Müller-Simonis - Du Caucase au Golfe Persique/Chap-13

Université catholique d’Amérique (p. 221-241).

CHAPITRE XIII


VAN : LES JARDINS — LES HOMMES ET LES

CHOSES.


Les jardins de Van ; leurs avenues ; leurs habitations. La mission des Dominicains. Le P. Rhétoré, le P. Duplan. La fondation de la mission. Les difficultés ; persécution. La mission américaine ; le Dr Reynolds. Nous employons nos loisirs forcés à étudier les hommes et les choses. Le vieux et le jeune Turc. Les fonctionnaires de Van et leur caractère : l’affaire des Nestoriens du Zab ; la conspiration arménienne ; le Tabour-Agassi : une haute fantaisie judiciaire ; Luigi d’Amato ; le photographe Patedjan. Importance des Consuls : la politique russe et la politique anglaise. Mounir-Pacha. Les Arméniens de Van et leurs mœurs.

À peine entrés à Van, nous nous étions, comme on l’a vu, trouvés aux prises avec les difficultés les plus incroyables.

Comme toutes ces difficultés se suivaient et s’enchaînaient avec une impitoyable logique, absorbant le meilleur de notre temps et de notre attention, et reléguant tout le reste au second plan, j’ai cru devoir en ramasser le récit en un même chapitre et lui donner la première place, quitte à faire faire au lecteur une très tardive connaissance avec le pays où nous devions séjourner si longtemps. C’était pour moi le seul moyen de donner une certaine unité à mon récit. Nous allons donc retourner en arrière ; nous sommes au 7 Octobre et nous arrivons à Van.

Le voyageur qui vient de Bachekaleh pénètre d’abord dans ce qu’on appelle « les Jardins ».

Presque toutes les villes d’Orient que nous avons visitées sont rigoureusement délimitées par leurs remparts. Ceux-ci ont beau tomber en ruines : ils forment encore une barrière généralement respectée et que les brigands ne franchissent point à l’ordinaire dans leurs expéditions de pillage. À l’abri de ses remparts, le citadin ne se trouve aux prises qu’avec le gouvernement et ses employés ; engeance qui pourrait, il est vrai, faire regretter les brigands.

Autour des remparts s’étendent des vergers ; leurs cultures arrivent parfois à maturité, sans que les pillards aient prélevé une trop forte dîme ; mais ces vergers sont rarement habités ; des razzias y sont trop à craindre.

Ici il en est autrement.

La forteresse de Van est un rocher isolé au milieu de la plaine, un excellent donjon naturel d’où l’on peut surveiller tous les environs ; il suffit donc d’une petite garnison pour défendre la banlieue. La population vanliote, composée en majeure partie d’Arméniens, gens intelligents, actifs, souvent riches, a mis à profit cette situation.

Confiant aux remparts de la ville le soin d’abriter dans des ruelles tortueuses les bazars où s’entassent leurs marchandises, les Vanliotes se sont plu à bâtir leurs demeures dans la campagne où ils trouvaient l’air et l’espace. Ainsi se sont peu à peu formés les « jardins ». Les avenues en étaient toutes tracées par les vieux sentiers qui des différents points de la plaine aboutissaient aux portes de la ville, et quelques petits hameaux formaient comme les centres de rayonnement de ces nouveaux quartiers.

Enserrés dans des ruelles étroites à l’intérieur de leurs remparts, les Vanliotes ont par une réaction naturelle donné aux avenues des jardins une grande largeur. De nombreuses sources étaient à leur disposition ; ils les ont utilisées pour l’irrigation, et partout l’on voit couler sur les côtés des avenues, des ruisseaux d’eau vive dont les bords sont plantés de rangées de saules ou de peupliers. Parfois l’avenue compte de quatre à six rangées d’arbres.

Derrière ces arbres se cachent les longs murs de pisé qui abritent le verger du Vanliote et dans le verger, sa demeure. Les plus « modernes » ont dédaigné le jaloux abri des murs de clôture et ont bâti leur maison sur l’avenue même. Les plus hardis ont élevé des maisons d’un et deux étages sur rez-de-chaussée. Je dis « les plus hardis », car ces maisons sont construites en briques crues, et il me semble bien imprudent d’élever, avec de pareils matériaux, des murs d’une certaine hauteur.

Dans bien des demeures l’antique « moucharabi », le jaloux treillis de bois, destiné à cacher à tout regard profane l’intérieur de l’habitation, a disparu.


La forteresse de Van, vue des Jardins.

