Mérimée (Jean-Aubry)

Mérimée (Jean-Aubry)
Revue de Genève (p. 483-500).

MÉRIMÉE[1]

On ne peut pas l’aimer vraiment, mais on sent bien qu’il mérite plus que de l’estime. Il n’a rien pour nous enflammer, et, si affectionné qu’on soit à nos meilleurs auteurs, on peut fort bien, des mois durant, ne pas penser du tout à lui, en dépit même de Carmen. S’il nous advient d’y songer, il nous retient plus qu’un moment.

Les souvenirs de sa personne, autant que l’impression de ses ouvrages, mêlent une sorte d’irritation à notre plus vive curiosité ; on ne parvient pas aisément à pénétrer ses raisons d’être ; il arrive même qu’on ne lui en découvre aucune. Dès que nous nous efforçons de le saisir tout entier, il nous échappe par quelque endroit, et c’est de le voir nous échapper, par un insaisissable glissement, qui met le comble à notre humeur.

Il a l’air de porter un masque ; on l’examine, on s’en convainc, et l’on cherche par où va percer, comme on dit, le bout de l’oreille ; mais nulle trace singulière, pas plus au menton qu’à l’oreille ; ce masque a tant de naturel qu’il se pourrait fort bien, en fin de compte, qu’il fût le visage même. Parfois une expression s’y montre qui paraît refléter le cœur ; on pense avoir saisi l’intrigue, mis enfin le doigt sur un nœud ; mais point, la trame est si une et serrée que toutes nos présomptions se dissipent à sa surface sans en rien traverser.

On est presque las de chercher, on se détourne de cet homme ; mais c’est par son immobilité même qu’il nous ramène à lui ; parce que, surtout, nous sentons qu’il ne l’affecte pas pour nous, et que cette réserve, et jusqu’à la contrainte même, lui sont tout aussi naturelles que le peuvent être à tant d’autres l’épanchement et l’indiscrétion.

Fils d’un peintre académique dont le père avait été intendant, et d’une institutrice irréligieuse, vive, sèche et peintre à ses heures, il tient de l’un son esprit ordonné, sa prudence normande, de l’autre sa haine des prêtres, un certain don de répartie, et le penchant le plus constant à ne pas pouvoir s’attendrir ; de l’un et l’autre, la faculté de voir net, de regarder précisément, et cette obstination particulière que n’ont ni les grands ni le peuple, et qui n’a jamais été en France la moindre des vertus bourgeoises. Il s’y ajoute encore ces étroites accoutumances, cette tyrannique ponctualité, cet asservissement à ses meubles qui font, le plus souvent, d’un fils unique un vieux garçon dès la vingtième année, et quand même il se résoudrait au mariage.

Cependant il pousse le soin jusqu’à l’élégance dans son esprit comme dans sa mise, applique son obstination au savoir, et sait donner à sa prudence le prix des amitiés les plus sûres.

Cette élégance vient corriger ce que son allure aurait. sans cela, de trop raide ; elle n’atteint pas au dandysme d’un Delacroix ou d’un Eugène Sue : même dans le brillant de la jeunesse, il ne prendra pas l’air d’un lion, on ne lui verra pas cette « beauté du diable » qui fait que l’on raffole du jeune Musset. En dépit de sa tournure svelte, il lui manque ce visage assez beau, cette élévation dans la pensée, et cette distinction native qui haussent la petite noblesse d’un Lamartine ou d’un Vigny à la dignité de la grande. Sa mise n’a pas l’élégance intermittente de celle de M. de Balzac, ni celle parfois extrême, souvent incertaine et toujours conquérante de Beyle : elle est habituelle, mesurée, sans aucun éclat tapageur, et se garde autant des outrances de la mode que des usages surannés.

Pour un peu guindé qu’il soit toujours, il n’en paraît pas militaire ; il montre plutôt, dès la jeunesse, cette sorte d’aisance à demi-compassée qu’on voit aux secrétaires d’ambassade, après qu’ils ont jeté dans les salons, avec leurs premiers feux, leurs premières maladresses. Il aurait pu, sans ridicule, endosser l’uniforme ; il portera sans effort et sans y croire, l’habit de sénateur ou d’académicien ; il eût porté tout aussi bien celui de ministre, s’il eût assez aimé ou méprisé les hommes pour souhaiter de les conduire.

L’élégance de son esprit est du même ordre. Elle est son objet quotidien, et faite de solide étoffe ; elle ne doit rien à l’ambition, non plus qu’au souci de briller. Si la vivacité de son œil ou quelque aigreur de sa nature ont pu rendre souvent Mérimée spirituel et lui valoir plus d’un succès, il s’en est distrait un moment, plus qu’il ne s’en est réjoui, et toute sa vie s’est nourrie du goût d’apprendre pour soi-même. Il a su le latin, le grec ancien, le grec moderne, l’anglais, le russe et l’espagnol, sans que vînt l’y contraindre aucune autre obligation que celle de sa curiosité.

