de 3 353 mètres[3] ; mais son isolement dégage ses lignes, et son reflet, brillant dans les eaux tranquilles du lac, le grandit immensément ; aussi le colonel Shiel qui avait si longtemps résidé au pied du Demavend, croyait-il le Sipan aussi haut que ce Père des montagnes. La première ascension du Sipan-Dagh fut faite par Brant en 1838[4].

Aux environs du Sipan-Dagh habitent, dit-on, quelques hordes Yezidis. Ces adorateurs du diable, quoique abhorrés des Kurdes, étaient, dit Jaubert[5], à cause de leur bravoure, ménagés par les princes kurdes qui cherchaient même à les attirer dans leurs domaines. Leur nombre a dû bien diminuer, car Mehemed-Reschid-Pacha leur fit une guerre d’extermination[6]. Le seul village yezidi qu’on nous ait positivement signalé jusqu’ici est celui de Pischikümbète, sur la gauche du chemin de Khorzot à Karakhân.

Départ 7 heures matin.

Au sortir d’Agantz, l’on traverse jusqu’aux premiers contreforts du Sipan, la même plaine d’Ardjîch dont j’ai déjà parlé ; elle est partout cultivée, et autant que la neige permet d’en juger, il semble que les labourés alternent avec des jachères. D’ailleurs, dans un pays où tout l’engrais passe en combustible, ce mode de culture doit être le seul qui n’épuise pas la terre.

Les contreforts largement ondulés où se faufile le chemin, masquent le Sipan. Vers onze heures nous faisons une courte halte au petit village d’Aghsraù, caché dans un pli de terrain ; de là nous redescendons vers la rive du lac et longeons les bords d’un ravissant petit golfe où le Sipan apparaît dans toute sa splendeur[7]. Après avoir franchi une rivière assez considérable, mais toute gelée, nous atteignons le village arménien de Norchèn[8], bâti sur le flanc d’une colline.


Le Sipan-Dagh (vue prise entre Aghsraù et Norchèn).

Arrivée 3 h. 30 soir.

Cette colline est des plus curieuses : elle n’est composée que de cailloux roulés, de nature volcanique. Je cherche vainement l’explication de ce fait. À simple titre d’indication, je note que le sommet de cette colline est à peu près à la même hauteur au-dessus du niveau du lac que le seuil de Tadwân.


27 Novembre
Départ 7 h. 30 matin.

Plus nous avançons vers la zone que la masse du Sipan défend des vents du Nord-Est, plus la neige se fait rare. La marche sur un terrain sablonneux est facile et le chemin s’élève peu à peu jusqu’à l’une des terrasses formant les assises de la montagne. Nous laissons à notre gauche, à une assez grande distance, et beaucoup plus bas que nous, l’étang de Khorantz ; il nous est impossible de juger si c’est un ancien cratère ou une lagune détachée du lac. Un autre étang, sur les bords duquel Kiepert marque le village de Sipan nous reste invisible ; il est à notre droite et plus haut que nous. Il doit sans doute occuper la cavité d’un ancien cratère et les énormes moraines que nous longeons, sont peut-être les moraines frontales de sa dernière coulée de laves.

Le ciel, d’abord sinistre, nous découvre vers midi de ravissants aperçus sur le lac.

Au sommet d’une colline, les ruines d’un vieux caravanséraï, solide construction à trois nefs, restent comme les témoins des temps de prospérité : un petit village est bâti auprès.

Arrivée 2 h. 30 soir.

Bientôt le chemin s’infléchit vers une fraîche vallée où s’abritent les premières maisons d’Adeldjivas[9] ; le ruisseau franchi, on pénètre dans la petite ville coquettement accrochée à un éperon montagneux que couronne une vieille forteresse ruinée. De ce Kaleh partent, s’écartant en éventail, les murs de la ville. Comme ceux d’Ardjîch, ils plongent assez avant dans le lac.

Adeldjivas forme donc une sorte de demi-cône, dont le sommet est au Kaleh, dont la base commence à l’Est au petit ruisseau que nous venons de franchir et s’arrête à l’Ouest au vallon profondément encaissé, dont les eaux drainent le petit lac de Dil-Göl. C’est vers ce vallon que les habitations se sont groupées de préférence ; elles débordent même les remparts. La portion Est de la petite ville est plutôt un quartier de « jardins », comme une miniature des jardins de Van.

Cette ruine au sommet, ces murs descendant comme de grands bras, ces vergers, ces masures ; sur la plage le léger clapotement des eaux du lac, cet aspect calme et insouciant des habitants, tout cela est d’une ravissante poésie. Adeldjivas est comme le pendant d’Artamied.


Adeldjivas.

Notre demeure domine le chemin et, par-dessus les toits plats, la « mer ». Une vieille mosquée ruinée forme premier plan. Nous occupons une grande chambre dont les fenêtres portent l’habituel carreau de papier huilé. Nous demandons au propriétaire d’aérer un peu la chambre ; il s’approche de la fenêtre et, sans plus de façon, crève deux ou trois de ses carreaux. Le procédé est assez primitif !

En se promenant sur le rivage, nos Chaldéens aperçoivent une misérable embarcation, l’un des rares bateaux qui croisent sur le lac de Van. Elle est construite en bois de peuplier et son aspect est des moins rassurants. « Mon Père, s’écrie l’un d’eux, aurons-nous d’aussi grands bateaux que celui-là sur la mer ? » La naïveté était charmante et nous en rîmes un bon coup.