Quand le temps est beau et le feuillage aux arbres, ces avenues que parcourt le soir une foule bigarrée, heureuse de laisser derrière les remparts le soin des affaires et la cohue des entassements de ville, offrent un spectacle charmant ; chaque marchand aisé revient trottinant sur son cheval ; à l’occasion il donne à quelque ami une place à califourchon sur sa bête. D’autres reviennent plus modestement sur leur bourricaud ; bien peu vont à pied. Les distances d’ailleurs sont grandes. Il faut près d’une demi-heure pour gagner le bazar depuis la maison des Dominicains.

Le progrès à Van est allé si loin, que çà et là vous voyez des essais de macadam ; mais ne vous y fiez pas ; la première pluie se charge de transformer les avenues en mares de boue, et alors, adieu toute poésie !

J’ai nommé la mission des Dominicains ; il est bien juste que je commence par elle et ses habitants, puisque c’est là que pendant tout notre séjour nous avons trouvé abri et affection.

La maison de la mission est construite sur le modèle d’une modeste habitation vanliote. Au rez-de-chaussée, une chambre bien simplement ornée sert de chapelle ; au premier, deux chambres, une pour chaque missionnaire, et un assez grand divan. Ces trois pièces donnent sur une véranda que surplombe le toit plat, mais qui, par les côtés, est ouverte à tous les vents ; en hiver cette installation est bien primitive.

Pour nous donner l’hospitalité, il a fallu se mettre à l’étroit ; mais les Pères l’ont fait de si bonne grâce !

L’installation est provisoire ; elle répond à la maigreur du budget et aux incertitudes de la position. Si l’horizon s’éclaircit plus tard, on a la place pour un plus grand établissement, car derrière la maison s’étend un beau jardin. Les produits en sont, il est vrai, assez limités. L’hiver est long à Van, et quand vient le printemps, son action est si soudaine que la végétation s’emporte ! Impossible d’en contenir l’essor ; en quelques semaines tous les légumes montent en graines. Aussi le jardinier est désespéré.

Le jardinier, c’est le Père Duplan.

Le Père Rhétoré, supérieur de la mission, et le Père Duplan, son second, chers et excellents amis, cœurs d’or s’il en fut !

Nos sept semaines de séjour ont été bien longues ; mais quand aujourd’hui je me reporte à cette modeste demeure, et que ma pensée en retrouve les souvenirs, ce temps me parait si court !

Le Père Rhétoré est plus connu sous le nom de Père Jacques. Dans les pays nestoriens c’est Aboûna Yakoub, mieux encore Yakoub-Beg. Très versé dans la langue chaldéenne, très respecté des Nestoriens eux-mêmes, Yakoub-Beg s’est fait un nom dans la montagne.


Phototypie J.-B. Obernetter, Munich.
MAISON DES P. P. DOMINICAINS À VAN.

Le Père Duplan, lui, n’est pas un linguiste ; son turc est de haute fantaisie ; mais c’est l’homme d’action. Il a tous ces talents si utiles dans une mission ; architecte, peintre ou jardinier, il est tout cela ; tout cela, il l’est avec zèle et feu.

Sortie de la mission dominicaine de Môsoul, la mission de Van en est l’avant-garde. Elle en est plutôt un poste perdu ; car Saïrd, la mission voisine, est à près de huit jours de voyage.


Les Pères Dominicains de Van et les voyageurs.

L’idée qui a présidé à la fondation de Van semblait heureuse. Van est un grand centre arménien ; en s’y établissant, on pouvait donc espérer entamer le schisme arménien ; Van est en même temps la ville principale du haut Kurdistan ; elle pourrait servir avantageusement de base d’opération à une action qui aurait pour but de pénétrer les pays nestoriens du Zab par le Nord, comme la mission de Môsoul cherche à les pénétrer par le Sud ; c’est ce qui explique la présence, dans un milieu arménien tel que Van, d’un homme comme Abouna Yakoub, qui s’est toujours occupé d’évangéliser les Chaldéens.

Malheureusement, les Pères qui sont ici depuis 1881, n’ont guère eu depuis leur arrivée, que difficultés et déboires.

Pour ramener les Arméniens à l’unité catholique, il faudrait deux choses : une école et, au moins, un prêtre arménien. L’école, indépendamment de toute considération religieuse, serait un bienfait pour le pays ; mais on se heurte à un mauvais vouloir obstiné de la part des Valis. Les Pères avaient commencé à réunir de jeunes Arméniens pour leur apprendre le français ; immédiatement les tracasseries, les menaces même ont commencé. Le gouverneur n’osa pourtant pas interdire officiellement les cours ; il employa le procédé turc ; des policiers furent apostés aux coins des rues. Lorsqu’ils voyaient un jeune homme se diriger vers la maison des Pères, ils l’arrêtaient : tout d’abord ils cherchaient à l’éloigner des Pères par des calomnies ; ne réussissaient-ils pas, ils employaient la menace : « Si tu continues à aller chez les Frenghuis, tu le payeras ; tu seras mis en prison » — et, l’un après l’autre, ces jeunes gens redoutant un danger qui n’était que trop réel, devaient abandonner la mission. Actuellement les Pères donnent quelques leçons de français aux officiers turcs ; on ne peut espérer grands résultats de ce travail, mais on peut toujours faire pénétrer ainsi quelques bonnes pensées dans ces âmes assez généralement droites, et ces officiers sont des amis qui peuvent être utiles à un moment donné.