Il veut tout savoir de ce qu’il sait, et ne voit pas d’inconvénient à tout ignorer de ce qu’il ignore ; s’il dissimule, c’est plutôt l’étendue de son savoir que celle de ses ignorances ; c’est assez peu la disposition du plus grand nombre, en un temps où chaque instituteur commençait à se croire plus savant qu’Aristote, et où tant de petits esprits se mettaient à répandre, obligatoirement, cette moitié de rien qui compose leur connaissance.

Si pourvu que soit son esprit, si raffinée qu’en soit l’élégance, il y met la même discrétion qu’à sa mise. Ce n’est pas lui que l’on verra faire étalage de ses dons, ou, le dos à la cheminée, se donner des airs de bellâtre ou des façons de beau parleur : il s’entretient d’un ton discret dans une embrasure de porte, dans un des coins du salon, d’où, de temps à autre, il décoche, haussant ou baissant la mire et le ton, une pointe prompte et acide. Ce ne sont qu’autant de flèches qu’il en faut pour protéger sa retraite.

Gardant toujours froide sa tête, il a autant de présence d’esprit dans ses relations que dans ses traits ; il n’a connu de déceptions que dans la mesure où il a pu parfois souhaiter un peu plus que de l’amitié ; mais il aura, de celle-ci, senti presque tous les aspects, peut-être pas les plus aimables ; les plus certains, à coup sûr. Le nombre de ses amis n’est pas vaste, mais ils sont de la sorte la plus honorable, et d’un commerce avantageux ; Victor Jacquemont ou Henry Beyle, Jean-Jacques Ampère ou Panizzi, ou Tourguénief.

Il impose à tous le respect, même à ceux qui ne l’aiment guère, et qu’il ne ménage pas ; on lui sait gré même d’être sincère, parce qu’aucune envie ne le guide, l’espérance d’aucun échange. Il vous donne ce qui lui plaît, sans attendre ou demander rien ; il sait vous rendre des services, grands ou petits, et les rendre avec discrétion. S’il est parfois d’humeur chagrine, et plus encore avec soi qu’avec les autres, c’est qu’il se juge avec la même netteté et sait tout ce dont sont capables les autres aussi bien que lui-même. Son extrême absence d’enthousiasme et d’illusions donne à son commerce une grande égalité qui eût été assez terne si les ressources et les grâces de son savoir n’étaient venues la relever. D’ailleurs, si pauvre que soit son idée des hommes, il ne va pas jusqu’à les haïr ; il trouve un plaisir pervers à mesurer ce dont ils manquent. et sachant d’avance à quoi il s’expose ainsi, il se résigne à ne leur demander que de distraire son ennui. Pourquoi aurait-il fui les hommes ? Il aimait la retraite, comme toutes choses, avec modération.

Extérieur, manières, Langage, esprit, savoir et sentiments, il est de toutes parts honnête homme : pas tout-à-fait au sens ancien. Victor Cousin qui le fréquenta, mais qui était de ces philosophes dont Pascal a dit qu’ils ne voient justement pas ce qui est devant eux, a déclare que Mérimée était un gentilhomme. C’est bien précisément ce qu’il n’est pas, ce qui lui manque, ce à quoi il ne peut atteindre pour faire grande ou touchante figure, et forcer plus que notre estime.

Il est, non pas gentilhomme, mais « gentleman ». Ce n’est pas défaut de naissance, certains qui n’en eurent pas plus ont su à ce point s’ennoblir. On n’est gentilhomme qu’autant que l’on ajoute à une distinction de naissance ou d’esprit, celle de tenir ferme à quelque croyance, et qu’autant qu’on se sent prépare à tout y rendre, même la vie : fût-ce, croisé, pour le rachat d’un sépulcre, ou, si l’on est athée, en l’honneur de l’amour ou par pur amour de l’honneur.

Gentilhomme, on peut, à son gré, être désuet, ignorant, ou même insolent à ses heures, la grandeur et l’aisance des manières et du cœur savent en compenser les lacunes ; là, peut-être plus que partout ailleurs, il est vrai que c’est la foi qui sauve. Faute d’une vaste foi, eût-on toute l’honnêteté du siècle, on n’est que « gentleman ». C’est l’honnête homme habillé à la mode de Londres, avec les conventions, les pratiques, le bon faiseur et la raideur ; fût-on né à Paris ou à Manchester, il n’importe ; gentilshommes, Shelley ou Byron, mais seulement gentleman un Guizot ou un Mérimée. Au prix d’un gentilhomme, un gentleman est toujours un peu mesquin et étriqué ; on y sent mesurée l’étoffe, toujours présent le sentiment qu’il y a de l’imprudence à trop dépenser, de l’inconvénient à trop perdre. Le gentleman sait toujours le cours des valeurs de ce monde ; il lui manque de tenir pour vraies celles qu’on ne peut mesurer et d’avoir trop mis le respect où il faudrait mettre l’amour.