28 Novembre.

Cette nuit, à trois heures du matin, pendant que nous dormions du sommeil des justes, nos katerdjis arrivent, faisant un train d’enfer, et tout étonnés de ne pas nous voir prêts à partir ; nous leur avons, disent-ils, commandé le branle-bas pour cette heure ; ils sont à nos ordres. Tout ahuris, nous cherchons à rassembler nos pensées et nous arrivons à conclure que, soit nos katerdjis, soit nos respectables personnes, ont été le jouet d’une hallucination ; nous entendons dormir notre nuit, et nous renvoyons nos hommes. Sans trop maugréer, ils vont s’installer sur la terrasse d’une maison voisine que dominait le chemin et chacun reprend son sommeil interrompu, cherchant le mot de l’énigme. Pendant ce temps Sahto ronflait : il ronflait, faisant des rêves d’or, avec la douce satisfaction d’avoir joué « de bonne farce » ! Notre drôle avait, à la nuit, pris ses quartiers dans l’écurie. Or un bœuf, son voisin, mécontent d’être dérangé, venait à tout instant envahir le domaine de Sahto. Celui-ci, agacé, fait d’abord passer sa mauvaise humeur en rossant les bêtes. À la longue, n’arrivant pas à dormir, il lui vient une idée sublime : « Je ne dors pas : il n’est pas juste que les autres passent une bonne nuit : et le drôle court d’un pied léger réveiller les katerdjis, leur annonçant que nous voulons partir tout de suite, tchapoûck, tchapoûck ! Puis il retourne s’étendre auprès de son bœuf devenu plus calme, et ronfle béatement. Sa mauvaise farce est bientôt éventée. Personne ne s’en fâcha trop ; il en fut quitte pour recevoir une amicale raclée de ses compagnons.

Départ 7 heures.

Nous partons à sept heures.

Pendant une heure, grimpant et dégringolant, le chemin s’accroche aux rochers qui plongent à pic dans les eaux bleu intense du lac. Les sommets dentelés de la rive sud, neigeux et brillant au soleil, viennent se raccorder aux pentes moins escarpées du Nimroud-Dagh et forment un admirable golfe digne des rives de la Provence. Puis, la plage s’abaisse et s’échancre en anses gracieuses. Plus de neige ; la douce chaleur d’un automne d’Italie. Au fond d’une de ces anses, une charmante oasis de noyers séculaires et d’arbres fruitiers encore couverts de leurs feuilles, cache le petit village de Donouz.


Plan approximatif des ruines d’Akhlât.

À Donouz commence le « pays » compris sous la dénomination d’Akhlât. Donouz s’appelle même Akhlât-birindji ou la première Akhlât. Ce dut être autrefois comme un faubourg de la grande ville ; car partout l’on trouve les vestiges d’une ancienne splendeur. Les maisons ne sont le plus souvent que les restes de constructions en pierre de taille, d’un fort beau style ; les étages supérieurs sont tombés en ruines et les rez-de-chaussée ont été adaptés aux besoins de la population pauvre qui occupe aujourd’hui ces lieux. Dans la campagne sont disséminés de grands bâtiments ruinés, des turbehs[10] élégants ; sur la rive du lac s’élève une forteresse (no 1 du plan) ; un peu plus loin un grand cimetière (4). Le sentier passe près d’un admirable turbeh circulaire (3), puis, longeant la base d’un plateau autrefois fortifié (5), descend dans une vallée profondément encaissée. Un beau pont d’une arche, aujourd’hui à demi ruiné, est jeté sur le torrent.

Trois groupes de masures, du plus misérable aspect, s’accrochent aux flancs de la vallée ; c’est l’Akhlât d’aujourd’hui[11]. La gorge est froide et austère, les aspects fantastiques et sauvages ; nous venions de parcourir les idylliques paysages de Claude Lorrain ; c’est ici l’âpre domaine de Salvator Rosa.

Les flancs du plateau fortifié sont creusés de grandes grottes à demi effondrées. Les masures parmi lesquelles nous cherchons notre abri ne sont que la devanture de grottes analogues. Un Arménien nous offre sa demeure ; elle paraît presque plus misérable que les autres ; mais l’étroit couloir ouvre dans une vaste grotte. C’est un grand rectangle dont un des côtés longs se prolonge plus avant dans la montagne, formant ainsi l’écurie.


Phototypie J.-B. Obernetter, Munich.
AKHLÂT

Au fond de la grotte, une grande huche en pierre volcanique contient la provision de farine ; à côté, un escalier conduit à une plate-forme qui mène elle-même à des réduits mystérieux où nous ne pénétrons pas. Contre les parois de la grotte sont disposés quelques pauvres ustensiles de ménage. Le tandoûr occupe le centre de la demeure ; nous nous installons tout auprès. La voûte de la grotte forme un demi-cylindre elliptique. L’atmosphère y est chaude, étouffée, riche en senteurs.


Plan et coupe de notre grotte d’Akhlât.
Akhlât est un des plus pauvres villages que nous ayons vus jusqu’ici. La population arménienne est misérable. Des jeunes filles de quinze ans sont presque nues ; personne ne put nous fournir la moindre provision. Et pourtant Akhlât est dans une situation privilégiée. En dehors de la gorge étroite où le soleil pénètre peu en hiver, le climat du territoire d’Akhlât est très doux. Les jardins y produisent des fruits renommés. Les pêches et les pommes y atteignent de très belles dimensions ; elles étaient autrefois connues jusque dans l’Aderbeidjân[12].

Deyrolle qui traversa au milieu de l’été le plateau de Prkouz à Akhlât, dit : « Après un court repos au village de P(ou)rkouz, nous nous dirigeâmes vers Akhlât à travers un plateau admirablement cultivé où le froment était si beau et si admirablement semé, que j’aurais pu me croire dans l’un des plus riches endroits de la Beauce sur le territoire d’une ferme-école, au milieu d’une culture perfectionnée »[13].

