Mérimée nouvelliste

Mérimée nouvelliste
Revue des Deux Mondes6e période, tome 59 (p. 257-271).
MÉRIMÉE NOUVELLISTE


I

Dans son célèbre essai : H. B. par l’un des Quarante, Mérimée raconte que Beyle citait volontiers avec admiration cette phrase, de Metternich, je crois : « Le mauvais goût mène au crime. » Cette formule, paradoxale en apparence, enveloppe cette observation juste que la littérature n’est pas d’un côté, l’homme de l’autre. La profonde loi de l’interdépendance des organes domine la vie psychologique comme la vie physiologique. Par certains points, tout fait de rhétorique est un fait de sensibilité. Que dit d’autre l’alexandrin classique :

Le vers se sent toujours des bassesses du cœur ?

L’œuvre d’un écrivain, si nous savions bien la lire, nous initierait au développement de sa personne la plus intime, mieux que les anecdotes, toutes plus ou moins faussées par le narrateur, — mieux que les mémoires, rendus trop souvent inexacts par la défaillance du souvenir ou les illusions de l’amour-propre, — mieux que les correspondances. Le langage courant en donne la raison quand il emploie le terme de « commerce épistolaire. » Une missive est un échange, où l’envoyeur s’adapte par quelque point au destinataire. Une des erreurs de la critique moderne est d’avoir donné, dans cette science que Sainte-Beuve appelait la Botanique des esprits, une part excessive à ces documents. La vérité profonde d’un artiste littéraire se révèle plus sûrement dans l’appel intérieur qui le décide à choisir, pour se manifester, tel ou tel genre, tel ou tel style. On objectera que le désir du succès l’aura influencé, mais ne serait-ce pas déjà là un trait de caractère, de quoi distinguer un Chateaubriand, par exemple, beau génie, mais gâté par l’étalage, et un Stendhal précisément, talent épris de vérité, incapable de s’accommoder au public ? D’ailleurs, dans cette recherche même du succès, un instinct ne guide-t-il pas l’artiste, qui lui fait préférer les conditions de travail où ses dons particuliers prendront leur pleine valeur ?

Le cas de Mérimée, pour en revenir à lui, illustre bien, me semble-t-il, ces réflexions suggérées par la boutade de son maître. Nous ne posséderions, comme renseignements sur lui, que son œuvre, il nous serait loisible de le reconstruire tout entier, et c’est pourtant, parmi tous les conteurs, un de ceux qui se sont le plus systématiquement effacés derrière leurs personnages. Le cinquantenaire de sa mort qui tombe cette année-ci aura fait relire quelques-uns de ses vigoureux récits : Colomba, Carmen, le Vase Etrusque, Tamango, la Vénus d’Ille, Matteo Falcone, l’Enlèvement de la redoute, à ses fidèles, dont je reste, pour ma part, et nous sommes nombreux. Si Mérimée n’a pas connu la vogue tapageuse, en revanche il n’a pas subi ces flux et reflux d’opinion qui ont tour à jour porté trop haut, puis rejeté trop bas, jusqu’à ce qu’un équitable niveau s’établit, ce glorieux Chateaubriand et Lamartine, Balzac et George Sand. Encore pour cette admirable Mme Sand, vaillante ouvrière, à la Gœthe d’un si riche et puissant développement, ce retour légitime n’est-il pas entièrement accompli. De Mérimée nous pensons aujourd’hui ce qu’en pensaient, et Musset, — vous vous rappelez le prologue de la Coupe et les lèvres :

L’un, comme Calderon et comme Mérimée…

— et le Sainte-Beuve des Portraits contemporains, — souvenez-vous de l’article sur Colomba, — et Balzac, qui le définit « un talent profond, » « avec quelque chose de narquois, » ajoute-t-il bien finement. Taine, dans la préface des Lettres à l’Inconnue, vers 1875, notait déjà la fixité de cette renommée. J’en vois la cause dans un accord total de Mérimée avec son œuvre, non pas seulement de ses facultés intellectuelles, mais de son caractère, mais de son être le plus intime, le plus secret. Cette identité foncière de la création et de l’artiste, quand celui-ci s’est exprimé entièrement par celle-là, donne la sensation du parfait, de l’absolu presque. C’est le procédé de la nature dans les organismes animaux où les énergies mises en jeu sont utilisées toutes-et toutes ordonnées. La discussion n’a plus où se prendre devant des compositions qui se présentent comme un tout vivant auquel vous ne sauriez rien ajouter ni rien retrancher.

