Méphistophéla/Texte entier

E. Dentu (p. 1-568).

Méphistophéla


Dans la voiture à deux places, légère sur ses hautes roues grêles, à côté d’un valet-groom vêtu d’une livrée bleu d’azur, ceinturée de cuir blanc, qui ne couvre que jusqu’à mi-cuisse la boursouflure d’un collant très tendu, la baronne Sophor d’Hermelinge, le buste droit en sa veste de drap gris, les rênes vers le menton, revient du Bois parmi le retour des victorias et des coupés. Entre la toque qui cache tous les cheveux et le col de toile ferme qui serre le cou, son visage, sous le plein jour, est blafard, avec des yeux ronds, d’un gris de fer, striés de sang, sans cils ni sourcils. Elle regarde droit devant elle ; il semble qu’elle ne voit rien, mais qu’elle vient d’assister à quelque spectacle terrible. Son immobilité est celle d’une stupéfaction où se perpétue un reste d’épouvante. Ses traits qui, certainement, se convulsèrent de peur, gardent la distension d’une grimace dans la paix pâle et morte où ils se sont figés ; la rectitude aussi de toute sa pose est un frisson pétrifié. D’avoir contemplé Méduse, on devait demeurer tel. Elle suscite l’idée de l’après de quelque chose d’horrible, de la minute qui suit le forfait, — c’est cette minute, éternisée, qui sera l’enfer, — et, fardée, elle apparaît comme la momie d’un remords.

Elle passe, on la désigne de gestes soudains, on la suit des yeux longtemps. Des chuchotements l’escortent d’une courtisanerie d’envie et de mépris ; ce bruit : « la baronne Sophor d’Hermelinge » l’accompagne, l’enveloppe, l’enserre, bandelette de la momie ; il est aussi, sur son maquillage funèbre, comme la traînée d’un linceul, ce long nom seigneurial et pâle.

Mais si, un instant, elle regarde ceux qui l’observent, on ne l’observe plus, on parle d’autre chose. Parce qu’on la sait, parce qu’on la sent différente même de celles qui lui ressemblent, parce que quelque chose de sinistre à force d’être anormal, la distingue, la spécialise, l’isole, on éprouve, avec un désir de la connaître toute, la crainte d’en trop apprendre. Son mystère attire et repousse, allèche la curiosité et lui fait peur. Dans le tumulte de la vie parisienne, elle est souvent une occasion de silence ; elle empêche de rire.

Certes, l’aberration dont elle s’illustre n’est désormais qu’une anecdote médiocre et fréquente. Si les temps ne sont pas encore venus — les temps prédits par le chaste et mélancolique poète — où s’accomplira au sud et au nord, au levant et au ponant, le divorce des sexes ennemis, si dans les modernes heptapoles survivent assez d’épouses et d’époux, de maîtresses et d’amants fidèles à la saine observance des naturelles règles pour que le divin châtiment ne submerge pas encore d’une torrentielle averse de soufre et de bitume les abominations des stériles hymens défendus, il est véritable pourtant que souvent le souffle de la femme se mêle au souffle de la femme ; et Paris ne s’attarde pas à s’émouvoir pour si peu.

Il sait que l’horreur d’être payées ou le dégoût de payer, rendant enfin odieux aux tristes filles d’amour ceux dont elles vivent ou ceux qui vivent d’elles, les exhorte au réciproque désintéressement des féminines étreintes qui leur permet l’illusion d’aimer et d’être aimées, en les préservant, lasses exprès, de la possibilité, en d’indignes bras, d’un abandon sincère.

Mais le parfait mépris qui, à raison de leur métier, accompagne les vendeuses de joie, leur épargne une réprobation de plus.

Il sait, ce Paris, en qui la candeur serait aussi stupidement hypocrite que des minauderies de petite fille chez une vieille courtisane, il sait que, parfois, les maris au cercle, deux jeunes mondaines à qui la crainte des indiscrétions d’un amant ou le péril des flancs visiblement adultères, déconseilla l’au-delà des flirtations extrêmes, renovent, moins puériles mais plus chastes, dans la pénombre aromale du boudoir, parmi les hasards des peignoirs entrebâillés, les langueurs des dortoirs de naguère au pensionnat ou au couvent ; câlines cajoleries, incertaines, effleurantes, d’aile pas posée, caresses à peine, qu’aucune prière ne précéda ni aucun aveu, prolongement distrait, les têtes cachées dans les dentelles, de la rencontre presque pas faite exprès d’une main avec une main, jusqu’en des montées qui rebroussent le duvet d’un bras ou jusqu’en des descentes vers l’imprévu d’une hanche ; nul baiser sinon les yeux clos comme par un accord de ne point voir, mutisme presque pas haletant des gratitudes en des soupirs contenus ; puis, après la lassitude des bras désaccouplés et ballants vers le tapis, pas même une rougeur, remords rose des joues, ne demeure du péché ; voici la causerie d’avant, à propos de la pièce nouvelle, ou du bal à l’ambassade, ou de la forme des chapeaux qu’on portera.

Et il est des indulgences pour ces fautes occultées de silence et d’odorant crépuscule, si peu réelles d’avoir si peu duré, plutôt soupçonnées d’ailleurs qu’avérées, que les coupables elles-mêmes, coupables à peine, oublieront au point de ne pas les retrouver dans leur mémoire, les matins de balbutiement au confessionnal de Saint-Thomas d’Aquin ou de Saint-Philippe du Roule. Comme le directeur de conscience, à qui l’on n’a pas tout dit, Paris, qui n’ignore rien, absout.

Car il n’a plus le droit d’être équitable ! juge chargé de crimes, réduit à la clémence par la crainte du ridicule qu’encourrait Lacenaire à blâmer un voleur de pommes de l’autre côté du mur, ou le marquis de Sade à rougir d’un creux d’enlacement, resté entre les blés foulés ; car, — semblable à un homme qui, par les pores ouverts de toute sa peau, verrait grouiller sa pourriture interne, — il contemple, effaré de soi-même, et plein de la honte, de l’orgueil aussi, d’être incomparable entre les villes damnées, ses abjections et les hypocrisies de ses dernières vertus : toutes les augustes chimères, avilies ou bafouées, la patrie, prétexte, l’art, commerce, l’ironie de l’encens au pied des statues et la spéculation de la prière devant les autels ; les filles vendues par le père et la mère, gens pratiques, d’accord, bon ménage, destinées à la prostitution dès le premier balancement du berceau — qui pourtant ressemble à un refus, — avec méthode, avec la patience qu’implique le choix d’une carrière, et comme après une résolution prise en conseil de famille ; les seins des duchesses décolletées, que chez les entremetteuses poissèrent de baisers sentant le sherry ou le porto des rastaquouères saoûls ; plus détestables, ces vierges donneuses de leur bouche et de leur gorge et de tout leur corps nu, qui, pour la fierté du ventre sans ride ou pour s’épargner le souci du fœtus coupé en morceaux puis jeté aux latrines, restent vierges en leurs lits obscènes ; et, chez les notaires matrimoniaux qui vont partir pour Bruxelles ou reviennent de Mazas, le nom échangé contre l’argent, pas beaucoup d’argent ! on se mésallie au rabais ! de sorte que c’est comme si les extrêmes neveux des races illustres, camelots de la gloire immémoriale, hurlaient sur les boulevards : « Demandez, demandez ! achetez ! Rosbecque ! Rocroy ! Fontenoy ! dernière édition ! » S’il s’observe plus profondément, Paris voit ses bas-fonds hideux, et plus vils, comme des plaies que l’on aurait aux pieds ; l’odeur de ses faubourgs, de ses banlieues, tout ce qu’exhale, crasse et sang mêlés, l’innombrable peuple des prostituées, et des tueurs, rôdant de réverbère en réverbère dans la ritournelle des bals-musettes et rassemblé d’un coup de sifflet qui saute d’un angle de rue à un coin de boulevard, l’écœure d’une fadeur de lupanar et d’abattoir ; et dans les bagarres nocturnes frémissent des lueurs de couteau. Pourtant, si profonde, si irrémédiable s’assombrit toujours davantage l’extinction du jour moral sur les hauteurs, que Paris se demande enfin si ce n’est point des plus sales bas-fonds que se lèvera la clarté future, attendue, nécessaire, incendie peut-être, clarté cependant ; il y a, dans la crapule populacière, quelque chose comme une épouvantable candeur, de la barbarie qui ressemble à de l’enfance ; est-ce un commencement d’aurore et d’avril, qui sait, cette grisaille boueuse, çà et là rose de meurtre ? l’avenir s’allumera peut-être à l’eustache des chourineurs.

En attendant, Paris, qui se connaît, n’ose plus se courroucer parce que, dans un boudoir, deux amies pareilles sous la poussée du même désir aux deux fleurs d’une tige que courbe le même vent, ne purent se défendre, transgressant une incertaine loi, de rapprocher leurs parfums de roses meilleures. Et il pardonne, en souriant. Sourire, suprême ressource de ceux à qui répugne le mélodrame des malédictions, courtoisie du mépris ; ressource aussi contre l’horreur de soi, élégance de la mélancolie, dandysme du désespoir et du remords.

Même pour d’autres bouches féminines, mêlées, Paris a des complaisances. Dans la folie des champagnes nocturnes, de belles filles éprises, la chevelure et la jupe envolées, oublient la différence du permis au défendu ; eh ! que leur parleriez-vous de cela ? elles sont grises de la griserie heureuse des lumières dans les yeux, grises du frôlement des bras nus, et des fraises mangées à quatre lèvres pour l’amusement des desserts, et de l’odeur des maquillages qui ne tiennent plus et coulent le long des peaux comme les gouttes d’un rut artificiel ; et la sueur des valses qu’elles valsèrent ensemble entre les tables poussées vers le mur, — les seins de l’une penchés dans l’ouverture du corsage où battent les seins de l’autre, — les enveloppe d’une moite exhalaison de chairs en laquelle il est doux de se pâmer. Elles sont, inconsciemment, ces parisiennes, ces païennes, les ménades d’un triomphe de Bacchus, où le dieu ivre groupe entre ses genoux, dans le char dont les roues écrasent sans les distraire des couples enlacés, des nymphes saoûles de raisins mûrs et les fait, dans son embrassade, s’étreindre. Ce qu’il y eut d’effréné dans le déchirement de leurs robes, innocente l’impudence de leur nudité ; comme parmi le pêle-mêle des chutes et des abandons sur les tapis, sur les sophas, sur le désordre des linges déchirés de cristaux et de porcelaines brisées, leur rire qui échevelle de noires ou rousses chevelures, leur rire retentissant ainsi qu’une sonnerie de métaux clairs, excuse l’infamie de leurs baisers. Ce sont les très amoureuses folles ! amoureuses, de qui, de quoi ? de toutes, de tous, de tout. Elles sont, descendues des cadres afin de vivre les mythologies du baiser, les faunesses et les hamadryades des peintures, mêlant pour leur plaisir et pour le plaisir des autres, la neige et l’or, ou le vivant ivoire chevelu d’ébène, de leurs corps qui se veulent et qui s’offrent ! Et Paris, cet artiste, sorte de Néron devenu la ville même que le beau tyran-poète aurait bâtie sur les ruines de Rome incendiée, aime les chœurs fougueux de ses blanches corybantes.

Mais la baronne Sophor d’Hermelinge ne ressemble ni aux tristes filles d’amour qui demandent au baiser femelle la revanche de la virile injure ; ni aux mondaines distraites, oublieuses bientôt du plaisir que peut-être elles n’ont pas eu ; ni aux belles extravagantes, buveuses de luxure dans toutes les coupes où elle mousse.

Et l’on s’étonne d’elle, en s’alarmant.

On est en présence d’un monstre qui va jusqu’à la perfection dans la monstruosité. Elle est, dans le mal, sans défaillance ; son péché ne fait jamais de faute ; elle est irréprochable ; c’est ce qui produit l’épouvante. « Homo sum ! » s’écrie la Messaline de Juvénal ; avec raison ! puisque ce sont des mâles qu’elle espère dans la logette des prostituées de Suburre. Mais la femme qui se virilise définitivement, se déshumanise.

Imperturbable, hautaine, officielle, dirait-on, la baronne Sophor d’Hermelinge, en sa fixité sinistre, en sa pâleur de morte mal ressuscitée, est l’impératrice blême d’une macabre Lesbos.

De son attitude, de la légende abominable qui la suit, se dégage l’idée d’un crime continu, méthodique, sans emportement, qui ressemble à l’exercice d’une fonction, à l’accomplissement d’un devoir. Il semble qu’elle ne veut pas son vice, qu’il lui est indifférent, odieux même, mais qu’elle y est obligée, qu’elle y est soumise comme à une insecouable loi ; qu’elle a été condamnée aux travaux forcés de l’immonde plaisir. Pas d’arrêt possible ni d’atermoiement ; elle réalise sa damnation, sans halte, tout droit, comme une pierre tombe ; rien ne la détourne, ni ne la dérègle, elle va, directe.

En ce temps où la science découvre des vérités pareilles aux prétendus mensonges des antiques magismes et des sorcelleries, où l’expérimentation cesse de démentir les intuitions anciennes, où ce professeur, au milieu de ses démentes, rappelle Urbain Grandier parmi ses nonnes, où cet autre démontre l’hystérie par les moyens dont usait le démonologue Bodin pour prouver la Possession, qui donc affirmera que les mystérieuses névroses sont autre chose en réalité (les noms changèrent, non les effets) que les Charmes, les Vénéfices, les Envoûtements pratiqués par les sorciers ou les empuses ? Et sait-on si les délires des intoxications où fatalement s’adonnent les âmes surchargées d’angoisse, tristes chercheuses d’oubli, ne sont pas les sursauts et les frénétiques témulences d’une incarnation démoniaque ? Un maître a écrit : « Il est facile de saisir le rapport qui existe entre les créations sataniques des poètes et les créatures vivantes qui se sont vouées aux excitants. L’homme a voulu être dieu, et bientôt le voilà, en vertu d’une loi incontrôlable, tombé plus bas que sa nature réelle. C’est une âme qui se vend en détail. » Il y a peut-être mieux qu’un rapport, il y a peut-être identité parfaite entre les Fausts conquis par les Méphistophélès et tous les convoiteurs de Paradis artificiels qui demandent à la puissance décevante des Drogues la réalisation, dans l’humanité, du plus qu’humain. On les croit ivres, ils sont possédés. Puisque la toute-vertu céleste a sa présence réelle dans le Pain et le Vin, il se pourrait que la diabolique malice fût consubstantielle à l’opium, au haschich, à la morphine ; l’avaleur d’alcool boit Satan ; l’hémétique est un exorciste.

Si les mauvais esprits peuvent hanter l’homme et s’installer en lui, c’est un morne démon ou une morne démone — car pourquoi les tentateurs n’auraient-ils pas l’un ou l’autre sexe, plus brutaux d’être mâles, plus sournois et plus insinuants d’être femelles ? — qui tient la baronne Sophor d’Hermelinge.

Ce qu’on sait d’elle déconcerte par la mesure, la précision, la netteté dans le forfait. Elle se montre épouvantable, posément. Morose en ses affreuses joies, elle est perverse avec gravité et pervertit sans tendresse, ni passion, ni charme ; elle ne séduit pas celles qu’une exécrable norme la contraint de choisir : elle les conquiert, les prend, les courbe, avec l’à-coup-sûr d’un despotisme ; son regard commande, le silence de sa bouche ordonne ; sa froide convoitise est comme un grappin de glace. Des vierges sont allées à elle, sans qu’elle leur eût fait signe de venir, vaincues et stupéfaites de l’être ; de belles jeunes femmes, mondaines ou comédiennes, heureuses, joyeuses, détournèrent en vain la tête quand elle passa et bientôt la suivirent avec la décision de la résistance impossible, avec la pensée nulle et les yeux écarquillés du vertige ; les filles d’amour, qu’elle dédaigne d’élire elle-même, qu’elle se fait envoyer par les entremetteuses, — comme en sa fainéantise quelque princier libertin, — essayent de rire et de hausser l’épaule (elles en ont vu bien d’autres !) en montant l’escalier de l’hôtel dont on leur a conté les subtils et barbares mystères, mais, au moment d’entrer, elles frissonnent, une sueur aux tempes ; pourtant elles entrent, rapides, furtives, en fermant les yeux, comme on glisse dans un trou.

Et toutes celles qui subirent sa caresse lentement crispée et tenace, tyrannique, s’en souviennent comme un évadé se rappelle la froide muraille, la chaîne et le carcan. Même dans les abominables débauches qu’elle se plaît à confesser parfois d’une phrase brève et simple qui défend la surprise, même dans l’extrême enragement des concupiscences, elle se contient, ou, véritablement calme, n’a pas besoin de se contenir, furieuse et froide comme la torsion d’une statue de marbre ; et elle rit d’une dent lente et dure. Le jour où une jeune servante, — cette histoire, depuis longtemps, on la sait et on la chuchote, — s’enfuit éperdument à travers les arbres d’un jardin de guinguette, les gens vite accourus qui pénétrèrent sous la tonnelle, virent la baronne Sophor d’Hermelinge debout contre la table, impassible et la gorge pas haletante, qui les regardait, les yeux nuls, très pâle, mais de son habituelle pâleur, avec un peu de rougeur mouillée à la bouche.

Cependant, parmi le retour des victorias et des coupés, elle revient du Bois dans la voiture à deux places, légère sur ses hautes roues grêles ; même le long des Champs-Élysées où pourtant les fiacres sont plus nombreux, où beaucoup de promeneurs bourgeois montent, descendent à gauche et à droite de la chaussée, ce murmure : « La baronne Sophor d’Hermelinge ! » la devance ou la suit ; c’est, autour d’elle, une espèce d’outrageant triomphe, ce qu’il peut y avoir d’admiration dans le mépris. Faustine, Isabeau, Lucrèce ont connu à ce point la gloire de l’injure.

Après avoir tourné dans la rue Marbeuf, la voiture ralentit son mouvement devant un hôtel très vaste, ni grille, ni jardin, rien que de la pierre blanche, où s’ouvrent trois hautes voûtes, froides, sans sculptures ; s’engage en le plus large de ces tunnels pâles, et s’arrête. La baronne descend, une main sur le coude du valet. Elle a des mouvements nets, mesurés, précis, qui font penser à ce qu’il y aurait de statique réalisée dans un parfait automate ; elle monte un escalier, marches de marbre entre des plantes grasses, ne répond que d’un geste qui écarte aux deux femmes de chambre empressées sur le palier du premier étage, soulève une tenture qui retombe pesamment derrière elle, traverse un salon, un autre salon, une chambre, — luxes durs et clairs, d’étoffes blanches, très lisses, avec des rosaces d’acier, de meubles carrés, incrustés d’étain, de glaces sans nombre où se multiplient et s’infinissent les reflets des pâleurs brutales et des formes précises, ― arrive dans un cabinet tout d’albâtre brut et de faïence nue, spacieux, sans fanfreluches ni parfums, où les mille objets de toilette, argent mat, ivoires neufs, imitent, sur les marbres, des parallélismes d’armes rangées, et, aux murs, des complications régulières de panoplies. Quelque chose comme le cabinet de toilette d’une Penthésilée. C’est la ressource de la femme qui cesse d’être, — selon l’une ou l’autre de ses fonctions, — ménagère ou tendrement coquette, de se différencier jusqu’à la guerrière ; Mlle de Maupin, — non celle du divin roman, — tirait l’épée à tout propos et tua, d’une pointe en plein ventre, le jour des noces, le mari de la mariée qu’elle aimait. De n’être pas demeurée dans le normal, la femme est contrainte à l’extrême ; pour elle, pas de séjour, même d’un instant, entre la banalité à peine dépassée et l’au-delà de l’excès. Dans les bals masqués, les filles en travesti montrent plus d’impudence que les hommes ; on exagère tout ce qu’on usurpe.

À peine arrivée dans son cabinet de toilette, la baronne Sophor d’Hermelinge marche droit vers un grand miroir. Son visage n’a pas changé d’expression ; il a toujours, — si blafard et sans remuement, — cette fixité dominatrice, coutumière, où s’immobilise l’effroi. D’une main vite tendue, elle prend une houpe à poudre de riz, — étant parisienne, — s’en pâlit d’une pâleur moins blême. Mais elle ne sourit pas à son image, comme font les jeunes femmes devant la glace. Elle ne se mire pas, elle se constate.

Puis, sa toque et sa veste ôtées, elle se retourne et s’étend sur un sopha, long, dur, sans coussins, de bois blanc presque fruste, avec des ornements de bronze, un sopha emprunté au décor des tragédies et où abonde le mauvais goût d’une peau de léopard ; le coude au dossier, ses pieds hors des bottines dont, de l’orteil, elle a poussé le talon, la baronne Sophor d’Hermelinge a l’air de rêver.

Rêve-t-elle ?

À sa gloire ?

Car, dans la ville à qui l’on reconnaît l’habitude de s’étonner rarement, c’est une gloire enfin que d’être un objet quotidien de surprise et d’épouvante. Ce Paris, toutes les grandeurs et toutes les vilenies, toutes les sciences du bien et du mal, n’accorde que peu fréquemment sa curiosité ; et l’on vaut quelque chose quand on mérita qu’il vous considère avec stupeur. Être exceptionnel à Gomor ou à Sédôm aurait de quoi chatouiller la vanité même d’Héliogabale ou du divin Marquis. Elle rêve sans doute, l’effroyable et morne triomphatrice, à toute cette popularité autour d’elle, faite d’indignation et d’outrage, tumultueuse et sale comme un océan de boue, grandiose aussi. Elle sait qu’elle est le point lointain et blafardement lumineux où convergent toutes les attentions des affolées et des détraquées ; elle sait que pas un vice, entre femmes, ne se réalise dans les élégantes alcôves ou sur les bancs des promenades ou dans les fossés de banlieues, sans s’autoriser de son extraordinaire exemple. Elle est la reine, pas présente, mais acceptée, de la cour des Miracles femelles du mal ; c’est vers elle, vers le dressement, dans une ombre rousse, et touffue, de sa féminilité stérilisée, que monte comme un étrange encens l’universelle odeur des sexes de femme, ouverts ! Et elle a cette fierté de ne pas pouvoir être calomniée. Elle a conçu et parachevé plus qu’on ne croit qu’elle a pu faire. Elle a dépassé l’hypothèse des solitudes et des hystéries. Elle est véritablement la parfaite damnée ! Et si c’est d’un mauvais esprit qu’elle est possédée, le démon, — ou la démone, — qui l’acquit, n’a point triché ni lésiné en l’accomplissement du pacte, puisqu’à cette créature, riche, noble, qui fut belle, et l’est encore, — quoique si blême, — il a donné, en échange d’une âme vouée à l’incertain enfer, toute l’immonde gloire et l’orgueil sans doute de l’incomparable péché.

Mais, pendant qu’elle rêve, voici que ses paupières, sur la fixité des prunelles, palpitent en des sursauts comme sanglotants, et, dans ses yeux ronds, d’un gris de fer, sans cils ni sourcils, où tout à l’heure s’approfondissait une transparence de néant, dans ses yeux plus écarquillés, montent, affleurent, descendent, remontent des ombres pareilles à ces fumées de boue qui s’évasent dans de l’eau remuée. La baronne d’Hermelinge s’est presque redressée ; ses deux mains derrière elle, crispées au bois brut du sopha, elle considère en des affres de peur on ne sait quoi d’invisible. Ce regard-là, c’est celui de Macbeth vers le fauteuil occupé par une spectrale absence. Puis, tout à coup, en un dodelinement désespéré de la tête, elle met ses paumes à ses oreilles, comme pour ne pas entendre. Entendre, quoi ? il n’y a sinon elle-même personne dans la chambre, ni aucun bruit ; qu’est-ce donc que perçoit son ouïe ? est-ce en ses oreilles qu’il est né, qu’il persiste, qu’il s’acharne, le son sans doute épouvantable, car elle frissonne entière, par saccades, et balbutie des mots qui demandent pitié ? Rigide naguère, sa face, le front, la joue et les lèvres, devenue, de pâle, livide, de livide, terreuse, se détend, s’allonge, défaille en une lâcheté comme pâteuse et grassement fluide ; on dirait d’une momie qui va couler en putréfaction. Jamais aucun visage humain n’a exprimé avec une plus parfaite hideur le découragement d’avoir vécu, l’aveu d’une irrémédiable agonie. Oh ! quel dégoût de soi, quel cancéreux remords habite en cette femme et la mange pour que, avant le trépas, elle ressemble au cadavre d’une créature enterrée vive et qu’on vient d’exhumer, pas squelette encore.

Deux ou trois fois elle a tendu l’une de ses mains vers un meuble à tiroirs placé non loin d’elle ; son geste est celui d’un noyé qui veut empoigner une épave, mais, le geste, elle ne l’a pas achevé, comme en l’inanité de toute espérance, comme dans la certitude de l’impossible sauvetage ; même elle doit savoir qu’à tenter le salut s’exaspérerait l’angoisse de son désastre, puisque, rien que d’en avoir eu l’intention, s’ajoute à la peur de sa sinistre face, oui, encore, s’ajoute de la peur.

