Méthode d’équitation basée sur de nouveaux principes/De l'emploi raisonné des forces du cheval

III

DE L’EMPLOI RAISONNÉ DES FORCES DU CHEVAL.


Le cheval, comme tous les êtres organisés, est doué d’un poids et d’une force qui lui sont propres. Le poids, inhérent à la matière constitutive de l’animal, rend sa masse inerte et tend à la fixer au sol. La force, au contraire, par la faculté qu’elle lui donne de mobiliser ce poids, de le transférer de l’une à l’autre de ses parties, communique le mouvement, en détermine la vitesse, la direction et constitue l’équilibre.

Pour rendre cette vérité palpable, supposons un cheval au repos. Son corps sera dans un parfait équilibre, si chacun de ses membres supporte exactement la part du poids qui lui est dévolue dans cette position. S’il veut se porter en avant au pas, il devra préalablement transférer, sur les jambes qui resteront fixées au sol, le poids que supporte celle qu’il en détachera la première. Il en sera de même pour les autres allures, la translation s’opérant au trot, d’une diagonale à l’autre ; au galop, de l’avant à l’arrière-main, et réciproquement. Il ne faut donc jamais confondre les manières d’être du poids et de la force. Le poids n’est que passif, la force déterminante est active. C’est en reportant le poids sur telles ou telles extrémités que la force les mobilise ou les fixe. La lenteur ou la vitesse des translations détermine les différentes allures, qui sont elles-mêmes justes ou fausses, égales ou inégales, suivant que ces translations s’exécutent avec justesse ou irrégularité.

On comprend que cette puissance motrice se subdivise à l’infini, puisqu’elle est répartie sur tous les muscles de l’animal. Quand ce dernier en détermine lui-même l’emploi, je les appelle instinctives ; je les nomme transmises[1] lorsque le cavalier en coor-donne l’emploi. Dans le premier cas, l’homme, dominé par son cheval, reste le jouet de ses caprices ; dans le second, au contraire, il en fait un instrument docile, soumis à toutes les impulsions de sa volonté. Le cheval, dès qu’il est monté, ne doit donc plus agir que par des forces transmises ou harmonisées. L’application constante de ce principe constitue le vrai talent de l’écuyer.

Mais un tel résultat ne peut s’obtenir instantanément. Le jeune cheval, habitué à régler lui-même, dans sa liberté, l’emploi de ses ressorts, se soumettra d’abord avec peine à l’influence étrangère qui viendra en disposer sans intelligence. Une lutte s’engagera nécessairement entre le cheval et le cavalier ; celui-ci sera vaincu s’il ne possède l’énergie, la persévérance et surtout les connaissances nécessaires pour arriver à ses fins. Les forces de l’animal étant l’élément sur lequel l’écuyer doit agir principalement, pour les dominer d’abord et les diriger ensuite, c’est sur elles avant tout qu’il lui importe de fixer son attention. Il recherchera quelles sont les parties où elles se contractent le plus pour la résistance, les causes physiques qui peuvent occasionner ces contractions. Dès qu’il saura à quoi s’en tenir sur ce point, il n’emploiera envers son élève que des procédés en rapport avec la nature de ce dernier, et les progrès seront alors rapides..

Malheureusement, on chercherait en vain dans les auteurs anciens et modernes qui ont écrit sur l’équitation, je ne dirai pas des principes rationnels, mais même des données quelconques sur ce qui se rattache à l’emploi raisonné des forces du cheval. Tous ont bien parlé de résistances, d’oppositions, d’équilibre, mais aucun n’a su nous dire ce qui cause ces résistances, comment on peut les combattre, les détruire, et obtenir cette légèreté, cet équilibre, qu’il nous recommande si instamment. C’est cette grave lacune qui a jeté sur les principes de l’équitation tant de doutes et d’obscurité ; c’est elle qui a rendu cet art stationnaire pendant si longtemps ; c’est cette grave lacune, enfin, que je crois être parvenu à combler.

Et d’abord, je pose en principe que toutes les résistances des jeunes chevaux proviennent, en premier lieu, d’une cause physique, et que cette cause ne devient morale que par la maladresse, l’ignorance ou la brutalité du cavalier. En effet, outre la roideur naturelle, commune à tous ces animaux, chacun d’eux a une conformation particulière dont le plus ou le moins de perfection constitue le degré d’harmonie existant entre le poids et les forces. Le défaut de cette harmonie occasionne l’imperfection des allures, la difficulté des mouvements, en un mot, tous les obstacles qui s’opposent à une bonne éducation. A l’état libre, quelle que soit la mauvaise structure du cheval, l’instinct seul lui suffira pour disposer ses forces de manière à maintenir son équilibre ; mais il est des mouvements qui lui sont impossibles, jusqu’à ce qu’un travail préparatoire l’ait mis à même de suppléer aux défectuosités de son organisation par un emploi mieux combiné de sa puissance motrice[2]. Le cheval n’exécute un mouvement avec légèreté qu’à la suite d’une position donnée ; s’il est des forces qui s’opposent à cette position, il faut donc les annuler d’abord pour les remplacer par celles qui pourront, seules, la déterminer.