Une telle réussite ne tient pas du hasard. Elle implique chez l’artiste une personnalité supérieure, bien entendu, et aussi, je retourne à mon point de départ, le choix d’un genre qui s’adapte étroitement à cette personnalité. Le Mérimée des Nouvelles, — son vrai titre de gloire est là, — remplit l’une et l’autre condition. Considérons l’homme, d’une part, tel qu’il nous apparaît à travers ces Nouvelles mêmes, et d’après quelques témoignages : bien authentiques. Rappelons-nous, d’autre part, les lois connues de ce genre très particulier que constitue la Nouvelle. Nous apercevons nettement pourquoi l’auteur de Matteo Falcone a dû, presque aussitôt, adopter exclusivement cette forme d’art : les raisons qui l’ont fait y exceller, son originalité dans ces courts récits, et ses limites.


II

C’est un lieu commun de dire que Mérimée fut, dès sa jeunesse, dominé par la crainte d’être dupe. Le memneso apistein — « Souviens-toi de te défier, » — de son cachet a été souvent cité. Cette devise n’est pas aussi simple qu’il semblerait et vaut la peine d’être traduite. Il existe, en effet, deux sortes de méfiance. L’une consiste à redouter un danger positif et passe avec lui. Pour l’autre, le danger est constant. Elle va le cherchant partout, le créant au besoin, où il n’est pas. « Chez l’anxieux chronique, » est-il écrit dans un remarquable travail de psychiatrie[1], « le fond mental est constitué par un état permanent d’insécurité, de disposition pantophobique, qui n’attend pas, pour se manifester, la menace d’un événement extérieur, mais qui s’exerce, qui s’épanche en quelque sorte à vide, à propos de tout et de rien, sous forme d’inquiétude essentielle, primitive et diffuse. » Chez un individu, par ailleurs équilibré, cette sorte de méfiance peut se rencontrer, et rester ébauchée seulement. Elle a pour limite cette phobie morbide et n’y arrive pas. Elle relève de la constitution anxieuse, variété de cette constitution émotive dont M. le professeur Dupré a magistralement dégagé les lignes. Ce memneso apistein doit être interprété dans ce sens. Il ne signifie pas que Mérimée ait été un prudent manœuvrier de sa fortune littéraire, ni qu’il ait toujours été très circonspect. Son attitude dans l’affaire Libri prouve le contraire. Cette devise le dénonce comme un grand émotif à qui la violence de sa sensibilité a, tout jeune, fait peur. Ce n’est pas des autres qu’il se défiait, c’était de lui-même, et nous en trouvons l’aveu dans les pages, évidemment autobiographiques, qu’il a consacrées à Saint-Clair, son sosie moral du Vase Étrusque. Il nous le montre réservé, taciturne, se dressant « à celer aux autres les émotions de son âme trop tendre. » Et il ajoute : « En les renfermant en lui-même, il se les rendait cent fois plus cruelles. Dans le monde, il avait la triste réputation d’insensible et d’insouciant, et, dans la solitude, son imagination inquiète lui créait des tourments d’autant plus affreux qu’il n’aurait voulu en confier le secret à personne. » Etant donné que Mérimée affecte dans son style la nuance et la demi-teinte, quelle valeur de confession douloureuse prend l’intensité des mots que j’ai soulignés : cruelles, inquiète, tourments, affreux ! Et le motif de ce repliement ? « A l’âge où l’on prend trop facilement des impressions qui durent toute la vin, sa sensibilité trop expansive lui avait attiré les railleries de ses camarades. Il était fier. Il se fit une étude de cacher tous les dehors de ce qu’il regardait comme une faiblesse déshonorante. » A quel degré Saint-Clair est sensible, jugez-en à la déraison de son bonheur après un rendez-vous d’amour : « Tantôt il sautait presque de joie, il courait en frappant les buissons de sa canne, tantôt il s’arrêtait ou marchait lentement… On eût dit un fou enchanté d’avoir brisé sa cage… » Et quand une phrase prononcée par un camarade sur une prétendue liaison de sa maîtresse lui est entrée dans le cœur, avec quelle effrayante rapidité la jalousie du passé le bouleverse, le ravage ! Distinguer l’imaginaire du réel, il ne peut plus, tant il souffre. Il subit une crise de vertige mental dans toute sa frénésie. C’est pour cacher à tout prix cette maladive émotivité que Saint-Clair se masque de froideur. Sa méfiance est un procédé défensif. Se sachant trop blessable, il veut à tout prix se préserver et du contact et du regard. Mérimée en a fait le type de l’homme qu’il était lui-même : un émotif rêné.

