Mörike ou la Voix de l’amour


et Arthur Adamov
Comœdia du 14 novembre 1942 (p. 3-14).

MÖRIKE
ou
La voix de l’amour

par R. GILBERT-LECOMTE et Arthur ADAMOV



Nous ne sommes pas de ceux pour qui la poésie se réduit à célébrer l’amour profane. D’abord parce qu’il est d’autres sujets poétiques. Ensuite parce que maintes considérations qu’il serait oiseux de développer ici donnent sérieusement à penser que dans le domaine de l’effusion lyrique l’amour sacré a précédé l’amour profane.

Contrairement à l’opinion admise par les philosophes du xviiie siècle, ce n’est pas l’auteur du Cantique des Cantiques qui a emprunté ses images poétiques à des chants d’amour profane mais, bien au contraire, c’est à la suite d’une sorte de dégradation, de déviation, que le sentiment d’amour divin, dialogue sacré où l’âme jouait le rôle de la femme, a peu à peu été oublié et que la figure seule de la femme est restée.




Mais l’énoncé en termes purement intellectuels de jugements établis sur des sentiments pèche toujours par excès de clarté ou, à tout le moins, par manque de subtilité. Ce que nous venons de dire eût été absolument vrai si une infranchissable frontière séparait l’amour profane de l’amour sacré. Il n’en est rien. Tout épanchement du cœur relève d’une cause unique du seul fait qu’il est épanchement du cœur.

Il n’est pas d’amour particulier, si pauvres que soient les êtres qui l’éprouvent, qui à son paroxysme n’aille se jeter dans la mer sans bornes de l’amour universel.

Toute femme aimée et perdue, c’est Eurydice. Eurydice est l’âme de l’homme, c’est-à-dire cette âme de lui-même par où il participe à la divinité, le centre le plus intime de son être, le cœur de son cœur et cependant, précisément à cause de sa superficialité, ce dont il est séparé.

Comme le cerf qui brame, comme la colombe qui murmure, il est un cri du cœur qui aime, don unique en sa sincérité, qu’il s’adresse à la femme, à la nature ou à la divinité inaccessible.

Et c’est cette voix, ce cri d’amour vers l’objet aimé, le vocatif par excellence qui est à l’origine de toute la poésie d’amour.




Les grands poètes romantiques allemands furent en même temps des métaphysiciens parce que la cime du lyrisme est au point de rencontre de la poésie et de la métaphysique.

Novalis est le type même de la synthèse du poète et du métaphysicien.

Il serait absurde d’en dire autant de Mörike. Sa poésie n’a aucune visée métaphysique et sa vie fut d’une attristante banalité.

Dans cette vie, une passante, et c’est tout. Mais cette passante dans ses voiles entraîne avec elle tout le cortège élyséen de l’amour unique.

Quand vient le grand amour, il ne vient jamais seul. Plus il est profond, plus il est comme un génie magnifique, généreux en dons. Et comme au plus dur des êtres il sait offrir avec une infinie douceur le don des larmes, au plus simple des mortels il sait aussi ouvrir les portes des pensées empyréennes.

Sondez les mots : l’amour c’est l’âme qui anime, meut et émeut l’univers, le grand mouvement des mondes.

L’amour est comme la mer. Son rythme est celui du cœur et celui de l’univers. Comme la mer, tour à tour en son sein, l’amour reflète et répercute les passions humaines. L’amour monte comme une marée invincible et submerge l’être aimé dans des ondes infinies de tendresse jusqu’au bonheur de l’union, marée haute, mer étale. Mais l’amour aussi se retire en gémissant, comme la mer sous la succion de la lune abandonne peu à peu de grands déserts de sable, jusqu’à la marée basse de la séparation, étendue aride à peine parsemée çà et là des flaques d’eau amère du souvenir.

Bruit de mer de l’amour, ce doit être ton grondement immense qui a fait croire aux pâtres de jadis qu’ils entendaient la translation des sphères.

Poèmes d’amour, grandes plaintes tantôt pleines de soupirs et tantôt pleines de cris, grandes voix monotones, vous chantez à travers les âges, et rien ne peut altérer la pureté de votre chant. Les guerres et les pestes passent, mais l’amour demeure.




Mörike, au sortir du séminaire de Tübingen, où s’étaient rencontrés et liés Höderlin, Hegel et Schelling, devait mener l’existence des pasteurs protestants des petites villes allemandes. Il se maria tard, sans grand amour, et finit par se séparer de sa femme.

Vraiment, rien de marquant dans cette vie, sinon ce qui se passa en 1823, pendant ses vacances à Ludwigsburg. C’est là que se noua le seul drame de sa vie autour du type le plus mystérieux de femme aimée, de muse sombre, toujours fuyante et inconnue. Cette nocturne apparition, qu’il nomma Peregrina, était en réalité une étrange fille menant une existence errante et atteinte, semble-t-il, de somnambulisme.




Toute liaison durable était impossible avec cette éternelle passante. D’ailleurs Mörike devait bientôt apprendre qu’au cours de ses allées et venues de ville en ville, l’étrange fille avait répondu à l’amour de bien des hommes. Désespéré, il résolut d’en finir avec cet amour ; il rompit toutes relations avec celle qui allait devenir la Peregrina de ses rêves.

Le choc sentimental fut extrêmement violent. Mörike tenta de se délivrer de sa passion malheureuse en la transposant en un drame. Mais il ne put en venir à bout et brûla les fragments qu’il avait écrits.


L’homme n’écrit rien sur le sable
À l’heure où passe l’aquilon.


Mais comme à Musset ses Nuits, la première stupeur passée, le souvenir devait lui dicter ses pages les plus sublimes, le cycle des cinq poésies consacrées à Peregrina.




Il n’est pas de genre plus dangereux que le poème d’amour, en raison même de son apparente facilité. Le poète doit jouer sur la corde raide s’il ne veut pas tomber dans un écœurant sentimentalisme. Rilke déjà dénonçait le danger dans ses Lettres à un jeune poète, où il conseillait de ne se lancer dans cette tentative qu’après avoir épuisé toutes les autres et armé de l’expérience de la maturité.

Peregrina est bien l’une des grandes réussites mystérieuses qui constituent un véritable poème d’amour. D’un bout à l’autre du poème circule un grand souffle nocturne, un vent obscur qui fait frissonner jusqu’au tréfonds de l’être.

Voici par quels vers s’ouvrent les poèmes du cycle de Peregrina. (Ils remontent d’une profondeur de l’âme qui n’accède que très rarement à la parole, qui ne peut que très rarement y accéder parce que la vie est trop faible pour séjourner longtemps dans ces profondeurs.)


Le miroir de ces yeux fidèles et sombres
Tel un reflet de l’or intérieur
De l’or comme aspiré des profondeurs du cœur,
Car c’est là qu’il mûrit dans une sainte douleur.

À me plonger dans la nuit du regard
Innocente enfant c’est toi qui m’invites,
Tu veux qu’en un jeu mortel nous devenions tous deux un seul brasier
Et tu me tends cette mort dans la coupe des péchés.




Avec le cycle des poèmes consacrés à Peregrina, An die Geliebte (À la bien-aimée) constitue le témoignage suprême du lyrisme de l’amour chez Mörike.

Mörike n’a écrit que ces poèmes d’amour. Mais peu importe le nombre, eux seuls comptent pour nous. Certes, il est l’auteur d’un roman : Le Voyage de Mozart à Prague, et surtout de nombreux lieds que toute l’Allemagne chante et dont quelques-uns ont été mis en musique par Schumann. Mais là n’est pas pour nous son titre à la gloire.