Que sert, hélas ! à un pays toute sa fertilité quand les récoltes, qui aujourd’hui sont semées et rentrées en paix, sont ensuite pendant des années livrées au pillage ! Depuis le passage de Deyrolle, des tribus kurdes ont dû comprendre Akhlât dans l’aire de leurs razzias et amener ainsi la population à ne plus cultiver que dans la stricte limite des plus urgents besoins.

Géographiquement, Akhlât, situé à l’angle du lac, tendant la main à Bitlis, Moûch et Melezguerd, devrait, comme par la force des choses, être un entrepôt commercial au lieu d’un désert.

Aussi bien, Akhlât a joué dans l’antiquité un rôle considérable.

Il est impossible de déterminer l’époque de sa fondation ; on sait seulement par le témoignage des historiens orientaux qu’elle était comprise dans le district arménien de Peznouni (Deyrolle écrit Keznouris et Texier Pernouni). Le nom arménien était Khlât, mais le nom arabe et turc est Challath, ou mieux Akhlât.

C’est sous ce nom que la ville est le plus connue, car son développement historique se rattache aux invasions musulmanes. Les Khalifes, dont les armées avaient subjugué toute la petite Arménie jusqu’à Melitène (Malatiyeh) et s’étaient avancées dans toutes les vallées communiquant avec le lac de Van, s’emparèrent d’Akhlât au neuvième siècle.

Les empereurs byzantins finirent par en chasser les Musulmans (993) et ils conservèrent cette place pendant quelques années. Mais ils ne purent s’y maintenir contre les attaques des princes indigènes, soutenus sans doute par les Seldjoukides, et Akhlât devint l’apanage de princes kurdes qui y fondèrent de passagères dynasties. L’une d’elles, la dynastie des Merwanides, régnait à la fois à Diarbekr et à Akhlât. Sa tyrannie finit par devenir si insupportable aux habitants d’Akhlât, qu’ils préférèrent se jeter entre les bras des Turcs ; ils se livrèrent à Sokmân-el-Cothbi, un des chefs mamelouks du Seljoukide Kouthb-ed-din-Ismaël. Sokmân-el-Cothbi chassa les Merwanides et en 1099 se fit proclamer roi d’Akhlât, avec le titre de Shah-Arman, roi d’Arménie.

Akhlât devint ainsi pendant un siècle la capitale d’une dynastie improprement appelée seldjoukide. C’était au temps où les Khalifes, réduits à l’impuissance, voyaient partout s’élever à leurs dépens de semblables dynasties. C’était une époque de luttes où tout pouvoir était incertain ; aussi bien les Seldjoukides d’Akhlât furent-ils constamment en guerre avec leurs voisins. Mais ces guerres ne les empêchèrent pas de porter leur capitale à un haut degré de splendeur. Les monuments dont on admire aujourd’hui les ruines remontent à cette époque ; ils sont donc à peu près contemporains de ceux d’Ani ; ils portent d’ailleurs très distinctement la marque d’une même influence artistique.

En 1207 un prince kurde de la famille de Saladin, Malek-el-Auhad-Ayoub, renversa la dynastie seldjoukide dont il occupa le trône avec valeur.

Bientôt Akhlât eut à repousser les attaques du terrible Djelal-ed-din-Charezm-Shah, qui l’assiégea deux fois sans succès.

En 1229 (626 de l’Hégire), il revint une troisième fois à la charge ; le siège fut terrible. Le blocus dura tout l’hiver ; vingt machines de guerre attaquèrent les murs du côté du lac ; mais pour abattre le courage des défenseurs, il fallut la famine ; le pain se vendit au poids de l’or et l’on dût manger les chiens. Épuisés par les privations, les défenseurs d’Akhlât furent débordés ; Djelal-ed-din emporta la ville d’assaut. Les hordes Djingiskhanides la lui arrachèrent en 1245. C’est alors qu’Akhlât devint l’apanage d’une princesse géorgienne, mariée à un prince de la famille de Saladin. La guerre avait sans doute déjà causé bien des ruines. En 1247, un tremblement de terre détruisit une grande partie des monuments. Enfin en 1548 (955 de l’Hégire), le Shah de Perse s’empara d’Akhlât et fit complètement raser la forteresse (no 5 du plan). Plus tard, Soleiman-Ghazi fonda une nouvelle forteresse au bord du lac ; elle n’eut jamais une grande prospérité (no 1)[14].

Mais revenons à notre grotte. Il est trop tard pour aller visiter les ruines ; nous leur consacrerons la journée de demain.

Nous espérions occuper seuls notre demeure, et ce n’est pas sans défiance que nous constatons qu’on ne nous en cède qu’une partie, la meilleure, il est vrai. Nous nous installons auprès du tandoûr ; je commence à écrire mon journal et à faire un relevé barométrique. Pendant ce temps Hyvernat se fait enlever ses bottes par notre petit chaldéen, Lazare ; celui-ci remplit si gauchement son office, que le voici tout d’un coup les quatre fers en l’air, entraînant dans sa chute table, encriers, baromètres, bousculant tout notre ménage. Chacun nous aide au milieu de l’hilarité générale à remettre notre installation en ordre. Au bout de cinq minutes je veux rentrer mes baromètres dans leur étui. Impossible de retrouver l’un d’eux ! Je le cherche partout, même dans le tandoûr, tout est inutile.