§e méfier de sa propre sensibilité, c’est toujours un peu se méfier de la vie. Les impressions parmi lesquelles grandit Mérimée devaient accentuer cette naturelle tendance au pessimisme. Reportons-nous à la date de sa naissance, en 1803. Dix ans auparavant, la Terreur ensanglantait la France. Quelles conversations un enfant intelligent et imaginatif entendait-il tenir autour de lui, dans un temps où cette épouvantable aventure était si récente ? Ses parents en avaient connu des victimes. Ils en parlaient avec leurs amis. Les tragédies des existences privées qui se confondent pour nous dans l’immense tragédie collective restaient individuelles et d’autant plus atroces pour les témoins. Elles se faisaient toutes proches, toutes présentes pour l’adolescent, auditeur de ces sinistres causeries. La guerre en outre était partout. Mérimée avait treize ans, lorsqu’elle finit par le désastre et l’invasion. Les mémoires d’un Marbot, d’un Thiébaut, d’un Fezensac nous donnent l’idée des propos que pouvaient tenir, entre deux campagnes, les soldats de la grande armée. Ils racontaient la Prusse et ses durs combats, l’Espagne et ses guets-apens, la Russie et la funèbre retraite. C’était une chronique d’héroïsme et de mort, plus exaltante mais non moins sanglante que celle de la Révolution. Dans la Partie de Trictrac, dans le début de Colomba, surtout dans l’Enlèvement de la Redoute, nous avons la preuve que le petit garçon à qui elle était contée, en recevait une empreinte profonde et durable, et nous voyons la physionomie morale de Mérimée se marquer de deux traits nouveaux : l’admiration de l’énergie et un sens aigu de la férocité latente dans la bête humaine. Il faut en ajouter aussitôt un quatrième : l’athéisme radical, tel que le professaient et l’enseignaient les survivants de l’Encyclopédie et du vrai XVIIIe siècle.

Insistons-y, car c’est une singularité qui situe Mérimée à part, comme Stendhal, dans la phalange romantique à laquelle ils se mêlent par ailleurs. Le Génie du Christianisme domine tout ce mouvement improprement appelé de 1830. C’est aux environs de 1820, époque des Méditations, d’Eloa, des premières Odes et Ballades qu’il conviendrait de le rattacher. La religiosité, sinon la religion, domine et pénètre cette poésie, en réaction non seulement contre l’esthétique, mais contre toute la pensée de l’âge précédent. Mérimée, lui, est imprégné de cette pensée, que l’on pourrait définir dans son résidu essentiel : un matérialisme idéologique. Les tenants de cette doctrine qui combine Condillac et Cabanis sont des idéologues en ce sens qu’ils ne font aucune place dans leur système à l’intuition, à ces puissances de sentiment chères à Pascal. Il n’y a de vérité pour eux que démontrée géométriquement. Tout le domaine de l’inconscient et du demi-conscient, auquel la psychologie actuelle attache avec justice tant d’importance, est supprimé du coup. C’est dire que ces purs logiciens opposent a priori une fin de non-recevoir, qui ne discute pas, à toute affirmation, à toute hypothèse même impliquant le surnaturel. En même temps, ils sont matérialistes, parce que, soumis uniquement au fait, ils croient saisir dans le rapport du cerveau et de l’esprit, du tempérament et du caractère, un de ces faits par-delà lesquels ils ne cherchent rien. L’athéisme radical, pour reprendre ma formule de tout à l’heure, est l’inévitable aboutissement de telles prémisses. Traduisons-le aussi, ce mot d’athéisme. Il signifie que les désirs les plus profonds, les plus hautes espérances, les besoins les plus intimes de l’âme humaine n’ont aucune correspondance en dehors d’elle, que cette âme, ou pour parler plus scientifiquement, que le psychisme est dans l’univers comme un épiphénomène, sans valeur aucune. Le lendemain de la mort est sa destruction complète. « Je viens de me colleter avec le néant, » écrivait Beyle après une première attaque d’apoplexie. Mérimée eût contresigné cette phrase, ce qui ne l’empêchait pas de pratiquer, comme Beyle, toutes les vertus du galant homme : fidélité en amitié, stricte correction en affaires, délicatesse dans les moindres actes. L’accord de ceux qui l’approchèrent est unanime sur ce point. Mais la vertu d’un nihiliste ne saurait être qu’une préférence personnelle. Au nom de quoi tirerait-il de cette préférence une règle pour autrui ? Aussi un Mérimée, un Stendhal professent-ils une absolue amoralité intellectuelle. Leur psychologie, étroite autant qu’elle est aiguë, n’a pas d’éthique. Leur négation de tout au-delà et de toute liberté le leur interdit.