Or, je le demande, si, avant d’avoir surmonté ces premiers obstacles, le cavalier vient y ajouter le poids de son propre corps et ses exigences maladroites, l’animal n’éprouvera-t-il pas une difficulté plus grande encore pour exécuter certains mouvements ? Les efforts qu’on fera pour l’y astreindre, étant contraires à sa nature, ne devront-ils pas se briser contre cet obstacle insurmontable ? Il résistera naturellement, et avec d’autant plus d’avantage, que la mauvaise répartition de son poids et de ses forces suffira pour annuler l’action du cavalier. La résistance émane donc ici d’une cause physique ; cette cause devient morale dès l’instant où, la lutte se continuant avec les mêmes procédés, le cheval commence à combiner lui-même les moyens de se soustraire au supplice qu’on lui impose, lorsqu’on veut ainsi forcer des ressorts qu’on n’a pas assouplis d’avance.

Quand les choses en sont là, elles ne peuvent qu’empirer. Le cavalier, dégoûté bientôt de l’impuissance de ses efforts, rejettera sur le cheval la responsabilité de sa propre ignorance ; il flétrira du nom de rosse un animal qui possédait peut-être de brillantes ressources, et dont, avec plus de discernement et de science, il aurait pu faire une monture dont le caractère serait aussi docile et soumis que les allures seraient gracieuses et agréables. J’ai remarqué souvent que les chevaux réputés indomp-tables sont ceux qui développent le plus d’énergie et de vigueur, dès qu’on a su remédier aux inconvénients physiques qui paralysaient leur essor. Quant à ceux que, malgré’leur mauvaise conformation, on finit par soumettre à un semblant d’obéissance, il faut en rendre grâce à la mollesse seule de leur nature ; s’ils veulent bien s’astreindre à quelques exercices des plus simples, c’est à condition qu’on n’exigera pas davantage, car ils retrouveraient bien vite leur énergie pour résister à des prétentions plus élevées. Le cavalier pourra donc les faire marcher aux différentes allures ; mais quel décousu, quelle roideur, quel disgracieux dans leurs mouvements, et quel ridicule de semblables coursiers ne jettent-ils pas sur le malheureux qu’ils ballottent et entraînent ainsi à leur gré, bien plus qu’ils ne se laissent diriger par lui ! Cet état de choses est tout naturel, puisqu’on n’a pas détruit les causes premières qui le produisent ; la mauvaise répartition du poids et des forces et la roideur qu’elle entraîne à sa suite.

Mais, va-t-on m’objecter, puisque vous reconnaissez que ces difficultés tiennent à la conformation du cheval, comment est-il possible d’y remédier ? Vous n’avez probablement pas la prétention de changer la structure de l’animal et corriger la nature ? Non sans doute ; mais tout en convenant qu’il est impossible de donner plus d’ampleur à une poi-trine étroite, d’allonger une encolure trop courte, d’abaisser une croupe élevée, de raccourcir et d’étoffer des reins longs, faibles efr étroits, je n’en soutiens pas moins que si je détruis les contractions diverses occasionnées par ces vices physiques, si j’assouplis les muscles, si je me rends maître des forces au point d’en disposer à volonté, il me sera facile de prévenir ces résistances, de donner plus de ressort aux parties faibles, de modérer celles qui sont trop vigoureuses, et de suppléer ainsi aux mauvais effets d’une nature imparfaite, en établissant, dans l’équilibre du cheval, une juste répartition du poids et des forces.

De pareils résultats, je ne crains pas de le dire, furent et demeurent interdits à jamais aux anciennes écoles. Mais si la science de ceux qui professent d’après les vieux errements vient toujours se briser contre le grand nombre des chevaux défectueux, on rencontre des chevaux qui, par la perfection de leur organisation et la facilité d’éducation qui en résulte, contribuent puissamment à perpétuer les routines impuissantes, si funestes aux progrès de l’équitation. Un cheval bien constitué est celui dont toutes les parties, régulièrement harmonisées, amènent l’équilibre parfait de l’ensemble. Il serait aussi difficile à pareil sujet de sortir de cet équilibre naturel, pour prendre une mauvaise position et se défendre, qu’il est pénible d’abord, au cheval mal conformé, d’acquérir cette juste répartition du poids et des forces sans laquelle on ne peut espérer aucune régularité de mouvements.