Quant à un prêtre arménien, il est simplement indispensable. L’Église arménienne schismatique (grégorienne) et l’Église arménienne catholique forment chacune un corps à la fois civil et religieux, dont les privilèges et les droits s’incarnent dans la personne du Patriarche assisté de son conseil. Restant dans l’un ou l’autre corps, l’Arménien jouit d’avantages sérieux et parvient en temps ordinaire à échapper aux mesures les plus vexatoires que peut inspirer le fanatisme musulman. Pour que des Arméniens schismatiques deviennent catholiques, sans perdre leurs privilèges, il faut donc qu’ils passent dans le corps religieux des Arméniens catholiques. Or, si les Pères sont seuls à Van, sans un représentant du Patriarche arménien catholique qui reçoive en son nom les abjurations des schismatiques, les prosélytes des missionnaires perdront aux yeux des Turcs leur qualité d’Arméniens. Ils n’appartiendront plus à aucune corporation privilégiée ; ils deviendront de pauvres Chrétiens sans défense, exposés aux avanies aussi bien des Musulmans que des Schismatiques irrités. Perdus au fond de l’Arménie, ils n’auront à espérer l’appui
Melcon, domestique de la mission de Van.
d’aucun représentant politique d’une nation catholique. Les Pères se trouvent donc impuissants à commencer leur œuvre auprès des Arméniens. Les moments les plus favorables ont été perdus ; des mouvements de retour, franchement accentués, n’ont point abouti, et cela uniquement par le manque d’un prêtre arménien. Hélas en Orient, plus encore qu’en Occident, les plus grandes œuvres échouent souvent devant une question de détail ; et c’est pour une question de l’ordre le plus infime que les Pères n’arrivent pas à obtenir ce prêtre.

Surveillés dans toutes leurs démarches, entravés ainsi dans toutes leurs entreprises, séquestrés pour ainsi dire dans leur maison sans pouvoir presque en sortir, soumis jusque dans ce dernier asile à des perquisitions et à des vexations odieuses, les Pères ont enfin vu un jour leurs noms inscrits sur des listes de proscriptions. Ils n’ont échappé à ce dernier malheur que par une vraie merveille.

La position des deux missionnaires est donc bien dure. Ils occupent la place ; cela est beaucoup, car on pourra ainsi profiter des éclaircies de l’horizon ; cela est beaucoup, car c’est une prise de possession et tout mouvement de retraite briserait sans doute l’avenir de la mission : mais c’est bien peu pour deux âmes de missionnaires qui voudraient agir et se dépenser.

Ce qui rend encore plus incompréhensible les difficultés faites aux missionnaires, c’est que l’élément Arménien catholique est éminemment loyaliste vis-à-vis du Sultan, tandis que les Arméniens schismatiques sont susceptibles d’obéir, dans une forte mesure, à des impulsions venues d’Etchmyadzine et tournant au profit de l’influence russe !

La Société des missions protestantes d’Amérique, qui a des établissements si importants dans l’Asie Mineure et la Perse, a aussi une mission fortement organisée à Van. Cette mission s’est heurtée dans ces derniers temps à des difficultés très grandes et son action est en ce moment bien enrayée. Les écoles sont menacées et son prosélytisme réduit. Elle a toutefois, en face de la mission catholique, deux avantages ; l’argent et la protection du Consul anglais. Cette protection, si l’on veut, est peu de chose ; mais elle est officielle, ce qui est une garantie morale pour les Américains.

Le chef de cette mission, le Dr Reynolds, est un vrai type d’Américain ; c’est un excellent homme, original et bon à froid ; malgré de longues années de résidence en Orient, son parler turc n’a pas perdu une seule des intonations anglaises.

Le Dr Reynolds est un excellent médecin et, comme tel, il faisait beaucoup de bien. Le Vali lui a dernièrement interdit de visiter les malades ; rien ne peut justifier cette défense à la fois bête et méchante.

Nous eûmes d’agréables rapports avec le Dr Reynolds et sa femme pendant notre séjour à Van. Comme tant d’Américains, M. Reynolds est teatotaler ; le vin ne paraît jamais sur sa table. Lorsqu’il nous invita chez lui, nous étions à l’époque des vendanges ; il fit à cette occasion une gracieuse exception en notre faveur — exception n’est pas le mot, c’est une interprétation casuistique qu’il faut dire — il nous servit du vin doux ; n’étant pas encore fermenté, ce n’était pas du vin — le principe était sauf !