Né à l’aube de son siècle, un an après Victor Hugo, il naît à la littérature au moment même où s’épanouit le romantisme vers quoi rien de sa nature ne l’incline ; on peut même dire que tout l’en éloigne, hormis son goût pour la couleur et son sens dramatique. Mais combien sa plus sombre couleur est dosée, auprès des intempérances d’un Dumas père et d’un Hugo ! et pour son plus vif éclat, on ne le voit tirer ni sur le blanc des pâleurs lamartiniennes, ni sur le bariolage improvisé des Orientales. Il sait pourtant, mieux que personne, comment on peut en user avec le trompe-l’œil exotique : et dans ce concours de pittoresque imaginaire où rivalisent les romantiques, il dame le pion à tous, en fabriquant, en quelques semaines, sans quitter Paris, un prétendu recueil de portraits, d’impressions et de poèmes dalmates : la Guzla, où se laissèrent piper, entre autres, Gœthe et Pouchkine.

Il eût donc pu travailler dans le faux avec plus de bonheur que beaucoup d’autres, et, sans pouvoir les éprouver, prétendre de grands sentiments, de déchaînés et de sauvages, en dépit de son souffle court et de sa maigre poitrine. Il semble ne s’y être essayé que pour prouver combien le jeu en est facile ; et, suivant son penchant le plus vrai, s’il touche aux grands sentiments, ce n’est pas pour les boursoufler, mais, tout au contraire, pour en dénuder l’os.

Il est du dix-huitième siècle en cela, non de celui qu’on nous a fait selon Rousseau et ses neveux, mais bien plutôt du roi Voltaire. Je le vois venir de Montesquieu en droite ligne par Choderlos de Laclos, sans avoir la grande allure de l’un, la vive inquisition de l’autre. Il tient, de ces esprits au doute toujours préparés et qui disciplinent leur cœur, la balance de sa pensée et ce constant dessein d’être vrai avant tout qu’on ne voit guère à un autre écrivain de son temps, si ce n’est au Vigny de Servitude et grandeur militaires, et au Stendhal de la Chartreuse.

Jamais il ne donne dans la volupté qu’éprouve son époque d’étaler ses déboires et de se raconter sans tri Cacher son cœur ne suffit pas. il va jusqu’à dissimuler son nom, et quand il semble céder au goût que montre pour le théâtre tout le Cénacle, il le fait sous le couvert d’une comédienne espagnole, imaginaire et vraisemblable, dont il prétend traduire les œuvres, sans se soucier de les voir porter à la scène.

A vrai dire, le Théâtre de Clara Gazul peut passer pour un tour de force de la part d’un jeune homme de vingt-deux ans, en 1825 ; il faut, bien avouer qu’aujourd’hui il n’offre qu’un médiocre intérêt, à l’exception de ces deux pièces qui ne parurent que cinq ans plus tard, l’Occasion et le Carrosse du Saint-Sacrement. Ni les deux parties d’Ines Mendo, ni l’Amour Africain, ni Une Femme est un diable, ne valent qu’on les relise : pourtant, si médiocres qu’elles nous apparaissent maintenant, du moins ne s’y lamente-t-on pas à l’extrême, n’y éclate-t-on pas en sanglots au moindre prétexte. Pour le reste, c’est le même genre de fables auquel se plaisait l’époque, et si la mesure qui s’y montre ne leur a pas communique de l’intérêt, elle les garde encore aujourd’hui d’être simplement ridicules comme tant de drames du même temps. Et même, dans les Espagnols au Danemark, sans compter que l’intrigue y est nouée de façon assez rare et habile, on rencontre un accent dramatique qui n’est pas sans force et des personnages tracés d’un trait qui ne manque pas de retenir, principalement celui d’une mère entremetteuse qui y est peinte avec une précision, un aisance et une vie qui ne se rencontreront pas toujours également dans ses meilleures œuvres.

Dès cette première œuvre de Mérimée, on voit paraître les deux obsessions de sa pensée ; la rouerie féminine et la canaillerie des prêtres. Pour celle-là il en reprendra le thème tout au long de sa vie d’écrivain : pour celle-ci, elle est le sujet même de Une femme est un diable, ou, en dépit du titre, on nous fait surtout paraître comment, pour être Inquisiteur, on n’en est pas moins homme, comment même on l’est plutôt plus. Dans le Ciel et l’Enfer, la cupidité et la malhonnêteté de l’inquisiteur sont peintes d’une main puérile et pourtant lourde, et dans l’Occasion, l’hypocrisie de Fray Eugenio, quoique tracée d’une main plus douce, n’en amène pas moins d’affreuses circonstances. On sent trop dans le jeune écrivain une fureur contre les prêtres qui n’est si vive que pour n’avoir pas de raison propre ni sentie ; elle n’est qu’empruntée aux sentiments de sa famille ; il la conservera pourtant toute sa vie, mais avec plus de ménagement, et se gardera, par égard au bon goût, de la répandre dans ses œuvres, avec une pareille insistance.