Cependant, tout à coup retournée, — avec la décision longtemps combattue d’un affamé qui va voler du pain, — elle se précipite vers le meuble, en ouvre l’un des tiroirs, saisit un flacon doré et un mince étui de nacre où, le couvercle levé, apparaît, tout petit, long, effilé, un instrument de métal et de cristal, qui s’achève en aiguille, — la seringue de Pravaz ; et la baronne l’emplit de la morphine contenue dans le flacon, puis, sa jupe levée au-dessus de la jarretière, elle trouve tout de suite sur sa peau, vers le bas de la cuisse, la place accoutumée, un calus gris et noir, rond, large comme un sou, qui se hausse, à peu près semblable aux arêtes écailleuses d’un cheval ; c’est hideux, sur la pâle soie crème de la chair, parmi les bouffements de batiste et de valenciennes, à côté du ruban rose qui serre le bas noir, la croûte un peu bouffie et sèche de cette espèce de plaie. L’aiguille creuse de la seringue prise entre le pouce et le médius, a pénétré dans la chair, élargissant d’une piqûre le cercle du calus ; et par une pression, légère, adroite, d’un seul ongle, celui de l’index, la liqueur se répand sous le derme, s’insinue, rayonne comme une tiédeur, gagne en une glissante descente la paume des mains, le dessous des pieds, remonte, monte encore, en passant serre le cœur, d’une caresse reconnue, qui signifie : « Tu sais, c’est moi, » s’infiltre jusqu’au cerveau, — les paupières, calmes, ne battent plus, les yeux toujours grand ouverts se sont mouillés d’une lueur liquide, — fait éclore sous le crâne un développement de lumineuses et lentes rêveries où l’esprit enlizé s’ensommeille comme dans le hamac d’une sieste au soleil. Alors (car le royal et miséricordieux Poison verse très vite ses largesses en ceux qui ont coutume de les implorer, ainsi qu’un Dieu s’empresse d’exaucer ses fidèles), c’est l’infini bien-être sans le reproche d’aucun devoir, le dédain de tout ce qui n’est pas la minute actuelle (minute ? éternité peut-être !), la fonte de toutes les amertumes en une doucereuse langueur, l’ignorance d’hier et de demain, la vie arrêtée au plus exquis moment de toujours, la paix, l’oubli, le rien divin. Le visage de la baronne Sophor d’Hermelinge, — rappelant ces singulières fleurs fanées, fripées, loques du printemps mort, qui, trempées dans une mixture, reprennent la splendeur souriante des anciens midis, — s’ouvre, s’épanouit, rayonne béatifiquement. Un long temps, un très long temps, comme non vivante, avec la visible extase d’une défunte qui rêverait du paradis, elle demeure en cette délicieuse inertie… Mais voici qu’elle s’agite, faiblement d’abord, en même temps qu’une expression de gêne déforme le calme de son sourire ; et de ses deux mains, qui s’élèvent et battent l’air, elle voudrait, dirait-on, comme un dormeur, inconsciemment, chasse une mouche, écarter de ses oreilles l’importunité d’un frôlement ou d’un bruit ; sans doute, elle n’y réussit pas, car elle s’agite plus violemment, les jambes tendues, puis ramenées, puis ouvertes jusqu’à l’écartellement ; ensuite, la tête entre ses deux poings clos, elle se lève d’un seul élan ; et l’œil exorbité, les traits zigzagant comme en des tics de démoniaque ou d’hystérique, une mousse blanche aux lèvres, elle se met à courir par la chambre ! En fuyant, — car, sans quitter la pièce, elle a l’air de fuir, — elle regarde derrière elle, vers le tapis, comme si quelque grouillement invisible de bêtes la poursuivait pour la mordre ou lui grimper aux jambes ; cette fuite ne s’arrête pas, allant d’un mur à l’autre, évitant les miroirs ; et maintenant, la baronne Sophor d’Hermelinge pousse les longs cris d’un chien qu’on bat ou d’un loup qui aboie à la lune ! Oh ! quels hurlements ! et, tout à coup, dans une plus déchirante clameur que suit un silence, elle s’effondre toute, le front vers la cheminée. Là, elle se torsionne, roule deux fois sur soi-même, saisit entre ses dents le cuivre des chenets et le mord, une bave plus abondante aux lèvres ; quiconque la verrait, hésiterait à lui porter secours, tant elle paraît, en cette crise, hideuse et formidable ; et, durant les rares accalmies, quand s’apaise le bouleversement de tout son être, quand se ralentit la palpitation de sa poitrine et de son ventre, elle a, dans ses yeux ronds, d’un gris de fer, fixes, sans cils ni sourcils, le morne néant des définitives désespérances.



LIVRE PREMIER

I

Cette après-midi-là, dans la forêt vernale, il pleuvait et il faisait soleil, de sorte que toutes les feuilles, celles des bouleaux, des tilleuls et des saules penchants, et, le long de la large avenue, celles des grands platanes aussi, étaient criblées d’une innombrable averse de petites gouttes d’or. Sous un vent léger, si léger qu’on ne le sentait point, qu’on le devinait seulement au va-et-vient des plus flexibles branches, des égrènements d’ondée, ronds comme des perles, lumineux comme des diamants, pleuvaient aussi du balancement des bruyères, dans les éclaircies du sous-bois, sur les brins d’herbe qui, alourdis d’un peu d’eau, comme, d’une larme, un cil, penchaient, laissant glisser chacun une goutte vite évanouie en la tiédeur humide du sol. Dans l’espace ensoleillé des clairières, des rayons, directs, issus d’ovales d’azur parmi les nuages d’ouate comme des regards d’yeux bleus d’entre de blanches paupières, élargis, déployés en prismatiques éventails à travers la pluie drue et fine au point de se mêler en une mouvante brume, ressemblaient à ces échelles de clartés, sorte d’arcs-en-ciel détendus, qui, dans les images de sainteté, glissent de dessous le trône de Dieu le père, et le long desquelles montent et descendent des anges. Et c’était, de la lisière à la lisière, dans un embrun clair, sans autre bruit que le cliquetis de l’ondée, — car, un instant, furtifs, les oiseaux s’étaient tus, — l’immense fraîcheur des verdures, la saine exhalaison de la terre et des écorces mouillées.

Mais, la pluie cessante, — plus rien que l’égouttement des hautes ramures sur les basses branches, de celles-ci sur les broussailles, — il y eut, partout à la fois, comme à un lever de jour, le grésillement menu de mille oiselets voletant et froufroutant parmi les arbres, ou bien, d’un jet, deux par deux, quelquefois toute une volée, traversant le soleil des avenues ; en même temps, d’entre un fourré de citronnelles vite écartées, des rires s’élancèrent ! vifs, clairs, heureux, répétés, multipliés, comme si toute la belle humeur des arbustes adolescents et des récentes feuilles célébrait le beau temps revenu ; puis, le fossé franchi d’un élan, d’un envolement eut-on dit, deux jeunes filles, deux fillettes, se posèrent sur le cailloutis de la grande avenue, et elles riaient toujours, et elles se mirent à sauteler çà et là dans le remuement de leurs jupes, de leurs rubans, de toutes leurs fanfreluches d’où s’éparpillaient des gouttes ; jolis secouements de fauvettes mouillées.

Ce n’étaient pas des filles de la campagne, mais deux demoiselles de la ville voisine, en promenade dans la forêt, pas loin de la grande grille d’or, et qui, surprises par l’averse, se réfugièrent sous les branches pour que leurs beaux habits ne fussent point gâtés. Car elles étaient très bien mises. Des toilettes pareilles : robes d’étoffe légère, à fleurs, grands chapeaux de tulle blanc, agrémentés de brindilles et de muguets, et qui, larges comme des ombrelles, leur mettaient au visage de petites ombres mouvantes où transparaissait le rose de la peau. Sœurs ? non, bien qu’on les aurait pu croire jumelles, à cause des dix-sept ans de l’une et des dix-sept ans de l’autre ; mais, entre elles, aucune ressemblance, sinon de l’âge avec l’âge ; celle-ci, les cheveux bruns, d’un brun çà et là strié de mèches rousses, petite et presque maigre, avec une vigueur d’arbuste qui poussera haut ; celle-là, d’un blond pâle, assez grande, mais comme lasse d’avoir grandi et un peu grasse déjà en sa gracilité penchée ; une force auprès d’une douceur, avec l’égal charme exquis de ne pas être encore tout ce qu’on sera. Et leur adolescence s’accordait bien avec la jeunesse puérile de la nature ; nouvelles dans le renouveau.

Sans cesser de rire, celle qui était blonde, Emmeline, s’avisa qu’elle avait les cheveux tout mouillés de pluie.

— Tiens, vois, Sophie, mais vois donc, touche !

L’autre dit :

— Les miens aussi, on croirait que je les ai trempés dans l’eau.

— J’ai une idée.

— Pour sécher nos cheveux ?

— Oui, très amusante.

Emmeline ôta son chapeau qu’elle alla suspendre à une branche d’arbre, revint au milieu de l’allée, dénoua le lourd chignon qui lui descendait entre les épaules, fit tomber d’un trémoussement ses cheveux longs, très longs, si abondamment légers, et se mit à tourner sur elle-même, tourna plus vite, plus vite encore, de sorte que toute sa chevelure virait horizontalement autour d’elle, si rapide qu’elle semblait un grand parasol fait d’une fumée d’or blanc. Puis, brusquement, l’enfant se baissa, s’accroupit, au risque de salir sa robe au gravier pas encore sec, et, ses cheveux la couvrant toute comme d’une gerbe refermée, elle riait dessous. Son amie n’avait pas manqué de l’imiter. Moins longue, plus épaisse, avec des rudesses de crinière, sa chevelure cédait moins docilement à l’impulsion rotatrice, et, pour disparaître à demi sous la rousse et brune retombée, Sophie dut se courber jusqu’au sol ; son visage resta visible comme derrière une grille de métal rouillé. Elles imaginèrent un autre amusement. Elles se tenaient par les mains, cambrant le buste, les pointes des pieds aux pointes des pieds, et, pendant qu’elles viraient encore, mais ensemble, plus éperdument, leurs cheveux derrière leurs têtes, en deux évasements de rayons, faits de flammes diverses, tourbillonnaient sans jamais s’atteindre, comme deux feux d’un phare tournant. Enfin, essoufflées, n’en pouvant plus, elles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre avec l’inconscient ravissement d’être, dans la jeune saison, cette exquise et troublante chose, la nubilité amicale de deux vierges. On eut dit les deux naïs éprises d’une angélique oarystis ; et qu’elles fussent des demoiselles bourgeoises en robes de jaconas vert et rose ajoutait un ragoût singulier à leur emportement de filles forestières. Mais elles ne savaient rien, elles ne comprenaient rien, sinon qu’elles, étaient bien contentes d’avoir été mouillées par la pluie, de s’être secouées, d’avoir fait voler autour d’elles leurs cheveux, et de s’embrasser sous la volée qui se pose de leurs chevelures mêlées. Elles s’embrassaient encore, riant davantage, la bouche sur la bouche, la peau frôlant la peau, la palpitation des cils sous les cils palpitants ; leur joie était telle que d’avoir vécu mille années en des extases ininterrompues il ne leur serait pas resté le souvenir d’un délice égal à celui de s’éteindre, si ingénûment, — car, enfin, des gamines, — parmi les criailleries mélodieuses de tous les petits oiseaux et sous le grand soleil qui s’allumait davantage de les tenir ainsi toutes deux, mêlées et remuées de rires, en la tendresse de sa caresse. Rien ne vaut l’union de Paul et Virginie sous les arbres, sinon celle d’un couple, où, pour plus de pureté, ce sont deux Virginie qui s’enlacent dans le bois. Baiser de deux bouches de fillettes qui ne se baisent pas exprès ! battement, seins contre seins, presque pas seins encore, de deux poitrines de qui la sexualité s’ignore, en un enlacement si pur, par qui pourtant sera moins doux et moins réalisateur des songes le rude corps-à-corps de la nuit nuptiale ! ô puériles délices des sens qui n’expérimentèrent pas les différences ! chasteté sacrée, quoique si amoureuse déjà, de l’amour avant l’amour ! désir non pas conscient, ni satisfait, redoublé en l’impossibilité, pas même soupçonnée pourtant, de sa réalisation ! Les vierges amies — celles à qui une pudeur parfaite ne permit pas une minute d’entrevoir l’ignominie du faute-de-mieux, — sont l’enchantement des poètes, contemplateurs attendris de vos adolescentes, ô Erinnas ! ô Saphos ! et l’épouvante des penseurs qui, sans avoir le droit d’une malédiction, — car, ces innocences, les maudire ! — considèrent la fin des choses humaines, et, après tant de stériles tendresses, l’inutilité, faute de cadavres, des cimetières.

Celles-ci, ces enfants, Sophie, Emmeline, s’aimaient si tendrement. Depuis toujours, pensaient-elles, depuis le commencement de vivre. Parce que la maison de Sophie, à Fontainebleau, était voisine de la maison d’Emmeline (une porte presque jamais fermée entre les deux jardins), elles avaient, toutes petites, joué ensemble, déchiré leurs jupes aux mêmes épines ; c’étaient, le soir, des appels impatients d’une mère à cette fenêtre-ci, d’une mère à cette fenêtre-là : « Eh bien ! Emmeline, viendras-tu, enfin ? — allons, Sophie, voilà l’heure de se coucher ! » Après les rentrées auxquelles Sophie, plus garçonnière (« un vrai gamin », disait la maman), résistait davantage, les deux amies, dans leurs chambres, ne s’endormaient pas sans s’être jeté d’une croisée à l’autre des baisers et des bonsoirs ; le lendemain les jeux recommençaient dans les allées des deux jardins. Qui aurait grondé Emmeline ou Sophie, aurait fait pleurer Sophie ou Emmeline. Mais on ne les grondait guère. On aimait cette amitié entre les deux mignonnes qui faisaient des échanges de poupées, mangeaient ensemble, dans le petit bosquet, les desserts que, sorties de table avant la fin des repas, elles s’apportaient l’une à l’autre. Quand, après s’être saluées par dessus la haie, comme il sied entre bonnes voisines, les deux mères se promenaient ensemble, devisant des choses de la ville, cela les amusait de rencontrer tout à coup dans l’écartement d’un rosier les deux têtes ébouriffées de Sophie et d’Emmeline, riant aux éclats ; et derrière les branches les enfants se tenaient par la taille. Il y avait au fond de l’un des jardins une espèce de maisonnette en bois, cahute plutôt que maisonnette, où le jardinier laissait ses instruments de travail, pioches, pelles, râteaux, et où l’on avait oublié un vieux hamac, hors de service, suspendu d’une paroi à l’autre. Si l’on n’entendait pas courir et rire Sophie avec Emmeline, on était sûr de les trouver là, couchées dans le hamac, enlacées, mêlant leurs bras et leurs jambes ; c’était Sophie qui avait imaginé cette cachette ; et si on venait les chercher pour quelque leçon, elle disait : « Tout à l’heure, nous avons bien le temps, nous jouons au petit mari et à la petite femme ; » elle ajoutait avec une fierté, en secouant ses cheveux : « Le petit mari, c’est moi ! » Mais Emmeline avait l’air très embarrassé, comme si on l’eût prise en faute ; elle se cachait, avec une peur d’être grondée, derrière les épaules de Sophie.

Une fois, il arriva — les petites avaient alors huit ou neuf ans, — que les deux mères eurent une fâcherie à propos d’une querelle des domestiques ; vieillissantes, veuves toutes les deux, la solitude les avait faites hargneuses, promptes aux réparties acerbes. Ces brouilles entre voisines, acrimonieuses au début, deviennent souvent enragées, à cause justement des rencontres inévitables qui en exaspère l’irritation initiale. La porte entre les deux jardins fut fermée à double tour, des cadenas s’ajoutèrent à la serrure ; et un matin, comme le déjeuner s’achevait, Mme Luberti, la mère de Sophie, signifia rudement à celle-ci qu’elle lui défendait de jouer désormais avec Emmeline ; il n’y avait pas à revenir là-dessus, c’était décidé. D’abord, l’enfant qui, à cette minute, portait à ses lèvres une petite timbale d’argent, ne parut pas émue ; sans doute elle n’avait pas compris, comme il arrive quand on reçoit la nouvelle de quelque désastre imprévu ; mais, lorsque la vieille dame eut réitéré son ordre, Sophie devint plus blanche que la nappe, saisit entre ses dents la timbale d’une morsure si forte qu’elle en bossela l’argent, renversa sa chaise d’un bondissement contre le dossier, et tomba à la renverse, la tête la première, sur le plancher, pendant que ses pieds faisaient rouler de la table secouée les faïences et les verres.

Immobile, les poings clos, une grimace lui tordant la face, et toute froide, elle ressemblait à une petite morte en colère.

Le médecin appelé à la hâte, trouva la fillette, qu’on avait eu de la peine à déshabiller tant elle avait les membres roides, couchée dans le lit d’une chambre dont la fenêtre ouvrait non pas sur le jardin mais sur la rue ; c’était là que Sophie logerait désormais, pour qu’il ne lui fût pas possible de correspondre par signes, d’une croisée à l’autre, avec la fille de la voisine. Parmi l’effarement de Mme Luberti et des deux domestiques, le médecin parla, un peu au hasard, d’attaque de nerfs, de catalepsie. « Peut-être la croissance… peut-être une influence du temps orageux… » Au surplus, rien de très grave, sans doute. Le pouls battait sans trop de fièvre, les mouvements du cœur étaient presque réguliers ; cette crise s’achèverait en un sommeil naturel d’où l’enfant s’éveillerait bientôt, reposée, paisible, guérie. Il griffonna quelques lignes, attendit, en considérant sous le regard interrogateur de Mme Luberti la malade comme gelée en sa crispation immobile, que la servante fût revenue de chez le pharmacien. Mais il essaya en vain d’introduire dans la bouche de Sophie la cuiller où il avait versé un peu de la potion ; les dents étaient serrées avec une force tout à fait imprévue chez une enfant. « Allons, allons, dit-il, — car c’était un bon vieil homme, — il faut laisser agir la nature. » Si la crise continuait, il y aurait lieu d’appeler en consultation des docteurs de Paris. Mais il avait bon espoir. Cela ne serait rien.

Soudain, vers le soir, la rigidité du petit corps sans se détendre tressaillit, et Sophie, avec des claquements de dents, sursauta ! Voici que, les membres tordus, elle se roulait dans les draps, puis se cambrait toute jusqu’en un demi-cercle presque parfait ; ne touchant le lit que de la tête et des talons. Et, pendant que les servantes s’efforçaient de la maintenir, en pleurant de pitié et aussi avec un peu de cette épouvante que l’on aurait devant les gesticulations d’une possédée, elle, la face convulsée, les yeux écarquillés et secs, elle proférait cent paroles : « Emmeline… jamais plus… poupées… dans le jardin, toutes les deux… le hamac… petit mari, petite femme… jamais plus… » Elle parlait aussi d’un bruit, d’un bourdonnement, d’une espèce de rire, qui lui faisait du mal ; très souvent elle se plaignait de l’entendre, et des deux mains elle se bouchait les oreilles ; mais elle ôtait très vite ses mains, comme si, les oreilles closes, elle l’avait mieux encore entendu, ce rire. Enfin, vers le lever du jour, elle fondit en larmes, avec la soudaineté d’une rupture d’écluse ; et, après de longs sanglots, elle parut calmée, pourtant elle ne dormait pas.

Cette journée et la nuit suivante, et le jour d’après, elle ne souffrit pas ou du moins ne sembla pas souffrir. Elle était là, couchée, tout le corps abandonné dans une veulerie de chiffon, sans parole ni plainte, sans lueur en ses yeux à demi clos. Certainement, la crise était passée. Le médecin ne jugea pas nécessaire de consulter des docteurs de Paris. Sophie se remettrait d’elle-même, reprendrait des forces, et, grâce à une nourriture saine, au bon air…

Une nuit, un cri assez faible, une vague plainte, lointaine, traversa douloureusement le silence de la chambre.

Mme Luberti, qui ne dormait qu’à peine, étendue près du lit parmi les coussins d’un canapé, se dressa sur son séant, inquiète. C’était Sophie qui avait crié ! La mère sauta vers le chevet, dans la pénombre de la veilleuse. « Sophie ! Sophie ! Eh bien ! voyons, où es-tu ? qu’as-tu ? réponds ! » Elle parlait en vain, tâtonnait en vain. Personne, la couche vide. Et du froid sur le cou — le froid de la nuit d’automne — l’avertit de la fenêtre ouverte. Sophie, pendant le mi-sommeil de sa mère, avait dû se jeter dans la rue. « Au secours ! » Tandis que, penchée hors de la croisée d’où descendaient les gros échalas d’une vigne vierge, Mme Luberti criait : « Sophie ! Sophie ! » essayant de discerner une forme sur le trottoir, les domestiques accoururent, mal réveillées, en camisoles ; on descendit très vite, dans des bousculades ; il fallut un assez long temps pour décrocher les chaînes, pour tirer les barres de la porte d’entrée. Une fois dehors, on prêta l’oreille. Aucun bruit dans la nuit très obscure. « Une lampe ! dépêchez-vous, une lampe ! » La cuisinière revint, portant une lanterne. On chercha sous les fenêtres. Rien, sinon des branches cassées. Sophie ne s’était peut-être pas élancée : elle avait descendu en se cramponnant aux ceps de la plante grimpante. Mais où s’était-elle enfuie ? Mme Luberti, vers les maisons, appelait les voisins, demandant qu’on lui vînt en aide, implorant les volets fermés. Déjà, çà et là, s’entr’ouvraient les croisées d’où s’avançaient des têtes dans les pâleurs des coiffes nocturnes, avec des paroles : « Eh bien ! quoi ? quoi donc ? qu’est-ce ? que se passe-t-il ? que veut-on ? » Mais, tandis que les domestiques, le front vers les fenêtres, expliquaient les choses, Mme Luberti ne répondait pas ; elle s’était tournée vers la grande grille de fer doré qui séparait de la rue le jardin de sa voisine ; une idée, par un instinct, lui était venue ; elle courut, empoigna le cordon de fer de la cloche, tira, tira, sonna, carillonna. C’était dans les ténèbres comme le bruit d’un tocsin plus lamentable d’être grêle et fêlé[cf. éd. 1903, p. 30.. Toutes les maisons aux alentours s’éclairaient, avec des va-et-vient, derrière les rideaux, de gens qui s’habillent à la hâte, et il y eut de l’autre côté de la grille un bruit de pas sur les cailloux d’une allée.

La mère d’Emmeline s’avançait, une lampe en l’air, et l’écartant pour voir dans l’ombre devant elle.

— Sophie doit être chez vous ! cria Mme Luberti.

En reconnaissant son ennemie, la voisine, furieuse d’ailleurs de ce réveil nocturne, faillit s’en retourner, mais sa fille l’avait suivie, mignonne avec la nudité déjà grasse, sous un manteau qui ne tenait pas, de ses bras et de ses jambes. « Maman ! c’est Sophie que l’on cherche ! ah ! mon Dieu ! où est-elle ? » et la grille fut ouverte. Servantes, gens sortis des maisons, tout le monde se précipita dans le jardin ; on courait, on revenait, on s’interrogeait, et, tout à coup, Emmeline jeta un cri ! Là, sous sa propre fenêtre, sur la terre sèche et dure d’un massif, elle venait de voir Sophie en chemise, étendue, pareille, dans la pâleur de la toile, à un frêle cadavre à moitié enseveli ; et, mourant de peur et de joie, elle se laissa tomber le long de son amie. Alors, parmi le groupe des assistants rapprochés en demi-cercle, Sophie remua un peu, tendit les bras, et, bien qu’elle n’eût pas rouvert les yeux, elle reconnaissait Emmeline, « Emmeline, Emmeline ! » et elle l’embrassait, la serrait sur sa petite poitrine. Ce fut un grand attendrissement chez toutes les personnes présentes, rien n’était plus touchant que la tendresse de ces deux petites filles. On devinait bien ce qui avait dû se passer. Pour rejoindre sa camarade, la convalescente, avec une bravoure au-dessus de son âge, avec cette force que donne la fièvre, avait glissé de sa fenêtre le long de la vigne vierge, puis s’était cramponnée aux barreaux de la grille, l’avait franchie ; ceci, c’était extraordinaire : une grille si haute avec des pointes si menaçantes ! un chat n’aurait osé cette escalade. Une fois dans le jardin, elle était allée — en chemise ! par cette nuit d’automne ! qu’elle avait eu froid ! — vers la croisée d’Emmeline, au rez-de-chaussée ; elle avait voulu grimper, les ongles au mur, n’avait pu aller bien haut, était tombée sur l’âpre sol, évanouie, après un cri. Beaucoup de gens, à cause de cette aventure, avaient des larmes dans les yeux ; les deux mères n’y purent tenir : elles se réconcilièrent ; et, tandis que les voisins regagnaient le repos interrompu, on porta les deux enfants dans le lit de Sophie, où, à demi pâmées, mais souriantes d’un sourire de chérubins extasiés, elles s’ensommeillèrent dans les bras l’une de l’autre, ouvrant un œil pour se voir, le refermant, heureuses de s’être vues, et se baisant de leurs petites lèvres fraîches ; sur la couche, si grêles et demi nues, et se serrant avec de vagues sursauts parfois, elles avaient l’air de deux petits oiseaux presque sans plumes qui se frôlent dans le même nid.

La convalescence de Sophie fut assez lente, soit que la crise eût été plus grave que n’avait dit le médecin, soit que, par une tendre ruse instinctive, l’enfant se plût à la prolonger pour avoir toujours auprès d’elle Emmeline, petite garde-malade, jamais lasse de dire : « Tu vas mieux ? tu n’as plus mal ? » qui était si mignonne à voir quand elle sucrait les tisanes et les goûtait la première. Les nuits, elles dormaient ensemble ; si elles s’éveillaient, elles se contaient leurs rêves ; et, c’était curieux, ils étaient toujours les mêmes, ces rêves : promenades à deux dans la forêt, dînettes communes sur la table du jardin, habillement et déshabillement de la poupée en mêlant leurs doigts. Les jours, Emmeline, assise sur le bord du lit, et Sophie, la tête sur l’oreiller, se disaient des histoires, ou bien jouaient aux dames, ou bien regardaient les images d’un album ; elles préféraient se dire des histoires, parce que pour parler on n’a pas besoin de se quitter les mains. Et comme elles étaient jolies ! l’une, avec sa rousseur sombre, mêlée de phosphorescences, et sa blancheur d’ivoire, l’autre, plus blonde, toute jeune soleil et jeunes roses ; quand elles se penchaient, leurs cheveux mêlaient des brasillements d’ombre orageuse à de l’or tendre d’aurore.

Enfin Sophie se remit tout à fait. Même, de cette crise, elle sortit grandie et renforcie, l’ossature de ses jeunes membres comme solidifiée, et, dans les yeux, une joie, un orgueil de danger vaincu. Seulement elle portait quelquefois ses mains à ses oreilles en une brusque peur. C’était singulier vraiment, elle entendait encore, mais plus lointain, plus vague, comme un écho qui se meurt, le petit rire des nuits de crise. Le médecin étonné lui demandait si, avant d’être malade, elle s’était aperçue de cette espèce de bourdonnement, de ce tintouin. Elle n’aurait pas pu dire au juste, elle ne se souvenait pas très bien ; oui, peut-être, toute petite, de temps en temps, elle avait entendu cela, mais elle n’en était pas sûre. Puis qu’importait ! elle était guérie, tout à fait guérie. Ce furent les jeux de naguère dans les jardins à la porte rouverte.