Les difficultés que nous rencontrions à Van étaient pour nous toujours un ennui, parfois un danger ; mais nous pouvions du moins, ne sachant souvent comment employer nos loisirs forcés, faire des visites ; nous avons ainsi appris bien des détails sur les hommes et les choses. Les moindres ruelles des jardins nous sont devenues familières, et nous gardons le souvenir de plus d’un intérieur qui s’est aimablement ouvert pour nous.

Le lecteur a vu comment les Turcs agissaient envers nous ; aussi n’aura-t-il, je pense, pas de peine à croire que le dessous des cartes de l’administration ottomane réserve souvent d’édifiants spectacles.

Ce qu’on appelle le « Vieux Turc » forme une catégorie assez sympathique. Elle est composée de Musulmans croyants, généralement ignorants, quelquefois intolérants, franchement routiniers, mais loyaux et ayant un vrai sentiment de la justice ; leur amitié est difficile à obtenir, mais elle est sûre. Cette catégorie d’hommes est fortement représentée parmi le peuple ; dans le monde des employés le vieux Turc se fait rare ; il est évincé par la Jeune Turquie.

La Jeune Turquie, sur laquelle reposaient au début tant d’espérances, est le dernier produit de l’Islamisme mis en contact avec la civilisation.

Nos sociétés chrétiennes peuvent aujourd’hui encore supporter leurs vices, à cause de l’influence latente que le Christianisme conserve sur ceux mêmes d’entre nous qui en semblent le plus éloignés ; à cause surtout de la marque profonde qu’il a imprimée sur toutes nos institutions sociales. Quand des nations qui sont en dehors du Christianisme se trouvent en contact avec notre civilisation, elles n’aperçoivent pas l’élément caché qui la fait vivre et durer ; elles n’en voient que l’écorce, et elles n’en prennent que l’écorce, c’est-à-dire les vices.

Tel est le cas de la jeune Turquie. Le fonctionnaire « Jeune Turquie », sait le français ; souvent il a été en Europe ; il a un certain vernis d’instruction, quoique au fond il reste ignorant ; il a gardé tous les vices inhérents à la société musulmane ; il nous a emprunté tous les nôtres. Il est suffisant, faux, dépravé. Généralement sa foi musulmane s’en est allée en scepticisme ; il voit le vieil Empire turc tomber en ruines ; mais il ne sait rien faire pour le relever ; piller, et piller toujours, d’autant plus qu’il a agrandi davantage le cercle de ses passions et par conséquent de ses besoins, voilà tout ce dont il est capable.

Quelques-uns, revenus d’Europe, et voyant l’abîme infranchissable qui sépare la civilisation européenne de l’Islamisme, subissent dans leur esprit une réaction profonde. Ils redeviennent Musulmans fanatiques ; ils n’ont plus aucune qualité du Vieux Turc ; personnellement ils sont gâtés ; mais ils ne voient plus de salut pour la Turquie que dans un fanatisme sauvage, une lutte à tout prix ; et l’on voit ainsi ces Turcs européanisés, devenir les représentants des tendances musulmanes les plus farouches[1].

D’autres en arrivent à reprendre le programme le plus arriéré et le plus fanatique, sans obéir à aucune conviction positive autre que la jalousie rageuse et impuissante en face de la supériorité chrétienne.

La plupart des fonctionnaires civils de Van sont « Jeune Turquie ». Quelques faits pourront utilement illustrer leur caractère.

Les Nestoriens de la vallée du Zab, longtemps indépendants, sont astreints maintenant à payer à la Turquie un tribut qui est versé par leur Patriarche, Mar-Chimoûn. Depuis quelques années ils s’en dispensaient ; mais la Turquie ne faisait pas mine de vouloir employer quelque argument convaincant pour réclamer son argent.

Les tribus kurdes qui entourent les Nestoriens sont constamment en hostilités plus ou moins ouvertes avec eux ; elles ne demandaient qu’un signe pour les attaquer.

Tout à coup l’on apprend qu’elles se sont coalisées et, qu’avec des forces très supérieures elles se préparent à assaillir les Nestoriens pour les piller et les massacrer. Elles font leurs préparatifs tout au vu et au su du Vali de Van. Le monde accuse celui-ci d’appuyer les Kurdes pour se venger, par cette expédition de pillage et de massacre, des difficultés que lui causent les Nestoriens. Heureusement l’opinion publique en Angleterre s’émeut tout à coup, et le gouvernement anglais qui s’est obligé par les derniers traités à protéger les Chrétiens d’Asie et qui cherche d’ailleurs à contrebalancer l’influence russe auprès des Nestoriens, se voit cette fois forcé d’intervenir efficacement. La Turquie est obligée d’envoyer des troupes pour arrêter les préparatifs des Kurdes ; au moment où nous arrivions à Van, le Vali avait précisément dû accompagner ces troupes en Hakkiari, pour réprimer ces mêmes Kurdes qu’il avait encouragés d’abord ! Position désagréable s’il en fut ! Néanmoins l’on dit que la considération de Khalîl-Pacha auprès du Sultan n’en a nullement souffert.