Qu’un homme qui ne croit à rien s’irrite à ce point des actions de ceux qui prétendent à vous faire croire, ou veulent seulement vous en faire accroire, c’est preuve seulement de jeunesse ; c’est un esprit qui jette sa gourme dans un procès de tendances, et qui s’y lance soi-même avec une ardeur d’autant plus vive qu’il la sait peu durable ; c’est un scepticisme qui tâche à s’éperonner, mais qui seulement se bat les flancs.

Pour la rouerie féminine que l’on verra paraître dans Arsène Guillot, dans Tamango, dans Carmen et jusque dans la statue de la Vénus d’Ille, elle se montre, dès la première heure, dans les Espagnols au Danemark, sous l’aspect semi-tragique de Madame de Tourville, entremetteuse perverse et bonhomme, sorte de Madame Angot qui aurait les Liaisons Dangereuses pour livre de chevet ; dans Ines Mendo, avec la séduction tragique de Dona Séraphine, la conspiratrice de haut vol ; dans le Carrosse du Saint-Sacrement, sous les traits mutins, ensorceleurs et plaisamment cyniques de Camilla Périchole.

C’est sous ce dernier aspect qu’elle est la plus vraie et vivante. Il est même singulier que Mérimée, qui se complaisait au drame dans la manière noire des Espagnols, et qui, par quelque endroit, en imite assez bien la manière, ne garde aujourd’hui de mérite de son Théâtre de Clara Gazul que là où il s’est montré le plus léger et délicat ; dans ces scènes de l’Occasion, où il a dépeint avec une grâce extrême l’éveil du sentiment de l’amour, ses extases, ses transes, ses ressauts de tendresse et de colère, ses emportements et ses retours, dans le cœur de toutes jeunes filles encore au couvent, de même que dans tout le Carrosse du Saint-Sacrement.

L’atmosphère, dans l’Occasion, de ce cornent à la Havane, les ravages qu’y exerce Fray Eugénie le confesseur, les rivalités et les passions de ces petites filles espagnoles, leurs pudeurs et leurs audaces sont évoquées avec une délicatesse de touche et un agrément qui peut faire placer la petite Maria de Mérimée entre la Marianne, de Marivaux, et la Clara d’Ellébeuse, de M. Francis Jammes. Pour le Carrosse, c’est un pur chef-d’œuvre, et, par une de ironies dont l’histoire littéraire offre plus d’un exemple, ce jeune auteur de drames n’aura vraiment réussi que dans une comédie, la plus preste et la plus légère qui soit. Il y a réussi au point qu’on se prend à regretter qu’il n’ait pas davantage tenté cette aventure, car, entre les sombres rochers factices de son œuvre dramatique et les stériles pierres de ses documents historiques, cette « saynète » a poussé comme une fleur charmante, inattendue et solitaire.

Le Carrosse du Saint-Sacrement relie les Jeux de l’Amour et du Hasard à Il ne faut jurer de rien ; tout y est mené comme en se jouant. tour à tour rênes hautes et brides sur le cou : le secret du bonheur avec lequel Mérimée l’a conduit, c’est qu’il a osé laisser jouer cet esprit qu’il avait prompt et malicieux, qui tombait volontiers de ses lèvres, mais qui semble s’être noyé d’ordinaire dans son encrier.

On s’est avisé récemment de remettre à la scène cette petite œuvre qui tomba jadis aux Français sous les sifflets de spectateurs trop prompts à prendre le parti de la religion prétendue outragée. On s’étonna de sa fraîcheur, de ses mille vertus ; ingéniosité de l’intrigue, vérité d’accent des personnages et leurs oppositions. Depuis la maladresse du secrétaire Martinez jusqu’à l’amoureuse crédulité du Vice-roi, de la colère contenue du licencié et de l’onctueuse bienveillance de Monseigneur jusqu’à la rouerie tour à tour insinuante, dégagée, humble ou arrogante de la Perichole, tout y est séduction, charme et verve. Que n’a-t-il plus souvent écrit de cette encre-là ? Il y coule tout le meilleur de sa jeunesse, de ce temps où il lui semblait encore qu’il vaut mieux sourire que de se lamenter de la malignité des femmes.

En s’éloignant de sa jeunesse, l’esprit de Mérimée ne distingua presque que les plus sombres aspects de la rouerie féminine, et il emploiera précisément le meilleur de son talent à peindre, avec noirceur, les femmes, alors qu’il en souhaite autour de lui la compagnie la plus nombreuse.

Elles ne lui en gardaient pas rancune. Il en eut beaucoup pour amies, il les aimait à sa manière, avec intérêt, sans amour, comme des enfants redoutables ; il se plaisait aux petits soins, et se montrait plein d’attentions, mais il se tenait sur ses gardes. A vraiment dire, il les craignait, il a toujours conservé quelque chose du sage fils unique qui n’oserait pas découcher de peur de perdre toute retenue, qui rentre pourtant assez tard pour s’offrir un peu de débauche, mais toujours assez tôt aussi pour pouvoir embrasser sa mère. Il tient bien à passer quelque peu pour mauvais sujet, cela séduit assez les femmes, mais il n’a pas le goût de l’être, ni la santé, ni le courage.