Pendant ce temps se déroule au bout de la grotte une petite scène typique. Le maître de céans tire Houchannah à part et lui dit en grand mystère que, moyennant un bon bakschîch, il nous ferait retrouver notre baromètre. Houchannah, devinant de quoi il s’agit, promet en souriant. Le maître lui montre alors du doigt son frère, dissimulé sur la plate-forme au fond de la grotte, en train de cacher le baromètre dans une caisse. Pour le coup, voici un vol manifeste, d’autant plus grave, qu’on nous a offert l’hospitalité ! Le gredin avait vu tomber le baromètre dans le tandoûr et, rapide comme un voleur, s’en était emparé avant que nous eussions le temps de nous en apercevoir ; il prenait le cuivre de la monture pour de l’or, et s’en promettait merveilles ! Nous exigeons impérieusement et avec courroux la remise de notre baromètre. Je m’en saisis, et tout entier au soin de constater les dégâts que la cendre et la chaleur du tandoûr lui ont causés, j’oublie le voleur, laissant ainsi à Hyvernat le rôle de justicier.

Il commençait à le remplir en bourrant le voleur, quand entre un de nos zabtiés. À peine au courant du fait, il bondit sur notre individu, et, aidé de nos hommes, commence à le rouer de coups. Son frère, notre hôte, a la naïveté de choisir ce moment pour réclamer son bakschîch et excuser le voleur par ce singulier raisonnement que « le baromètre leur appartenait du moment qu’il était tombé dans le tandoûr » ! Le zabtié pour lui apprendre
Huche à farine (hauteur 1m,75).
les lois de l’hospitalité, lui assène un grand coup sur la tête ; puis, aidé de nos hommes, il expulse à coups de trique le voleur et notre hôte, qui crient tous deux à tue-tête : « Tandoura düchti, tandoura düchti », c’était tombé dans le tandoûr, c’était tombé dans le tandoûr !

L’exécution eût été suffisante ; mais nos hommes étaient furieux ; les zabtiés voulaient témoigner du zèle et, une fois la rossée commencée, nous sommes impuissants à l’arrêter. Le voleur est conduit à notre autre zabtié qui a le grade de schiaoûch (sergent) ; il ne veut pas être en reste, et rosse de plus belle le malheureux qu’il fait coucher à côté de lui en le garrottant solidement. Le pauvre diable a été si malmené que son ventre en est enflé. Ce sont des procédés brutaux. Mais ils rentrent tellement dans les mœurs, que celui qui n’y aurait pas recours dans une certaine mesure se ferait mépriser et voler en détail. Au demeurant, notre voleur sera relâché demain et pour un Arménien, habitué à être malmené à plaisir par les Turcs, il trouvera encore qu’il en est quitte à bon marché !

Pour nous, nous exhibons nos revolvers et nous déclarons solennellement que le premier qui aura le malheur d’entrer dans notre grotte, recevra une balle dans la tête ; puis nous nous préparons à nous aller coucher.

Nouvel incident : Hyvernat tombe dans le tandoûr ! l’incident n’est heureusement que risible.

Avant la scène du baromètre, notre hôte nous avait apporté un paquet dont il voulait, dit-il, nous montrer le contenu. Il s’accroupit devant nous, prend un air grave et commence à défaire l’enveloppe du paquet. Il déplie avec une lenteur solennelle, et s’interrompant à chaque fois, un, deux, trois, quatre, cinq…… dix-neuf mouchoirs, et du dix-neuvième nous tire un évangéliaire de l’édition princeps des Méchitaristes de Venise. Ce respect avait son côté touchant, mais les dix-neuf mouchoirs mirent notre sérieux à une terrible épreuve ! Inutile de dire que cet évangéliaire n’est jamais feuilleté, son propriétaire ne sachant pas lire.


29 Novembre.

Nous consacrons la journée à la visite des ruines éparses aux alentours.

Le matin nous remontons la vallée jusqu’au village de Matawantz[15] qui est à une demi-heure de chemin d’Akhlât. La vallée n’est qu’une gorge assez étroite où l’impétuosité du torrent et les grands éboulements de roches volcaniques donnent souvent au tableau des aspects grandioses. Mais l’intérêt de la promenade est dans le nombre incalculable de grottes taillées dans le rocher. Beaucoup sont à peu près éboulées et leur dimension est très variable. On est peut-être en droit de considérer ces habitations, aujourd’hui désertes, comme le noyau le plus ancien de la ville d’Akhlât ; mais ce serait une erreur de reculer l’époque où l’ensemble de ces demeures a été creusé jusque dans les temps préhistoriques. On connaît plusieurs villes souterraines dans ces régions. Ani a son quartier de grottes, et en Géorgie l’on rencontre, près de Gori et ailleurs encore, des villes souterraines abandonnées dont les restes témoignent souvent d’un art décoratif assez avancé. Je crois qu’il faut chercher la raison d’être de ce genre d’habitations dans les conditions de climat et de terrain, et non dans les traditions de peuplades troglodytes. Entre la grotte naturelle où se réfugie le troglodyte et ces demeures souterraines, soigneusement travaillées, il y a tout l’intervalle qui sépare l’état social le plus sauvage d’une haute civilisation.

Quant aux conditions de terrain et de climat, j’y attache la plus grande importance. Rome, avec son sous-sol de tuf, tout à la fois aisé à travailler et solide, a vu se ramifier un réseau souterrain de catacombes, d’un développement de plusieurs centaines de kilomètres. Il me semble naturel que dans un pays où les hivers sont rigoureux et les étés très chauds, et où le bois a dû d’assez bonne heure être rare, on ait été amené très rapidement à se creuser des habitations d’une éternelle solidité dans une roche dont le noyau, assez facile à entamer, durcissait ensuite au contact de l’air. On avait ainsi des demeures où, de fait, la température se maintenait constante, tandis que les écarts de température de l’extérieur la faisaient paraître chaude en hiver, fraîche en été.