Avoir le mérite de découvrir et réprimer une conspiration arménienne semblait avec raison au Vali le summum de la gloire à laquelle il pouvait atteindre. De véritable conspiration, il n’en était nullement besoin. Il fallait au Vali une conspiration ; il l’invente un beau jour ; des listes de suspects sont dressées ; des malheureux sont emprisonnés. Mais la présence des Consuls gêne le Vali dans ses machinations ; il faut essayer de s’en débarrasser. Il réunit donc quelques notables arméniens, et par intimidation les force à rédiger une pétition au Sultan pour se plaindre des Consuls et demander leur suppression. Ces notables acceptent la lâche mission de tromper le peuple, en lui faisant croire que la pétition a pour but de demander la mise en liberté des détenus politiques. Le peuple, sur la foi de ses notables, vient signer en masse, sans lire. Mais un petit Arménien, plus défiant que les autres, parvient à lire à la dérobée les passages les plus intéressants ; il en comprend le vrai sens et dévoile l’infamie. Voilà le peuple soulevé d’indignation ; des désordres graves sont à craindre. Chérifoff alors entre en scène (le Consul russe était absent). Escorté de ses hommes il va menacer le Vali, calmer et rassurer la population ; puis il met en circulation une contre-pétition, qui est bientôt couverte de signatures et qu’il fait parvenir à Constantinople.

Le Vali eut peur, mais par quelques acrobaties de mensonges il se remit vite en selle. Aucun des détenus ne fut relâché ; des mois et des mois s’écoulent sans qu’ils soient jugés. Un malheureux jeune homme est mis en croix pendant quarante-huit heures, boulets aux pieds pour le forcer à avouer une conspiration imaginaire ; un prêtre arménien est, au milieu de l’hiver, plongé pendant des heures dans l’eau glacée ; un autre jeune homme est presque assommé à coups de crosse par le Tabour-Agassi. Ces infamies s’apprennent ; le peuple s’ameute de nouveau ; mais de nouveau le Vali se tire d’affaire à force de mensonges. Pendant tous ces troubles il s’en fallut de peu que les employés du gouvernement ne lançassent les Kurdes de la montagne au massacre des Chrétiens ; seule la présence des Consuls empêcha la chose.

J’ai déjà eu occasion de parler du digne acolyte du Vali, Dervisch-Agha, Tabour-Agassi, ou chef de police. Je ne l’ai point flatté ; mais franchement il ne le mérite pas. Tête bestiale, pommettes saillantes, front fuyant, yeux gris et regardant sans cesse de côté, voilà le portrait du personnage au physique.

Au moral : il est bien difficile de le peindre honnêtement. Les fameuses conspirations arméniennes furent pour lui une aubaine. Sous prétexte de perquisitions il va fouiller les maisons arméniennes, et pour prix de leur liberté, force les Arméniens à lui livrer leurs femmes ! Et ceci n’est pas un cas exceptionnel de son dossier, c’est un fait fréquent ! Et dire qu’il ne s’est encore trouvé aucun Arménien pour flanquer une balle à cette canaille ! Bien pis : bon nombre d’entre eux achètent son amitié en lui faisant les avances dans ce honteux trafic.

Tant que Dervisch-Agha s’en tenait à l’élément arménien, le jeu n’était pas très dangereux. Mais il prenait goût à la chose, et peu de temps avant notre arrivée il venait de déshonorer la femme d’un officier turc. Cette fois-ci l’affaire tourna mal. Dervisch-Agha étant lui-même officier, va passer en conseil de guerre, et il se peut que justice soit faite. En tout cas, il est inquiet, et c’est grâce à sa peur, que, comme je l’ai dit plus haut, Joseph Grimaud échappe à la prison.

Au demeurant, dans ses fonctions de chef de police il a pris l’habitude d’ouvrir ou de fermer l’œil suivant les circonstances. Pour les Arméniens, c’est la vigilance ; pour les Kurdes le pauvre Dervisch-Agha est poursuivi par la fatalité : ces jours-ci, par un curieux hasard, dix prisonniers kurdes se sont échappés, et, chose plus curieuse encore, la cassette de Dervisch-Agha s’en est, dit-on, trouvée du coup alourdie de deux cents livres !

On nous cite une haute fantaisie judiciaire sur laquelle je ne veux point trop insister, car les Russes en font autant.