C’est dans l’éducation de ces derniers animaux seulement que consistent les véritables difficultés de l’équitation. Chez les premiers, le dressage doit être, pour ainsi dire, instantané, puisque, tous les ressorts étant à leur place, il ne reste plus qu’à les faire mouvoir ; ce résultat s’obtient toujours avec ma méthode. Les anciens principes, cependant, exigent deux et trois ans pour y parvenir ; et lorsqu’à force de tâtonnements et d’incertitudes, l’écuyer doué de quelque intelligence et de quelque pratique finit par habituer le cheval à obéir aux impressions qui lui sont communiquées, il croit avoir surmonté de grandes difficultés, et attribue à son savoir-faire un résultat que l’application de bons principes aurait procuré en quelques jours. Puis, comme l’animal continue à déployer dans tous ses mouvements la grâce et la légèreté naturelles à sa belle conformation, le cavalier ne se fait nul scrupule de s’en approprier le mérite, se montrant alors aussi présomptueux qu’il est injuste, lorsqu’il veut rendre le cheval mal constitué responsable de l’inefficacité de ses efforts.

Si nous admettons une fois ces vérités :

Que l’éducation du cheval consiste dans la domination complète de ses forces et dans la juste répartition de son poids ;

Qu’on ne peut disposer des forces qu’en annulant toutes les résistances,

Et que les résistances ont leur source dans les contractions occasionnées par les vices physiques,

Il ne s’agira plus que de rechercher les parties où s’opèrent ces contractions, afin d’essayer de les combattre et de les faire disparaître en provoquant un équilibre convenable du poids et des forces.

De longues et consciencieuses observations m’ont démontré que, quel que soit le vice de conformation qui s’oppose dans le cheval à la juste répartition des forces, c’est toujours sur la mâchoire que s’en fait ressentir l’effet le plus immédiat. Pas de faux mouvements, pas de résistance qui ne soient précédés par la contraction de cette partie de l’animal ; et comme l’encolure est intimement liée à la mâchoire, la roideur de l’une se communique instantanément à l’autre. Ces deux points sont l’arc-boutant sur lequel s’appuie le cheval pour annuler tous les efforts du cavalier. On conçoit facilement l’obstacle immense qu’ils doivent présenter, puisque la tête et l’encolure étant les deux leviers principaux par lesquels on place et dirige l’animal, il est impossible de rien obtenir de lui tant qu’on ne sera pas entièrement maître de ces premiers et indispensables moyens d’action. À l’arrière-main, les parties où les forces se contractent le plus pour les résistances sont les reins et la croupe (les hanches).

Les contractions de ces deux extrémités opposées sont mutuellement les unes pour les autres cause et effet, c’est-à-dire que la roideur de la mâchoire et de l’encolure amène celle des hanches, et réciproquement. On peut donc les combattre l’une par l’autre ; et dès qu’on aura réussi à les annuler, dès qu’on aura ainsi rétabli l’équilibre et l’harmonie entre l’avant et l’arrière-main, l’éducation du cheval sera à moitié faite. Je vais indiquer par quels moyens on y parviendra infailliblement.




  1. Plusieurs pamphlétaires très-érudits et profonds anatomistes ont beaucoup discuté sur cette expression ; forces transmises, n’ayant, disaient-ils agréablement, rien trouvé de semblable dans les chevaux qu’ils avaient écorchés à l’école d’Alfort. On reconnaîtra sans doute avec moi que cette bouffonnerie est fort concluante.

    Pour parler sérieusement, je déclare qu’en employant l’expression transmises, je ne prétends pas créer des forces en principe, mais seulement en fait. Je parviens à diriger et à utiliser des forces qui, par suite de contractions et de résistances, demeuraient complètement inertes, et qui seraient conséquemment comme si elles n’étaient pas. N’est-ce point là une espèce de transmission ?

  2. J’engage beaucoup les amateurs désireux de suivre mes préceptes dans tout ce qu’ils ont de naturel et de méthodique, à bien prendre garde d’y mêler des moyens pratiques qui y sont étrangers et contraires. Dans le nombre de ces grotesques inventions se trouve placé le jockey anglais ou l’homme de bois, auquel de graves auteurs ont attribué des propriétés que la saine équitation réprouve ; en effet, la force permanente du bridon dans la bouche du cheval est une gêne et non pas un avis ; elle lui apprend à revenir sur lui-même en s’acculant, pour en éviter la sujétion. A l’aide de cette force brutale, il connaîtra de bonne heure comment il peut se soustraire aux effets de main du cavalier.

    C’est à cheval, et par de justes et progressives oppositions de main et de jambes, que l’on obtiendra des résultats prompts et infaillibles, résultats qui seront tous en faveur du mécanisme et de l’intelligence du cavalier. Si le cheval présentait quelques difficultés dangereuses, un second cavalier, à l’aide du caveçon, produirait une action suffisante sur le moral du cheval, pour donner le temps à celui qui le monte d’agir physiquement, afin de disposer la masse dans le sens du mouvement qu’on veut exiger. Mais, on le voit, il faut une intelligence pour parler intelligiblement au cheval, et non pas une machine fonctionnant brutalement.