III

Ces réflexions semblent bien étrangères à ce problème d’ordre humblement professionnel, qu’elles vont pourtant nous aider à résoudre : pourquoi Mérimée, entre les variétés de l’art littéraire, s’est-il définitivement spécialisé dans la Nouvelle, et pourquoi y a-t-il excellé ? Commençons par admettre, comme un de ces phénomènes premiers auxquels il n’y pas lieu de chercher des explications, qu’il avait reçu en naissant le don et le goût de conter, lust zum fabulieren, disait Goethe en parlant de lui-même. Mais nous avons noté que Mérimée fut un émotif rêné. L’habitude du contrôle intérieur devait le suivre dans l’emploi de ses facultés, quelles qu’elles fussent. Visiblement il a répugné à l’expansion de son génie de conteur, comme à toutes les autres. Poète, il eût choisi la rigueur concise du sonnet ; dramaturge, la pièce en un acte. Conteur, il a trouvé dans la Nouvelle une forme adéquate à son attitude coutumière de rétraction. Il éprouve, à resserrer sa narration, la même satisfaction qu’un Walter Scott, un Dumas à étaler, à amplifier la leur. Je n’ai pas dit à la raccourcir. La Nouvelle, on ne saurait trop le répéter, n’est pas un court roman. Prenez un chef-d’œuvre de chacun de ces deux genres : Matteo Falcone, je suppose, et la Cousine Bette. Essayez en esprit d’allonger l’un et de raccourcir l’autre. Vous les dénaturerez. La matière de l’un et de l’autre est trop différente. Celle de la Nouvelle est un épisode, celle du roman une suite d’épisodes. Cet épisode que la Nouvelle se propose de peindre, elle le détache, elle l’isole. Ces épisodes dont la suite fait l’objet du roman, il les agglutine, il les relie. Il procède par développement, la Nouvelle par concentration. Les épisodes du roman peuvent être tout menus, insignifiants presque. C’est le cas dans Madame Bovary et l’Éducation sentimentale. L’épisode traité par la Nouvelle doit être intensément significatif. Le roman permet, il commande la diversité du ton. La bonasse et cocasse figure de Crevel, dans la Cousine Bette, se juxtapose à celle de la parente pauvre, si durement amère et cruelle. La Nouvelle exige l’unité du coloris, peu de touches, mais qui conspirent à un effet unique. Pour emprunter une comparaison à un autre art, elle est un solo. Le roman est une symphonie. Aussi compterait-on les écrivains supérieurs, comme Balzac, dans l’un et dans l’autre genre. Cette puissance de repliement qui avait comme préparé Mérimée à cet art du récit ramassé, musclé, râblé, le rendait incapable du large souffle qui soulève une large épopée, car le roman, — notons-le pour en bien saisir la raison d’être, — le roman n’est que la transformation, ou si l’on veut, la dégénérescence du poème épique.

Il s’y est essayé, une fois, dans la Chronique du règne de Charles IX. Il a échoué. Cet ouvrage qui n’est pas très long, deux cent cinquante pages à peine, contient de remarquables morceaux, mais il est manqué dans son ensemble, sans point central, sans perspective, sans mouvement, et, ce qui est étonnant chez l’auteur de Colomba, sans composition. Aussi Mérimée n’a-t-il pas recommencé. Je viens de mentionner Colomba. Cette tragédie de la vendetta corse, pouvait être traitée en roman. Il eût suffi de donner à l’épisode de l’assassinat du colonel della Rebbia une valeur égale à l’épisode du retour de son fils, et d’intercaler, entre les deux, la double analyse des sentiments de ce fils et des sentiments de sa sœur. Mérimée s’en est bien gardé. Il a tout subordonné à cet épisode du retour. C’était traiter le sujet en Nouvelle. Carmen, la plus typique de ses créations, tient en cent pages, la Double Méprise est plus brève encore. Tamango a quarante pages, Matteo moins de trente, l’Enlèvement de la Redoute, onze. Mais ces rapides récits sont si saisissants, si chargés de drame, si riches d’observations qu’ils laissent au lecteur une impression aussi forte que des volumes entiers. Ils ont été pensés et sentis en dedans, comme pensait et sentait Mérimée. C’était sa réaction de défense et c’est leur force.