La mission protestante avait à Erzeroum un vieux maître d’école arménien. Un jeune Arménien, de 18 ans environ, fait une poésie où il donne libre expression à des présages trop hardis sur l’avenir de l’Arménie. Le vieux maître lui corrige son œuvre, biffe les passages les plus compromettants et les remplace par des vers anodins. Peu après, le jeune homme quitte Erzeroum ; en route il est arrêté, fouillé, trouvé porteur de cette poésie ; il est immédiatement emprisonné, ainsi que son maître. Il meurt en prison avant jugement, des mauvais traitements qu’il avait essuyés ; le maître est condamné à l’exil pour la vie !

Un jeune Maltais, sujet anglais, Luigi d’Amato, avait à Van une petite pharmacie bien achalandée. Un haut fonctionnaire turc vient lui demander un remède qui ne pouvait servir qu’à provoquer un avortement. D’Amato refuse de le livrer ; le fonctionnaire l’accuse immédiatement de crimes imaginaires auprès du Vali de Van, le prédécesseur de Khalîl-Pacha. Le Vali fait venir d’Amato ; et après une bourrade d’injures, lui ordonne de s’expliquer. Le Vali, homme de la vieille Turquie entendant le vrai exposé des choses, admire d’Amato et lui donne son amitié. Peu de temps après il meurt ; il avait plus de 80 ans et était criblé de maladies.

Tout à coup, après avoir attendu assez longtemps pour que, vu les moyens dont on disposait à Van, des constatations judiciaires sur le cadavre du Vali ne fussent plus possibles, le fonctionnaire qui avait été éconduit par d’Amato accuse celui-ci d’avoir empoisonné le Vali. Sur cette simple accusation, sans aucune preuve, d’Amato est arrêté : six mois de prison préventive : sa pharmacie est fermée et livrée au pillage. Au bout de six mois le Consul anglais parvient à le faire mettre en liberté provisoire ; mais nul ne sait quand il sera jugé ; et voilà sur un simple soupçon un pauvre homme ruiné !

Un photographe arménien, au service de la mission protestante, M. Patedjan, avait depuis quelque temps pris des photographies de la ville et de la forteresse de Van, ainsi que d’une ou deux inscriptions cunéiformes. Tout d’un coup le voilà suspect ; on lui saisit, à l’heure qu’il est, ses clichés, et l’on va sans doute lui briser ses appareils. Pendant la perquisition faite chez lui, un officier supérieur examine ses photographies. Il prend le minaret dominant la forteresse de Van, pour un Pacha — impossible de le détromper ! — Le fait est authentique ; aussi bien, le pauvre photographe est dans des transes ; bêtise et méchanceté réunies font dangereux ménage !

Tous ces faits montrent bien, ce me semble, combien il est important d’avoir à Van des Consuls pour protéger les quelques Européens qui y habitent, et donner secours aux populations chrétiennes. La Russie a bien compris tout l’avantage qu’elle pourrait tirer de cette situation. Aussi son Consul a-t-il les instructions les plus larges. Il agit en toutes circonstances avec énergie, et, appliquant l’excellent principe de traiter les Turcs en valets, il se fait craindre et respecter.


Phototypie J.-B. Obernetter, Munich.
TYPES ARMÉNIENS DE VAN

Dans une circonstance critique où un sujet russe avait été arrêté, le Consul arme ses hommes, plante ses kawas en sentinelle, monte chez le Vali et le menace, s’il ne lui livre pas le prisonnier sous dix minutes, de se saisir de sa propre personne ! Ces coups d’audace sont le seul secret du succès auprès des Turcs.

Toute autre est la conduite de l’Angleterre. Son Consul ne semble avoir pour mission que de l’instruire des agissements du Consul russe. Un Consul anglais reste rarement plus d’un an à Van ; il n’y a aucune autorité. Ses instructions l’empêchent d’en prendre. Le Vali de Van n’a pas daigné hisser le drapeau turc pour les fêtes jubilaires de la Reine d’Angleterre. Or le Consul de Sa Gracieuse Majesté a ordre de hisser le drapeau britannique tous les Vendredis ! J’ai dit l’attitude servile qui avait été imposée au nouveau Consul anglais au retour du Vali. Eh bien, malgré tous ces aplatissements, l’Angleterre n’arrive à rien ; il a fallu six mois d’humbles instances pour obtenir seulement la mise en liberté provisoire de d’Amato.

Nous aimions à trouver, comme contraste de toutes les vilenies de l’administration civile, la figure sympathique et franche de Mounir-Pacha.