Rien, désormais, ne les sépara. Au contraire, par une éducation commune, elles s’unirent davantage. On ne les envoya pas dans un couvent ; la mère d’Emmeline et la mère de Sophie, l’une fort attachée pourtant aux bienséances religieuses, l’autre, personne assez bizarre, d’un passé obscur, très peu dévote et hasardant au dessert des plaisanteries d’un goût médiocre sur les choses sacrées, étaient tombées d’accord sur ce point qu’il faut garder les filles au logis. Les deux petites amies s’instruisirent aux mêmes livres, des mêmes maîtres, comme on mange à la même table ; leurs esprits se confortaient ensemble. D’ordinaire, les devoirs d’Emmeline, c’était Sophie, d’un esprit plus vif, qui les faisait. Et survinrent les exercices préparatoires de la première communion qui les emportèrent, mêlées, dans un idéal d’images saintes et d’encens.

Dès les premières leçons de catéchisme, elles se livrèrent aux délices de croire et de prier ; l’une avec une langueur de paresseuse descente, l’autre avec une ardeur d’élancement, Emmeline comme on glisse, Sophie, comme on se précipite ; si, dans leurs rêves pieux, elles ne furent pas séparées, ce fût que celle-ci entraînait celle-là. Destinée déjà manifeste en leurs très jeunes ans : Sophie serait toujours la dominatrice, Emmeline toujours l’obéissante. D’heure en heure Sophie se jeta plus avant dans le mysticisme des oraisons et des pénitences passionnées. Elle ne se borna point aux livres recommandés, elle chercha, elle trouva, elle lut, avec une ferveur grandissante, les psaumes, les cantiques, les proses sacrées. Elle apprit, dans le livre de l’ascète, ce que Jésus-Christ répond au Bien-Aimé, elle entra avec sainte Thérèse dans le Château des Âmes. Après des jeûnes, qu’on voulait en vain lui interdire, elle connut les extases. Elle se mourait pleine de joie pour celui qui est mort plein de pitié. Elle le suivait, comme dans une forêt merveilleuse où il est doux d’avoir peur, dans les obscurités des paraboles. Elle l’aimait, parce qu’il aimait, — et aussi parce qu’il n’aimait pas. La tendresse de Jésus se répandait sur tous, ne se réservait à personne. Il avait pardonné à la femme adultère, il avait agréé, sur ses pieds, les parfums de la Madeleine, mais ni l’épouse ni la courtisane n’avaient détourné vers la terre ses yeux pleins de l’unique amour du ciel, pleins d’étoiles en leur azur ; il conseillait les virginités et les vierges veuvages, la solitude des lits. Il était l’ennemi des noces ! Elle l’adorait, de n’avoir pas eu, parmi ses apôtres, une femme, elle l’adorait d’avoir eu un ami ; il lui apparaissait comme autorisant, comme ordonnant la séparation du mâle d’avec la femelle ; il divisait l’humanité en sexes non mariés, et il n’empêchait pas d’espérer que, de chaque groupe, des couples, près de devenir des anges, s’envoleraient vers le paradis ! Ces sentiments, en elle, n’étaient point nets ; on l’eût grandement surprise si on les lui avait exprimés en termes précis. Instinctives rêveries. Prochaines pensées. Mais elle se plaisait dans le vague de ses étranges ferveurs, et s’y enfonçait toujours davantage, avec un délice de vertige.

Dans la chambre que les deux enfants avaient choisie pour y étudier leurs leçons, Sophie avait placé sur la cheminée, entre deux porcelaines d’où s’érigeaient des lys, une grande poupée, tout de satin blanc vêtue ; elle avait mis à cette image un diadème de marguerites et de muguets, l’avait parée de leurs bijoux de fillettes, colliers de petites perles, bagues avec un seul saphir, broches d’or léger ; et puisque, cette poupée, c’était la vierge Marie, sous ses mignons souliers de soie il y avait, avec sa tête de lézard d’or vert, aux yeux de rubis, un bracelet déroulé qui signifiait le Serpent. Ainsi, en leur religion puérile, Sophie et Emmeline, sans le savoir, imitaient les peuples enfantins décorateurs d’idoles ; leur poupée ressemblait à ces figurines en riches vêtements, surchargées d’or et de pierreries, qui, aux heures cérémonielles, sortent de leurs tabernacles élégants comme un salon, et s’avancent sur deux rails jusqu’au bord de l’autel, dans les églises espagnoles. Elles, devant la divine Vierge, longuement, longuement, elles priaient, à genoux, la tête d’Emmeline sur l’épaule de Sophie ; et voici qu’après les longues litanies, quand le crépuscule du soir accumulait dans la chambre les rougeurs, les chaleurs du pompeux et mélancolique couchant, une langueur les envahissait, serrées l’une contre l’autre, sentant à travers les étoffes la tiédeur et les battements de la vie, et les faisait se pâmer presque, un remuement sous le front, en une fuite de tout leur être vers un seul point, épanoui ; si défaillantes que, ne priant plus, et, de leurs mains disjointes battant l’air, elles tombaient en arrière. Elles restaient immobiles, sans paroles, les yeux mi-clos, vivantes à peine par le tressaillement quelquefois des paupières, par la montée et la descente de leurs poitrines, et par leurs souffles, qui, dans le silence crépusculaire, faisaient le bruit de deux petites abeilles invisibles se suivant rythmiquement. Et elles étaient très pâles. C’était Sophie qui s’éveillait la première de cette torpeur, lentement, avec un haussement peu à peu de la paupière, et une hésitation de sa main, sur le tapis, vers Emmeline ; puis, tout à coup, de l’avoir touchée, elle revivait ardemment, et secouant, avec une fierté de petite bête fauve qui aurait déjà une crinière, tous ses courts cheveux drus, elle parlait, après avoir relevé Emmeline vers l’image sacrée ! Quelles paroles ? presque un conte qui serait un religieux poème ; à des futilités d’histoires enfantines se mêlaient des emportements de dévotion : elles iraient au ciel par la grâce de la sainte Vierge, elles y seraient transportées un beau jour, après avoir été bien sages et avoir bien prié, en un magnifique carrosse d’or attelé de douze grands chevaux blancs ouvrant de grandes ailes ; et, là-haut, ce serait très amusant ; même les palais bâtis par les enchanteurs ne sont pas aussi splendides que le paradis du bon Dieu. Elles entendraient des musiques comme on n’en a jamais entendu sur la terre, des musiques faites avec de la clarté sonore ; et elles auraient une maison bâtie de diamants et de perles, dont les fenêtres ouvriraient sur cette grande route blanche qui est la plus fréquentée du ciel et qu’on appelle le chemin de Saint-Jacques. Oh ! elles recevraient beaucoup de visites dans leur belle maison, parce que tous les élus seraient très flattés de faire connaissance avec elles à cause de leur bonne renommée ; mais, même au ciel, ce n’est pas bien agréable de voir le monde ; sans être impolies avec personne, elles aimeraient, rentrées au logis après avoir rempli leurs devoirs de séraphins sur les marches du céleste trône, après avoir chanté les cantiques et remué les encensoirs, rester seules, ensemble. Pourtant elles feraient quelquefois une promenade, avec plaisir, le soir, sur la voie lactée, pour respirer l’air céleste. Là, des millions d’astres sont le cailloutis du chemin, là on passe entre des buissons de roses blanches qui sont des fleurs de flamme, mais on peut les cueillir sans se brûler les doigts, parce que, dans le ciel, bien différent du méchant et vilain enfer, la flamme ne brûle pas ; et l’on s’assied sur des bancs de nuages lumineux qui sont comme de l’ouate d’or. Parfois Emmeline disait : « Ce doit être bien haut dans l’air, la voix lactée ; si l’on tombait, ce serait épouvantable ! » car elle était timide, volontiers effarée, et, si enfantin qu’il fût avec ses réminiscences de féeries, le paradis de Sophie lui semblait encore bien grandiose et redoutable. Mais Sophie : « Eh ! non, on ne peut tomber, on est aussi légère que l’air et les nuées ; puis, tomber, cela ne ferait rien, puisque je te rattraperais vite, et, si tu étais fatiguée, je t’enlèverais entre mes ailes, et de temps en temps, nous nous arrêterions à quelque étoile, pour nous reposer. »

Le matin de la cérémonie, un ruisselant soleil, à travers les vitraux, incendiait çà et là l’église où les communiantes, en deux files, sans bouger, s’épanouissaient évasées et blanches, en leurs mousselines empesées, comme des chardons en fleur régulièrement plantés. La plupart d’entre elles, sur des faces rouges soit à cause de l’émotion sacrée, soit par l’effet d’un reflet de vitrail, montraient cette niaiserie, ce ridicule de la conviction bête, qui attendrit jusqu’aux larmes, et les plus laides étaient les plus touchantes : on sentait bien que celles-ci surtout se jugeaient augustes, en leur solennité de petites idoles ; ce leur eût semblé un sacrilège, on le devinait aux précautions de leur raideur, que leur voile un peu fripé, qu’une déchirure à leur robe ; elles avaient la responsabilité, déjà, du dieu qui serait en elles tout à l’heure.

La première communiante de chaque file était, à droite, Emmeline, à gauche, Sophie ; hasard, ou intention de faire honneur aux deux mères, qui, si simplement qu’elles vécussent, comptaient parmi les plus riches personnes de la ville.

Des ferveurs héroïques éclataient sur le visage de Sophie ! Elle éveillait, si pure et si ardente, avec une piété comme chevaleresque dans les yeux, avec sa robustesse maigre qu’une robe étroite serrait d’une armure de soie couleur de neige, l’idée d’une petite guerrière sacrée, d’une nonnain templière. Elle était hautaine, presque archangélique, mignonne pourtant dans le défi altier de sa foi ! elle allait, vraiment, à la conquête du salut ; et on eût été mal venu à lui faire résistance, car elle aurait défoncé à coups d’épée les portes du paradis. Au contraire, une martyrisée heureuse, que le supplice, par quelque pitié, n’acheva point, et qui, avant d’expirer, veut une dernière fois rendre témoignage à Dieu, voilà, en sa langueur toute penchée, en la dolente extase d’une invisible blessure, comme apparaissait Emmeline, déjà grasse ; sur son doux front tendrement vaincu, où les pâleurs mêmes étaient roses, tremblait le nimbe frisottant de ses cheveux si pâlement blonds, d’argent doré par le soleil.

Quand les communiantes, après la marche processionnelle, se furent rangées dans le chœur, devant l’autel, quand toutes ces blancheurs se furent agenouillées sous les voiles, Sophie et Emmeline, au milieu de leurs compagnes, se trouvèrent encore voisines ; et, au moment où un prêtre d’un côté, un prêtre de l’autre côté, allant de fillette en fillette, donnaient Dieu à ces enfants, le jour, en un hasard de rayons groupés, isola les deux amies d’une clarté séparatrice qui était comme un autre voile fait de lumière ; on eût dit, en cet endroit, devant l’autel, deux petites mariées, sans mariés.

Les prêtres, celui qui venait de droite, celui qui venait de gauche, arrivèrent devant elles ; délicieusement elles attendaient, bouche mi-ouverte, l’hostie ; presque en même temps toutes deux la reçurent ; ce fut dans le cœur de Sophie une chaleur dévoratrice ! et, dans le cœur d’Emmeline, une tiède neige fondante ; car Dieu est différent selon les âmes. Or voici que, tout à coup, Sophie se dressa, elle semblait souffrir étrangement, elle porta ses mains à ses oreilles comme si elle avait entendu quelque intolérable bruit ! Les prêtres qui donnaient la communion s’approchèrent d’elle, inquiets… Mais déjà un sourire d’une sérénité passionnée lui épanouissait toute la face ; et, violemment, irrésistiblement, elle prit Emmeline dans ses bras, et, à cette place où les fiancés reçoivent la bénédiction nuptiale, elle étreignit son amie et la baisa sur les lèvres.

Cela aurait causé quelque scandale si les fidèles n’étaient accoutumés aux désordres nerveux que produit sur quelques enfants l’incarnation divine ; on emporta les deux petites jointes encore, à demi pâmées ; le lendemain, on s’accordait, parmi les dévotes de la ville, à louanger l’excès de ferveur qu’avaient montré en communiant la fille de Mme Luberti et la fille de Mme d’Hermelinge.

Le catéchisme oublié, Sophie, à quatorze ans, s’éprit de poésie et de musique. Elle obligea Emmeline, qui, si languissamment, l’avait suivie vers le paradis où s’éternise la joie des couples angéliques, à venir avec elle, à se perdre, guidée et soutenue pourtant, dans les sublimités de l’épopée et de l’ode. À vrai dire, Sophie ne s’attarda que peu de mois à l’admiration enthousiaste des poèmes. Dans les vers, c’étaient si souvent les maîtresses conquises par le victorieux désir des amants, le baiser triomphant du mâle ; les femmes y apparaissaient comme des cœurs soumis ou des lèvres obéissantes, ne trouvant que dans les coquetteries ou les vaines rébellions des refus la revanche de la tyrannie virile. Sophie, sans savoir pourquoi, s’irritait de cela. Puis, les poètes, même les plus épris des chimères, précisent, par le mot et l’image, l’idéal, le font comme visible et tangible ; et son inconsciente prédestination, son instinct d’elle ne savait quoi d’impossible peut-être, se trouvait mal à l’aise, ainsi qu’entre des murs, en ces songes trop réels. La musique, avec son mutisme sonore qui a l’air de ne pas pouvoir proférer quelque adorable ou sinistre rêve, qui est toujours sur le point de parler et jamais ne s’exprime, s’accordait mieux à l’âme de Sophie, ignorante de soi-même, et en qui l’exaltation continue était comme le symptôme violent mais vague d’un mal encore latent. Elle aima, d’une sororale passion, la musique, parce qu’il lui sembla tout de suite que celle-ci s’efforçait de dire, sans le dire jamais, ce qu’elle-même sentait et ignorait en soi ; convaincue d’ailleurs que, le sachant, elle le tairait ; et la musique aussi se taisait en mélodieuses réticences. Les arrangements, pour piano, des opéras, et les danses, même les langoureuses valses, — tous ces morceaux que lui faisait étudier une maîtresse de piano en cheveux gris, très ancien accessit d’un Conservatoire de province, — cessèrent bientôt de lui suffire ; elle entra résolument, éperdument dans le songe terrible de Bach et de Beethoven. Six heures durant, chaque jour, elle déchiffrait avec des yeux incertains les partitions recéleuses de tant d’espérances et de tant de mélancolies, obligeait le clavier, sous ses doigts d’abord maladroits, puis assouplis, à révéler, presque, les hyperphysiques convoitises des mélodies, à confesser, presque, le tourment des harmonies désespérées. Elle riait, elle pleurait, elle mourait et revivait de pénétrer toujours plus avant dans l’œuvre lumineuse et ténébreuse des poètes du son, dans le divin bruit sans verbe ! Le verbe, c’est la virilité souveraine et créatrice, et, selon une loi pas encore précisée de sa nature, elle s’affolait de la musique, cette femelle. Emmeline se serait fort bien contentée, blonde et grasse, souriante, pas excessive, d’en demeurer aux quadrilles, aux polkas ; quelque lente phrase où se meurt, vers les points d’orgue, le trémolo des violoncelles, aurait suffi à la formulation de sa banale rêverie. Mais Sophie, tyranniquement, l’entraîna dans le noir et fulgurant opium des symphonies ; elle la contraignait de travailler tout le jour, d’épeler, de lire, d’entendre, elle la précipitait dans la musique, comme on pousserait quelqu’un dans l’obscurité d’un trou plein de flamme, et l’aimable jeune fille cédait au despotisme presque brutal de sa redoutable compagne. Pendant deux ans, pendant trois ans ce fut leur commune folie de faire chanter et crier sous leurs doigts les voix sans paroles de la passion et de l’angoisse, d’enfoncer leurs âmes, comme en un céleste enfer, dans la torture délicieuse de tout sentir et de ne rien comprendre, dans l’infini de l’inexprimé. On disait par la ville que ces deux demoiselles étaient d’excellentes musiciennes ; mais que, vraiment, elles choisissaient des « morceaux » bien difficiles, qui n’amusaient pas tout le monde. Pourtant, on avait pris l’habitude — oisiveté provinciale — d’ouvrir la fenêtre, le soir, pour les entendre, ou même de se grouper, comme on fait aux heures de musique militaire, sous la croisée de la chambre où elles jouaient. Elles ne savaient pas qu’on les écoutait. Assises l’une à côté de l’autre devant le clavier, tourmentant les touches, arrachant à l’instrument des appels et des râles, elles mêlaient leurs propres voix à l’envolement des sonorités ; toujours plus éperdues d’éprouver sans penser, de s’écouter elles-mêmes sans se deviner. Lorsque les gens, las de bruit, presque effrayés enfin de cette maison d’où sortait une musique comme démoniaque, étaient rentrés chez eux, à l’heure où rarement, dans le silence, sonnait le pas titubant de quelque soldat ivre regagnant la caserne, elles, seules, parmi tout le sommeil de la ville et le calme du ciel, continuaient, furieusement, ou, parfois, avec de si défaillantes douceurs, d’interroger ou de faire clamer en vain l’obscure pythonisse de la Delphes sans oracles ; et elles s’acharnaient, exigeant des réponses aux curiosités de leur adolescence, aux urgences de leur nubilité, croyant saisir dans chaque son le commencement d’une parole révélatrice, n’obtenant que la promesse d’un autre son qui parlerait peut-être, et ne parlait pas ! Tant qu’enfin, haletantes, rompues, n’en pouvant plus, ayant surmené le désir, sans le réaliser, dans l’exaspération toujours plus violente de l’effort, elles laissaient glisser leurs mains, fléchissaient dans les bras l’une de l’autre, roulaient, des chaises, sur le tapis, et pleuraient abondamment sous leurs cheveux mêlés, pendant que la fenêtre, ouverte que ce fût l’hiver ou l’été, laissait entrer dans la chambre la nuit qui les baignait, enlacées, d’une caresse de lune ou d’une fraîcheur de pluie.

Quelqu’un s’inquiétait de cette intimité ardente où se mariaient leurs âmes.

L’une des deux mères.

Non pas Mme d’Hermelinge, vieille femme débonnaire, très grasse, lourde, la face béatement indifférente entre le crêpe à coques noires de son bonnet de deuil ; regardant peu, ne songeant guère, uniquement occupée après la messe, — car elle allait tous les matins à l’église, — de l’éternelle tapisserie où s’obstinait sa patience ; n’ayant un éveil dans l’œil qu’à la pensée de son fils, un brave et fort soldat, sorti de Saint-Cyr, maintenant capitaine de cuirassiers, ou de son mari qu’elle avait adoré avec l’étonnement extatique d’être la femme de ce hardi et brillant gentilhomme, elle, fille de fermier, presque fille de ferme, qui n’avait jamais pu avoir les mains blanches et qu’un mariage aristocratique avait à peine faite bourgeoise.

Non, celle qui s’inquiétait des deux jeunes filles, ou plutôt qui les observait parfois, à la dérobée, avec un petit ricanement muet, c’était la mère de Sophie, Mme Luberti ; elle avait l’air de comprendre, sans s’étonner d’ailleurs, sans se courroucer non plus ; il y avait dans sa façon de considérer ces petites, je ne sais quoi qui ressemblait, avec un imperceptible clignement des paupières, à ce « eh ! eh ! » des vieux débauchés qui écoutent quelque histoire égrillarde. Elle paraissait, dans ces moments-là, savoir beaucoup de choses, beaucoup de choses mauvaises, cette sèche et maigre femelle, grisonnante de cheveux et de peau, toujours vêtue de lainages sombres, austère, revêche, qui était venue, seize ans auparavant, s’établir à Fontainebleau, dans une grande maison du faubourg, et qui, à ce qu’on croyait, était la veuve d’un diplomate italien ; elle avait choisi Fontainebleau à cause du voisinage de la forêt, dont l’air est salutaire aux personnes qui toussent. Elle acquit très vite et garda, parmi les bonnes gens de la ville, la réputation d’une femme sur qui en somme il n’y a rien à dire, un peu rude, assez avare, — ce dernier défaut peut passer pour une qualité ; et on l’estimait généralement, bien que, à cause de sa négligence à remplir les devoirs de la religion et par suite de la liberté souvent brutale de ses propos, on la soupçonnât d’être protestante. En réalité, c’était maintenant une de ces quinquagénaires dépourvues de tout amour, de tout désir, de toute espérance, qui, secrètement hantées, avec l’ennui pourtant de la vie, par la peur de l’inévitable tombeau, demandent à la paix d’un séjour comme stagnant, au sommeil dès neuf heures du soir, au réveil matinal, à la nourriture modérée, à l’absence de toute secousse et de toute émotion, le fonctionnement prolongé de leur ressort vital, presqu’usé. Une seule passion : celle d’amasser, comme dans l’armoire du linge sur du linge, les revenus d’une fortune qu’on supposait considérable. Passion sans trouble, à cause de la facilité qu’elle trouvait à se satisfaire sans exciter la surprise ni la réprobation parmi les mœurs économes de la province. Une ville, même grande, près de Paris, c’est plus de province encore, par un naturel effet d’antithèse. Et Mme Luberti était une brave femme tout à fait irréprochable.

Derrière cette paisible apparence grouillait un hideux passé comme de la vase remuée de têtards sous la nappe de lentilles d’un étang.

À douze ans, nièce d’une ouvreuse de baignoires, — on ne sut jamais au juste qui était sa mère ni qui était son père, — presque toujours fourrée chez le concierge du théâtre, dégringolant les escaliers entre les jambes des comparses, jouant des rôles de petits garçons dans les pièces où des couples bourgeois se promènent avec un enfant parmi les foules, ayant aussi la gloire, parfois, de figurer quelque Chérubin ou quelque Amour, cuisses maigres en des maillots trop larges, parmi les feux de bengale des apothéoses, Phédora (on disait plus souvent Phédo) avait pour fonctions principales de porter, de la salle dans les coulisses, les billets, les bouquets que d’ingénus étrangers envoyaient aux actrices célèbres, — la tante, Mme Sylvanie, empochait les louis, donnait des sous à la petite, pour l’encourager, — ou d’aller avertir une comédienne près d’entrer en scène, que le monsieur sérieux, celui dont il faut tenir compte, se promenait le long du trottoir devant l’entrée des artistes et que « madame » ferait bien, si elle s’en allait ce soir avec le jeune homme qui jouait les pères nobles, de sortir par la porte du public. Les commissions faites, essoufflée parce qu’elle avait monté vite, elle s’asseyait dans un coin de loge, ou s’affalait, c’était son mot, contre quelque décor ; regardant, avec des yeux qui jugent la chair, se déshabiller, se rhabiller les belles filles, ou attentive aux gestes du second régisseur qui pousse en scène les figurantes avec de grosses mains fourrées sous la jupe. En ces apprentissages, elle se fût pervertie jusqu’à la moelle si, de nature, elle n’eut été perverse au point de défier les mauvais exemples. Elle avait l’incorruptibilité de la corruption accomplie. Il était aussi inutile de lui enseigner un vice, qu’il le serait de verser du poison dans un calice d’aconit ou de belladone. L’insalubrité des coulisses ne faisait qu’entretenir son mal ; il n’y avait pas de différence entre l’air qu’elle y aspirait et celui qu’elle y expirait. Elle recevait et rendait les mêmes miasmes. Ce sont là les mystères des enfances vouées à l’infamie par quelque obscure loi d’atavisme ou par l’inexplicable volonté d’une mauvaise providence. Il y a des berceaux qui sont de petits lits de prostituées.

Elle eut des aventures.

Une fois, un bout de rôle, assez jolie, dodue, les seins sortant du corsage, et qui allumait la salle à ses dessous de bras effrontément offerts dans l’évasement de la soie noire, une fille pas encore arrivée, qui n’avait même pas sa voiture au mois mais déjà soupait tous les soirs dans les endroits chic (il y a commencement à tout), lui dit, avec un air d’indifférence, comme s’il s’agissait d’autre chose, — car il faut se défier, les fillettes, ça peut jacasser et il y a des parents pas meilleurs que les autres, mais plus malins, qui parlent vite du commissaire de police, — « À propos, petite, tu ne sais pas ? cette dame, l’autre soir, qui t’a donné pour moi un sac de bonbons, eh bien, elle m’a demandé, en parlant de toi : qu’est-ce que c’est donc que cette gamine ? elle est amusante. Moi, j’ai répondu : J’t’en fiche, elle a sa tante, qui est très honnête. Enfin, la dame voulait que tu viennes avec nous, ce soir ; je lui ai fait comprendre que ce n’est pas possible, tu es trop jeune. » L’enfant ne rentra chez elle que le lendemain. Mais elle remit deux pièces d’or à Mme Sylvanie dans un morceau de journal déchiré. Sa tante lui demanda : « Et où as-tu couché, dis voir un peu ? — Chez Mme Ernestine, qui est très gentille pour moi. — C’est différent. »

D’autres aventures : des séjours prolongés dans la loge de la troisième danseuse, qui s’ennuyait entre le ballet du deux et le ballet du quatre, et dans celle d’un vieux comique, sale, du tabac au nez, gros, tout pendant, connu pour son plaisir de se faire mettre ou ôter son maillot par des toutes petites ; on savait çà, on en riait ; c’était un brave homme au fond, qui avait chez lui femme et enfants.

Pourtant, parmi toutes ces vilenies, et les rencontres des machinistes sur l’échelle des dessous, et les aplatissements entre le mur et n’importe qui dans l’angle d’une porte poussée par la sortie en tumulte des figurants, Phédo était vierge, de la vaine virginité du corps ; souillée aussi dans sa chair, du reste, dans sa grêle chair maigrie ; ne gardant des closes pudeurs que ce qu’il en peut rester après l’acharnement des féminilités ou des séniles impuissances, et, après, dans quelque couloir pas assez sombre, la brutalité, sous la jupe courte, des doigts qui n’ont pas le temps.

Un grand bonheur survint.