Les habitations de Matavantz, échelonnées en gradins sur les flancs de la gorge, sont presque toutes souterraines. Une vieille église arménienne, pittoresquement accrochée au rocher, sur plombe la rive gauche du torrent. Elle aussi est, en très grande partie, creusée dans le roc.

Au retour de Matavantz, nous escaladons le plateau (5 du plan) dont j’ai déjà parlé. Il domine la jonction de la vallée principale et d’un petit vallon sans eaux, dans lequel descend le sentier qui vient d’Adeldjivas. Au Nord il est séparé du plateau supérieur par une légère dépression, peut-être artificielle. C’est là que s’élevait la forteresse, et sans doute aussi le palais des Sultans d’Akhlât. Le Shah de Perse, qui fit raser ces constructions en 1548, n’y laissa pas pierre sur pierre, et aujourd’hui ce n’est qu’un champ labouré.

Il est probable qu’Akhlât devait avoir, comme Van aujourd’hui, un grand « quartier de jardins » non fortifié et avec habitations très disséminées. C’est du moins l’hypothèse qui me semble la plus probable, car nulle part je n’ai vu la moindre trace de l’enceinte qui aurait dû contenir la vieille Akhlât[16].

Entre cette ancienne forteresse et la « mer » s’étend un vaste cimetière musulman. Le champ des morts a été plus respecté que la demeure des vivants, et l’on éprouve une impression étrange à ne retrouver intactes, au milieu de ces dévastations, que les tombes. D’Akhlât, en effet, il ne reste que des sépultures.

Ici d’abord le grand cimetière du peuple (4) ; les pierres tombales hautes de plus de deux mètres, couvertes de belles inscriptions, sont d’une uniformité remarquable ; le caractère de l’histoire d’Akhlât s’y retrouve tout entier ; une grande splendeur, mais concentrée en une seule période très courte. Au milieu de ces tombes se trouvent deux mausolées (turbehs).

Mais les turbehs de beaucoup les plus beaux bordent le sentier d’Adeljivas. Le tombeau du sultan Bayandoûr, l’un des chefs tartares qui s’emparèrent d’Akhlât au XVe siècle (no 3 du plan) est un vrai bijou. Devant un bâtiment rectangulaire de forme austère s’élève un édicule cylindrique. Il est presque entièrement à jour. D’élégantes colonnettes portent un tambour assez court au-dessus duquel règne une corniche composite du travail le plus fin. L’édicule est couronné par un toit de pierre, de forme conique. Le temps a donné à la pierre, d’un rouge-brun et d’un grain très fin, des tons chauds qui rehaussent admirablement toute la beauté du travail.


Turbeh du sultan Bayandoûr.

Sur la rive droite du torrent (7 et 8) s’élèvent les ruines de deux turbehs. Ils étaient de forme carrée et beaucoup plus grands que celui dont je viens de faire la description. L’un d’entre eux (no 7) est appelé par les habitants turbeh de Hassân Padichah[17]. La ville fortifiée (1), bâtie sur les bords du lac, est, comme nous l’avons vu, plus moderne ; elle fut fondée par le Sultan Soleiman Ghazi (975 de l’Hégire = 1564). Il est probable qu’à l’époque troublée où cette forteresse fut bâtie, le système des « jardins » parut trop dangereux et que l’enceinte fut destinée à abriter la majorité des habitants. Bien que son périmètre fût assez petit, il devait suffire à contenir une population décimée par les guerres.

Aujourd’hui quelques pauvres familles habitent seules ces ruines. L’enceinte renferme deux mosquées. L’une d’elle est une construction carrée surmontée d’une coupole cylindrique, raccordée au carré par des arcs en ogive. Son portique est assez ruiné. La seconde mosquée a une coupole octogone à l’extérieur et cylindrique à l’intérieur. Son portique est mieux conservé. Les deux mosquées sont assez pauvres en ornements.

Vers le soir nous retournons à notre grotte. Le maître de maison a gardé de la scène d’hier un trop cuisant souvenir, et il nous laisse aujourd’hui seuls maîtres et seigneurs de sa demeure.

Après le souper se présentent des musiciens kurdes, accompagnés de deux jeunes danseurs. Les musiciens se servent de la kiamantcha ou viole kurde et du tambourin. Les danseurs ont chacun des castagnettes. Ce sont des garçons de 10 à 12 ans habillés de longues robes. Leur danse est assez variée, mais le chant qui l’accompagne est monotone. À côté de trémoussements passablement sauvages et de goût douteux, ils ont des mouvements d’une grâce et d’une agilité parfaites. Cette musique barbare, renforcée par l’écho de la grotte, cette danse qu’éclairait une lumière vacillante, composaient un spectacle étrange et artistique.

Mais à la réflexion tout le charme disparaît pour faire place à une profonde tristesse, car l’immoralité des mœurs musulmanes fait à ces enfants une honteuse condition et les rend le jouet des plus ignobles passions.


30 Novembre
Départ 7 h. 45 matin.

Ce matin le ciel est couvert et la température douce, ce qui ne nous présage rien de bon.

D’Akhlât à Tadvân on ne compte guère que six heures de marche. Le chemin est excellent, actuellement libre de neige, et l’on n’y rencontre d’autres obstacles qu’un certain nombre de cours d’eau assez importants, mais guéables.


Nimroud-dagh.

Pendant la première moitié du trajet on reste dans une plaine étroite et sans caractère ; à l’Est on aperçoit les rives du lac, plates et marécageuses ; le Nimroud ferme le paysage à l’Ouest.