Mounir-Pacha est gouverneur militaire de Van. C’est un homme grand, bien taillé ; belle figure de soldat. Il a fait ses premières armes en Crimée et a gagné ses grades à la pointe de son épée. Son instruction est bornée ; mais sa personne porte le charme de la droiture et de la loyauté. Il perça de suite à jour le vrai mobile de toutes les chicanes qui nous étaient faites et, dès notre arrivée, comme s’il eût voulu en réparer la honte, il nous donna son amitié. Pendant que le Vali et sa bande faisaient mine de sauver la Turquie en nous empêchant de copier des inscriptions cunéiformes, lui nous donnait accès dans tous les terrains qui relevaient de sa juridiction. Tous ses officiers d’ailleurs furent, dès le premier jour, nos meilleurs amis. Aussi bien, Vali, Tabour-Agassi et Cie ont-ils déjà fait tout pour perdre un homme qui, par sa droiture, déjouerait tous leurs calculs, si malheureusement il n’était un peu faible de caractère.

Nous avons connu à Van quelques excellentes et dignes familles arméniennes catholiques, venues pour la plupart de Constantinople.

Quant aux Arméniens de Van, aux Grégoriens surtout, ils n’ont qu’une bien douteuse réputation et n’en méritent pas d’autre. Trop de persécutions et d’oppressions ont passé sur eux pour n’avoir point abaissé leur caractère. Ils sont lâches et faux, au point que les Consuls eux-mêmes étaient obligés de nous avouer qu’ils préféraient les « vieux Turcs » aux Arméniens. La corruption des mœurs est profonde dans ce milieu. J’ai dit la facilité avec laquelle les Arméniens laissaient déshonorer leurs femmes par le Tabour-Agassi. La peur en est grandement la cause ; mais il faut aussi en chercher le motif dans l’absence totale de tout sentiment élevé. Des viveurs s’organisent en bande et font de vraies chasses à la femme. Une quinzaine de ces chenapans ont dernièrement enlevé une pauvre malheureuse qui, pendant trois jours, a été leur jouet. Quand ensuite, à moitié morte, elle a pu regagner sa maison, le mari a dû se taire pour ne pas compromettre sa vie. Pareils enlèvements sont fréquents, et l’on n’y recule devant aucune violence. Au demeurant, l’immoralité ne s’arrête pas là et les crimes contre nature sont à l’ordre du jour. Les Osmanlis, il faut le dire, donnent ici le ton.

Lorsque les Pères ont ouvert leur école, leurs ennemis ont immédiatement commencé à répandre les bruits les plus infâmes ; ils ont si bien trouvé créance, qu’une enquête judiciaire eut lieu et que beaucoup de gens furent tout étonnés de la voir tourner à la honte des accusateurs.

On comprendra que bien des faits relevés dans mon journal de voyage ne puissent trouver place dans ce livre ; ce que j’en ai dit peut suffire. Cet état de choses réagit fortement sur la morale publique, telle qu’elle est prêchée et contrôlée par le clergé arménien-grégorien[2].

Intellectuellement les Arméniens sont fort bien doués. Comme commerçants ils n’ont pas leurs pareils. Tournefort disait déjà d’eux que « non seulement ils sont les maîtres du commerce du Levant, mais qu’ils ont encore beaucoup de part à celui des plus grandes villes d’Europe. » Cela est plus vrai aujourd’hui que jamais.

Sans doute, les Arméniens perdus dans l’intérieur de la Turquie sont loin de traiter les affaires sur une aussi grande échelle que leurs compatriotes de Constantinople ou de l’étranger, mais ils font admirablement fructifier leur petit capital.

À Van « tous les industriels et la plus grande partie des ouvriers de la campagne sont des Arméniens. Les Turcs ne sont que marchands de fruits, et encore y en a-t-il très peu. Parmi les Mahométans il n’y a non seulement pas de maîtres, mais même très peu de manouvriers. Les Arméniens sont un peuple travailleur ; les Turcs sont le contraire. Autrefois ils vivaient du revenu de leurs terres ou étaient fonctionnaires du gouvernement. Maintenant encore ils ne peuvent renoncer à jouer aux Aghas et tuent le temps en flânant dans les cafés et les auberges. Les Musulmans (Turcs et Kurdes) mènent une vie sans souci : mais il faut espérer qu’ils commenceront à travailler le jour où ils s’apercevront du vide d’une telle existence[3]. »

Ce témoignage d’un fonctionnaire turc, mahométan si j’ai bonne mémoire, est précieux.

On prétend que les Turcs n’ont gardé à Van que le monopole de la tannerie et, dans une certaine mesure, celui de la fabrication des armes. Mais tous leurs produits sont grossiers.

L’Arménien, même perdu dans les centres les plus lointains, aux Indes, en Autriche, en France, en Amérique, garde toujours très vivace le sentiment de sa nationalité. À mesure que les communications devenaient plus faciles ; que les Arméniens restés au pays étaient instruits des avantages dont jouissaient les peuples civilisés ; à mesure que les Arméniens de la Diaspora apprenaient plus de détails sur la misérable condition de leurs frères, ce sentiment de nationalité devenait plus profond ; des deux côtés on se tendait la main ; et quand éclata la dernière guerre russo-turque, les Arméniens caressèrent le rêve d’une Arménie indépendante.