Parce que la petite Thevenard, alors célèbre, se mourait d’une grippe aggravée en phtisie, le directeur s’avisa de donner à Phédo un rôle assez important dans un drame que l’on montait. Il s’agissait de personnifier une enragée gamine, qui était comme la petite providence diabolique d’une bande de cambrioleurs. C’était elle qui devait dire, en soulevant l’édredon sous lequel on venait d’étouffer un vieux bonhomme : « Non, ce qu’il pionce, ce particulier ! » Elle prononça cette parole, et d’autres analogues, d’un accent si joliment voyou, avec tant d’espièglerie dans la crapule, qu’elle eut un succès ; après son acte, on la rappelait trois fois ; de sorte qu’elle fit, à elle seule, la fortune de la pièce ; le directeur, qui était un honnête homme, lui donnait sept francs de feux. C’était énorme. Vers la cinquantième représentation, on ajouta un tableau où la gamine, éveillée par l’arrivée de la police, descendait d’une fenêtre le long d’une corde, en chemise, sans maillot. Naturellement, si elle avait été une femme, ou seulement un peu grasse, le directeur, honnête homme, aurait dit : « Il faut un maillot », bien qu’il fût très soucieux de la vérité dans l’art. Mais, pour une enfant si maigriotte, il n’était pas besoin d’un enveloppement de soie ou de coton ; il aurait fallu être joliment canaille pour avoir des idées à propos d’une mioche qui n’a que la peau et les os ! Même on ne trouva pas déplacé, — la vérité avant tout, — qu’elle s’arrêtât dans sa descente, un instant, à la hauteur de l’entresol, pour ressaisir plus fortement la corde qui avait failli lui échapper. Et l’on faisait des recettes de fauteuils d’orchestre à cause des petits genoux nus. Le directeur donna dix francs de feux.

Malgré toute cette « veine », la tante n’était pas satisfaite. Un succès, oui, qui ne durerait pas ; Phédo réussissait parce que, d’être petiote, elle était intéressante ; mais, jeune fille, jeune femme, ce ne serait pas la même chose ; car, malgré ses cheveux très longs et si fins, — elle n’avait que ça pour elle — elle n’était pas jolie, ne le deviendrait pas en grandissant, avec son nez trop long et ses yeux trop petits, et ses minces lèvres déjà défleuries, et sa peau sèche, presque rugueuse, bossuée de gros os. On ne chicane pas sur la qualité des primeurs, mais Phédo serait tout à fait banale, pas appétissante, quand elle ne serait plus tout à fait extraordinaire. Pour du talent, du vrai talent, savait-on si elle en aurait ? Puis, l’ouvreuse, à cause de la spécialité de son expérience, n’attribuait qu’une médiocre valeur à cette chose, le talent ; pour se faire une position au théâtre, ce qu’il faut, c’est être belle fille et pas bête. Pas bête, bon, Phédo l’était, mais belle, va-t’en voir s’ils viennent. De sorte que Mme Sylvanie considéra comme une chance inespérée la proposition que vint lui faire, un matin, un personnage très bien mis, gras, imposant, sans barbe ni moustache, qui parlait avec un accent étranger en tenant, à la main, un chapeau de soie tout neuf où semblait marquer une cocarde, — l’air d’un grand seigneur qui serait un domestique. Un domestique, en effet. Le comte son maître, l’autre soir, au théâtre, avait fort apprécié la gentillesse de la petite Phédo ; comme il était amateur passionné de comédie, il offrait d’emmener l’enfant en Russie où il lui donnerait des maîtres et la mettrait à même de débuter sur un théâtre de Saint-Pétersbourg ; naturellement, étant très riche et aussi généreux qu’on pouvait le désirer, il n’hésiterait à faire, dès à présent, à la tante de l’enfant des avances considérables sur les appointements que Phédo ne manquerait pas de gagner un jour. « Des avances, bien ! » pensa l’ouvreuse. Après quelques plaisanteries : « Est-ce qu’il est bâti, le théâtre où jouera ma nièce ? » et « Quel âge a-t-il, votre maître ? soixante ans ? oui ? alors, c’est qu’il veut adopter la petite ? » elle se mit tout de suite à débattre les conditions de l’affaire, à demander des détails précis. Le nom du comte Tchercélew leva toutes les difficultés. Il était connu, ce Russe, il en avait dépensé de l’argent avec les cocottes, depuis six mois qu’il était à Paris ! C’était lui qui avait acheté un hôtel à cette maigrichonne d’Anatoline Meyer, Et, avec lui, profits sans peine. Il ne ressemblait pas à ces vieux, plus fatigants que les jeunes, qui sont toujours après une femme. Non, on le savait, même avec les plus jolies il n’était pas exigeant. Sa manie, une manie tranquille, bien honnête, c’était de déshabiller la personne jusqu’à la ceinture, et de la peigner d’abord avec un peigne d’or, ensuite avec les doigts ; ça l’amusait et ça lui suffisait. Donc, séance tenante, marché conclu : une somme, tout de suite consentie, — « je n’ai pas demandé assez ! » — serait déposée à Paris, à la Banque de France, au nom de Mme Sylvanie ; et Phédo partirait quand on voudrait. Seulement, sa tante, sa seconde mère, l’accompagnerait. Sans cela, ce voyage, ça n’aurait pas été convenable.

Quinze jours après, on se mit en route. Dans le même compartiment, le gentilhomme, l’ouvreuse, et la petite, qu’on avait habillée en garçon, pour les convenances toujours. Avec sa pesanteur comme fondante de vieillard obèse, — la face énorme et molle, où des yeux sans vie, longs, des yeux de Tartare, presque fermés, mettaient une ligne jaune entre la bouffissure blafarde des paupières, où une langue pâle comme une viande exsangue pendait vers le menton glabre, — le comte Tchercélew, dans un coin, ressemblait à un éboulement de chair ; et il tenait la fillette assise sur une de ses larges cuisses ; de ses doigts, très courts, très fins, tout menus, sortant d’une paume démesurément grasse et large, il peignait lentement, comme des dents pointues d’un démêloir, toute la longueur déroulée des cheveux de l’enfant. Quelquefois, la ligne jaune de son regard — comme les yeux d’une bête gourmande qui lape, — s’éteignait tout à fait sous des rides de graisse.

À Saint-Pétersbourg, Phédo fut pendant très longtemps, dans la maison Tchercélew, une espèce de petite bête familière à qui l’on fait faire des tours. Elle montait sur la table à la fin des soupers, pour amuser les convives ; et elle dansait en chantant des chansons, entre les verres et les bouteilles, tantôt garçonnet, tantôt fillette. Ce fut une des préoccupations du vieux comte, d’imaginer des travestissements qui rendraient plus piquantes les chansons et les danses de la petite Parisienne ; aux desserts, elle apparut tour à tour tzigane, tcherkesse, égyptienne, bourgeoise russe ; quelquefois elle portait une robe de prieuresse ou un habit d’archimandrite, et c’était divertissant, tout à fait divertissant, à cause de l’imprévu contraste, de l’entendre dire des flonflons de goguettes, sous le voile des religieuses, avec un accent de gamine faubourienne, ou de la voir, pour faire tinter de sa bottine les pendeloques du lustre, lever une jupe de moine. Quant au dévêtement complet, le comte Tchercélew ne l’exigea jamais. Il avait — décent à sa façon — horreur de la nudité, sinon jusqu’à la ceinture. Malgré cette espèce de vertu, la présence de Phédo dans la maison d’un des plus hauts dignitaires de la cour impériale, et les anecdotes qui, à ce propos, coururent la ville, ne manquaient pas de produire quelque scandale ; après plusieurs années de patience, l’autorité dut s’émouvoir enfin à cause d’une aventure plus brutale, restée mystérieuse, où la nappe du souper ne fut pas rouge de vin seulement ; de haut lieu, le comte fut prié de se retirer dans son domaine de Finlande et d’y séjourner jusqu’à nouvel ordre. L’impossibilité de désobéir lui conseilla la soumission souriante. Phédo n’envisagea pas avec autant de résignation ce changement de résidence. Pétersbourg, sans doute, ce n’est pas Paris ; elle s’y ennuyait joliment, même les jours de danse sur la table. Pourtant une grande ville, avec des gens à peu près civilisés. Et maintenant qu’elle était femme, — sa tante, ayant de la suite dans les idées, lui faisait encore porter des jupes courtes — cela ne lui déplaisait pas d’avoir çà et là quelque caprice, les soirs où le comte, par ordonnance du médecin, observait la diète, pour un étudiant qui l’emmenait boire dans un traktir, ou pour un officier qui lui offrait à souper dans un restaurant à la mode. Ces soirs-là, elle se déshabillait, tout à fait, avec plaisir. Même lorsqu’elle n’a ni cœur ni sens, même lorsque toutes les forces vives de son être s’atrophièrent dans le surchauffement des précocités, une femme ne peut éviter d’éprouver, à un moment, quelque chose qui ressemble à de l’amourette ou à du désir. « C’est la nature qui veut ça, disait Mme Sylvanie, indulgemment, mais ça ne dure guère. » Ça durait encore chez Phédo ; l’idée d’aller s’enterrer dans un pays de sauvages lui était insupportable. Pour un peu, elle aurait fait ses malles, s’en serait retournée à Paris. Par bonheur, la tante était là, qui n’avait encore amassé que cent quarante ou cent cinquante mille roubles et comptait sur un legs inscrit dans le testament du comte Tchercélew. Elles partirent donc pour la Finlande avec les domestiques ; le maître devait les rejoindre bientôt, ses affaires mises en ordre. Il ne les rejoignit pas. Au milieu d’une dernière fête, une quinte de toux, dont il fut pris ivre-mort, lui décrocha la vie du ventre, et il rendit l’âme dans un vomissement. Les deux femmes n’apprirent cet accident que déjà arrivées en Finlande. Il leur fut pénible ? sans excès, puisque l’ancienne ouvreuse était sûre du testament ; et Phédo s’écria : « Bon ! c’est fini ! en route pour le Boulevard du Crime ! » Mais Mme Sylvanie n’était pas une personne disposée à se satisfaire d’une modeste aisance. Qu’est-ce qu’elles auraient, après le testament ouvert, en comptant la somme déposée à la Banque ? six ou sept cent mille francs, pas davantage ; elle était ambitieuse, elle voyait grand ; si elle revenait jamais à Paris, ce serait pour y briller ! elle répondit à Phédo : « Filer ? es-tu bête ! eh bien ! et l’héritier ? » Il y avait un héritier, en effet, le fils unique du comte Tchercélew, jeune, trente ans, qui, infirme dès sa naissance, n’avait jamais quitté ce château de Finlande, demeure de ses plus vieux ancêtres.

Tout le jour, vêtu de fourrures noires d’où s’érigeait, au bout d’un chauve cou de vautour, un visage glabre et lisse, presque sans largeur, tout tiré en long comme les figures que l’on voit dans un miroir convexe, il se tenait assis, les jambes mortes, les paumes aux genoux, — des blancheurs de lèpres sur le dos des mains, — dans un fauteuil roulant, au milieu d’une grande salle à la dallure de marbre alternativement blafarde et noire, aux parois de noyer sombre, aux fenêtres toujours closes, au très haut plafond d’où pendait, incessamment allumée, une lampe de fer ; il avait l’aspect d’un mort assis dans un sépulcre. La vie, une vie ardente, violente, souvent furieuse, avec du mépris et de la haine, ne persistait que dans les yeux de ce presque cadavre. La faculté de se mouvoir que les jambes n’avaient pas eue, et presque abolie dans les bras, s’était concentrée dans ces yeux terribles ; et, par eux, il voulait, ordonnait, détestait. Mais ce qu’il y avait de plus épouvantable en cet être moins qu’humain, ne bougeant guère, entendant mal, parlant rarement, d’une voix grêle et claire, sautelante et saccadée comme des cassures de cristal, — une voix de nain qui bégaie — c’était que, par instants, il riait. Sans qu’une joie s’allumât sous ses paupières, avec un sursaut seulement des fourrures sur le ventre, il riait, non de tout le visage, mais de la bouche et d’une part des joues, et du menton trépidant. Rire qui montrait, sous le retroussement des lèvres, des dents atroces de bête, jusqu’aux gencives. Cette grimace sans voix ressemblait au secouement de mâchoires que peut produire sur un cadavre une décharge électrique. Elle éveillait aussi l’idée, — en cette étrange face pâle — d’une macabre parodie de la joie, mimée par un Pierrot spectral. Si habitués pourtant aux façons de l’estropié qu’ils avaient mission de veiller et de soigner, les quatre valets du jeune comte, et même M. Luberti, espèce d’intendant, — italien, jadis maître de musique, déchu de ses rêves d’artiste jusqu’aux fonctions de garde-malade — ne pouvaient s’empêcher de frissonner à cause de ce rire, symptôme persistant d’un mal familial, ou bien, s’il en fallait croire les chuchotements des plus vieux serfs, signe de la très antique damnation qu’avaient encourue les Tchercélew. Une légende, comme avec de noires ailes de corbeau, planait sur ce château de Finlande, légende de fenêtres éclairées à l’heure où tout le monde dort, de filles emportées et mises à mal sous le flamboiement des lustres, dans l’exaspération des vins et des eaux-de-vie, et de nudités puériles mangées à même le plat par des convives presque loups et presque sangliers, gueules et groins, tandis que le Diable, oui, lui-même, le Diable, debout dans une niche dont il avait culbuté la Panagia ou le saint Alexandre, éclatait de rire, plein de satisfaction, et d’un souffle si violent qu’il en éteignait tous les flambeaux de la salle. Certes, M. Luberti, homme pratique, qui avait été loueur de petites filles et de petits garçons dans les cafés de Gênes, où il pinçait de la guitare, n’attribuait aucune importance à ces propos de serfs saouls de wodki ou troublés par les histoires de revenants que l’on raconte, à la tombée du jour, dans les cabarets des villages. La vérité, c’était que, autrefois, les Tchercélew, maîtres dans le château et dans toute la contrée, avaient mené, comme on dit, une vie de polichinelle avec les filles du pays, et que, las des fatigues des papas, leur dernier fils n’en pouvait plus. Et il n’y avait rien de plus simple. Cette explication n’empêchait pas M. Luberti, tout sérieux et rassis qu’il était, dénué de rêverie, d’avoir froid dans le dos, quand tout à coup riait le comte Stéphan Tchercélew, silencieusement, dans la grande salle.

Ce fut la conquête de cet infirme qu’entreprirent les deux Parisiennes, Mme Sylvanie, vieille coupable, et Phédo, jeune femme, plus horrible.

Cette fois, il ne s’agissait point de quelque faible somme déposée à la Banque de France ou d’un legs médiocre, mais d’une fortune presque inévaluable, mines de platine, palais à Moscou, palais à Saint-Pétersbourg, cinq domaines en Finlande, où pullulaient les serfs avec des grouillements de fourmilières ; et, de la volonté d’un malade, paralysé, presque aphone, ne vivant que par les yeux, — suprême héritier d’une opulente et abjecte race — il dépendait que cette fortune leur appartînt, à elles ! Un seul obstacle : la ruse de Luberti, arrivé le premier, et à qui le malade était lié par l’habitude d’en être habillé, déshabillé, lavé, essuyé. Mais si l’on ne pouvait évincer ce compétiteur, on en ferait un complice ; et, dans un regard, dans un long regard fixe qu’elles échangèrent après de vagues paroles, la tante et la nièce conçurent la possibilité du triomphe. Ce fut, dans leurs convoitises harmoniées, quelque chose comme la stupeur de joie de deux voleurs de profession qui verraient tout à coup, à portée de leurs mains, la clé d’un coffre-fort plein d’or et de liasses.

Le comte Stéphan accueillit les étrangères, n’opposa point, apparemment, de résistance à leur dessein. Ces deux femmes, remuantes autour de lui, divertissaient son immobilité. Faisait-il quelque différence entre la vieille et la jeune ? personne ne l’aurait pu dire. En un lent demi-tour de la tête sur son long cou érigé des fourrures, il les suivait du regard dans leurs allées et venues ; acceptait volontiers qu’elles lui racontassent les choses de Paris, en français, avec l’accent du boulevard. Après les heures où il se faisait lire par M. Luberti, polyglotte, — ayant été interprète à Constantinople, — des livres allemands ou des livres anglais, de préférence les ouvrages où la science, déjà, observait les faits, étudiait les lois des désespérants atavismes, il écoutait avec une espèce de satisfaction les bavardages de ces Parisiennes ; et, alors, s’il riait, son rire n’effrayait pas autant que naguère, moins horrible d’avoir un prétexte vraisemblable.

La vie des deux femmes était morne comme un séjour entre les quatre murs d’un sépulcre, dans cette solitude, auprès de cet immobile, sans autre distraction que des parties de bésigue avec Luberti, aux heures où le comte Stéphan, fermant les yeux, sans incliner la tête, le buste toujours droit, avait l’air de dormir. Dormait-il ? quelquefois, comme en songe, il riait. Les parties de besigue duraient longtemps, avec le crissement des cartes sur le tapis vert de la table-à-jeu apportée près du fauteuil roulant ; et dans les intervalles des coups, on parlait à voix basse. Des mois, des années se passèrent, de très nombreuses années. Toujours la même existence : veiller sur cette espèce de mort, essayer de lui complaire. Une telle monotonie quotidienne, en vue d’un avenir si lointain peut-être, si incertain d’ailleurs, — car sa fortune, cet infirme, la leur laisserait-il ? — aurait découragé les cupidités les plus obstinées. Mme Sylvanie, les jours de neige, se demandait si, déjà riche, elle ne ferait pas mieux de renoncer à son espérance, de revenir à Paris, où elle pourrait faire figure, en somme, avec les rentes de son capital. C’était Phédo maintenant qui s’acharnait à l’opulence empoignée déjà, lui semblait-il, et, se desséchant dans l’ennui, vieillissant double dans la plus longue durée des heures, elle ne voulait pas lâcher prise. En cette âme où jamais rien de lumineux ni de fier ne se leva, à qui la précocité des dépravations instinctives avait interdit même cet amusement : la nouveauté des vices, il n’y avait plus qu’une seule pensée, saisir emporter, posséder, garder cette fabuleuse richesse ; et il lui venait, par l’idée fixe, une cambrure plus aquiline du nez, avec une habitude de mains en avant, crochues ; on eût dit que, comme chez les oiseaux de proie, toute son énergie vitale s’assemblait, se résumait, en un courbe allongement de bec et de griffes qui capteront. Mme Sylvanie, en vérité, l’admirait. L’ancienne ouvreuse, nostalgique enfin des couloirs, des coulisses, des loges de petites cabotines qui font monter des moss ou du champagne, ne trouvait pas dans sa liaison avec Luberti — « tu sais, comme ça, nous le tenons ! » — une compensation suffisante à ses renoncements ; et elle s’étonnait, avec une espèce de vénération, de cette femme encore jeune qui oubliait tout en l’unique convoitise d’une fortune qui leur échapperait peut-être. Et la stupéfaction de Mme Sylvanie, un jour, fut sans bornes !

— Mais… mais… balbutia-t-elle en regardant Phédo, on dirait que tu es… enceinte !

L’autre répondit :

— Oui, enceinte,

— Oh ! de qui ?

— Du comte, tiens !

— Ce n’est pas possible. Tu t’ennuies, tu as pris quelqu’un, un domestique, Luberti peut-être.

— Tu es bête ! c’est du comte, pas d’un autre, que je suis enceinte. Hein ? c’est fort, ça ? Allons, finiras-tu de me regarder avec des yeux écarquillés ? C’est du comte, puisque je te le dis.

Alors Mme Sylvanie sauta au cou de sa nièce ! Ce résultat : être enceinte du comte — du comte Stéphan, toujours cloué dans son fauteuil, paralysé des jambes, presque paralysé des bras, n’ayant de vie, semblait-il, que dans ses yeux et dans son rire spectral, — révélait un tel prodige de patiente volonté et de complaisances subtiles, et, pendant quelque absence des valets, d’adroite soudaineté, impliquait, en un mot, tant d’impossibilité vaincue, qu’elle pleurait et sanglotait de joie comme une femme qui apprendrait tout à coup quelque inouï héroïsme d’un enfant où elle aurait mis son orgueil ! Phédo, mère d’un rejeton des Tchercélew, peut-être d’un fils continuateur de la race, quelle glorieuse et utile aventure ! l’héritage assuré.

Mais il se passa une chose terrible.

Le jour où, dans la grande salle mal éclairée d’une obscure lampe, en présence du seul Luberti qui avait approuvé et admiré la conduite de Phédo, Mme Sylvanie, tenant par la main sa nièce rougissante, s’avança vers l’infirme, commença de lui faire, non sans modération, quelques honnêtes reproches d’avoir abusé, lui, le maître, de l’innocence d’une personne si longtemps irréprochable, ce jour-là, à cette minute, dès qu’il eût compris de quoi on lui parlait, le comte Tchercélew, se dressant tout debout sur ses jambes depuis quarante ans immobiles, et remuant les bras, cria d’une voix déchirante comme celle d’un martyr dont on arrache la peau :

— Pas d’enfant ! je n’aurai pas d’enfant ! je ne veux pas qu’un enfant me naisse. Elle mourra avec moi, elle est déjà morte, puisque je suis une espèce de cadavre, la race abominable de qui je porte comme un fardeau d’ordures les antiques péchés. Le mal dont je souffre, c’est le vice des miens, devenu lèpre en leur dernier héritier ; la grimace qui crispe ma bouche est l’affreux rire amer de leur damnation. Mais on ne vous a donc rien dit, femmes qui êtes venues de loin ? Vous n’avez rien appris, en votre long séjour dans cette solitude maudite ? Ils savent pourtant, mes vieux serfs, l’histoire de ma famille ; elle est l’horrible légende dont les hommes et les femmes s’entretiennent à voix basse, que l’on ne raconte pas aux enfants. Mon père, le vieillard qui a vomi son âme avec de la viande et du vin, mon père, non point gras de graisse, mais bouffi des purulences de son intime crapule, fut le moins hideux d’entre ceux qui portèrent notre nom. Le passé des miens est le joyeux étonnement de l’enfer ! Si notre engeance eût été une dynastie ou un lignage princier, elle aurait, — hommes, femmes, vieux, jeunes, — laissé dans le souvenir consterné des peuples une traînée illustre d’abomination, comme les Césars et les Borgias. Entre les murs de ce château, et dans nos palais de Pétersbourg ou dans nos palais de Moscou, chacune de nos générations, héritière et légatrice des hontes, eut des Caligulas et des Lucrèces, des Messalines et des Alexandres. Par quelle immémoriale malédiction, châtiment peut-être d’un forfait initial, ou par quelle fatale transmission, d’engendrement en engendrement, de l’exécrable idiocrasie d’un aïeul, fûmes-nous contraints à la perpétuité du mal ? j’ai pensé parfois qu’elles ne mentent pas, les vieilles fables qui planent, avec leurs ailes d’oiseau noir, sur cette demeure ; et peut-être en effet le Démon présidait-il à nos nocturnes joies. Moi-même, si mes jambes avaient pu se mouvoir, c’est vers le crime qu’elles m’eussent porté ; car elle est en moi, telle qu’elle était en eux, l’âme abjecte des aînés ; j’ai été sauvé des actes vils par l’impossibilité d’agir ; c’est à mon infirmité que je dois mon innocence. Mais j’ai eu d’horribles pensées ! Et ma race ne mourrait pas toute en moi ? L’ancienne infamie se réincarnerait en un fils ou en une fille, qui serait digne des aïeux, et qui, engendrant ou enfantant à son tour, propagerait jusqu’à la fin des jours l’immondice héréditaire ? Non, cela ne sera pas, je ne veux pas que cela soit ! Et si vous ne mentez pas, si tu es grosse en effet, toi, femme, prostituée ou goule, qui es venue, un soir, par d’ignominieuses et toutes-puissantes caresses que ne pouvait repousser mon inertie de momie, hélas ! vivante encore, m’extorquer du ventre la semence des monstres, sache que tu n’accoucheras pas d’un vivant, mais avec ces mains ressuscitées et de qui les ongles dans l’immobilité poussèrent en griffes, je t’ouvrirai les flancs pour en arracher le fœtus pas encore né et déjà coupable !

Il s’avançait, les paumes ouvertes, vers les deux femmes épouvantées qui reculaient, le front sous le bras, vers un angle de la salle, tandis que Luberti, prudent, se glissait du côté de la porte ; et l’héritier des Tchercélew était si effrayant avec son air, vraiment, de défunt en marche, sorti de la mort pour accomplir quelque épouvantable action justicière, que l’excès de l’effroi, enfin, rendit quelque courage à Mme Sylvanie. Comme le comte Stéphan étendait ses bras dans une intention peut-être d’étouffement, elle se rua sur lui ! et le prit à la gorge avec une force de folle. Elle lui enfonçait les ongles dans le cou, et serrait encore ! Elle lâcha prise lorsque, à cause de la lourdeur du corps qui s’abandonnait, elle pensa que peut-être le comte ne vivait plus. Il tomba tout de son long sur les dalles comme s’abat une planche et, après quelques râles, expira.