Il domine le lac d’à peu près mille mètres ; sa masse est lourde et disgracieuse, mais on peut très distinctement se rendre compte de l’immense étendue de son cratère, qui passe pour le second en superficie sur la surface terrestre.

Comme le Sipan, le Nimroud-dagh a sa légende. Nemrod, le puissant chasseur, avait établi sa résidence d’hiver à Roha (?) et pour échapper aux chaleurs de l’été, s’était construit au sommet du Nimroud un admirable château. Mais son orgueil provoqua la colère de Dieu ; sur l’ordre d’Allah le sommet de la montagne s’affaissa, engloutissant le château royal et ses habitants, et formant un lac de 1 500 coudées de profondeur et de 3000 (? ?) parasanges[18] de tour !

Après quatre heures de marche, nous touchons à une charmante anse que domine au Nord un promontoire rocheux, isolé. Le village de Quezwâk fait pendant au promontoire sur la rive sud de cette petite baie. Il semble prospère. Nous retrouvons ici pour la première fois depuis Guiänguiätchine les toits de pisé pointus au lieu de terrasses plates.

Quezwâk a une église arménienne assez ancienne et de jolie construction. C’est un carré inscrivant une croix grecque que surmonte une coupole ; les bas-côtés sont voûtés en plein cintre et viennent tous s’appuyer sur les quatre piliers qui portent la coupole.

Pendant que nous examinons l’église, survient un Arménien habillé à l’européenne et se disant ministre anglais. La modestie n’est pas son fort, car il nous assomme du récit des œuvres méritoires qu’il a faites ; il finit enfin par où nous lui eussions permis de commencer — par nous proposer un marché. Il a à notre disposition un cheval, un fusil et maints autres articles dont nous n’avons nul besoin. Nous plantons là ce singulier personnage et continuons notre chemin.

La dernière partie de la route est bien plus pittoresque, mais aussi plus difficile. Ce ne sont que petites montées et descentes. Partout où le chemin est creux, de grands amoncellements de neige forcent à des détours ; heureux que le dégel nous ait dégagé le reste du chemin, car il y a huit jours, il devait être presque impraticable. Le Nimroud-Dagh devient plus majestueux à mesure que l’on approche de la baie de Tadwân, dont le gracieux ovale forme ici l’extrémité du lac. On aperçoit très bien le seuil de séparation du bassin de Van et du bassin du Tigre. Il est si peu élevé, il est si peu à sa place, que malgré soi l’on y cherche une fissure par où s’échappent les eaux du lac de Van.


Notre demeure à Tadwân.

Arrivée 2 h. 30 soir.

Tadwân, petit village arménien, bâti tout près du lac, est dominé au Sud par un promontoire rocheux que couronnait jadis une forteresse. Le temps est malheureusement couvert ; mais par un ciel clair la vue du haut de ce rocher doit être admirable, embrassant une grande partie du lac de Van dont les rives viennent converger ici[19] ; puis se reposant sur les deux géants, les gardiens et, le mot est absolument exact, les pères du lac, le Nimroud et le Sipan.

À quelques minutes du village, un bois d’ormes abrite un antique cimetière arménien. Il semble qu’entre les générations qui y reposent et celle qui mène dans le hameau sa misérable existence, il n’y ait point de liens ; car ce cimetière est comme un lieu néfaste, abandonné des hommes. La nature y reprend ses droits et les ormes, poussant leurs racines entre les tombeaux, en font l’une après l’autre tomber les pierres. Ce cimetière doit être très ancien, car ses croix ornées et ses sarcophages sont d’un type qui s’écarte très sensiblement de tous ceux que nous avons vus jusqu’ici.


Notre demeure à Tadwân.

Il dégèle et les ruelles de Tadwân sont transformées en infects bourbiers ; quant à notre demeure, elle reproduit le type invariable de la maison-écurie. Un banc s’appuyant à des « colonnes » de bois qui soutiennent le toit, délimite la « maison » et son dossier forme la clôture de l’écurie. Les bêtes sont attachées à ce dossier. Lorsqu’il leur prend fantaisie de causer familièrement avec leur maître, il leur suffit de passer la tête entre les barreaux largement espacés de la clôture. Mon cheval Djamoûch est d’humeur fort causante ; il est vrai que son principal mobile est une insatiable gourmandise ; il se saisit de tout ce qui lui tombe sous la dent, et je le surprends s’attaquant à mon lit de camp !


1er Décembre
Départ 7 h. 45 matin.

Journée désagréable : il dégèle et l’atmosphère est imprégnée d’une humidité froide et pénétrante. Une heure à peine et nous aurons quitté pour toujours ces rives charmantes et pour nous si pleines de souvenirs du lac de Van ! Est-ce cette pensée, est-ce le temps, ou plutôt la combinaison de ces deux éléments, bref, nous sommes d’humeur triste et montons mélancoliquement la pente douce qui mène au seuil de Tadwân. Il faut environ une heure pour y arriver, et le baromètre lui donne à peine cent mètres d’élévation[20] au-dessus du niveau du lac.

Ce seuil est un grand plateau dominé par de hautes montagnes qui forment comme trois couloirs où il se perd ; le plus large est celui par lequel le plateau s’infléchit vers le lac ; le couloir du Nord, par lequel il va se perdre dans la vallée du Kara-Sou (qui arrose le district de Mouch), est plus étroit ; le plus étroit de tous est la vallée du Bitlis-Tchaï orientée vers le Sud.

La neige empêche de reconnaître la nature du terrain, mais plus bas, là où elle a disparu, on reconnaît distinctement des coulées volcaniques occupant le fond de la vallée.

Tout en n’étant pas géologue, je ne puis résister à la tentation de donner ici ma petite théorie.