Tous ces récits sont tragiques. Colomba, c’est l’histoire d’un meurtre puni par deux autres. Le héros de Carmen, José Navarro, est un bandit qui poignarde sa maîtresse, elle-même une voleuse. Matteo Falcone exécute son propre fils d’un coup de fusil. Tamango, un chef des côtes d’Afrique, provoque une révolte d’esclaves à bord d’un vaisseau négrier. L’équipage est massacré, puis les vainqueurs meurent de faim à bord du bâtiment qu’ils ne savent pas manœuvrer. La Double Méprise et le Vase Etrusque ont Paris pour cadre. Le dénouement n’en est pas plus doux. Dans le Vase Étrusque, Saint-Clair est tué en duel. Mathilde, sa maîtresse, en meurt de chagrin. Julie de Chaverny, dans la Double Méprise, ne survit pas non plus à une minute d’égarement. J’indiquais comme une loi de la Nouvelle, l’intensité de l’épisode. En choisissant, pour matière des siennes, des crises de violence, Mérimée s’y est conformé, et, ce faisant, il a satisfait les deux sentiments développés en lui par l’éducation, — j’ai essayé de montrer comment, — le goût de l’énergie et une vue cruelle de la vie humaine. Mais le goût de l’énergie, c’est le goût des êtres énergiques, et à ce goût encore la Nouvelle se prête merveilleusement. Je la comparais, dans l’art de la musique, au solo. Dans l’art de la peinture, elle correspond au portrait. Il y a, certes, des portraits, et d’un rendu vigoureux, ailleurs que dans des Nouvelles : Tartufe peut être appelé une pièce-portrait, comme le Ménage de garçon un roman-portrait. Mais ni l’imposteur dans la comédie, ni le soudard Philippe Bridau dans le roman, n’attirent sur eux toute la lumière. A côté de Tartufe, la famille du grand bourgeois Orgon : mère, épouse, frère, enfants, domestiques même, est évoquée et avec quelle vigueur de pinceau, comme à côté de Philippe sa mère, son frère, la veuve Descoings, son oncle Rouget, d’autres demi-soldes, la bourgeoisie d’Issoudun. Le rehaut des figures campées au premier plan n’en est pas affaibli. Tout de même, elles s’emparent moins de notre attention qui se disperse sur l’alentour. Au contraire, dans Colomba, dans Matteo, dans Carmen, dans Tamango, cet alentour n’est traité qu’en fonction du personnage central, et celui-ci s’impose à nous, d’autant plus puissamment qu’il est unique. Son masque est plus fouillé, ou, du moins, nous semble tel. Il nous pénètre davantage. Nous n’oublions plus ce relief qui nous poursuit et nous contraint de le méditer.

Cette recherche du personnage fortement caractérisé explique le visible dédain de Mérimée pour les civilisés et sa partialité pour les types d’humanité plus rudes, plus intacts, plus voisins de l’animalisme primitif. Il est allé les chercher dans les pays, que la sociologie orthodoxe qualifie d’arriérés, où la frappe de la race ne s’est pas effacée par l’usure de mœurs plus policées, mais banalisantes : l’Andalousie, la Navarre, la Corse, la Grèce, l’Asie-Mineure. Place-t-il son récit dans un milieu plus raffiné, il manque rarement d’y introduire un rappel de ces contrées, à demi-sauvages, dont il a la nostalgie : ainsi les propos de Théodore Néville, rentrant d’Egypte, dans le déjeuner de garçons du Vase Étrusque, ainsi l’aventure de Darsy à Larnaca, dans la Double Méprise. Le ressouvenir de Lord Byron dont le prestige influença tant de jeunes Français d’alors, n’est pas étranger à cet amour romantique pour l’outlaw d’Espagne ou d’Orient. Chez Mérimée, ce sentiment va plus loin que la factice suggestion d’école. En même temps que le pittoresque d’une Carmen et d’un don José Navarro attirent en lui l’artiste littéraire, qui a besoin de ces modèles à la Goya pour ses eaux-fortes, le philosophe trouve dans le contact avec ces énergies simples et brutales un réchauffement intérieur. De toutes les conceptions de l’univers, l’idéologie matérialiste est la plus glacée et la plus desséchante. Elle apparaît comme un symptôme de décadence prochaine, dans les sociétés qui vont finir. De ce point de vue, l’histoire de la pensée française, durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, est très significative. Cet esprit d’analyse et de critique destructrice, qui va grandissant, annonce et précède la convulsion suprême. Cette noblesse et cette haute bourgeoisie, trop comblées et dont le blasement se complaît dans une universelle ironie, vont s’abimer pour toujours. En attendant, elles étouffent dans cette atmosphère d’incroyance, au moment même où leur scepticisme ricane avec le plus de gaieté nerveuse. C’est contre ce tarissement par l’abus de la raison négative que se rebelle l’instinct d’un Rousseau. Voilà le secret de son appel angoissé à la nature. La poursuite acharnée de l’émotion à travers la méchanceté, qui fait l’atroce profondeur des Liaisons dangereuses, dérive de la même origine. Elle n’est qu’une lutte spasmodique contre l’atmosphère raréfiée d’un temps intellectuellement sans espérance. Mérimée souffre, lui aussi, du malaise que lui inflige le nihilisme de sa doctrine. Il sent la vitalité spirituelle s’anémier en lui. Il ne distingue pas le véritable principe de cette gêne. Il l’attribue à l’oppression diminuante de la civilisation moderne, d’accord avec son maître Beyle qui prétendait que l’absence de danger au coin des rues explique la médiocrité de tant d’âmes dans l’époque actuelle. Comme Beyle, il se procure un soulagement à sa propre atonie en épousant par son imagination des existences a demi barbares, dénuées de culture, mais opulentes en sensations et en volontés. Comme Beyle, il est tout près de les préférer criminelles. Tous deux ils croient protester ainsi contre les conventions et les hypocrisies de leur monde. Si leur lucidité psychologique n’était pas égarée par les préjugés de leurs théories, ils reconnaîtraient qu’ils poursuivent ainsi le frisson sacré du mystère, éliminé par ces théories. Ils le retrouvent devant cet abîme intérieur de la passion à son paroxysme.