Ce fut plus tard une question fréquemment agitée entre la tante et la nièce, de savoir ce qui avait causé cette mort subite. Phédo disait : « Sûrement, tu l’as étranglé. » Mais Mme Sylvanie objectait : « Bon, c’est à peine si je l’ai touché ! il devait avoir une maladie de cœur, et l’effort, l’émotion, crac ! plus personne. »

D’abord, cet accident les troubla ; il n’alarma pas moins l’italien Luberti qui avait tout à fait lié ses intérêts à ceux des deux Parisiennes. Que les gens de justice s’inquiétassent de la mort du comte, c’était peu probable ; il y avait si longtemps qu’il était malade ! puis, enfin, elles étaient innocentes. Mais le certain, c’était que la brusquerie de ce trépas rompait leurs projets. Tchercélew ne se relèverait pas pour tester en leur faveur ! et, de l’invention de Phédo qui, dans l’espérance d’une succession, peut-être d’un mariage, avait osé une espèce d’abominable viol, il ne résulterait qu’un enfant sans père ; elle dit : « Comme ça, c’est moi qui ai eu et qui aurai toute la peine, sans profit ». Mais ils n’étaient point gens à se décourager. Au défaut de ce qu’on n’aura point il faut se contenter de ce qu’on peut avoir. Mme Sylvanie, qui depuis tant d’années veillait au grain, comme on dit, connaissait les coffres et les armoires où s’amassaient les sommes apportées par les fermiers du comte, savait où trouver les clefs des tiroirs pleins de valeurs et de bijoux. Après les funérailles qui furent très belles, — tous les serfs, avec d’abondants sanglots, suivaient le corps du maître — les trois complices quittèrent le pays dans un télègue suivi de chariots plus grands, chargés de malles qui n’étaient point vides ; on les laissa partir sans leur demander où ils allaient ni ce qu’ils emportaient, — qui donc eût osé interroger des personnes qui avaient eu la confiance et l’amitié du comte ? — et, durant le voyage, la tante et la nièce, dans des causeries à voix basse, supputaient le chiffre de leur fortune, additionnant les sommes diverses, depuis celle qui fut déposée à la Banque de France et qui avait produit naturellement des intérêts — plus que doublée, cette somme — jusqu’aux valeurs considérables qu’elles s’étaient appropriées. « Cent mille livres de rentes, » concluait Mme Sylvanie ; Phédo disait : « Mieux que cela » ; puis elles pensaient, les yeux fermés, très pressées d’être de l’autre côté de la frontière. Seul, Luberti, qui ne possédait quasi que le produit de ses vols quotidiens, éprouvait quelques transes. Si elles le lâchaient, ses amies ? ce serait donc sans avantage pour lui-même qu’il les aurait aidées à tirer les marrons du feu ? Mais il se taisait, attendant. D’un commun accord, on se rendait à Paris. Ce fut là seulement qu’ils débattirent cette question grave : l’attribution équitable des bénéfices. Les deux femmes tombèrent vite d’accord : « Part à deux », dirent-elles presque en même temps ; il fut convenu que la fortune totale, réalisée en espèces, serait divisée en moitiés dont l’une appartiendrait à Phédo, l’autre à Mme Sylvanie ; puis la tante et la nièce s’en iraient chacune de son côté, où elles voudraient. Maintenant elles avaient une hâte de se quitter. Désir naturel à ceux qui firent ensemble quelque mauvais coup. Il leur semble que la gêne du crime commis diminue par la disparition de l’un des coupables, et, un complice absent, c’est une part d’innocence retrouvée. « Très bien ! mais moi ? demanda Luberti. — Toi, dit Phédo, tu n’es pas le plus malheureux, tu m’épouseras. — Hein ? — Oui, si ma tante n’est pas jalouse ». Il n’y avait, dans les paroles de Phédo, aucune intention de plaisanterie. Riche maintenant, elle aspirait à être honorable : il fallait un père à l’enfant qui allait naître ; et, à cet emploi, Luberti convenait mieux qu’aucun autre, obligé à la discrétion par le péril d’une brouille avec des complices. D’ailleurs, être la femme, véritablement, de ce coquin, c’était à quoi elle n’avait pas songé une minute. « Nous nous marions, je te donne soixante mille francs, et tu pars pour Hombourg où tu te fais sauter la cervelle si tu ne fais pas sauter la banque. — Non, dit-il, je ne joue pas à la roulette. À la roulette on ne peut pas tricher. » Mais il accepta le mariage et les soixante mille francs. Tous comptes réglés, Phédo se trouva seule, et ravie de l’être. D’abord un orgueil lui conseilla de s’installer à Paris, de donner des fêtes, d’humilier les anciennes camarades de théâtre, beaucoup plus vieilles et beaucoup moins riches qu’elle. Mais de longues années de cupidité avaient développé en elle une effroyable avarice ; avec la même ardeur qu’elle avait volé l’argent des autres, elle voulait garder le sien. Certes, elle ne craignait pas de se laisser aller à des faiblesses pour quelque cabotin bellâtre, qui l’eût battue et ruinée ; le cœur, les sens, si elle en avait jamais eu, c’était bien mort en elle. De ce côté, pas de danger. Mais, recevoir du monde, donner des bals, des dîners, cela coûte gros ; et ceux qui se sont amusés chez vous, sont les premiers à se moquer de vous. Puis, pour triompher, il faut être jolie ; elle savait bien qu’elle ne l’était guère, pas vieille pourtant, trente-deux ans à peine, mais desséchée, atrophiée par le vice sans joie, par le plaisir des autres, et par la longue idée fixe, torturante, de l’argent à conquérir. Ce qu’elle avait de mieux à faire, c’était de devenir, — n’était-elle mariée, mariée pour de vrai ? — une personne tout à fait respectable, sur laquelle il n’y a rien à dire, et qui vit seule, tranquillement, heureusement. Durant quelques mois, moins d’une année, elle demeura à Paris, dans un petit appartement pas cher, sommairement meublé ; elle allait quelquefois au théâtre, n’y reconnaissant personne, s’ennuyant ; et dès que son enfant — sa fille, Sophie — fut née, elle se dit que le mieux serait de s’établir en province, dans un climat très sain, parce qu’elle toussait un peu, ayant eu froid en Russie. Elle pensa à Fontainebleau, y acheta une maison spacieuse, avec un jardin, s’installa, fut une honnête bourgeoise, riche, estimée, se nourrissant bien, se couchant tôt, se soignant et se ménageant pour vivre aussi longtemps que possible, économisant sa vie comme elle économisait ses rentes. Bonne mère ? oui, pourquoi pas ? sans tendresse, mais très convenablement alarmée chaque fois que Sophie souffrait de quelque bobo enfantin. Peut-être, à l’égard de cette enfant, de vagues ambitions. Et ce fut une existence de calme et d’aise. Aucun incident, sinon à cinq ans d’intervalle, deux nouvelles également heureuses ; celle de la mort de Mme Sylvanie dont elle hérita la part de leurs bénéfices communs qu’elle lui avait abandonnée, celle de la mort de Luberti, qui la délivrait du souci de le voir apparaître, mal habillé, sans le sou et emprunteur. Aujourd’hui en cette provinciale de quarante-huit ans, maigre, un peu dure, presque austère, qui avait de quoi, en cette veuve d’un agent diplomatique italien mort au service de la France, en la respectable amie de Mme d’Hermelinge, rien, — sinon de hasardeux propos, çà et là, étranges, brutaux, où s’avouaient des réminiscences de coulisses et de soupers lucratifs, — n’aurait pu faire reconnaître la toute petite cabotine qui avait dégringolé sans maillot, le long d’une corde, d’un second étage, en s’arrêtant à l’entresol, et qui, avant d’être l’exécrable violatrice d’un infirme presque cadavre, dansa, sur la table du comte Tchercélew en habit de prieuresse ou d’archimandrite.


II

Si amusant qu’il soit de s’embrasser dans le bois, il faut pourtant rentrer chez soi quand vient l’heure du dîner ; ce sont les hamadryades et non les jeunes personnes bien élevées qui séjournent éternellement sous les arbres. Donc, vers la fin de l’après-midi où elles avaient eu tant de plaisir à sécher leurs cheveux au soleil, les deux amies, Sophie, Emmeline, s’en revinrent à la maison, la main de l’une sur le bras de l’autre, — c’était Sophie qui offrait le bras, — l’air très sérieux, pas ébouriffées du tout (car on s’était recoiffées) et donnant l’exemple de la correction qui sied à des demoiselles de bonne famille.

Elles furent très étonnées quand elles entrèrent dans la rue du faubourg, fleurie et verte de jardins, où voisinaient leurs deux maisons.

Mme Luberti, qui d’ordinaire s’inquiétait peu de leurs absences et de leurs retours, se penchait en avant d’une fenêtre, et, avec des gestes d’automate détraqué, leur faisait signe de se hâter, de venir tout de suite. Elles coururent, elles entrèrent dans le vestibule. La mère de Sophie, descendue à leur rencontre, était en grande toilette, une robe rouge, avec des sequins dans les cheveux ! Elle avait gardé, de son ancienne vie, l’amour des couleurs violentes et du clinquant qui cliquette. Elle était hideuse, — sèche et jaune, — sous le joli de sa coiffure ; l’air d’une saltimbanque squelette.

— Allons, arrivez donc, on vous attend, dit-elle. Que diable faisiez-vous en forêt ? Vous êtes folles, hein ? oui, oui, vous êtes folles, mais tout ça va finir. Vous, Emmeline, rentrez chez vous, vous y trouverez quelqu’un que vous aurez plaisir à voir. C’est une surprise qu’on vous a ménagée. Toi, Sophie, monte dans ta chambre et habille-toi vite. Ta plus belle robe. Va, monte, j’ai à te parler.

Quelques minutes plus tard, Emmeline ayant traversé les jardins, Mme Luberti se trouva seule avec Sophie dans une chambre au premier étage.

— Voilà, dit-elle, c’est tout simple. Il s’agit d’un mariage. Le fiancé dîne ce soir chez Mme d’Hermelinge. Je sais bien, dix-sept ans, c’est un peu jeune. N’importe, il y avait longtemps que nous avions cette idée-là, la voisine et moi ; et mieux vaut tôt que tard. Ah ! seulement, tu sais, j’entends que cela marche comme sur des roulettes, et qu’il n’y ait pas de pleurs ni de criailleries. Vois-tu, gamine, je te connais ; je te le dis, je te connais beaucoup mieux que tu ne penses. Si tu me prends pour quelqu’un qui est une sotte, qui ne voit rien de rien, tu te trompes. Et j’en ai assez, de vos bêtises. N, i, ni, les soupirs au piano et les autres simagrées et toutes les attaques de nerfs. On est une demoiselle, on se marie, c’est dans l’ordre, et ça guérit des syncopes.

Là-dessus, Mme Luberti sortit en ajoutant :

— Habille-toi, on dîne à sept heures.

Des paroles de sa mère, Sophie, debout contre le mur, n’avait guère entendu que celles-ci : un mariage, un mari, et elle répétait ces mots, le regard fixe, avec un air de ne pas comprendre. Puis tout à coup : « Oh ! mon Dieu, on marie Emmeline ! » soit que, dans son esprit, le dîner chez Mme d’Hermelinge impliquât qu’il s’agissait d’Emmeline, soit que l’hypothèse d’être mariée, elle, lui apparût comme totalement absurde, comme inimaginable. Elle n’avait jamais songé, non, jamais, qu’elle serait la femme de quelqu’un, qu’elle dormirait dans le lit d’un homme ! Parmi tant de rêves, celui-là, qui aurait été un cauchemar, ne lui était pas venu ; cela était différent d’elle, étranger à elle. Aussi, aucune hésitation. Elle murmurait : « Emmeline ! un mari ! » Une immense désolation, comme l’air de la nuit solitaire emplit un décombre, pénétrait dans toute elle ; il lui semblait qu’elle n’avait plus de sang, plus de cœur, qu’elle était vide de tout ce qui fait vivre. Elle essaya de raisonner. D’abord, ce n’était pas bien sûr que l’on songeât à faire d’Emmeline une épousée ; Mme Luberti disait souvent des paroles qui n’avaient point le sens qu’on leur pouvait attribuer ; elle était très étourdie, malgré son air grave. Puis, en somme, quoi ? une jeune fille, c’est fait pour devenir une jeune femme. Tous les jours, on se marie. Qu’est-ce qu’il y avait d’extraordinaire en soi et de pénible pour elle dans cet incident, si naturel, le mariage de son amie ? Est-ce que cela les empêcherait d’être de bonnes camarades, que l’une d’elles eût un ménage, des enfants ? Et, certainement, Emmeline serait très jolie en la robe blanche qui traîne, sous les fleurs attachées au long voile… Elle eut la vision d’Emmeline entre les bras d’un homme ! de cette frêle bouche, rose comme une rose pas éclose, sous la broussaille d’un baiser barbu ! et, précipitée contre le mur, elle le frappait de la tête en criant : « Non ! je ne veux pas qu’elle se marie ! Je ne veux pas qu’elle se marie ! Je te dis que tu ne te marieras pas ! »

À ce moment, après un « eh bien ! es-tu prête ? » de l’autre côté de la porte, Mme Luberti rentra dans la chambre.

— Oui, prête, allons, dit Sophie.

— Tu ne changes pas de robe ?

— Je suis bien comme cela, allons.

Elle parlait d’une voix rude, saccadée. Elle sortit la première, très vite, elle voulait voir sur le champ celui qu’on destinait à Emmeline. Ce qu’elle ferait, elle ne le savait pas. Mais, avant même de s’asseoir à table, elle ferait quelque chose de brutal, de terrible, qui romprait le mariage. L’idée la traversa que, ayant du poison, on en peut mettre dans le verre de quelqu’un qui boit à côté de vous. « Du poison ! Si j’en avais ! » Elle trouverait un autre moyen, aussi effrayant. Ou bien, tout simplement, elle dirait à cet homme : « Qu’est-ce que vous venez faire ici ? Vous venez pour épouser Emmeline ? Je ne veux pas. Allez vous-en. » Oui, je ne veux pas, et on lui obéirait. Les jardins traversés, elle monta l’escalier de la maison voisine, très rapidement, le front haut, une flamme sèche dans les yeux, les mains tremblantes.

Emmeline lui sauta au cou.

— Vois ! vois ! c’est Jean, mon frère. Il a un congé, il restera avec nous, pendant trois mois, regarde-le donc ! N’est-ce pas qu’il est beau en uniforme, et qu’il a l’air d’un général ? et, général, il le sera.

Sophie parcourut des yeux toute la chambre, cherchant quelque autre homme auprès du baron Jean d’Hermelinge, capitaine de cuirassiers, qui la saluait assez gauchement, avec l’embarras, devant une demoiselle, de ses chamarures et de son sabre sonnant. Personne, lui seul. « Mais alors, celle qu’on veut marier, ce n’est pas Emmeline, c’est moi ! » Elle éprouva un grand soulagement, une caresse de lait tiède coulant sur une brûlante blessure qu’on aurait ; et, considérant le frère de son amie, elle avait une douceur de reconnaissance envers cet homme qui ne pouvait pas épouser Emmeline. Elle ne se préoccupait point de l’idée qu’il venait pour elle, du projet que les deux mères avaient formé. Il ne s’agissait pas de cela ! Il s’agissait d’Emmeline qui resterait demoiselle ; voilà ce qui était important ; le reste, on avait du temps devant soi, on verrait ; Sophie, tout entière, fondait en aise.

Le dîner fut très gai, parmi les extases de Mme d’Hermelinge qui ne pouvait se lasser d’admirer, de tâter, d’embrasser ce gros homme robuste et réjoui qui était sorti d’elle, et les gaietés d’Emmeline qui, un moment, se mit autour de la taille le ceinturon d’où pendait le sabre : le képi sur la tête, les poings aux hanches, elle marchait d’un mur à l’autre, le pas guerrier, en criant : « Par file à gauche ! en avant ! marche ! » Qu’elle était mignonne, avec son air de belliqueuse fillette ! Sophie se montrait tout à fait joyeuse ; puis, le champagne aidant, — car on but du champagne pour fêter l’arrivée du baron Jean, — le dessert s’acheva dans des éclats de rire.

M. d’Hermelinge riait plus fort que tout le monde, rouge par secousses du liseré du col à la racine de ses courts cheveux taillés en brosse, et s’esclaffant jusqu’à une quinte de toux dans la serviette où il enfonçait sa bouche ; le rire d’un brave homme qui s’amuse vite, de tout, et qui est content parce qu’il est bon.

C’était un fort gaillard, trop grand, gros, non point gras, pesant d’os et de muscles, sans mollesse de chair ; en marchant, il ébranlait le plancher ; il avait failli, en s’asseyant, rompre la chaise. Pas plus de trente-trois ans, la face congestionnée, même quand il ne riait pas, sous de rudes cheveux poivre et sel, plutôt poils que cheveux, — l’air d’une barbe sur un crâne, — les narines battantes et reniflantes, de belles lèvres écarlates entre lesquelles luisaient de larges dents très saines, il donnait l’impression d’une force bonne ; et dans ses grands yeux, d’un bleu d’azur, chastes, inviolés, il y avait une candeur d’enfance ; il faisait penser à une espèce de soudard vierge. Il était rude et doux, brutal et pur. On sentait que la vie n’avait pas gâté cet homme. Eh ! parbleu, c’est certain, on n’est pas une demoiselle, les soirées de garnison sont longues, et, après les punchs, faire la noce avec de bonnes filles, ce n’est pas défendu. En Algérie, par exemple, on ne s’amuse pas tous les jours ! s’il y a des jours où l’on s’amuse trop, cela fait compensation. Mais, à ce soldat, tout ce qui, dans la joie, n’est pas la franche humeur, et, dans l’amourette, n’est pas le prompt plaisir sans lendemain, « adieu, adieu, ma fille ! au plaisir de te revoir, toi, ou une autre ! » était resté inconnu ; et, dépourvu de toute complication, n’allant pas chercher midi à quatorze heures, comme on dit, aimant la guerre et la joie, il avait la simplicité d’être un héros et un excellent homme.

Ainsi fait, avec sa rudesse familière et son gros rire d’enfant géant, il n’était pas importun à Sophie ; elle lui parlait sans gêne, s’égayait autant que lui ; et comme de son côté le cuirassier regardait et écoutait avec un plaisir qu’il ne cachait pas cette jeune fille ni minaudière ni coquette, l’œil franc et la répartie rapide, les deux mères qui, depuis longtemps, en leurs promenades au jardin, préméditaient le mariage de Sophie avec le baron Jean — mariage de tout point souhaitable, où se rencontraient toutes les convenances de fortune — se faisaient des signes, à la dérobée, d’un bout de la table à l’autre bout, des signes qui voulaient dire : « cela va bien, cela va aussi bien que possible ! » Mais la plus contente c’était Emmeline : « Si Sophie épouse mon frère, ce sera comme si elle devenait ma sœur. » Elle s’attendrissait à cette pensée, au point d’avoir des larmes dans les yeux. Elle aurait voulu que ce fût déjà fait, ce mariage. Pourvu que Jean ne déplût pas à Sophie ! pourvu qu’elle lui parût jolie ! À chaque instant Emmeline se levait de table pour aller arranger les cheveux de son amie, toujours désordonnés, ou pour lui refaire le nœud de l’étroite cravate verte qu’elle portait autour d’un col de toile, droit. Seule, Sophie ne songeait pas du tout qu’il y avait là un prétendu. Avoir un mari, cette possibilité, toujours, lui était restée si étrangère, qu’elle ne savait pas y penser ; et aucune appréhension ne l’empêcha de se dire que ce serait très agréable, très amusant, pendant le congé du capitaine, d’avoir ce bon compagnon. Après le dîner, ils se promenèrent côte à côte dans le jardin, suivis, non de trop près, par les deux mères et par Emmeline ; ils parlaient de mille choses, de la vie en campagne, des batailles où il s’était trouvé ; elle l’admirait pour les quatre blessures qu’il avait reçues, elle les lui enviait ! Il lui dit : « Si vous voulez, je vous apprendrai à monter à cheval ; » elle accepta tout de suite ; et au moment de se séparer ils se donnèrent une bonne poignée de mains, comme deux hommes.

Ce fut une cordiale camaraderie, une vie de bons garçons qui n’engendrent pas la mélancolie ; on faisait de grandes promenades en forêt, Jean et Sophie à cheval, les mères et Emmeline en voiture, on dînait sous la tonnelle des auberges ; plusieurs fois, les deux camarades suivirent les chasses à courre, furieusement, au grand galop, franchissant les fossés, sautant par dessus les roches ; un jour, ils jetèrent leurs bêtes à l’eau pour suivre parmi la meute le cerf qui traversait l’étang. En ces durs exercices, en cette virile activité, Sophie sentait se réjouir et se développer normalement sa vie ; et, comme le baron ne lui parlait pas d’amour, la regardait bien en face sans soupirs ni airs de langueur, ne lui avait jamais baisé le bout des doigts, — brave homme qui, sûr d’épouser cette jeune fille, ne voulait pas diminuer par les vaines joies des fiançailles l’entier bonheur de l’hymen, ne voulait pas être le larron de son propre trésor, — elle l’aimait, franchement, sans arrière-pensée, d’une affection chaque jour plus vive ; de sorte que, lorsque Mme Luberti, un matin, tout à coup, lui dit : « À propos, tu sais, Jean a reçu l’autorisation ministérielle, on va publier les bans, vous vous mariez dans trois semaines… — Bien, bien, répondit-elle en pensant peut-être à autre chose, comme il vous plaira, » et elle se dépêcha d’aller mettre son amazone, parce que M. d’Hermelinge l’attendait ; ils devaient aller, avec Emmeline, déjeuner à Franchard. Durant toute une semaine, se levant tôt, et le soir, après la saine fatigue des chevauchées dans le vent et le soleil, s’endormant vite, elle n’eût pas le loisir de songer au consentement qu’elle avait donné. Mais, enfin, dans les conversations des repas, dans les projets de voyage, dans l’arrivée, en de grandes voitures, des meubles qui meubleraient le second étage de la maison Luberti, jusqu’alors inoccupé, dans le bruit des tapissiers clouant des tentures, dans le bavardage des couturières venues de Paris pour les toilettes de noces, l’idée du mariage à tout instant la hanta ; évidente, précise, inévitable. Et puisqu’elle avait dit oui, il était trop tard pour dire non ; une telle injure au baron Jean, à cet honnête et loyal camarade, c’était impossible, aussi impossible que de résister à toute la poussée, autour d’elle, des volontés, des exhortations, des choses préparées et comme impatientes. Elle ne dégagerait pas sa parole, elle se marierait, certainement, — prochainement ! et elle s’alarmait, l’œil fixe tout à coup, en un frisson qui la laissait immobile et glacée.

À présent, elle refusait de sortir, voulait rester seule, se tenait dans sa chambre la plus grande partie de la journée ; et la nuit, après la lampe éteinte, elle ne dormait pas, le coude dans l’oreiller, le front sur le poing, regardant droit devant elle, quoi donc ? elle ne savait pas, rien, l’ombre ; et, comme entre deux mâchoires d’étau, elle se sentait prise entre ces deux convictions, entre ces deux certitudes, qu’elle ne pouvait pas ne pas épouser le baron Jean et qu’elle ne pouvait pas l’épouser. C’était ainsi : noces inévitables, noces impossibles. Impossibles, pour quelle raison ? Elle ne trouvait pas de réponse. Est-ce que toutes les jeunes filles ne se marient pas ? est-ce que M. d’Hermelinge n’était pas digne d’amour et d’estime ? elle demeurait cruellement troublée. Si, pour épouser le frère d’Emmeline, elle avait dû s’éloigner d’Emmeline à qui la liait une si chère tendresse, elle aurait compris que ce mariage lui fût intolérable ; mais non, les deux amies ne seraient pas séparées ; où qu’ils allassent, Mme et Mlle d’Hermelinge, c’était convenu, suivraient les deux époux. Donc pas de raison. Cependant, elle sentait, elle comprenait, en une parfaite lucidité d’instinct, qu’elle ne devait pas être la femme du baron, ni d’aucun autre homme ; il lui semblait que l’hymen, pour elle, c’était l’inhabitable, l’irrespirable, qu’elle y mourrait tout de suite. Elle était devant l’union prochaine, comme un oiseau lié des pattes et des ailes et que l’on voudrait jeter dans un fleuve ; l’eau, il ignore ce que c’est ; des êtres y vivent, lui ne pourra pas y vivre, et il se débat en une affreuse épouvante. Et des colères venaient à Sophie, contre elle surtout, pas pareille aux autres, et pour elle-même inexplicable ; contre le baron, si brave cœur pourtant, si jovial compagnon : est-ce qu’il n’aurait pas pu rester au régiment ? qu’avait-on besoin de sa présence ? contre Mme Luberti, contre Mme d’Hermelinge : l’importante chose, pour l’une, d’avoir un gendre titré et, pour l’autre, de donner à son fils une riche héritière ! la noblesse, l’argent, voilà des choses dont elle ne se souciait guère, elle ! Et elle s’emportait aussi contre Emmeline ; celle-ci n’aurait-elle pas dû détester le mariage pour son amie, comme Sophie, pour son amie, l’avait détesté ? Ah ! la fausse ! l’ingrate ! Fausse ? ingrate ? pourquoi ? Sophie ne trouvait pas de motif à l’horreur qu’Emmeline aurait dû éprouver ; ne s’expliquant pas davantage celle qu’elle avait ressentie elle-même à l’idée d’Emmeline mariée.

Le jour fixé pour la noce approchait.

On voyait sur le visage de Sophie l’expression d’un effroi continu. Car, par la proximité de l’événement, les détails probables, tels que les pouvait percevoir sa virginale innocence, s’en précisaient dans sa pensée ; sans relâche, — ni sourire, le jour, ni sommeil, la nuit, — elle voyait la chambre nuptiale, le lit commun, et la menace des caresses ; elle s’imaginait le voisinage d’un corps, le contact, peut-être, d’une peau… un frisson la secouait toute ; à chacun de ses pores elle sentait la piqûre d’une aiguille de glace. Si occupé qu’il fût de son bonheur prochain, le baron ne put s’empêcher de remarquer les froideurs, les pâleurs, avec des yeux effarés, de sa fiancée devenue en peu de jours si différente d’elle-même ; il pensa qu’elle était malade ; il serait peut-être bien de remettre le mariage ; il consentirait à attendre une ou deux semaines de plus. Mais Mme Luberti insista avec une grande vivacité pour qu’il n’y eût aucun ajournement. C’est très fréquent et très naturel, ces peurs de jeune fille, sur le point d’un aussi grand changement dans la vie. Si on les écoutait, ces gamines, on ne les marierait jamais ! La mère de Sophie avait peut-être quelque raison, qu’elle n’avouait pas, de précipiter les noces. Et il fut fait selon sa volonté. Le mariage eut lieu à la date fixée.

Ce fut avant midi, un clair jour d’automne ; le soleil, à travers les vitraux, illuminait l’église ; pendant que, sa pâleur excusée par la blanche transparence du voile, et refoulant en un effort de volonté dont elle ne se serait pas crue capable le râle d’angoisse qui lui montait à la gorge, Sophie, à travers les invités, un peu vite, avec une hâte d’abréger un supplice que tant d’autres supplices, hélas ! devaient suivre, marchait vers le chœur resplendissant d’or et de cierges, il lui sembla, dans une douceur bientôt changée en amertume, qu’elle reconnaissait ce soleil dans la nef, ce soleil sur la sainte nappe, et les lumières de l’autel doré ; elle retrouvait, revoyait quelque chose de délicieux ; elle se sentait vivre en une joie ancienne, renovée ; vêtue de blanc comme aujourd’hui, elle s’était avancée jadis dans cette église, sous la clarté, mais alors, si heureuse… La réalité présente la reprit, lui serra le cœur ; ce fut comme on tombe qu’elle s’assit dans le fauteuil des mariées.