La peur d’être dupe le tient et la crainte bourgeoise des entraînements. Il va chez les femmes en visite, mais il ne saurait y séjourner et, pour les accueillir chez lui, le vieux garçon n’y consent pas. Il s’ingénie à leur déplaire juste au point qu’il faut pour les décourager de vouloir prendre sur lui quelque empire ; et comme d’autres affectent d’être aimables, il feignait la mauvaise humeur pour se mettre à l’abri des coups et s’attirer quelques douceurs. Vingt ans et plus il se livre à ce commerce dans les Lettres à une inconnue. Il déploie en même temps tout ce qu’il faut de séduction ou de sécurité pour les retenir. Il les traite en enfants terribles ; elles le traitent en enfant gâté. La vie se passe à ce manège.

Beaucoup d’hommes, quand ils ne les en méprisent pas, louent les femmes de les avoir aimés, et les autres se louent de les avoir aimées. Mérimée incline peu à louer, et soi-même moins que personne ; peut-être, au fond, n’y avait-il pas de quoi : et son goût était trop sûr pour ne pas sentir le médiocre. Les femmes qui ont pu se donner à lui l’ont dû faire pour un temps assez court, — hormis dans la correspondance — comme on en voit qui se donnent à leur médecin ou à leur confesseur, par dépit, oisiveté, perversité, besoin, pitié, ou camaraderie même, mais pas par amour ou passion. Du médecin et du confesseur, il a la discrétion professionnelle ; au reste ce ne serait pas d’un gentleman d’étaler ses bonnes fortunes dans propos ou dans ses livres ; ses préambules, ses prudences, en outre, étaient certes bien suffisants pour donner bientôt à ses conquêtes la pensée de l’amitié au lieu de celle de l’amour. Il jouait au plus fin avec les femmes comme avec les littératures étrangères et les monuments historiques ; mais il y réussissait moins : elles sont plus vives et moins froides ; et leur ardeur souvent se lassait assez vite de ne pouvoir échauffer cette nature réfractaire.

S’il est vrai — on prétend que non, mais la chose est dans sa manière — que Sainte-Beuve, voyant George Sand embarrassée de son tempérament et ne sachant à qui l’offrir, lui ait procuré Mérimée, le bon apôtre a dû s’en divertir, à part lui, bien Longtemps après. On voit d’ici Joseph Déforme, bonasse et patelin, clignant de l’œil et se pourléchant les babines, à l’issue aussitôt prévue de cette étonnante conjonction ; c’est la rencontre, au petit pied, de don Juan et de Cléopâtre, ou peut-être plus simplement de la hase et du carpillon. Dès le matin suivant, la dame, quatre à quatre et tenant ses jupes, descendait l’escalier de Mérimée, emportant son papier, ses cigares, ses plumes et ses encriers ; à peine fut-elle chez elle, qu’elle écrivait à son « fournisseur » pour se plaindre de son envoi. Non, vraiment, cela ne faisait pas son affaire. Etait-il possible qu’on put se montrer disposé à la contenter sans y mettre au moins quelque extase ; les enthousiasmes les plus ardents s’échevelaient en écume sur un pareil iceberg ; les plus chauds débordements n’en aurait pas fondu la glace. George Sand ne put tenir devant cet œil inquisiteur que rien ne paraissait surprendre, devant cet homme dont les soins mesurés vous pouvaient dévoiler comme si vous eussiez été une inscription. Et pour tout dire enfin, elle ne demandait qu’à faire l’amour, même en public passe encore, puisqu’on le saurait par ses livres, mais pas sur une table d’opération.

Les bas bleus n’étaient pas le fait de Mérimée, il sut les tenir à distance plus encore que toutes les autres. Il s’entendait à décliner, non par absence de séduction ; si son visage n’en avait guère, son esprit avait bien des attraits et, même à deux doigts de la mort, il inspirait des sentiments. Il étalait volontiers un certain cynisme d’expression, un cynisme élégant qui n’est pas pour déplaire aux femmes, mais, si loin qu’il pût aller, ce n’était pas à l’aventure, il en était comme de ces audaces de vierges anglaises qui savent toujours où elles en sont.

Mérimée a toujours peur de perdre la tête, il sait fort bien que c’est surtout par là qu’il vaut.

Il fait le bravache, l’incrédule et le pervers en paroles, ou dans sa littérature ; on le croirait prêt à mettre en action l’impitoyable esprit des Liaisons dangereuses, mais il s’arrête au boudoir, tout au plus va-t-il jusqu’au seuil de la chambre à coucher. Il adore être avec les femmes, il peut malaisément se passer de leur compagnie, mais pour ce qui est de l’amour avec elles, il aime surtout en parler, et, tout naturellement, grison, on le voit encore secrétaire ponctuel, narquoisement galant, de la cour d’amour de Saint-Cloud.