Pour moi, à l’époque de la plus grande activité volcanique du Nimroud et du Sipan-Dagh, le lac de Van devait être une nappe d’eau d’assez petites dimensions, se déversant à hauteur de Tadwân dans le Bitlis-Tchaï ; peut-être même le lac n’existait-il pas ; et la vallée du Bitlis-Tchaï, libre encore des obstructions volcaniques, beaucoup plus profonde par conséquent, se raccordait-elle directement avec la vallée du Bendimahi-Tchaï et du Koschâb. Puis un jour, le Nimroud-Dagh intercepta de ses laves la vallée du Bitlis-Tchaï, la coupant complètement par le seuil de Tadwân, modifiant profondément son relief en aval par les grandes coulées qu’il envoyait vers Bitlis et emprisonnant toutes les eaux d’amont dans un bassin fermé qui devint le lac de Van, et reçut de l’action volcanique sa salure spéciale.

Cette hypothèse me sourirait beaucoup, car il me semble impossible de n’être pas frappé de la forme allongée qu’affecte le lac, depuis l’embouchure du Bendimahi-Tchaï jusqu’au seuil de Tadwân, et de la manière dont cet axe du lac se raccorde avec les axes du Bitlis-Tchaï et du Bendimahi-Tchaï. Il semblerait qu’on pût suivre au fond du lac l’ancienne vallée comblée par les eaux. Il n’est pas jusqu’au grand golfe dont Van occupe le fond qui ne puisse représenter une portion submergée des vallées du Koschâb et du Marmed Tchaï. Les portions de vallées aujourd’hui submergées avaient sans doute ces aspects de hauts plateaux qui sont si frappants dans la vallée supérieure du Zab (Albâg), ce qui expliquerait la grande largeur qu’a pu prendre le lac en les comblant.

Les eaux que cette digue emprisonnait ainsi n’ont pas été assez abondantes pour remplir l’immense bassin, monter jusqu’au seuil de Tadwân et reprendre leur ancien cours par le Bitlis-Tchaï. La forte évaporation de l’été, peut-être l’un ou l’autre déversoir souterrain[21], suffisent à contrebalancer leurs apports, et ainsi le niveau du lac s’est maintenu à peu près à cent mètres au-dessous du seuil de Tadwân ; mais comme ce niveau dépend de l’évaporation, des modifications climatériques plus ou moins stables, apportant plus de pluie et moins de chaleur ou inversement, auront suffi à produire, et ceci dans les temps actuels, les changements de niveau plus ou moins périodiques dont les traces se retrouvent sur les bords du lac et que l’affirmation constante des riverains ne permet d’ailleurs pas de nier.

Je ne prétends naturellement pas imposer cette théorie à mes lecteurs ; mais je dois dire qu’elle me satisfait pleinement.

Sur ce, retournons au seuil de Tadwân.

Ce plateau, dominé par de hautes montagnes formant les trois couloirs dont j’ai parlé, est exposé à toute la rage des vents, et c’est ici la fameuse plaine dont on nous a fait si peur à Van. La neige s’y accumule, dit-on, jusqu’à des hauteurs de quatre et cinq mètres. De fait, malgré le dégel qui a rendu praticable la plus grande partie du chemin, on est encore exposé à de désagréables surprises. Sous une couche de neige, d’apparence uniforme, se cachent des trous profonds, et il faut choisir sa route avec prudence pour n’y pas tomber. On compte depuis Tadwân environ trois heures pour franchir ce plateau. Il n’en faut pas tant à un ouragan pour soulever des tourbillons de neige et ensevelir une caravane. Aussi bien, ce passage mérite-t-il sa mauvaise réputation ; et, au temps où dans ces pays l’on s’occupait des voyageurs, on leur a préparé sur ce plateau inhospitalier des khâns confortables et élégants.

Le premier est à une heure et demie environ de Tadwân, un peu après la ligne de faîte[22]. La légende populaire en fait remonter la construction à quelque 400 ans et l’attribue à un certain Khosroû-Pacha. C’est une véritable forteresse, une magnifique construction en pierre de taille. L’intérieur se compose de grandes galeries parallèles à voûtes ogivales dont les retombées portent sur des piliers qui sont, parallèlement aux axes des galeries, reliés les uns aux autres par des arcs également ogivaux. Ce khân est muni d’un nombre considérable de cheminées. On voit que tout était organisé pour fournir un assez long asile aux voyageurs ; aujourd’hui tout tombe lentement en ruines, mais malgré son état de délabrement, le khân reste encore un précieux refuge pour les caravanes qui y sont souvent bloquées par les neiges pendant des semaines.

C’est de ce khân que le Nimroud-Dagh se présente sous ses aspects les plus majestueux ; on le voit de profil ; ses pentes sont abruptes et déchiquetées ; il n’a plus rien de ces formes lourdes et écrasées que présente son versant Est.

On compte environ une heure de marche entre Bache-Khân et le second khân dont la construction est à peu près la même, sauf qu’il ne contient pas de cheminées.

Ici commence la vallée de Bitlis ; le torrent y roule entre des roches basaltiques ; une heure encore et nous touchons un troisième khân, bâti sur le bord de la rivière. Plus loin, un tronçon de route carrossable annonce le voisinage de Bitlis ; elle passe sur des couches de roches volcaniques toutes noires et d’une remarquable sonorité. Des ponts à peine construits et déjà menaçant ruine, franchissent les ravins ; enfin, voici Bitlis !



Kiamantcha kurde.