Pourtant, durant la célébration des rites, tandis que chantait majestueusement la voix nuptiale de l’orgue, ou que le prêtre, après s’être incliné devant le rétable, se retournait vers les époux, ou que tintait la sonnette qui ordonne l’agenouillement, elle, les yeux baissés vers le tapis des marches, — inconsciemment peut-être, peut-être demandant à la résurrection d’une heure exquise la force de subir l’heure affreuse, — elle évoqua la cérémonie d’autrefois ; le voile sur son front, sur ses bras, sur toute elle, était comme une caresse consolante qui l’enveloppait du passé, l’isolait des actuelles tristesses ; et voici que, dans une réalisation de souvenir, elle sentait des ferveurs passionnées lui monter du cœur aux lèvres, des rêveries de paradis où s’aiment des couples angéliques s’épanouir dans son esprit, et, au moment où l’officiant lui donna la patène à baiser, au moment où la réminiscence de l’incarnation divine mettait en elle une chaleur dévoratrice qui l’avait déjà brûlée, tout à coup, sous un grand jet de rayons en touffe, elle se retourna pour étreindre Emmeline ! C’était le baron Jean qui était à côté d’elle, tenant levé l’anneau que le prêtre avait béni et qu’elle porterait à son doigt.


III

Après la belle humeur du repas familial, et les violons muets, et tous les invités partis, s’établit la douce paix nocturne ; entre le bruit d’une petite pluie fine et pressée qui battait les vitres, la maison, dans son calme, s’isolait ainsi qu’une île de silence.

Il y eut des pas le long du mur, dans le corridor qu’une lampe opaque, descendant du plafond, tendait partout comme d’une très diaphane mousseline ; le baron Jean s’arrêta devant une porte et heurta, du doigt ? non, d’une touffe de fleurs d’oranger qu’en sortant de l’église il avait détachée de la robe nuptiale. Imagination peu subtile, superstition presque niaise ; c’était grâce aux chastes fleurs pas ouvertes, sœurs de la vierge encore, qu’il entrerait dans la chambre de l’épouse, où s’épanouirait l’enchantement mystérieux de l’hymen ; et cette idée, puérilement tendre, qui ressemblait à un souvenir de romance sentimentale, qui aurait fait sourire les gens d’esprit, c’était touchant, en ce grand gaillard robuste, un peu grossier, pas compliqué ni élégiaque, simple comme un héros.

Pas de réponse.

Il ne faisait qu’un bien léger bruit, ce choc des grêles boutons contre le bois du battant. Sans doute Sophie n’avait pas entendu. L’époux heurta encore, le plus fort qu’il put, avec précaution cependant, pour ne pas briser les fleurs. Cette fois, Mme Sophie d’Hermelinge (il se disait ce nom à lui-même, d’une voix très basse, qu’il écoutait avec délices, parce que ce double nom, c’était elle et lui, mêlés, c’étaient leurs deux tendresses en un seul bonheur indivisible), cette fois, sa femme (il pensait aussi : ma femme !) répondrait sûrement : « C’est vous, mon ami ? » ou bien : « C’est vous, Jean ? » puis ajouterait, après un silence qui a un peu peur : « Venez, oui, venez ». Un infini contentement entrait en lui à l’idée qu’il posséderait toute et pour toujours cette belle et jeune créature. Il n’était pas de ceux, trop subtils, qui usent leurs émotions à les vouloir raffiner, ou les dispersent en des minuties d’analyse ; il éprouvait en bloc. Amoureux et marié, il ne voyait que cela, il était heureux, tout l’être épanoui, et ses yeux se mouillaient de bonnes larmes. En même temps, quelque crainte aussi. Une demoiselle comme Sophie, bien élevée, timide malgré ses airs de bon garçon, et ne sachant rien de rien, — que Mme Luberti parlât à la mariée, lui expliquât les choses, il ne l’avait pas voulu, il trouvait ça bête, il y a le mari, que diable ! — une demoiselle de dix-sept ans, ça n’a rien de ressemblant, grâce à Dieu, aux coquines des villes de garnison qui, depuis longtemps, ne s’étonnent plus. Il se demandait s’il ne paraîtrait pas grossier à cette candeur, brutal à cette délicatesse. Toucher à une jeune fille, sans lui faire mal, ce ne doit pas être aisé ; c’est encore plus cassant que de la porcelaine fine ou du cristal, la naïveté, la faiblesse d’une vierge ; et lui, il se connaissait : pas un comme lui pour briser les verres ou les assiettes. Mais il userait de tant de précautions ! Il aurait des doigts d’ouate, moins sentis que le frôlement d’un flocon de neige pas froide ; et il prenait, en sa bonté, en son effroi de faire peur, des résolutions d’épargner, d’étreindre comme on berce, de caresser comme on endort, d’atténuer le baiser jusqu’à des légèretés de souffle…

Sophie n’avait pas répondu. La pensée qu’elle s’alarmait, redoublait la timidité du baron Jean. Il se demandait s’il oserait entrer avant qu’elle eût dit : « Oui, mon ami, venez. » Allons donc ! sacrebleu, un soldat ! et, rassemblant son courage, il saisit le bouton de la porte, poussa le battant, — oh ! pas très fort, pas fort du tout — et lentement entra ; alors, quand il eut vu, dans la pénombre de la chambre, devant les bûches flambantes, la blancheur du peignoir où s’enveloppait sa femme, tous les sains désirs du conjugal amour, toute la fierté des honnêtes possessions, lui montèrent à la gorge en une bouffée de joie ; sa rude face était rayonnante.

La mariée ne bougeait point.

Il s’approcha, sur la pointe des pieds, s’agenouilla devant le fauteuil, tendit les mains comme pour prier ! vraiment, il y avait de la piété dans sa tendresse.

Quelques minutes passèrent. Il se sentit fâché, presque. Pourquoi ne se tournait-elle pas vers lui, ne le regardait-elle pas avec un sourire ? elle avait les yeux clos en son visage très pâle. Comment, cette mélancolie des jours qui avaient précédé le jour des noces, elle la gardait encore ? Il avait compris qu’elle cessât de rire dès qu’avait été plus proche l’heure auguste de l’hymen ; il n’avait pas désapprouvé, tout en la jugeant excessive, la réserve souvent morose qu’elle avait montrée ; mais, enfin, il ne faut pas pousser les plus délicats sentiments à l’extrême. Ils étaient unis, ils étaient seuls. Si peureuse qu’elle fût du baiser prochain, si farouche que se rétractât la sensitivité de sa jeune pudeur, elle aurait bien pu, puisqu’elle l’aimait, puisqu’elle était bonne, le regarder un peu, lui dire une parole. Oh ! par quels mots, dont elle ne s’effraierait pas, déciderait-il à se lever, ces paupières, à s’entr’ouvrir, ces lèvres ? des mots, il n’en trouvait pas, ou bien ceux qu’il trouvait lui paraissaient trop hardis ; après un long silence, ainsi qu’on éveillerait, lentement, sans secousses, une convalescente, il effleura de sa bouche la main, la chère main fine et pâle que Sophie allongeait sur le bras du fauteuil.

Comme on bondirait brûlé d’un fer rouge, la jeune fille sursauta dans son peignoir serré contre elle en des bras éperdus et se jeta au fond de la chambre ; le dos au mur, les mains croisées sur sa poitrine, blême, hagarde, elle ouvrait démesurément les yeux ; et, dans son attitude de bête acculée qui voudrait mordre et fuir, dans ses yeux fixes, il y avait une telle expression d’inexorable effroi que le baron Jean, comme après un coup de massue sur la tête, faillit choir en arrière, les mains ballantes, en balbutiant : « Oh ! mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! qu’avez-vous, Sophie ! oh ! mon Dieu ! » Et le désespoir le traversa que jamais, à aucune heure de sa vie, il n’oublierait le regard dont Sophie le regardait en ce moment.

Mais, voyons, elle était malade, ou folle. Ne lui avait-on pas dit que, toute petite, elle avait eu des attaques de nerfs, des convulsions ? Il se remit, se rapprocha, de quelques pas seulement, parla d’une voix très douce. Il avait bien deviné, n’est-ce pas ? elle souffrait ? oui, c’était parce qu’elle souffrait qu’elle avait ce visage sinistre ; il n’était pas possible qu’elle eût contre lui, véritablement, l’espèce de rage et d’épouvante qu’elle montrait. Hélas ! il l’aimait tant qu’il était digne d’amour, non de haine ! Avait-elle besoin de quelque chose ? voulait-elle qu’il appelât les domestiques, qu’il éveillât Mme Luberti ? Non, elle avait raison, il la soignerait, lui, mieux que tout le monde. Ah ! que c’était cruel ! une nuit où devaient tenir tous les bonheurs rêvés, et où il n’y avait eu place encore que pour une telle tristesse : Sophie malade. Mais cela ne serait rien, cela passerait vite ; si elle consentait à lui dire ce qu’elle avait, où elle avait mal, il imaginerait quelque moyen de lui porter secours, de la guérir. Comment ? elle ne voulait pas s’expliquer ? pourquoi ne voulait-elle pas ? Mais c’était peut-être sa maladie, justement, qui la faisait se tenir ainsi, silencieuse avec l’air mauvais ; tout à l’heure, remise, elle ne serait plus méchante. Ce qu’il y avait de plus pressé, c’était de ne pas la laisser là, debout contre le mur. Elle allait se coucher sur le lit, tout habillée, elle serait beaucoup mieux sur le lit ; il s’assoierait à côté d’elle, ne parlerait pas, si elle ne voulait pas l’entendre parler, ne la toucherait pas, si cela l’importunait qu’il la touchât. Oh ! elle pouvait être tranquille ! il ne ferait rien dont elle pût s’alarmer, et elle s’ensommeillerait doucement, dormirait quelques heures, aurait de bons rêves pendant que lui, comme une maman qui veille son bébé, la regarderait dormir, et après le repos, elle s’éveillerait calme, souriante, étonnée d’avoir eu du mal, n’en ayant plus, heureuse… Adoucissant jusqu’à de maternelles câlineries la rudesse de sa voix et l’énergie coutumière de son geste, il voulut la prendre par la manche du peignoir pour la conduire vers le lit ; mais dès qu’il étendit la main, les dents de Sophie claquèrent affreusement, et ses yeux plus écarquillés dardaient l’éclair froid d’une plus menaçante horreur.

Alors il se dressa et, après un coup de poing sur le marbre, dont tremblèrent les candélabres de la cheminée, il cria entre des jurons :

— Tu me hais ! tu me hais ! misérable fille, tu me hais !

On eût dit qu’elle le défiait, du même regard terrible ; il faillit se jeter sur elle !

Il se contraignit, il s’écarta, les phalanges aux dents ; il se mit à marcher furieusement du mur au mur, à l’autre bout de la chambre ; s’il était resté près de Sophie, il l’aurait peut-être tuée. En allant, en venant, il sacrait, il bégayait :

— C’est cela. J’y vois clair. Tu ne m’aimes pas. Tu ne peux pas me souffrir. Malade ? ah ! bien oui. Si je n’étais pas là, moi, ton mari, à côté de ce lit où j’ai le droit de te coucher, tu ne grincerais pas des dents, et tu sourirais et tu rirais. J’aurais dû me douter de ce qui arrive d’ailleurs ! Ce n’était pas l’air d’une fiancée éprise, l’air que tu avais ces jours-ci. J’étais bête, parce que je t’aime ; puis on me disait que toutes les demoiselles s’inquiètent de la nuit des noces, de l’inconnu qu’il y a pour elles dans l’amour ; qu’elles ont peur du mariage tout en le désirant.

Triple brute que je suis ! Ce n’est pas du mariage que tu avais peur, c’est du mari. Mais, sacré mille tonnerres ! puisque je te fais horreur, pourquoi m’as-tu épousé ?

Il s’arrêta pour lui dire, en face, pas de trop près :

— Parle, réponds, je veux que tu répondes, pourquoi m’as-tu épousé si tu ne m’aimes pas ?

Elle demeurait toujours sans parole, sans mouvement, avec des yeux de folle. Exaspéré, frappant du pied, trépignant presque, il reprit :

— Tu m’entends ? tu entends ce que je te demande ? tu vas répondre, j’espère ? Ah ! réponds ! Si tu ne réponds pas, prends garde !

Le même silence, la même furieuse immobilité. Il n’y tint plus, il s’élança sur elle :

— Tu parleras ! tu parleras !

Mais, tout près de Sophie, le courage lui manqua, il ploya les jarrets, il sanglota.

— Oh ! pardonne, je crie, je m’emporte. J’allais te faire du mal, moi qui t’adore ! Mais enfin, aussi, tu es là, tu ne dis rien, et tu me regardes d’une si affreuse façon. Oh ! je ne menace plus, non, je te prie, je te supplie, je te conjure, je t’implore, parle-moi, dis un mot, un seul mot. Dis-moi que je me trompe, que tu ne me détestes pas ; ou, si tu me détestes, explique pourquoi. Je veux savoir ce que j’ai qui te déplaît. Ah ! Dieu, tout ce qu’il te plaira que je sois, je le deviendrai pour que tu sois contente, pour que tu n’aies plus cet air de cruauté et de colère. Si tu savais tout ce que j’ai pour toi de douceur dans le cœur, mon trésor, ma chérie, ma femme ! Pour te faire un plaisir, je mourrais si tu voulais ; pour t’épargner un chagrin il me semble que j’aurais le courage de vivre sans te voir. Ah ! j’ai trop d’amour pour que tu n’en aies pas un peu. Viens, sois bonne, ne me déteste pas. Enfin, pense, je t’aime, nous sommes seuls, et c’est notre nuit de noces !

Avec ces paroles, avec d’autres encore, balbutiantes, pleurantes, il marchait vers elle, sur les genoux, et, sans emportement, avec une craintive tendresse, il lui mit autour de la jupe ses bras.

Mais elle le repoussa d’une détente de sa jambe en pleine poitrine ; le coup fut si rude qu’il manqua de choir à la renverse.

Il se leva, fou de colère enfin.

Mais elle avait eu le temps de se précipiter vers la fenêtre et de l’ouvrir : elle se serait jetée dans la rue, si, d’une main, par les cheveux et, de l’autre, par le milieu du corps, il ne l’eût saisie, enlevée, emportée vers le lit où il tomba sur elle.

Alors, la tenant ferme, avec l’éperdu effroi, car il l’aimait tant, de l’avoir vue si proche de la mort, avec la rage aussi de la sentir si rebelle à son amour, il la serra contre lui et se serra sur elle. À travers les étoffes, il sentait la chair qui lui était due. Ah ! sa colère exaspérait le désir si longtemps contenu par le respect des fiançailles. Il la tenait ! il la tenait ! maintenant il la tenait. Il fermait les yeux de peur de voir l’affreux regard fixe, mais il lui venait, de ce corps sous son corps, de toute cette roideur qui s’opposait à l’hymen, et de cette bouche qui grinçait des dents, qui ne criait pas, qui crissait, et de cette gorge sans battements, et de ces cuisses closes comme par une catalepsie, une furieuse convoitise d’opprimer, de tordre, d’enfoncer, d’ouvrir. Si elle avait proféré une plainte, si elle lui avait dit : « De grâce, » ah ! comme il l’aurait laissée, comme il serait tombé devant le lit en demandant pardon, et comme il aurait été heureux de l’espoir qu’un jour, plus tard, quand elle aurait voulu, elle eût entr’ouvert ses lèvres souriantes. Mais non, la résistance d’un marbre, de qui l’immobile insensibilité serait faite de haine, voilà ce qu’il avait entre les bras, et, dans un hasard de menace ou de prière, — il faisait des gestes qui étaient de la fureur ou de la supplication, qui étaient ces deux emportements mêlés, — il écarta la mousseline du peignoir : il eut, devant lui, les seins ! Il avait touché, il vit cette chair froide et féroce de jeune fille, cette chair qu’il voulait, qui était à lui. Et il s’animalisa. Tout ce brave homme n’était plus qu’un mâle. Pourtant des pensées mêlées à des instincts : qu’elle était horrible, qu’elle l’obligeait à cette dureté, qu’elle ne voulait pas ayant consenti, qu’elle se refusait s’étant accordée, et qu’elle avait préféré mourir à lui appartenir, et qu’il avait deux fois le droit de la prendre, l’ayant épousée et l’ayant sauvée ; puis, en une douceur, que, peut-être, c’étaient les suprêmes effrois de la vierge, attendrissements, demain, de l’épouse, ces refus, ces courroux, ces mépris… N’importe, cette peau qu’il avait touchée, il la voulait. Oh ! comme il la voulait ! Il arracha le peignoir, il arracha la chemise, il arracha ses propres vêtements. D’une main, toujours, la tenant, elle ! il était nu sur sa femme nue, qui se taisait, avec le va-et-vient, seulement, des dents contre les dents. Il l’opprima, l’écrasa sous une pesanteur de bœuf qui se rue ! et, d’un double écartement forcené, irrésistible, il obligea la vierge à subir l’intromission triomphale de l’époux. Elle ne proféra pas un soupir, n’eut pas une seule plainte ; ses dents, sous ses lèvres jointes, avaient cessé de grincer, c’était plus affreux. Lui, il s’acharnait sur cette muette, sur cette immobile, avec la véhémence, plus éperdue d’être sacrilège, d’un violateur de tombe, qui voudrait obliger une morte à la résurrection du plaisir. Épouvantablement, il s’acharnait. Il mettait, ce soldat, dans ce déchirement, dans ce défoncement, une furie d’assaut ! Sa victoire ne s’achèverait que dans l’aveu de la défaite ! Mais, pas même en un cri d’horreur, pas même en un sanglot, cet aveu, il ne l’obtenait ! et il se ruait sur la martyrisée avec des ahans de bourreau que saoule le sang des tortures et qui exulte dans les supplices. Tant qu’enfin, comme un ivrogne tombe, il succomba à côté d’elle, dans un sommeil de brute.

Il y eut dans la pénombre de la chambre, hélas ! nuptiale, un long silence entre le petit bruit de la pluie sur les vitres.

Enfin, Sophie, restée là sur les draps comme une assassinée, remua, se dressa, s’assit. Elle avait sous les paupières l’horreur infinie d’un retour d’enfer. Elle ferma les yeux comme on fait quand on veut penser plus profondément. Elle demeura assez longtemps ainsi. Puis, très vite, elle tourna le regard vers l’homme qui dormait à côté d’elle ; un zigzag froid lui courut les reins. Les yeux refermés, elle pensait de nouveau avec un effort qui lui ridait toute la face. Elle avait l’air d’une ressuscitée, épouvantée encore d’avoir été morte, qui voudrait se rappeler les affres de l’agonie et du sépulcre. Après quelques instants, elle glissa du lit sur le plancher, sans bruit, comme un linge tombe. Elle prit sa chemise, son peignoir, se rhabilla. Maintenant elle avait les gestes résolus et méthodiques d’une somnambule. Elle ne se hâtait pas. Elle prenait son temps. Quand elle fut revêtue, elle marcha vers la porte. Avant de l’ouvrir, elle tourna encore le regard vers l’alcôve, considéra celui qui était endormi ; il lui jaillit des yeux un éclair de féroce haine ! on eût dit qu’elle allait se précipiter sur l’époux qui l’avait vaincue. Elle se maintint, elle ouvrit silencieusement la porte, se trouva dans le couloir, descendit l’escalier du second étage. Elle dut passer devant la chambre de sa mère ; elle continua son chemin, toujours silencieuse. Les fantômes traversent ainsi les maisons endormies. L’autre escalier, cherché à tâtons, s’offrit. Elle descendit encore, longea le mur du vestibule, décrocha les chaînes de la porte d’entrée. Elle était dans la rue où la pluie persistante battait les pavés. Alors, quand elle fut hors de la demeure, hors de la famille, hors de l’hymen, un cri lui partit de la poitrine, un cri suivi de sanglots, comme l’épargne jaillit d’un sac crevé ; et, brusquement, sans savoir vers où, elle se mit à courir, ses cheveux et ses manches agités derrière elle ; elle ne s’arrêtait pas, même essoufflée, elle fuyait blanche et blême, sous la lune çà et là entre la pluie, et à chaque instant, sans ralentir sa course, elle mettait ses deux mains au bas de son ventre, où elle sentait comme une lourdeur la honte douloureuse de la plaie nuptiale.

Voilà donc ce que c’était, le mariage ! voilà ce que c’était, un mari ! un homme en chemise, avec une rudesse de peau et de poils, tombe sur une jeune fille, s’étend sur elle, l’étouffe, la déchire, et, s’il a dit entre deux syncopes : « Je t’adore, » il pense qu’il a payé en amour les dégoûts de la vierge. Il est comme l’acheteur d’un champ qui, enfonçant dans le sol le fer de la charrue, attendrait les remerciements de la terre labourée ; et cela enfante, cette terre !

Sophie, le long des maisons, s’en allait ; la pluie, elle en voulait bien ; cette eau du ciel la lavait de l’étreinte maritale, lui ôtait de la poitrine, du ventre, des cuisses, la chaleur de l’accouplement ; il lui semblait qu’elle était délivrée, par l’ondée, d’une peau sur sa peau, même de sa propre peau déshonorée ; elle avait l’impression d’un arrachement frais. Elle s’en allait, elle se précipitait comme une bête qui secoua la selle et le mors, — plus vite quand elle croyait sentir, dans l’illusion d’une pesée, l’assaillement opiniâtre de l’hymen ; et son mal entre les jambes éperonnait sa fuite.

Toute son horreur détestait la masculinité triomphante ! elle avait eu, c’était épouvantable, la bouche de cet homme sur sa bouche, les dents de cet homme sur ses dents. Ah ! comme elle comprenait, à présent, comme elle approuvait son instinctif effroi des noces et des nuits matrimoniales. Ah ! mon Dieu, Emmeline ! Emmeline, si on l’avait mariée, aurait dû subir, elle aussi, ces exécrables outrages. Sophie était presque heureuse, en son désespoir, d’avoir été, elle, la victime ; la vision de son amie souffrant comme elle avait souffert elle-même, lui était si effrayante qu’elle se réjouissait presque du mal que, seule, elle avait supporté ; il lui semblait, en un étrange besoin de sacrifice, comme réalisé d’être si ardent, qu’elle avait été, cette nuit, une remplaçante, qu’elle s’était substituée ; elle avait l’orgueilleuse joie d’une hostie expiatoire. Mais la fierté chimérique du dévoûment ne l’emportait pas sur les affres réelles. Elle sentait toujours à son flanc la pesanteur de l’ignominieuse blessure. Elle aurait voulu être morte. Après cet homme sur elle, de la terre sur elle, le cercueil après ce lit. Elle eût aimé, dans le caveau mortuaire, la lampe de la chambre conjugale ! La toile des draps lui aurait plu, linceul ! Saleté pour saleté, le rampement des pourritures doit être moins puant que le baiser de l’homme.

Tandis qu’elle fuyait toujours le long des maisons, elle se demandait, dans le tumulte de mille pensées, comment elle mourrait. Se tuer, certainement, mais de quelle façon ? Ce qu’elle aurait voulu, c’eût été de l’eau fraîche, très pure, très claire et profonde, où l’on se nettoye en même temps qu’on y meurt. Elle se sentait si souillée, qu’elle avait un amour de cette propreté, de cette espèce d’innocence physique, qu’il y a dans l’eau. La pluie exaspérait, en le satisfaisant à demi, son besoin d’être nette. Mais, une rivière où l’on se précipite, où l’on surnage ensuite avec des langueurs d’Ophélie, elle n’en trouverait pas ; la Seine ? très loin ; pourtant, mourir, n’être plus, voilà ce qu’il fallait. Eh bien ! n’importe comment, elle mourrait : on peut se briser le front contre un mur, s’étrangler soi-même avec des mains qui ne lâchent pas prise, s’étouffer d’un mouchoir dans la bouche ; et la paix de la tombe est la même après les diverses morts. Justement elle se trouva devant la voie du chemin de fer. Même aux heures nocturnes des trains passent. Se hisser par-dessus la haie et se coucher sur les rails, attendre la locomotive avec son œil au ventre, tout rouge dans la nuit, être brisée, rompue, aplatie sous le tonitruant passage de la machine et des wagons, puis ne plus penser, ne plus se mouvoir, espèce de chiffon de chair sanglante, c’était possible, c’était offert ; et, folle à cause du lit derrière elle, elle allait franchir la haie, lorsque elle se souvint d’Emmeline. Déjà, pendant les hideurs de cette nuit, pendant cette fuite vers le salutaire trépas, elle avait songé à la très pure et très douce enfant qui, à cette heure, dormait, sans mauvais rêves, en son lit de jeune fille, inviolé. Oui, souvent, dans ses angoisses, la pensée de son amie s’était glissée comme il entrerait de l’aurore dans une chambre pleine de ténèbres et de spectres. Mais elle l’avait repoussée, de peur d’y trouver trop de charme et d’alanguir en cette douceur, en les réminiscences tendres de leur enfance, la force de chercher dans la mort l’oubli de l’abominable hymen. Elle ne voulait plus aimer la vie ; il fallait donc qu’elle écartât de son esprit et de son cœur le seul être qui la lui rendait chère. Mais, maintenant, si près d’accomplir la résolution fatale, si près d’être une morte, — car, peut-être, à peine couchée en travers des rails, entendrait-elle le train se précipiter avec des roulements de foudre et des crachats de cratères, — elle ne pouvait s’arracher à la caresse des heureux souvenirs ; elle revoyait la chère mignonne, si blonde et si jolie, et leurs courses à travers bois, et leurs jeux dans les jardins, et, dans le hamac de la maisonnette, leurs siestes de petit mari et de petite femme. Ce mot « mari », — car la rêverie profère en silence des mots entendus pourtant, il semble que l’esprit se parle à voix très basse, — aurait dû la troubler, l’irriter ; au contraire, un contentement lui venait parce que, dans ce mot, à l’idée de mariage, se mêlait l’idée d’Emmeline ; et rien, dès qu’Emmeline y mettait de sa grâce, ne pouvait plus être laid ni cruel, comme par la présence d’un ange l’enfer deviendrait paradis.

Sophie comprit qu’il lui serait impossible de mourir sans avoir vu Emmeline une dernière fois ; elle avait besoin d’emporter un peu de cette clarté dans le grand voyage sombre.