Cette disposition d’esprit permet de comprendre pourquoi les récits de ce Mérimée, que nous savons avoir été ironique jusqu’au cynisme, laissent le plus souvent une impression grave jusqu’à en être sévère. Il n’y a donc pas là de contradiction, pas plus que dans le souci, constant chez cet idéologue, d’éviter dans ces mêmes récits toute idéologie, conséquent en cela aussi avec son nihilisme intellectuel. Marquons cet autre motif qui l'a cantonné dans l’art de la Nouvelle. Le romancier, se voulût-il comme Flaubert absolument objectif et indifférent, ne peut pas éviter l’indication des causes. Étudiant non pas un épisode isolé, mais une suite d’épisodes, non pas un personnage, mais un groupe, il est obligé de dégager le lien qui unit ces épisodes, de caractériser les rapports des individus qui composent ce groupe. Or, relier des épisodes, c’est les conditionner, c’est considérer ceux-ci comme des effets, ceux-là comme des causes. Décomposer un milieu vivant, préciser le jeu réciproque de ses éléments, les uns sur les autres, c’est donner à certains de ces éléments une valeur prédominante. C’est encore indiquer des causes. Le romancier ressemble au botaniste qui vous montre, avec son terreau et ses racines, la plante dont le nouvelliste cueille une fleur pour vous la présenter isolée. Ces racines, le botaniste les voit. Il les touche. Le romancier, lui, ne peut que les supposer. Indiquer des causes, c’est toujours formuler une hypothèse, quand il s’agit des actions humaines. Par suite, c’est prendre parti, c’est, implicitement ou explicitement, conclure, donc juger. Aucun romancier n’a jamais échappé à cette loi du genre. Flaubert, pour citer de nouveau ce doctrinaire de l’impassibilité, juge Mme Bovary, quoi qu’il en ait. Il juge Frédéric Moreau. Il juge Bouvard et Pécuchet. Quand il disait à Maxime du Camp, après la guerre de 1870 et la Commune : « Tout cela ne serait pas arrivé, si on avait compris l’Éducation sentimentale, » il ne proférait pas, comme l’a cru son ami, une phrase ambitieuse d’illuminé littéraire. Il avouait tout haut qu’il avait entendu faire dans ce livre un diagnostic social. La Nouvelle échappe à ces conclusions et à ces jugements. Elle pose le fait, brut et détaché. Comment, resserrée comme elle est, en montrerait-elle la genèse ? Comment l’aboutissement ? Cette brusque et brève évocation, presque hallucinatoire, est son but. Pensez-en ce que vous voudrez. Le nouvelliste, lui, ne vous donne que des constats. Ces constats vous semblent-ils poser un problème ? Résolvez-le à votre idée. Pour Mérimée, le problème fondamental, auquel se ramènent tous les autres, est résolu définitivement. L’existence humaine n’a pas de sens humain. C’est le désespérant axiome sur lequel il a vécu et dont il a trompé la détresse foncière par un labeur d’artiste qu’il a voulu passionné et surveillé comme lui-même.