Il y a des hommes qui ne se marient pas pour pouvoir dire du bien des femmes, comme il en est d’autres qui ne les épousent que pour en dire du mal ou en ressentir. Mérimée, qui n’eut pas à se plaindre d’elles, se retranche dans son célibat comme en une retraite où, d’une encre froide et d’une plume aiguë, il fait le récit renouvelé du perfide éternel féminin ; l’impitoyable femme conduite non par la passion ni par les sens, mais par la pure méchanceté, par le démon de la perversité, par l’attrait du mal fait pour le plaisir, par une sorte de désintéressement satanique dont la fleur suprême brille dans ce conte de Carmen, dernier témoignage de son imagination misogyne, et le plus célèbre.

Et pourtant, dans cette galerie de femmes méchantes qui va de Madame de Tourville à Carmen, ce ne sont pas les plus sombres qui retiendront le mieux son nom : on ne lit presque pas Carmen, on s’en remet à l’opéra de Bizet qui l’a passablement déformée ; et la Périchole et Colomba qui ne sont que malicieuses et résolues auront plus Longtemps des lecteurs.

L’opinion ne s’est pas trompée qui fait de Colomba le titre de gloire de Mérimée. Mateo Falcone, l’Enlèvement de la redoute, l’Abbé Aubain, sont de petits chefs-d’œuvr, mais on trouve dans Colomba une grandeur ample plus rare. Sans compter qu’il s’y est acquis le mérite d’avoir fait entrer d’un seul coup toute la Corse dans le domaine littéraire français, et, même après quatre-vingts ans, de se la conserver à soi seul. Mérimée y a accompli son plus grand effort d’imagination ; deux cent cinquante pages d’invention sont d’un souffle inaccoutumé pour qui d’ordinaire renchérit sur la brièveté. Certes, même au sujet de Colomba, il y aurait fort à redire : le jeune homme Ors’Antonio y est d’une désespérante fadeur, et, pour son amoureuse miss Lydia, elle n’est guère qu’un fantoche qui tourne de la sécheresse, à la niaiserie : on y voit des bandits un peu bien lettrés, un paysage un peu inconsistant ; mais la figure de Colomba anime, vivifie tout, fait oublier les faiblesses ; elle a la grandeur de l’idée lie, une beauté presque antique, quelque chose à la fois de

vaste et de borné qui est en même temps classique et inouï.

Ce grand effort de Colomba semble l’avoir épuisé ; ensuite, en cinq années, il n’écrira plus que trois contes — dont Carmen, il est vrai — puis c’en sera fait de l’auteur ; il ne tirera de sa plume que d’ennuyeuses études historiques, de froids rapports académiques, quelques excellentes traductions. A quarante-trois ans, il a tari sa veine qui semblait, au début, facile et abondante. Il est vrai qu’il est inspecteur des monuments historiques, qu’il est des Inscriptions et Belles-Lettres, et de l’Académie Française ; on pourrait croire qu’il ne s’est fait auteur que pour cette immortalité provisoire ; mais Mérimée était de ces esprits qui ne souhaitent les honneurs que pour en toucher de plus près la vanité. Le vrai est que sa jeunesse n’avait été qu’un feu de paille, et que la dernière étincelle s’en était éteinte avant l’âge. Tout ce que la jeunesse avait mis en lui de vif, de railleur et de fin s’en ira se refroidissant avec une promptitude extrême. Perdant la plupart de ses goûts, il ne lui restera plus que son naturel ; son naturel était pour l’ordre et ses goûts pour les libertés. Elevé dans la ponctualité et les fermes règles bourgeoises, il ressent pour qui les méprise une affection irrésistible ; l’aventurier, le paria, les « gitanos », les « banditti », sont les héros chers à son cœur. Il a commencé par un Cromwell, dès ses vingt ans, avant Victor Hugo : le sujet était dans l’air littéraire, Balzac aussi a débuté par là. On peut encore rendre le romantisme responsable d’un tel choix ; mais, plus tard, ce n’est ni romantisme ni simple hasard s’il s’en va choisir, pour les peindre, les voleurs et les gitanes d’Espagne, don Juan et Henri de Guise, les bandits corses ou don Quichotte, Catilina ou les faux Démétrius, tous ceux qui rompent en visière avec les lois et le pouvoir, pour le bon ou le mauvais motif, ou simplement pour le plaisir. De même, on l’a vu, plus près de nous, bien accueillir le Coup d’Etat, et ne désapprouver Napoléon III qu’au temps de l’Empire libéral.

Au fond, se sachant peu de force et peu porté à la violence, il aime à voir, en pensée, la force et la violence chez les autres. Il étouffe d’être gentleman, il s’aimerait assez voleur de grands chemins, un voleur avec des manières, cela va sans dire ; car il n’a pas de goût pour la force brutale et n’est aucunement militaire. Ce qui lui plaît, c’est cette violence composée que réclame l’apprêt des complots, et qui se rehausse, au besoin, de générosité ; son héros, comme pour plusieurs autres esprits de son temps, grandis entre les excès d’énergie des armées napoléoniennes et l’étiquette surannée de la cour des Bourbons, c’est le bandit homme du monde, qui conserve l’observance de la politesse dans le mépris des conventions ; pour lui, ce n’est ni Zampa, ni Fra Diavolo ; ce n’est point le bandit beau parleur, qui fait le boniment à l’entrée de la vallée qui ouvre sur la « liberté dans les montagnes », ou qui montre à tout venant la rondeur joviale de Don César de Bazan ; le sien est homme de parole, mais de peu de mots, sans familiarité ni rudesse ; il a la raideur souple de l’acier castillan, la galante hauteur de l’hidalgo.