Oui, la voir.

À cette heure ? Comment ?

Dans une rapide clairvoyance, elle songea que tout le monde dormait, des deux côtés du double jardin, dans les maisons voisines ; que le baron Jean, saoul de sa sale victoire, cuvant son ignoble joie, n’avait pas dû s’éveiller ; elle reviendrait chez elle, — elle se rappela qu’elle n’avait pas repoussé le vantail — traverserait les jardins ; quant à entrer chez Mme d’Hermelinge, rien de plus aisé ; à cause de la grille solide, et des hauts murs hérissés de chardons de fer, on négligeait presque toujours de fermer la porte-fenêtre du perron et, de l’autre côté de cette porte, Sophie n’aurait pas besoin de lumière pour trouver la chambre d’Emmeline. Elle revint très vite sur ses pas, le long des murs.

La pluie n’avait pas cessé de tomber, fine et drue. Tout à l’heure, en s’enfuyant, Sophie s’était déjà réjouie de l’averse, mais elle ne s’était pas sentie assez mouillée, comme si sa fièvre buvait l’eau. À présent son peignoir l’enveloppait d’une caresse glacée qui lui était agréable, l’apaisait, la rassérénait, lui mettait sur le corps — sur son triste corps meurtri — une sensation de propreté, de santé, lui mettait aussi dans l’esprit une fraîcheur pure ; de sorte qu’elle se demandait si ce bien-être lui venait de la pluie ou de la proximité de voir Emmeline.

Au moment d’entrer dans le vestibule de sa maison — obscur de ténèbres opaques, — une terreur la saisit. Si le baron Jean ne dormait plus ! s’il apparaissait tout à coup sur l’escalier, une lampe à la main, lui, le mari, en chemise, nu peut-être, énorme ! s’il s’élançait sur elle, l’enlevait, l’emportait, la recouchait sous l’exécrable viol conjugal, la touchant partout avec ses grosses mains où il y avait des poils, lui couvrant toute la bouche d’un baiser très large, qui souffle ? Elle fut sur le point de s’enfuir de nouveau. Mais non, personne, l’ombre, le silence. Elle entra, tâtonna, descendit dans le jardin, suivit très vite l’allée qui conduisait d’une maison à l’autre. Selon l’habitude, la porte du perron n’était pas close. Sophie n’eut qu’à pousser le battant de verre ; elle fit quelques pas, sans bruit, rencontra de la main un bouton de cuivre, et avec la furtivité lente d’un chat qui se glisse par un entre-bâillement pénétra dans la chambre d’Emmeline. D’abord elle ne distingua rien, à cause de tous les rideaux fermés et de la veilleuse presque morte. Mais, parfum et murmure d’haleine, il y avait dans cette chambre de jeune fille une odeur de fleur avec un petit bruit d’abeille.

— Si je l’éveillais ?

Oh ! non, Emmeline serait si surprise, aurait si grand’peur peut-être ; puis, que lui dire ? comment lui expliquer cette présence nocturne, ce peignoir humide de pluie ?

— Je la regarderai seulement, je lui dirai adieu sans qu’elle m’entende, et je m’en irai pour toujours.

Pour la voir il fallait écarter un rideau, celui de la fenêtre qui était en face du lit ; pendant les nuits les plus noires, il y a un peu de jour dans l’air. Sophie, très silencieusement, longea la paroi, arriva devant la croisée, leva l’un des rideaux, qu’elle suspendit à la patère. Mais que les ténèbres étaient obscures ! Pourtant la chambre s’éclaira d’une soudaine lumière, pas très vive ; lueur de lune ou d’étoiles, entrée tout à coup ? non ; la veilleuse, dans sa petite urne ouverte sous le plafond, s’était ranimée en un grésillement ; et sur l’oreiller clair, parmi l’or tendre des cheveux déroulés, souriait en songe, pâle au front et aux joues, rose aux lèvres, le visage d’Emmeline. Le drap montait jusqu’au menton. Que c’était joli, ce visage d’enfant, rose et pâle, dans ces touffes blondes.

Autour du lit de fer, étroit, d’où avait glissé une courtepointe de mousseline doublée de satinette bleue, la cretonne des murs et des tentures mêlait des fleurs, des papillons, des oiseaux ; il semblait qu’Emmeline dormît dans une volière fleurie ; si ces fleurs ne bougeaient point sous un bercement de brises, si ces oiseaux ne voletaient ni ne gazouillaient, c’était pour ne pas troubler la jeune fille ensommeillée. Sur les meubles, sur la cheminée, cent menus objets, gants, rubans, fanfreluches, petits coffrets de nacre, où l’on met des bonbons, paniers à ouvrage d’où pendent les laines rouges, vertes, bleues, portraits, dans des cadres de cristal, de la mère ou du frère, de Sophie aussi. Et dans un coin il y avait un autre lit, tout de dentelles et de blondes enrubannées, beaucoup plus petit, celui de la poupée qu’Emmeline avant de s’endormir avait déshabillée et couchée ; entre les bras d’une mignonne chaise s’étageaient la petite jupe, et les petits pantalons de batiste, et les bas de soie à jour, et les petits souliers de vernis noir ; par-dessus tout cela, sur la chemise pliée en quatre, le chapeau de satin bleu, un bord relevé, dressait une fantasque plume qui était une queue d’oiseau rose. En un grand fauteuil près du grand lit, les vêtements d’Emmeline étaient rangés tout comme sur la mignonne chaise les vêtements de la poupée ; on fait de même pour sa petite sœur et pour soi. Et le printemps immobile des murs, l’enfantillage souriant des menues choses éparses, entouraient de ressemblances la fraîcheur et l’innocence de la vierge endormie.

Dans cette chambre, où elles avaient passé de si bonnes heures, petites filles, puis jeunes filles (car elles venaient s’y reposer parfois, après les jeux dans les jardins, après les promenades en forêt), dans cette chambre où tout était sourire, pudeur, tranquille rêverie, — si différente de l’autre chambre, au second étage de l’autre maison, avec l’horrible lit plein d’un homme ! — Sophie sentait renaître en elle le calme et les ignorances des puériles années ; elle oubliait ce qu’elle avait appris, hélas ! Même elle s’apparaissait meilleure qu’au temps des ardentes dévotions de son adolescence et des emportements dans les poèmes et les musiques ; elle se persuadait qu’elle était, ici, tout à fait pareille à Emmeline ; et, parce qu’elle la trouvait si digne d’être aimée, elle s’aimait de lui ressembler ; pendant plus d’une heure, debout près du lit, un sourire de paradis aux lèvres, elle regarda dormir le pâle visage rose.

Puis, un étonnement lui vint, pour la première fois.

C’était singulier, enfin, cette tendresse qu’elle éprouvait pour son amie. Oui, singulier. Les jeunes filles sans doute se plaisent à rire avec les jeunes filles, préfèrent celles-ci, ne peuvent souffrir celles-là ; Sophie, en regardant de sa fenêtre passer en file deux à deux les pensionnaires des couvents et des school-houses, avait remarqué que c’était d’ordinaire les mêmes visages qu’elle reconnaissait aux mêmes rangs ; et il devait y avoir, en ces amitiés de fillettes, des besoins de ne se jamais quitter, des dévouements avec des jalousies. Mais il lui semblait qu’elle avait pour sa compagne d’enfance un sentiment que ne devaient pas connaître les plus tendres voisines de classe ou de dortoir. Peut-être une sœur chérit sa sœur comme Sophie chérissait Emmeline, et peut-être, par une étrange rencontre, à cause de similitudes ou de différences concordantes, étaient-elles, bien qu’elles ne fussent point nées de la même mère, comme deux sœurs en effet ? non ; malgré la simplicité de cette explication où elle se serait apaisée, elle ne pouvait pas croire qu’elle aimait Emmeline ainsi qu’on aime une sœur. Elle l’aimait, non pas moins, bien davantage ! autrement. Et elle s’étonnait. Autrefois, en leurs promiscuités enfantines, — petit mari et petite femme dans le hamac de la maisonnette, — en leurs emportements bientôt défaillants devant l’image sainte ou devant le muet clavier sonore, elle n’avait pas ressenti à un tel point ce trouble de ne pas se comprendre, — sauvée de l’inquiétude par l’ignorante candeur de l’instinct ; et elle renonçait vite à s’interroger puisqu’elle n’aurait pas pu se répondre. Mais, à présent qu’elle avait grandi et qu’un horrible instant l’avait faite femme, lui avait révélé le désir mâle, épouvantable, — si différent de celui qu’elle éprouvait, avec des ressemblances pourtant, — à présent qu’elle concevait, d’en avoir subi l’impudeur, la passion qui précipite les bouches sur les bouches, les flancs contre les flancs, elle se demandait, avec orgueil parfois, avec tant de trouble aussi, s’il n’y avait pas en elle adorant le sommeil d’Emmeline, quelque chose de presque pas pareil, d’analogue cependant, à l’ardeur de l’époux qui s’était rué sur elle ; et c’était comme si elle avait entrevu la chimérique possibilité d’être le mari de son amie. Oui, la concupiscence de Jean, par une étrange transposition, et malgré les naturelles décences féminines, éveillait en elle comme une clairvoyance de sa propre convoitise. Puisque l’homme étreint ce qu’il aime, pourquoi n’étreindrait-elle pas ce qu’elle aimait ? Son innocence même, qu’un seul enseignement, en sa rapide rudesse, avait rendue mal savante de la virilité, l’inclinait à des confusions ; et, parce qu’elle n’avait appris qu’en une effroyable promptitude de viol, l’amour de l’homme, parce qu’elle l’avait appris cependant, elle pouvait s’imaginer qu’un tel amour, attendri, épuré par l’impossibilité même de sa criminelle violence, n’était pas impossible en la femme vers la femme. Mais ces idées passaient vite, s’effaçaient, n’étaient plus. Puisqu’elle avait dix-sept ans, puisqu’aucune lecture malsaine ne lui avait dévoilé sa propre âme infâme peut-être, et qu’un baiser de soldat avait fait de cette enfant non pas une épouse, mais une vierge saignante, puisqu’elle ignorait tout ce qu’elle savait, son esprit ne pouvait s’arrêter à des songes voisins du crime qu’elle n’aurait pas su commettre ; et, toute, elle se laissait aller au chaste délice, si lointain du lit tortionnaire, de contempler, ensommeillée parmi les boucles blondes et sur la blancheur de l’oreiller vierge, Emmeline.

Pourtant, elle s’inquiétait, car, malgré soi, elle regardait avec une précision de plaisir les lèvres si fraîches et la si pâle joue, et un peu du cou frêle de la dormeuse. Elle avait beau chasser les étranges pensées qui, du lit conjugal, l’avaient suivie, dont la pluie nocturne ne l’avait pas délivrée, elle sentait qu’elle aimait tendrement, éperdument, désespérément, son amie. Toute la pudeur qui, de celle-ci, rayonnait vers elle, entrait en elle et la faisait pareille à cette pudeur même, ne l’empêchait pas d’être délicieusement et amèrement troublée, et elle ne savait pas pourquoi.

Un instant, elle tressaillit, elle porta très vite les mains à ses oreilles. Est-ce qu’elle allait être malade, comme au temps des crises puériles ? Elle avait reconnu, plus vague, plus ironique aussi, le petit rire dont s’inquiétait le médecin de la famille. Non, ce bruit s’éteignit. Elle ne souffrait pas. C’était avec une douceur infinie qu’elle considérait le repos, dans tous les cheveux défaits, de l’enfantine mignonne. Mais, heureuse, elle s’interrogeait encore, surprise de tant l’être.

Il arriva qu’Emmeline, soit mi-éveillée d’un bruit, soit à cause de cette instabilité d’un sommeil qui change de rêve, remua dans son lit, et, sans ouvrir les yeux, d’une inconsciente main, elle écarta le drap, en tournant, avec un soupir, sa tête vers le mur.

Les deux seins d’Emmeline étaient nus.

Parce que, si blonde, elle était un peu grasse, elle avait des seins de femme déjà, courbes tendues, fermes d’une élasticité de gonflement, blancheurs mûres où pointaient, presque pas plus roses au milieu d’un cercle presque pas rose, deux cimes fines comme celles qui interrompent la rondeur des pêches ; et un seul cheveu blond, très court, si mince, pareil à un imperceptible fil d’or, s’érigeait d’auprès d’un des bouts rosissants à peine, s’inclinait vite en une penchaison de brin d’herbe. Cette gorge d’enfant-femme, en sa montée, en sa descente, vivait délicieusement ; à cause des chaleurs du lit, une sueur, dont les gouttes de rosée s’étaient confondues, avaient flué en une tiédeur lisse, la mouillait toute, sous la veilleuse, d’une lueur.

Emmeline, après le soupir d’un réveil inachevé, se mut encore, si faiblement, s’enliza de nouveau dans le sommeil. Mais, la toile ayant suivi la pente du soulèvement, une lisse pâleur, en deçà de la gorge, le long du ventre pur, à peine renflé, glissait jusqu’au reflet mystérieux, sur le glacé comme aminci et çà et là bleuissant de la peau, d’une ombre vaguement dorée que des plis de drap, restés, voilaient comme d’une touffe de pudeurs. Et l’odeur qui sortirait d’un coffret de santal, longtemps clos, où l’on aurait enfermé des roses blanches et une seule rose-thé, émanait de cette virginité offerte en sa mi-éclosion.

Les mains aux tempes, pour y comprimer le battement des veines, et sentant, de tous les points de son corps, sa vie lui monter aux lèvres et aux yeux, Sophie contemplait cette jeune nudité ; c’étaient, en elle, des chaleurs partout et des fureurs qui voulaient s’achever en pâmoison. Se comprenait-elle ? s’expliquait-elle enfin de quel amour elle était poussée ? elle ne pensait pas, elle n’aurait pas pu penser. À peine la vague et intermittente idée qu’il avait dû éprouver, lui, le mari, l’homme, quelque chose de ressemblant à l’exquise et toute-puissante ivresse qui la maîtrisait. Elle n’était plus une conscience, elle n’était plus qu’un désir, à cause de cette gorge et de ces flancs. Pas un atome de sa chair qui n’exigeât le contact de toute cette chair. Et à ce sensuel délire aucune excuse. Elle n’admirait pas, artiste, cette beauté de vierge ; elle ne se laissait pas ravir par les innocences d’aurore qui étaient sur Emmeline comme sur de la neige une jonchée de roses ; elle convoitait, voilà tout, cette chose vivante, elle la convoitait avec une folie de bête qui a faim. Le monstre qui, de tout temps, fut en elle, en voulait sortir et se satisfaire. Enfin se précisait, — parce qu’Emmeline en dormant avait écarté ses draps, — l’instinctive passion qui, toujours, dès l’enfance, tortura Sophie, qui l’avait jetée sur son amie, le jour de la première communion, dans la cérémonie presque nuptiale. Que le rut marital lui eût révélé, par le désir qu’elle avait fait éprouver, la vraisemblance d’éprouver elle-même un désir analogue, c’était probable ; elle ne réfléchissait pas ; elle prenait, elle attirait vers soi, de tous ses regards absorbeurs comme d’acharnés tentacules, le sommeil nu d’Emmeline. Un seul sentiment un peu différent de son unique envie : la satisfaction, l’apaisement, — malgré tant de troubles encore, — d’avoir trouvé, détestable ou non, sa voie. Mais elle n’osait pas ce qu’elle voulait. À cause justement de l’excès de sa convoitise, elle craignait, — en la trouble lucidité que permettent les délires de l’instinct, — d’épouvanter, de meurtrir celle qui était l’objet de cette convoitise. Elle avait peur aussi du réveil étonné de ces yeux d’enfant ; que répondrait-elle à son amie disant : « Tu es là ? ah ! mon Dieu, pourquoi es-tu là ? que veux-tu ? laisse-moi, va-t’en ! » Imposer à Emmeline — car elle se sentait forte, avec des virilités dans les bras, — une minute ressemblant à la nuit de noces qu’elle avait subie, elle, Sophie, cela lui apparaissait comme tout à fait impossible. Ce sont les hommes qui sont les violents, qui sont les brutes ! Pour la première fois, l’idée la traversa que l’enlacement féminin pourrait avoir, des masculines caresses, tout ce qu’elles ont de tendre, sans rien avoir de ce qu’elles ont de déchirant. Être un époux avec des douceurs d’amie ; être la force qui ne fait point de mal, qui veut, non moins que sa propre joie, la joie de l’adorée, cette possibilité lui apparut, lointaine, mais si douce ! elle n’entendrait pas, sous sa bouche, grincer les dents d’Emmeline, comme ses dents à elle avaient grincé sous la bouche de l’homme. Elle consentait aux mansuétudes, aux attentes, calmée par la prière d’épargner qui émanait de cette tendre chair immaculée. Mais elle ne pouvait pas ne pas aimer ce corps qu’elle se refusait ! elle regardait les deux seins nus et le lisse ventre, si pur, et le reflet de l’ombre. Au désir d’étreinte succédait une espérance de frôlement, peut-être parce que, en ses sens prompts, l’outrance même du désir en avait amené, dans une inconsciente pâmoison, l’attendrissement : elle voulait moins, d’avoir trop voulu ; elle voulait cependant, en sa concupiscence alanguie ; et, très lentement penchée, avec la légèreté d’un souffle sur le sommeil d’un berceau, elle effleura de ses lèvres l’un des seins endormis et vivants, celui dont la cime à peine rose était traversée de l’ombre d’un seul cheveu pareil à un imperceptible fil d’or.

Toute la croisée, en un fracassement de boiseries et de vitres, tomba sur le tapis. Jean d’Hermelinge était debout sur le rebord de la fenêtre, à peine habillé, en manches de chemise, et faisant claquer, comme un valet de chiens, un court fouet à la courroie durcie de nœuds. Quel fouet ? celui dont le cocher fouaillait les bulls-dogs et qu’on accrochait près du perron, à la porte de l’écurie ; Jean avait pris ce fouet ; et il se jeta dans la chambre ! se rua, un bras en l’air, sur cette femme qui s’était penchée vers le sein d’une femme. « Chienne ! chienne ! chienne ! » Tandis qu’Emmeline, éveillée en sursaut, affolée de surprise et d’effroi, poussait comme en un cauchemar de petits cris plaintifs, il avait empoigné Sophie et, la tenant ferme, il la flagellait à grands coups de courroie noueuse. Elle geignait sous la douleur ! elle voulait fuir ! mais, le poignet serré comme entre deux mâchoires d’étau, elle ne pouvait que tourner ; il tournait derrière elle, la flagellant encore. « Chienne ! chienne ! » Maintenant, il frappait moins précipitamment, à coups réguliers, avec une méthode d’exécuteur, et, à chaque coup, ce mot « chienne ! » rythmait d’outrages le supplice. Sous le fouet, la chair apparut entre les loques du peignoir et de la chemise ; il fouetta la chair nue de Sophie hurlante enfin. Lacérée, rayée de rouge et de bleu, elle saignait, cette chair ! il la fouettait, plus lentement encore, levant plus haut le bras pour que la retombée de la courroie fût plus violente et plus déchirante. La douleur, causée par les infatigables étrivières, fut telle que, d’un élancement irrésistible, la martyrisée s’échappa de la poigne qui l’étreignait ; elle tomba de tout son long sur le ventre ; en l’impuissance de sa rage, elle mordait et mangeait la laine du tapis ; alors, il rompit le manche du fouet sur son genou, et il cracha sur cette femme presque nue qui battait l’air des jambes et des bras, et d’un coup de pied, qui eût éventré une bête, il l’envoya rouler contre le mur où le crâne sonna sur le bois de la plinthe.


IV

Il eut l’impression de s’éveiller tout à coup. Que faisait-il, là, dans les ténèbres grises de l’avant-matin, devant cette table, à la porte d’une espèce de cabaret où flambaient encore des becs de gaz ? Il regarda autour de lui. À sa droite, le chemin de fer. Des débits de liqueurs ne ferment pas, près des gares, en prévision des arrivées nocturnes. Il se rappela, vaguement d’abord, ce qu’il avait fait, ce qui était arrivé ensuite : l’apparition des deux mères et des domestiques appelées par les hurlements de Sophie et les plaintes d’Emmeline. Il n’avait pas osé dire de quel abominable vice, de quel crime il avait châtié sa femme ! Ces mots seulement, avec la fiévreuse voix saccadée encore d’un délirant qui se calme : « Maman, emmène Emmeline, couche-la dans ton lit, et ferme la porte à double tour. Vous, madame, emportez votre fille et faites-en ce que vous voudrez ; si elle crève, tant mieux. » Après, à travers toutes ces femmes épouvantées, qui ne comprenaient pas, qui interrogeaient avec les bras au plafond, il était sorti ; il avait longtemps marché, sans penser, avec un instinct seulement de ne plus être là ; puis, tous les membres rompus, et la poitrine lourde comme si son cœur eût été de pierre, il était tombé sur cette chaise, devant ce café. À présent il se souvenait. Il regardait le pavé avec la stupéfaction que l’on aurait devant un grand trou noir brusquement ouvert. Oui, voilà, c’était ainsi, il n’y avait pas à dire le contraire, ni à douter, telle était la femme qu’il avait épousée. Il avait donné son nom à cette dévergondée ; il était lié à cette sale créature. Ah ! ça, ça existe donc, le désir de la femelle pour la femelle ? Jean, dans les soirées de garnison, avait bien entendu parler de cette salauderie ; les lieutenants, les jeunes capitaines qui lisent les journaux et les livres de Paris, racontaient à demi voix d’étranges choses, avec des sourires entendus, lorsque dans les Échos de quelque feuille, ils avaient trouvé des lignes telles que celles-ci : « On a remarqué, dans une baignoire d’avant-scène, Constance Chaput, et son inséparable, la petite Jeanne Chien-Fou ; elles ont fait venir du champagne, et, derrière l’écran de la loge… » Mais quoi ! c’étaient des choses que l’on écrit et qu’on répète pour s’amuser, pour faire rire. « Voyons, voyons, disait le baron Jean, ce n’est pas possible que des filles fassent l’amour avec des filles. Et, d’abord, pour faire l’amour entre elles, comment s’y prendraient-elles ? oui, comment, je vous le demande ? Sacrebleu ! il leur manque quelque chose ! » Et il pouffait de rire, bonnassement, en demandant un autre bock. Eh bien ! il s’était trompé, cette passion-là, cette pente de la femme vers la femme, cela existe, oui. Il avait vu la bouche de Sophie sur le sein d’Emmeline ! Mille tonnerres du diable ! c’était dans le lit de sa sœur que sa femme était allée achever la nuit de noces. Sa sœur, pauvre petite, oh ! elle, il ne l’accusait pas. D’abord, elle dormait, tandis qu’à travers la vitre il regardait dans la chambre. Puis, il devinait bien que, si elle était coupable, elle ne l’était que par faiblesse, que parce qu’elle avait cédé à l’ascendant de Sophie. Elle était si douce, si obéissante à tout le monde, la mignonne. Mais l’autre ! ah ! la gredine ! la salope ! il comprenait maintenant pourquoi elle se taisait, pourquoi elle grinçait des dents à l’heure de l’accomplissement nuptial, pourquoi elle serrait les jambes sur le lit. Ce n’était pas un garçon, c’était une demoiselle qu’il fallait à cette mariée-là ! Quelle garce, nom de Dieu ! et à la pensée de sa sœur souillée, et de sa femme corruptrice, un tel enragement reprenait le baron Jean qu’il regrettait de ne pas avoir étranglé Sophie, de ne pas l’avoir étouffée d’un genou sur l’estomac. D’ailleurs, aucun sentiment de jalousie. De la colère et du dégoût seulement. Le vice dont la réalité venait de lui être révélée, lui avait paru jusqu’à ce jour si chimérique, était toujours resté si étranger à sa pensée, en cet instant même lui semblait si bouffon dans son ordure, qu’il ne pouvait pas y voir même la ressemblance d’une trahison. Cocu par une femme ! il aurait éclaté de rire, malgré sa douloureuse colère, si cette idée lui était venue. À ses yeux, le baiser de la femme à la femme, c’était quelque chose de malpropre, voilà tout ; il n’y pouvait concevoir ni douceur ni amour. Oui, ça n’était que sale ! mais ça l’était à tel point, ça faisait tellement d’une créature quelque chose de moins qu’une bête mangeuse d’excréments au coin des bornes, qu’il en éprouvait des nausées ; et il cria : «  Garçon, une fine champagne ! » parce que le cœur lui tournait.

Mais, enfin, que ferait-il ?

Parbleu, ce n’était ni compliqué, ni difficile, ce qu’il ferait ! Il partirait par le premier train qui s’arrêterait en gare. Même c’était pour cela qu’il était venu du côté du chemin de fer. Et on n’entendrait plus parler de lui. Revoir la maison où il avait eu cette affreuse nuit de noces, et l’autre maison où sa femme était allée se marier à sa manière, lui serait impossible ; il s’évaderait de toute cette vilenie, en se secouant, comme un chien sort d’une mare de boue ! et il s’en retournerait au régiment, où sont les bons camarades, où on a l’esprit et le cœur en repos après les bonnes fatigues. Quelque guerre survenant, si une balle l’atteignait en pleine poitrine, ma foi, il n’en serait pas fâché et il lui dirait merci ! car, enfin, vivre avec de tels souvenirs derrière soi, ça n’est pas gai, et il n’y a rien de plus beau qu’une belle mort. En attendant, ni une ni deux, allons, en route ! Un coup de sifflet l’avertit de l’arrivée d’un train, il paya sa consommation et se hâta vers la gare.

Il s’arrêta.