Mais ce rêve ne s’est pas réalisé. Il n’eût pas suffi d’arracher à la Turquie les provinces arméniennes qu’elle possédait[4] ; la Russie eût été obligée d’abandonner toute la vallée de l’Araxe, car une Arménie sans l’Ararat et Etchmiadzine n’avait pas de sens.

La Russie n’a pas eu cette générosité, et s’y fût-elle offerte, les autres puissances auraient peut-être reculé devant les risques d’une si grande entreprise.

L’Arménie indépendante eût été une auxiliaire, une vassale de la Russie. Celle-ci a préféré garder sous sa dépendance directe Etchmiadzine, le centre religieux de l’Arménie, pour pouvoir continuer à exercer sur l’Arménie turque un haut patronage de surveillance. Mais la désillusion a été grande, et les Arméniens sont aujourd’hui bien loin de regarder le protectorat russe avec l’enthousiasme d’autrefois. Ils voient que la Russie n’a en vue que son profit ; qu’elle veut les absorber, annihiler leur nationalité et leur Église ; ils sont en défiance, et les Arméniens de Russie s’apprêtent à devenir l’élément d’opposition, les « Polonais du Sud ». Pour les Arméniens de Turquie, Etchmiadzine a perdu de son prestige ; la main du Tzar s’y fait trop sentir et le Patriarcat de Constantinople prend de jour en jour plus d’importance.


Arménienne de Van.

La Russie et l’Europe n’ont donc pas eu la générosité de refaire une Arménie ; peut-être aussi l’entreprise eût-elle échoué. Les riches, les intelligents, les entreprenants de la nation vivent tous loin de l’Arménie proprement dite. La constitution d’une Arménie indépendante ne les eût sans doute pas rappelés dans le vieux pays, et l’élément pauvre et ignorant s’y fût trouvé seul aux prises avec les difficultés inhérentes à la création d’une nation. Puis, même dans leur vieux pays, les Arméniens qui ont la supériorité morale, n’ont pas celle du nombre ; les populations turques et kurdes, depuis longtemps habituées à dominer, y sont trop nombreuses pour se soumettre sans lutte à un pouvoir nouveau, représenté par leurs anciens esclaves[5].

Livrés à eux-mêmes, les Arméniens auraient probablement succombé, et les difficultés de leur situation n’auraient fait qu’embrouiller encore davantage la question d’Orient.

On peut donc avec apparence de raison ranger l’idée de l’Arménie indépendante parmi les chimères, et en prédisant à la race arménienne le plus brillant avenir, douter qu’elle puisse jamais se reformer en nation.

D’ailleurs, un des plus grands obstacles à la constitution d’une nationalité arménienne vient peut-être du caractère même des Arméniens. « Malgré leur supériorité, ils ont de grands défauts tels que la désunion, l’irréconciliabilité, la rancune, l’envie — ce sont là toutefois les fruits et les suites de siècles d’esclavage sous la domination mahométane[6] » ; mais est-on fondé à espérer que de pareils défauts, passés dans le sang, et que l’on peut suivre à la trace à travers toute l’histoire d’Arménie disparaîtront jamais ?

Physiquement, l’Arménien de Van est lourd, peu gracieux de forme, mais vigoureux.

Quittons maintenant les jardins de Van et leurs habitants pour nous rendre à la vieille ville.



Croix tombale arménienne.

  1. Oppert. Exp. de Mésopotamie, i, 89, confirme entièrement cette manière de voir.
  2. D’anciens auteurs, comme Le Bruyn (iv, 220 etc.) tracent déjà un portrait peu flatteur des mœurs arméniennes. Tournefort, il est vrai, se fait leur avocat. (Lettre 20e).
  3. Churchid Effendi, cité par Arzruni. Les Arméniens en Turquie, 16.
  4. Elles correspondent aux vilayets de Van, Bitlis, Darsim, Erzeroum et à une partie des vilayets de Diarbekr et Kharpout.
  5. La dispersion du peuple arménien rend sa statistique difficile à faire. Les uns estiment la population arménienne totale à 2½ millions d’âmes ; d’autres doublent et triplent ce chiffre. Il parait cependant probable que le nombre des Arméniens sujets turcs monte à 7 ou 800 000. Ils ne formeraient donc ainsi dans leur propre pays qu’une minorité, relativement aux différentes races musulmanes qui s’y sont successivement installées et qui représentent presque le double de ce chiffre.
  6. Arzruni, Les Arméniens en Turquie, 19.