On sent bien tout ce qui le portait vers l’Espagne ; il a bien pu imiter l’âme dalmate, comprendre l’Angleterre mieux qu’aucun homme de son temps, inaugurer la Corse, et, l’un des premiers, toucher à travers Gogol, Pouchkine ou Tourguénief, cette hybride fermentation russe : sa patrie de lettres, c’est l’Espagne. Dès avant son premier contact, il l’a comprise et aimée, et ses lettres d’Espagne de 1830 sont, encore aujourd’hui, pleines de vérité et de charme. Il a senti sans effort tout ce que L’Espagne a d’intense et de retenu ; cela s’accordait à son cœur : c’était la projection vivante de tout ce qu’il eût voulu et n’osait être.

Au contact de cette chaleur sa jeunesse assoupie se ranimait encore : le cadre de l’Espagne a hanté Mérimée dès axant qu’il y fit son premier voyage, dès son premier livre. Pendant les vingt ans de son œuvre d’imagination, il ne cessera d’y emprunter : ce sont tour à tour des études sur don Quichotte et Cervantès, la Famille de Carvajal et la Perle de Tolède, les Lettres d’Espagne et le Musée de Madrid, les Ames du Purgatoire, Carmen, et l’Histoire de don Pedro Ier, roi de Castille.

Quand le goût d’écrire sera éteint en lui, quand il n’en conservera plus que l’habitude, quand sa dernière ardeur d’esprit aura passé, et qu’en lui, le chroniqueur aura tué le conteur, l’Espagne ne lui donnera plus l’inspiration souhaitable ; l’intense ardeur de l’âme castillane ou andalouse n’échauffera plus cet esprit glacé ; il se contentera de ce que lui apporte d’espagnol son impériale amie Eugénie de Montijo, et il ne verra plus de l’Espagne, à travers les brumes du souvenir, que ce qu’on en peut voir de Biarritz où il accompagne la cour impériale.

La hantise espagnole est la mesure de la vivacité d’imagination de Mérimée, la pierre de touche de son esprit ; quand il n’en sera plus ébranlé, son œuvre même sera finie, il ne fera plus que des travaux.

Vingt ans encore, ces travaux : chroniques d’histoire, traductions, rapports sur l’architecture, aideront à occuper l’ennui de cette nature sans flamme. Le goût qu’il avait pour le vrai l’avait toujours fait pencher vers l’histoire. Avant Vitet, avant le Cinq Mars de Vigny, ou la Catherine de Médicis de Balzac, avant Notre-Dame de Paris, les imitateurs de Walter Scott, et les Trois Mousquetaires, il avait écrit la Jacquerie et la Chronique du règne de Charles IX. Quoique écrites au printemps de sa vie, et dans l’une de ses meilleures époques, ce sont des œuvres ennuyeuses ; ce sera pis avec Don Pedre, une fois passée sa jeunesse. On sait bien que Mérimée n’avait ni l’ardente aigreur d’un Saint-Simon, ni ce pouvoir chaleureux de résurrection d’un Michelet. Il n’écrivait que des « chroniques » auxquelles il manquait nécessairement d’avoir été vécues par lui.

Si respectable qu’elle soit et en dépit de son abondance, et de quelque intérêt par endroit, toute cette partie de son œuvre n’aura eu de prix que pour lui, pour remplir ses devoirs d’inspecteur des Monuments historiques, ou plutôt encore pour remplir son temps ; car il trouvait moins d’ennui dans les uns que dans l’autre. Il tint ses fonctions en conscience, avec honnêteté, avec goût, comme il faisait toutes choses ; sans doute, il a sauvé de la destruction plus d’un monument du passé, mais, de toute cette encre répandue, seule nous paraît encore vive celle des traductions du russe, et de la précieuse brochure sur Stendhal.

En parlant de Beyle, Mérimée n’évoquait pas seulement l’auteur de la Chartreuse, mais ses propres années de jeunesse, le temps déjà lointain où il rencontrait Beyle chez les Stapfer, chez Delécluze, ou chez la comtesse de Teba ; où, débutant dans la carrière d’écrivain, il écoutait avidement l’ancien dragon et commissaire aux vivres, qui avait vu l’Italie, l’Allemagne, Moscou, et Napoléon, et qui n’en rapportait aucune grandiloquence, mais des anecdotes vivantes et précises, des saillies, des paradoxes et des histoires de femmes. Il comprit cet étonnant esprit où tant d’autres ne voyaient rien qu’un court et gros homme, un peu fat, et qui faisait la cour aux dames.