IV

Cette surveillance, réfléchie et continue, l’a mené à cette perfection de technique grâce à laquelle ses récits composés pour la plupart avant 1840, ont gardé dans l’admiration des lettrés cette fixité qui étonnait Taine. Mérimée a justifié la prédiction du vieil adage : « Excelle et tu vivras. » A étudier de près la facture de ces récits, on discerne quel travail critique a contrôlé leur composition, et combien leur auteur avait réfléchi à cet art de la Nouvelle qu’il faut peut-être avoir pratiqué pour en connaître les secrètes complications. La première est la crédibilité. Le romancier a de l’espace devant lui pour nous persuader que l’histoire qu’il raconte est réellement arrivée. Il possède, à son service, le temps nécessaire à ces préparations dont Dumas fils disait qu’elles sont la moitié de l’art du théâtre. Il aurait pu ajouter de l’art du roman. Ce loisir est refusé au nouvelliste. Cette réalité de son histoire, il ne peut pas l’insinuer, il doit l’imposer, tour de force d’autant plus difficile, si cette histoire est exceptionnelle. Voyez avec quelle adresse Mérimée résout cette difficulté, dans cette Carmen qui nous transporte dans un milieu si éloigné du nôtre. Il s’agit de rendre cette mélodramatique aventure naturelle, j’allais dire quotidienne. Mérimée emploie, pour la raconter, le « je » qui lui a servi pareillement dans Matteo, dans la Vénus d’Ille, dans l’Enlèvement de la redoute. C’est une façon de familiariser le récit déjà indiquée par cet autre artiste si réfléchi que fut La Fontaine :

… J’étais-là, telle chose m’advint.

Le lecteur admet comme toute naturelle cette visite d’un archéologue curieux de vérifier les textes du Bellum hispanense sur l’emplacement du champ de bataille de Munda. Il l’accompagne en pensée louant à Cordoue un guide et deux chevaux, s’arrêtant pour boire et délasser les bêtes dans la gorge d’une Sierra. Le décor est posé, auquel vous croyez, et l’apparition de José Navarro dans ce cirque solitaire de rochers à pic vous étonne d’autant moins que le narrateur ne commet pas la faute de vous annoncer un personnage remarquable. C’est un cavalier, descendu de sa monture comme lui, attiré, comme lui, par une source et l’ombrage d’un bouquet de chênes verts. A peine vous le décrit-il : « C’était un jeune gaillard, de taille moyenne, mais d’apparence robuste, au regard sombre et fier… » Quelques traits plus appuyés, et vous sentiriez l’écrivain désireux d’un effet à produire. Vous vous défendriez. La bonhomie est ici la ruse la plus savante de l’artiste, qui, peu à peu, va gagner à la main. Un échange de cigares, une conversation, une soirée ensuite dans une auberge, et, de détail en détail, le bandit se dessine dans le voyageur inconnu. Le reste suit, indiscutable maintenant. Vingt et une pages exactement, et de vingt-quatre lignes, ont suffi au sortilège.

Chacune des Nouvelles de Mérimée donnerait lieu à une analyse pareille. Il est un maître accompli dans ce talent de créer, autour du drame, une atmosphère de vraisemblance. Il ne l’est pas moins dans cet autre que, faute d’un meilleur terme, j’appellerai le don de présence. De très belles œuvres de fiction sont dépourvues de cette qualité-là, René, Adolphe, Volupté, pour citer trois beaux romans, d’une incontestable supériorité. J’ajouterais, si le magnifique début de la bataille de Waterloo ne s’y trouvait pas, la Chartreuse de Parme. Ce sont des récits par allusions. L’histoire racontée est bien une histoire vraie. Elle a eu lieu, mais pas devant nous. Pour employer urne métaphore, vulgaire, mais expressive, les gens ne sont pas dans la chambre. Avec Mérimée, comme avec Balzac, ils y sont toujours. Cette présence est d’autant plus remarquable qu’elle n’est obtenue ni par la description, ni par le dialogue. La description, Mérimée n’y croyait pas. Il en donne la raison quelque part, à propos d’une reproduction manquée de la Vénus de Milo. « Quelques millimètres de déviation du nez, faisait-il remarquer, et ce beau visage est tout changé. Cette différence entre la mauvaise copie et l’original, vous ne pouvez pas la rendre avec du noir ou du blanc. » Le dialogue, il ne l’appréciait que réduit aux mots essentiels. La scène explosive, — si l’on peut dire, — où les personnages s’expliquent à fond, répugnait à son goût du raccourci. Comptez les répliques qu’échangent Carmen et son amant, quand il va la tuer. Il y en a onze exactement, dont six n’ont pas vingt mots et la plus longue a sept lignes. Cette sensation de la présence, il l’impose par un choix de tout petits faits, très simples, mais tous révélateurs, mais soigneusement triés. Relisez le début de Carmen et voyez comme il s’applique à vous montrer José Navarro par des gestes. Premier geste : José s’est relevé de son sommeil, une main sur son espingole, l’autre sur le licol de son cheval. Second geste : il rend la liberté à la bête, et son espingole, d’abord horizontale, se dirige vers la terre. Troisième geste : il s’assied sans quitter encore son arme et accepte un cigare. A la manière dont il prononce les s, son origine se trahit, — il vient du Nord, — et sa condition de proscrit à la joie, avec laquelle il hume la première bouffée de son cigare : « Comme il y avait longtemps que je n’avais fumé ! » Quelques notes encore : son ignorance des lieux, son entente en matière de chevaux, la fierté qu’il a du sien, si dur à la fatigue, dit-il, qu’il a une fois fait trente lieues dans un jour, au galop ou au grand trot, puis un brusque arrêt dans cette imprudente confidence, un prétexte embarrassé pour la justifier, un regard de défiance jeté sur le compagnon espagnol et son interlocuteur français, — vous avez devant vous, dressé en pied, le contrebandier. C’est par le détail juste et sans commentaire que Mérimée a procédé. Mais pour les imaginer ces détails, et en équilibrer ainsi la mise en mouvement, il faut une vision intérieure d’une précision d’appareil photographique et désencombrée de tous les traits inutiles, un esprit d’une impeccable sûreté qui ne retient des physionomies, des attitudes, des paroles, que le significatif.