  1. Le Nimroud et le Sipan, tous deux puissants volcans éteints, sont certainement deux des montagnes visées par la légende. Quelle est la troisième ? Peut-être le Bingöl-Dagh ?
  2. Légende rapportée par Wilbraham {Cap Wilbrahams Travels, p. 341, 348). Ritter’s Erdk. Theil ix, p. 976.
  3. Texier, Arménie, i, xlv.
  4. Le Demavend a 5 630 mètres d’altitude, par conséquent près de 2 500 mètres de plus que le Sipan-Brant ; Notes of a journey through a part of Kurdestan, 1838. Journal of the Geogr. Soc. of London, 1841, vol. x, part. iii, p. 409
  5. Jaubert, ch. xiv, p. 109.
  6. D’après Texier, Arménie, i, 133, Reschid-Pacha en aurait, dans sa campagne du Kurdistan, exterminé 40 000.
  7. J’ai pris un assez grand nombre de photographies du Sipan-Dagh. Malheureusement toutes ont manqué. Les dessins que j’en donne sont la reproduction de vagues contours devinés sur mes plaques, ou de croquis faits au galop. J’ai longtemps hésité à publier ces dessins, car ils sont presque une injure à cette belle nature.
  8. Ou mieux Norachèn.
  9. Dans le langage populaire le nom d’Adeldjivas est contracté en Aldjivas. Le nom arménien est Ardzgué.
  10. Turbeh, mausolée princier.
  11. Appelée aussi Akhlât-ikindji ou la seconde Akhlât par opposition à Donouz.
  12. Barb, nach Scheref. Heft von Juli 1859, Seite 18.
  13. Tour du monde, XXX, 286.
  14. Cf. Barb, 33 Kurdendynastien. Heft von Juli 1859, S. 18. Ritter’s Erdkunde, T. x, p. 326. Texier, Arménie, ii, 1. Deyrolle, Tour du monde, xxx, 287.
  15. Matawantz ou mieux Matnavantz.
  16. Je serais porté à étendre la disposition en « Jardins » à des villes beaucoup plus anciennes, comme Ninive, par exemple. Quelque part que l’on fasse à l’emphase orientale dans les descriptions qui nous ont été laissées de Ninive, il semble absolument impossible d’admettre que la ville ait tenu dans l’enceinte encore si visible de « Kouyoundjîk ». Cette enceinte devait délimiter la Ville royale ; et, comme on n’a pas trouvé d’autre enceinte, la Ville du peuple était sans doute sans fortifications, et partant, couvrait de ses jardins un très grand espace de terrain. Babylone était toute entière entourée de murs. Mais le développement prodigieux de ces fortifications (elles entouraient une véritable province de 500 kilom. carrés de superficie) montre bien qu’elles ont protégé, non pas seulement une ville dans le sens strict du mot, mais toute cette immense agglomération de jardins. C’est d’ailleurs une opinion très généralement admise.
  17. Je donne un dessin du turbeh no 3, d’après une photographie. Malheureusement l’humidité a abimé la plaque et mon dessinateur n’a pu y trouver que des indications beaucoup trop vagues pour pouvoir reconstituer d’une façon nette les charmants motifs de décor. Je n’étais pas capable de déchiffrer les inscriptions des différents turbehs, et Deyrolle (Tour du monde, XXX, 287), qui donne les noms des Sultans enterrés sous ces monuments, ne donne point de plan d’Akhlât, de telle sorte que je n’ai pu établir l’identité des tombes. J’ai identifié le Turbeh no 3 d’après Layard qui le reproduit : Discoveries in the ruins of Niniveh and Babylon, p. 25.
  18. Le parasange, sur la valeur duquel on n’est pas toujours d’accord, représente grosso modo l’espace qu’un homme parcourt au pas pendant une heure, soit 4 à 5 kilomètres. Il ne serait peut-être pas impossible de tirer de cette légende quelques données sur la formation du lac de Van. Strecker-Pacha dans son remarquable travail sur la retraite des Dix-mille donne constamment aux parasanges indiqués par Xénophon la valeur d’une mesure représentant un temps de marche, beaucoup plus qu’un espace déterminé parcouru par ses troupes. Représentant la marche d’une armée, en pays montagneux et ennemi, le parasange de Xénophon doit être comme mesure de distance, très faible.
  19. Tadwân est le point où se séparent : la route de Bitlis à Van par le Sud du lac, et la route de Bitlis à Van par le Nord du lac. Cette dernière a seule gardé des ruines de cavanséraïs. Du temps de Tavernier, le voyage se faisait toujours par Tadwân, Akhlât, Ardjîch, et Tavernier ne semble pas supposer qu’on puisse gagner Van par un autre chemin, puisqu’il compte 6 jours de marche de Tadwân à Van (probablement qu’on s’embarquait à Ardjîch pour n’avoir pas à tourner le lac d’Ardjîch). Cf. Tavernier, L. iii, c. 3.
  20. Hauteur barométrique :
    à Tadwân
    618mm,5
    Hauteur» barométrique :»
    au col
    610mm
  21. L’hypothèse des déversoirs souterrains est jusqu’ici purement gratuite. La salure toute spéciale des eaux du lac, qui devra tout naturellement se retrouver dans les eaux de l’émissaire, fournit le meilleur moyen d’identification. Mais, précisément, l’on ne connaît jusqu’ici aucun ruisseau dont la salure rappelle celle du lac de Van. Layard, qui a remarqué le très fort débit des sources du Meuks-Sou, ne dit pas et ne laisse pas supposer qu’elles soient salines. Discoveries in the ruins of Niniveh and Babylon, p. 416.
  22. Ainsworth, ii, 373 donne à ce khân une altitude de 5 690′ = 1 734m,50 et, il l’appelle Bache-Khân (Khân à la tête [des eaux]).