Il a compris Stendhal et il a aimé Beyle. « Peu d’hommes a-t-il dit, m’ont plu davantage, il n’y en a point dont l’amitié m’ait été plus précieuse. » C’est de quoi faire réserver une niche à Mérimée dans la chapelle stendhalienne. Mais on a voulu dire qu’il doit à Beyle presque tout : c’est aller un peu loin, c’est même aller de travers : et le surnom de Stendhal maigre qu’on a donné à Mérimée, si amusant qu’il soit, n’est pas juste. On a prétendu que Stendhal avait enseigné mille choses à Mérimée, et d’abord sa façon de voir : mais la vision d’un écrivain, est, de tout, ce que l’on ne peut pas lui enseigner : elle lui tient au corps ; ces sortes de greffes ou de transfusions n’existent que dans l’invention de ceux qui croient qu’on se fabrique à volonté et que le naturel obéit aux programmes. Il n’a en commun avec Stendhal que son « voltairianisme » et son besoin de voir net : hors de cela, ils diffèrent plus qu’ils ne s’assemblent. Stendhal est un bon garçon, ingénu qui veut se donner l’air d’un roué ; il y a dans Mérimée la moitié d’un roué qui conserve à tout prix des allures de gentleman. Stendhal est tout en imagination, en premier mouvement. en générosité de cœur, il est toujours amical, il a le goût inépuisable de se donner ; ensuite il raisonne, lève des plans, pose des règles, décrète comment on séduit une femme, et le moment venu, c’est à peine s’il ose lui parler : il ne se tient plus, il est ardent et maladroit, spirituel et délicieux, il dit ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas, et cependant il n’y a pas d’esprit plus clair entre deux mouvements de son cœur. Mérimée n’a pas de premiers mouvements, ou plutôt ils sont rétractiles : il a un goût d’économie qui l’empêche de se donner. Stendhal gémit de la sottise de son temps, craint les espions à chaque pas, maudit la canaillerie des femmes, mais il sait trouver en tout lieu des raisons d’intérêt, d’indiscrétion et de passion, et, en fin de compte, il n’est d’endroit du monde où il ne s’amuse : car Beyle amuse Stendhal infiniment. Mérimée ennuie Mérimée.

Ce n’est pas un ennui tragique, un ennui littéraire à la Chateaubriand, rugissant à la Flaubert ou grinçant comme celui de Baudelaire, c’est un ennui qui se traîne et qui se tient bien, un ennui dont l’aigreur même ne va jamais jusqu’à la colère, un ennui qui montre cette sorte de patience et cette constante politesse que peut seule donner l’indifférence.

Cette indifférence croissante ajoute encore à sa première honnêteté. Parmi ce concours de pense-petit empressés à flatter l’Empereur et qui cherchent à s’assurer des places en le flagornant ou en l’attaquant, Mérimée sait rendre à César ce que lui offre César, et se contente de distraire, de son mieux, une impératrice qu’il voit toujours un peu comme au temps où, toute petite, il l’emmenait chez le pâtissier : elle lui rend à présent les gâteaux d’autrefois. De toute cette cour, il est peut-être le seul qui dise vraiment ce qu’il pense. On le voit aller et venir, de son allure toujours raide, dans ses vêtements très soignés, mais dont la mode légèrement attardée fait sourire un peu ces jeunes gens qu’il ne regarde pas, et dont les œuvres les meilleures lui ont paru, à tort, fort ridicules. On le voit aller et venir, ponctuel, d’un pas ferme, et sans hâte ; ceux qu’il croise ne l’aiment pas : ils savent qu’il les juge et ne s’en soucie guère, mais on l’estime pourtant et l’on envie son honnêteté, son sûr attachement à ses amis ; on sait qu’il a écrit, d’un style sec et juste, une demi-douzaine de contes qui dureront plus que bien des œuvres orgueilleuses. Les femmes, dont il a dit tant de mal, gâtent encore à qui mieux mieux, sa spirituelle incroyance. Il le leur rend en menus services.

Il va à l’Institut, au Sénat, aux Tuileries du même pas correct, de la même allure guindée, sans hâte… Soudain tout autour de lui s’écroule, l’empire s’effondre, la France est à feu et à sang. Il voit fuir ceux qui l’aiment, il emploie pour eux son dernier effort. Brisé, on le transporte à Cannes, pour le guérir. Quel soleil pourrait l’échauffer, il est à bout de tout, même de scepticisme. Sénateur, académicien, familier des grands, il meurt sans qu’on y prenne garde, et celui qui s’était plu au spectacle divers de la rouerie des femmes ardentes et résolues, s’éteint entre les bras chastes et complaisants de deux vieilles demoiselles anglais.

G. JEAN-AUBRY.
  1. Né le 27 septembre 1803, Prosper Mérimée est mort le 23 septembre 1870. Cet achèvement de 50 années, depuis sa mort, qui fait entrer aujourd’hui ses œuvres dans le domaine public, peut permettre d’en considérer la figure en son ensemble, et donne, en tout cas, un prétexte à publier ce portrait.