Ces courtes nouvelles, si vraisemblables, si présentes, sont écrites d’un style tout classique et qui contraste avec la langue de l’école des prosateurs sortis de Chateaubriand et de Hugo. Balzac, dont les jugements critiques sont toujours si intelligents, distribuait les œuvres de son époque en deux groupes qu’il appelait celui de la littérature d’images et celui de la littérature d’idées. C’est la prose de Voltaire, pour citer deux exemples typiques, et celle de Gautier. La littérature d’images l’a emporté au cours du XIXe siècle, et de plus en plus, la prose s’est ingéniée à rivaliser avec la poésie, la peinture, la sculpture, la musique. Ainsi s’est créée « l’écriture artiste, » pour employer la formule inventée par les Goncourt et qui indique bien le caractère composite de cette façon d’écrire. Mérimée n’aurait pas été logique avec sa propre discipline, s’il ne s’en était pas tenu à la prose un peu abstraite, un peu desséchée, mais si solide, si nette de notre tradition nationale. Cette question du style dans le récit est d’ailleurs de celles dont il faut dire le et adhuc sud judice lis est du latin. En fait, d’excellents juges n’ont-ils pas incriminé le style de Balzac et de Stendhal, ces deux maîtres du roman moderne ? Le plaisant est que ce reproche fut adressé par Balzac lui-même à Stendhal, et que celui-ci incriminait de son côté le style de Mérimée ! Ce qu’il y a de certain, c’est que Balzac et Stendhal dans leurs romans et Mérimée dans ses nouvelles ont fait vivant, et que la prose si savamment travaillée de Flaubert donne trop souvent l’impression d’une admirable nature morte. Peut-être faut-il admettre que le roman et la nouvelle, ces produits, remarquons-le, d’une littérature très avancée, sont des genres hybrides, qui tiennent à la fois de la science et de l’art. Les talents qui les pratiquent doivent donc concilier en eux des facultés contradictoires. S’ils ne sont préoccupés que de vérité, ils ne sont plus des artistes. S’ils ne sont préoccupés que de beauté, ils ne sont plus les savants qu’ils doivent rester pour accomplir leur besogne d’observateurs. Il y a là une antinomie qui se retrouve dans la comédie de mœurs. Rappelez-vous dans quels termes Gautier parlait des vers de Molière. Le plus sage est d’avoir le goût très large sur ce chapitre, et de ne pas demander aux écrivains une sorte d’impression qu’ils n’ont pas prétendu nous donner. Acceptons la variété dans la Botanique des esprits, pour reprendre le mot de Sainte-Beuve, et acceptons la manière des maîtres. Celle de Mérimée est bien à lui et si adaptée à son génie propre que l’on ne conçoit même pas qu’il eût pu écrire autrement, comme on ne conçoit pas qu’ayant été la personne qu’il était, il eût pu composer une œuvre autre que celle qu’il nous a laissée. Si elle a des défauts, ce sont les siens. Il lui manquait l’élan, et l’élan manque à cette œuvre ; l’abandon, et elle est tendue ; la vie religieuse, et elle n’a pas beaucoup d’horizon. Que d’autres qualités en revanche, et la première de toutes : la vérité ! Matthew Arnold disait du poète Wordsworth que tous ses vers n’étaient pas nécessaires, entendant par là qu’un divorce s’était parfois établi entre le versificateur et l’homme. Des Nouvelles de Mérimée, nous avons le droit de dire qu’elles sont toutes nécessaires, tant l’auteur et l’homme ne font qu’un chez lui. C’est tout ce que ces notes ont essayé de démontrer. J’imagine que cet écrivain si probe n’eût pas souhaité d’autre éloge.


Paul Bourget.
  1. Les Anxieux, étude clinique par les docteurs Devaux et Logre. Préface de M. le professeur Dupré, 1 vol. chez Masson, 1917.