Partir, voilà précisément ce qu’il n’avait pas le droit de faire. À cause de Sophie ? ah ! non, par exemple. Elle pouvait devenir tout ce qu’elle voudrait, cela lui était bien égal, cela ne le regardait pas. Il l’avait aimée, oui ; ils auraient été heureux ensemble, si heureux ! mais, maintenant…, la gueuse ! il refit, du pied dans le vide, le mouvement de brutal mépris dont il l’avait flanquée contre le mur. Quant à Mme Luberti, il ne pouvait pas la sentir, et il se défiait d’elle ; elle avait dû faire les cent coups, autrefois ; toujours, — sans oser le dire, à cause de sa mère, à cause de sa fiancée, — il lui avait trouvé, à cette vieille avare qui se maquillait quand il y avait du monde à dîner, un air de noceuse retraitée qui serre bien l’argent qu’elle a mal gagné ; il sortait d’elle une odeur de vieux coffre où il y a des billets de banque et des onguents qui moisissent ensemble ; qui sait ? elle était peut-être la cause de tout ; elle avait dû très mal élever sa fille, ou bien elle lui avait donné, sans le vouloir, des vices qu’elle avait dans le sang. Et le Luberti, l’italien, qu’on n’avait jamais vu ? on ne sait qui, mort on ne sait où, quelque crapule sans doute. Était-il le père seulement ? un chevalier d’industrie, rencontré en voyage, et de qui on fait un nom à l’enfant qui est né ou qui naîtra. La mère de Sophie laissait parfois échapper des mots qui avouaient qu’elle avait vécu en Russie, très longtemps. Ce qu’elle avait fait dans ce pays, on l’ignorait. Pas des choses honnêtes, à coup sûr. Sophie était peut-être sortie de quelque libertin de là-bas, de quelque seigneur qui bat ses serfs et viole leurs filles. Le baron Jean se souvint, à ce moment de ses réflexions, d’un tailleur, à Montpellier, qui raccommodait les uniformes des officiers. Il était bossu, ce tailleur. Quand on se moquait de lui, à cause de sa bosse, il disait avec un rire qui faisait de la peine : « Que voulez-vous, c’est dans la famille. Mon grand-père, lui aussi, avait une épaule plus haute que l’autre. » Les difformités morales se transmettent peut-être comme les difformités physiques. Le baron d’Hermelinge avait presque des pitiés pour Sophie, épouvantable, mais innocente héritière d’une race inoculatrice d’infamie. Mais, cette pitié, il la chassait vite. « Chienne ! Chienne ! » Ah ! tonnerre de Dieu ! pourvu qu’il ne lui eût pas fait un enfant sur le lit de noces ! Ce qui le retenait au moment du départ, ce qui le contraindrait à rester quelques heures encore du moins, c’était Emmeline, mal gardée par sa mère. Une bonne femme, Mme d’Hermelinge, mais ne voyant rien de rien, et contente si, entre la messe et les vêpres, elle a un peu avancé son éternelle tapisserie. Laisser Emmeline, comme seule, en proie à son exécrable amie, voilà ce qui était impossible. Donc, il ne partirait pas tout de suite, il rentrerait chez lui, dirait à sa mère : « Allons, les malles, plus vite que çà », et il emmènerait la vieille et la jeune, avec lui, à Alger, où était son régiment. Et, là-bas, il surveillerait la petite. Si elle avait déjà fait quelque chose de mal, eh bien ! elle s’en tiendrait là, bien surveillée, bien défendue ; à dix-sept ans, redevenir une honnête fille, rien de plus simple. Le vice, chez les très jeunes, c’est une plaie qui se ferme vite à cause du bon sang ; et, après, on n’en voit même pas la cicatrice. Un jour ou l’autre, Emmeline épouserait un militaire, un solide gaillard : ça lui paraîtrait autrement bon que les guenipes qui baisent ou qui mordent avec des bouches sans moustaches. Mais il n’y avait pas une minute à perdre. Il fallait l’emporter, cette gamine, avec la maman. D’avance, il était bien décidé à ne tenir compte ni des étonnements, ni des pleurnicheries. Et il s’en retourna vers chez lui.

Pourtant, non, il ne rentrerait pas tout de suite. Cinq heures du matin à peine. Les femmes du faubourg, qui s’éveillent dès l’aube, seraient surprises de ce marié n’ayant pas passé la nuit dans la chambre nuptiale. Il fallait, pour éviter les commérages, attendre le plein jour ; même, attendre jusqu’à dix ou onze heures vaudrait mieux. Comme ça, on supposerait : « Il est allé faire un tour dans la forêt, pendant qu’on habille l’épousée pour le déjeuner de famille. » Oui, attendre. Il se promena par les rues d’un quartier où il n’était pas connu, à L’autre bout de la ville. Quand il marchait vite, il éprouvait une espèce de tranquillité, comme si tout son tourment d’esprit et de cœur s’était dispersé en l’agitation physique. Mais, s’il faisait halte un instant, les dégoûts de la nuit lui revenaient, s’agitaient, grouillaient partout en lui. Il se remettait à marcher ; il ne s’arrêtait qu’essoufflé. Enfin, passant devant une chapelle, il entendit sonner l’heure du retour vraisemblable, et, après avoir demandé son chemin, — car, troublé de tant d’idées, il s’était perdu, — il reconnut, séparées par les deux jardins, les deux maisons. Ce qui arriverait, ce que dirait Sophie, ce que diraient les mères, n’importe : emmener sa sœur.

Comme il entrait dans le vestibule, une servante montait quatre à quatre l’escalier ; elle se retourna, elle dit :

— Ah ! monsieur, vous ne savez pas, elles sont parties !

Parties ? Il cria :

— Qu’est-ce que vous dites ?

La servante avait disparu dans le corridor du premier étage. Mais Mme d’Hermelinge apparut, se pencha en avant de la rampe et dit :

— Te voilà, enfin ! on les cherche partout, on ne sait pas où elles sont.

Et Mme Luberti se montra à son tour, agitant les bras, pendant que des domestiques descendaient en tumulte ; toute la demeure semblait pleine de l’agitation d’une maison de fous, dont on aurait ouvert les cabanons.

Jean saisit sa mère par les deux mains.

— Tu dis qu’elles se sont enfuies !

— Elles se cachent peut-être, dit Mme d’Hermelinge, on les retrouvera.

— Mais, enfin, que s’est-il passé ?

— Voilà. Dès que tu as été parti…, dis donc, tu avais perdu la tête ? battre une femme, toi !

— Oui, qu’est-ce que vous avez eu cette nuit ? interrompit Mme Luberti.

Mme d’Hermelinge continua :

— Pourtant, dès que tu as été parti, nous avons fait ce que tu voulais. J’ai mis Emmeline dans ma chambre, et Sophie, comme elle a pu, en se tramant, a suivi sa mère. Mais tu sais que tu es un monstre ! elle saignait de partout, la pauvre !

— Bien, bien, dit-il, le monstre, c’est moi. Après ?

— Après, dame, tu comprends, ton mariage, le réveil, toutes ces émotions, on était éreintées, nous nous sommes couchées et nous avons dormi.

— Mais, ce matin, dit Mme Luberti, quand je me suis éveillée, je suis montée chez Sophie : personne !

— Et moi, en ouvrant les yeux, dit Mme d’Hermelinge, j’ai vu qu’Emmeline n’était plus là, et, depuis ce temps, nous les cherchons, et personne ne sait ce qu’elles sont devenues.

Le baron Jean jura épouvantablement.

— Elles sont dans quelque coin, les gaupes, à se manger le corps !

Et il s’élança vers le jardin. Mme d’Hermelinge n’avait rien compris aux paroles de son fils. Mais l’autre mère, en se frappant le front, se jeta dans sa chambre. Elle semblait avoir compris, elle. Cependant, derrière les buissons, dans le labyrinthe au fond du jardin, dans le petit bosquet, dans la maisonnette aussi où pendait toujours le hamac, le baron Jean cherchait, fouillait, ne trouvait pas, et sa mère et les quatre servantes le suivaient, cherchant comme lui en un brouhaha d’exclamations et d’appels, lorsqu’un cri sorti d’une fenêtre les fit tous se retourner ; ils virent la maigre Luberti tendant vers eux des bras de guignol détraqué. « Ne cherchez plus ! c’est inutile ! elles sont parties pour ne pas revenir ; elles ont emporté trente mille francs en or et en billets, qui étaient dans mon armoire à glace ! C’est Sophie qui a fait le coup ! allez chercher la police. » À cause de tout ce remuement, de tout ce bruit, voici que s’ouvraient les portes des maisons voisines. Des femmes sortaient pour s’informer. On allait entrer dans le jardin. Le baron Jean était tombé sur un banc. Il se penchait vers le sable, avec des yeux menaçants, avec des dents qui veulent mordre, tandis que la vieille, à la fenêtre, gesticulante, criaillait : « La police ! la police ! il faut les faire arrêter ! » et les domestiques, autour de Mme d’Hermelinge consternée, regardaient, ne comprenaient pas, restaient stupides. Or, — comme il arrive, au commencement de l’automne, après les averses nocturnes, — le ciel était plein de rayons et de fraîcheur parmi les jardins fleuris encore ; des passereaux voletaient, des merles chantaient sur le tragique désastre du baron Jean, sur la douleur comique de l’avare dépouillée, toujours criante à la croisée ; la curiosité des voisines approchantes mettait un chœur de bavardages autour de ces tristesses et de ces bouffonneries caressées de brise et dorées de soleil.


V

Le crépuscule d’un soir d’octobre rosait le fleuve, la prairie, l’or rouillé des arbres de l’île forestière. Cette lueur était plus douce d’être si près de s’éteindre, avait l’infinie mélancolie d’un suprême regard d’amour. Aucun bruit dans la solitude bientôt nocturne, sinon celui de l’eau qui coule, pareil à un vaste glissement de soie sur de la soie, ou, par brusques réveils bientôt rendormis, des piailleries d’oiseaux dans un buisson, et aussi, quelquefois, venant de très loin, la musique, peut-être gaie là-bas, de quelque piano d’auberge, si atténuée, si éparse, si vaporisée d’avoir traversé le silence et la pénombre des branches qu’elle s’évanouissait en murmure dans la rêverie du jour finissant. Et autour de la petite maison de bois posée au bord de l’eau, il y avait ce langoureux ensommeillement qui monte, parmi la brume terrestre, des dernières fleurs automnales où soupire un parfum d’adieu, et cette paix mystérieuse qui descend de l’azur assombri. Heure, demeure, bien faites pour être préférées par les cœurs blessés, saignant encore de la cruauté des anciennes amours ; moment, logis, qui avaient de quoi plaire aussi à de jeunes âmes aimantes, heureuses d’aimer ; car même les premières tendresses s’accommodent de se prolonger en des mélancolies, et il n’est point de tendre bonheur sans un peu de tristesse. Un dernier jet de rayons, dans un déchirement de nuée, éclaboussa le balcon de la maisonnette, et, tout baigné des rougeurs solaires, le délicieux couple apparut, les lèvres proches, sous l’enveloppement des cheveux défaits qui ne faisaient qu’une seule chevelure d’or pâle et d’or sombre mêlés.

Il y avait plusieurs jours déjà que Sophie avait conduit Emmeline dans cette solitude, l’y tenait, l’y gardait.

En la rage dont l’exalta la flagellation devant son amie, elle ne songea plus à mourir. La honte du châtiment lui conseilla un amour, un orgueil du péché dont on l’avait voulu punir, qu’elle comprenait maintenant ! et, puisqu’une espèce de confrontation, la même nuit, de la violatrice nudité de l’homme, et de la passive nudité d’une vierge endormie, lui avait révélé, dans une occasion de choisir, son dégoût de l’une, sa convoitise de l’autre, eh bien ! son choix était résolu. À vrai dire, si elle savait très nettement pourquoi elle fuyait le mari, elle ne démêlait pas avec autant de lucidité pourquoi elle aspirait à l’amie ; l’emploi que celui-là avait voulu faire d’elle, avait fait d’elle, hélas ! ne lui enseignait que très confusément l’emploi qu’elle ferait de celle-ci. Le certain, c’était que, d’un côté, elle ne voulait pas, et que, de l’autre, elle voulait. Et elle emporterait Emmeline. Oui, puisqu’on l’avait battue, elle emporterait Emmeline. L’humiliation l’incitait à de furieux courages ! Mais, surtout, elle l’emporterait parce que, toute, elle ne vivait plus que du désir de l’avoir.

Sa mère à peine endormie, elle se leva, des douleurs aux reins, des douleurs au flanc — deux blessures dans le ventre à présent, celle d’un talon de botte, après… l’autre, ah ! cet homme ! cet homme ! oh ! l’homme ! — et elle descendit, à tâtons, vers Emmeline. Justement celle-ci, au même moment, affolée de l’horrible aventure nocturne, s’était évadée de l’appartement de sa mère, cherchait Sophie, pour savoir, pour comprendre. Elles se heurtèrent dans l’antichambre, chez Mme d’Hermelinge. « C’est toi ! s’écria Emmeline ; est-ce que tu souffres beaucoup ? — Parle plus bas, dit Sophie, et ne t’inquiète de rien. Je t’expliquerai. Nous partons. Oui, toi et moi. Pourquoi ne réponds-tu pas ? est-ce que tu hésites ? je veux que nous partions, nous partirons. » Elle disait ces mots sans élever la voix, d’un ton impérieux pourtant, qui n’admet pas de réplique. À ce moment, si Emmeline avait refusé de la suivre, elle l’aurait peut-être étranglée. Emmeline eut peur, puis, elle ne savait pas, elle faisait ce qu’on lui ordonnait, elle répondit : « Oui, nous partons, si tu veux… — Ah ! dit Sophie, attends, il faut que j’aille prendre de l’argent là-haut ; achève de t’habiller pendant ce temps-là ; ensuite, tu passeras par ma maison, je t’attendrai devant la porte. — Oui, oui, » dit Emmeline, la tête perdue. Quelques minutes après, elles se retrouvèrent dans la rue. Sophie avait une valise à la main. « Qu’est-ce que tu emportes ? demanda Emmeline. — Du linge, des robes. — Alors, aujourd’hui, nous ne rentrerons pas ? — Ni aujourd’hui, ni demain. Viens vite, il n’y a pas une minute à perdre, on va s’éveiller dans la maison, dans la ville, le train passe à six heures. » Emmeline était pleine de transe ; en même temps elle admirait son amie qui avait pensé à tout, ne s’émouvait de rien ; elles s’éloignèrent très vite.

Ce qui les empêcha d’être rejointes le lendemain ou le surlendemain, c’est que, par une erreur, ou peut-être par suite d’un adroit calcul de Sophie, elles quittèrent le train avant d’arriver à Paris, — à l’une des dernières stations. De là, l’inutilité des poursuites. La femme, à la gare, qui donne les billets, répondit au baron Jean et à Mme d’Hermelinge : « Oui, j’ai bien reconnu ces demoiselles ; même ça m’a étonné de les voir de si grand matin. Elles ont pris deux premières pour Paris. » Et, tandis qu’on les cherchait dans l’immense ville, — « toute la police en l’air ! » comme disait Mme Luberti, — elles étaient dans une des petites localités voisines de Paris, village presque banlieue, où l’on ne pouvait s’aviser de les aller surprendre. Justement, le patron de l’hôtel où elles descendirent avait une maison à louer dans une île, entre deux bras de la Seine, un chalet plutôt, où, l’an passé, un peintre avait mis son atelier. « Pendant la semaine, ce n’est pas bien gai, dit le propriétaire ; mais le dimanche, je vous promets qu’on s’amuse. Sophie n’hésita pas un instant ; elle donna tout l’argent qu’on voulut ; quelques heures après, elles étaient installées au bord de l’eau, dans une jolie maison de bois, que défendait des tumultueux dimanches un rideau de grands arbres ; et pendant qu’Emmeline répétait : « Ah ! mon Dieu, ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que cela veut dire, tout cela, et que pensera maman ? » Sophie se réjouissait d’être seule avec Emmeline, si loin de tout le monde. Quant au propriétaire, il crut que ces deux petites dames, gentilles du reste, voulaient loger là pour recevoir des messieurs de Paris ; et c’était une chance de louer cette maison, parce que, vraiment, l’île, pendant la semaine, surtout en automne, n’était pas drôle : il restait des trois ans sans louer sa bicoque. Ce qui acheva de le ravir, c’est qu’il fut prié d’envoyer, de son auberge, le déjeuner et le dîner de ses locataires. Tout à fait une bonne aubaine. Certainement il leur demanda leurs noms, qu’il nota au crayon sur une marge de journal, dans l’intention de les transcrire sur le registre de l’hôtel. Mais, rentré, il ne retrouva pas le morceau de papier ; que diable en avait-il fait ? enfin, n’importe, puisqu’elles avaient payé d’avance.

Seules, maintenant.

Emmeline, pendant les premières heures de cet isolement, garda l’alarme effarée du départ nocturne, du voyage furtif, l’inquiétude de la mère et du frère en courroux. Si elle avait osé, elle se serait écriée : « Retournons-nous-en ! je ne veux pas rester ici. » Puis, cela la tourmentait de ne pas savoir pourquoi Sophie avait hasardé cette aventure et l’y avait entraînée. Toujours son amie lui répondait : « Il s’est passé des choses qui nous obligeaient à fuir. Tu sauras tout, bientôt. Surtout ne te tourmente pas. Que peux-tu craindre, puisque je suis là ? Tu sais que je t’aime, chérie, que je te défendrai, viens, viens, je t’aime tant ! et cela est si bon d’être séparées de tous les méchants hommes. » La volonté de Sophie soumettait, cernait Emmeline, qui baissait la tête, captive consentante et résignée. En somme, pensait-elle, une équipée pas bien grave, quelque chose comme une escapade d’écolières pendant les vacances ; les parents, au retour, gronderaient, et pardonneraient. D’ailleurs, elle lui plaisait, cette île moins farouche que leur forêt, plus vaste et aussi jolie que leurs jardins ; et, parce qu’il faisait du soleil, elle n’était pas triste.

Une vie charmante commença. D’abord, à cause des blessures dont Sophie souffrait encore, elles n’avaient pu faire que de courtes promenades autour de la maison ; mais bientôt le mal s’atténua, cessa ; ce furent dès le matin des courses.

— Viens-tu ? criait d’en bas Sophie, habillée la première.

Elle s’était fait de sa robe un fantasque habit garçonnier : le corsage dégrafé sur une chemisette à plis avait l’air d’un gilet d’homme, la jupe en deux morceaux enroulée autour des jambes imitait un pantalon ; et, sous un grand chapeau de paille sans fleurs ni rubans, elle se campait en une cambrure fière, un poing sur la hanche.

Dans un entrebâillement de la fenêtre, Emmeline montrait sa mignonne tête ébouriffée et un peu de son épaule hors de la chemise glissante sur la pente grasse du bras.

— Je descends tout de suite !

— Comment, paresseuse, tu n’es pas encore prête ? Dépêche-toi ou je monte.

— Non, non, ne monte pas, je viens.

Quelques instants après, Emmeline sortait de la maison. Elle n’avait pas encore eu le temps de dire : « Me voilà ! » que déjà Sophie l’avait prise par la taille et soulevée ; très forte, elle la tenait en l’air en lui mettant des baisers brusques, multipliés, sur les yeux, dans les cheveux, dans le cou.

— Finis, finis donc, tu me fais mal !

Sophie la lâchait tout de suite, la regardait avec un air d’inquiétude.

— Je te fais mal, vraiment ?

— Sans doute ; on peut bien s’embrasser sans s’étouffer.

— Enseigne-moi.

— Tiens, disait Emmeline, comme cela.

Très doucement, le bras au cou de son amie, elle lui mettait sa joue sur l’épaule, lui effleurait d’un souffle, du souffle qu’aurait une rose, le fin duvet d’or blanc que Sophie avait sous le menton ; et Sophie chancelait. Puis elle faisait à son tour comme l’autre avait fait.

— De cette façon, dis ?

— Oui, non, ton haleine est brûlante.

Et Emmeline s’écartait. Alors Sophie hochait la tête tristement, les yeux humides.

— Tu n’aimes pas que je t’embrasse !

— Mais si, mais si ! Seulement, se promène-t-on, ou ne se promène-t-on pas ? Si tu fais la mine, je m’enferme dans ma chambre, et je boude toute la journée.

— Partons, partons vite !

Elles se mettaient en route, bras dessus, bras dessous, sautelantes comme des cabris lâchés, jetant des éclats de rire aux oiseaux, riant plus follement encore quand, des basses branches secouées du passage incliné de leurs têtes, avait floché sur elles, léger et cliquetant, l’or éparpillé des feuilles d’octobre qui hésitaient, les unes, le long de leurs reins, et, les autres, s’arrêtaient à leur chatouiller le cou. Le plus souvent elles revenaient déjeuner dans la maisonnette où elles trouvaient sur la table les plats refroidis qu’avait apportés le garçon de l’auberge ; d’autres fois, plus hardies, en un désir de voir et de délier le monde, elles sortaient de la solitude insulaire, s’en allaient, dans une barque hélée de la rive, vers quelque guinguette de l’autre côté de l’eau. Mais toujours c’étaient les mêmes repas charmants, avec des faims qui se moquent des viandes trop dures ou des fruits à demi gâtés, avec des soifs qui boivent au même verre un méchant petit vin aigre dont le piquettement émoustille les lèvres et la langue et fait pétiller les prunelles ; et pendant que l’une, devant l’assiette pleine, cherchait ou feignait de chercher sur la nappe quelque ustensile indispensable, disparu, l’autre — on se fait de ces niches — essayait de cacher entre ses genoux la fourchette volée. Car c’étaient deux enfants : Sophie elle-même, en qui s’exaspérait incessamment la démoniaque appétence, Sophie, n’ayant pas dix-huit ans, était une petite fille bien qu’elle fût une épouvantable femme, avait, avec toute la monstruosité déjà, toute la grâce encore ; les plus vénéneuses plantes, au printemps, fleurissent comme les églantiers.

Après les déjeuners, revenues de la guinguette ou évadées de la maison, elles s’en allaient dans quelque coin de l’île, sous la plus lointaine ombre du grand bouquet d’arbres. On eût dit que l’automne, à cause de ces enfants, se faisait printanier. Autour d’elles il y avait partout des fleurs, partout des oiseaux. La rousseur des feuilles prêtes à choir ne savait ce qu’elle disait, puisque des boutons d’or cliquetaient encore sous un glissement de brise, puisque les fauvettes à tête noire, gamines buissonnières, babillaient de ramille en ramille. Les deux amies s’asseyaient dans l’herbe plus rare, mais tiède et verte çà et là ; elles jouaient à des jeux, comme on fait dans les cours des couvents. La main-chaude, c’était très amusant. Y peut-on jouer quand on n’est que deux fillettes ? oui bien, voici comment : il ne s’agit point de nommer la personne de qui la main vous a touchée, — ça, ce serait trop facile, — mais de deviner avec quoi, bout d’un ruban, ou touffe de feuilles, ou l’ongle du petit doigt, ou la pointe d’une boucle de cheveux, elle vous a touchée. Sophie ne devinait presque jamais, soit qu’elle eût la pensée ailleurs, soit qu’il lui plût d’être celle qui met le front dans la robe. Très souvent, à genoux, la tête penchée, arquant les reins, et haletante, elle tardait longtemps à répondre. « Voyons, j’ai touché, dors-tu ? » Elle répondait enfin en un lent soupir qui se meurt : « Avec tes cheveux, je crois. » L’autre éclatait de rire : « Non, bête, avec de l’herbe ! » Quand Sophie relevait le front, elle était très pâle, les yeux clos, la bouche ouverte, elle vacillait sur ses genoux ; alors, elle prenait à pleins bras son amie, éperdument, et l’étreignait, lui mettant sa tête entre les seins. Mais Emmeline : « Tu as perdu, recommençons. — Je veux bien, » disait Sophie ; elle renfonçait sa tête, selon le jeu, entre la jupe, et, silencieusement, — la main derrière le dos, — elle avait les sursauts de quelqu’un qui sanglote. « Tu pleures ? demandait Emmeline. — Non, non, pourquoi veux-tu que je pleure ? Jouons ».

Une fois, par une après-midi très chaude :

— Regarde ! regarde !

Emmeline montrait un ruisseau qui courait sur des cailloux entre des glaïeuls et des flambes. L’eau était si claire, si diaphane, qu’on ne se fût pas aperçu d’elle, si, en sautillant, elle n’avait tinté avec un bruit grêle d’harmonica. Elles furent très étonnées de ce ruisseau, qu’elles n’avaient jamais vu. Pourtant, l’île, leur île, elles la connaissaient bien. Elles le regardaient, les yeux rafraîchis et charmés de sa transparence fluide. Mais le regard de Sophie quitta un instant l’eau courante pour les deux petites bottines d’Emmeline, aux bouts vernis, s’avançant de dessous la jupe comme deux becs noirs d’oiseaux ; elle tressaillit, à cause d’une idée qu’elle avait eue.

— Quoi donc ? demanda Emmeline.

— C’est que je pense à une chose. Tu as beaucoup marché, tu es lasse, veux-tu, dis, mouiller tes pieds dans le ruisseau ?

— Je crois bien que je le veux ! Toi aussi, n’est-ce pas, tu mettras tes pieds dans l’eau ?

— Moi, n’importe. Assieds-toi, là, sur le bord.

Emmeline s’assit très vite, les jambes vers le ruissellement frais. Mais elle se fâcha.

— Non, je ne veux pas que tu retires mes bottines, je saurai bien les ôter toute seule.

Sophie, agenouillée sur la rive, avait déjà dégagé quelques boutons.

— Voyons, dit-elle, laisse. Qu’est-ce que cela te fait que je te serve, comme une femme de chambre, puisque c’est mon plaisir ? Tu n’es pas gentille. Ce que je désire, tu ne le veux jamais.

Elle tira l’une des chaussures. En la blancheur du bas, le pied s’effilait si mignon. Il ressemblait à une petite colombe posée là, qui aurait clos les ailes. Sophie déboutonnait l’autre bottine. Elle avait les doigts un peu tremblants de quelqu’un qui caresse une oiselle ou une fleur, et l’ose à peine toucher de peur de la froisser.

— Maintenant, dit Emmeline en pouffant de rire, puisque tu es ma femme de chambre, enlève mes bas.

Si elle avait regardé son amie, elle aurait frémi, tant Sophie, les lèvres battantes, était blême !

— Mais dépêche-toi donc ! Est-ce pour aujourd’hui ?

Sophie, ses mains crispées par le désir et la peur de la peau qui, tout à coup rencontrée, l’eût rendue folle, cherchait sous la jupe, — ses yeux trop chauds lui faisaient mal, — le nœud de la jarretière. L’un de ses ongles effleura la chair. Elle s’écarta très vite, se releva.

— Non, toi, toi-même, je suis trop maladroite. Emmeline haussait les épaules.

— C’est vrai que tu es maladroite, oui.

Et, très vite, elle fit glisser ses bas qu’elle jeta derrière elle. Ses deux petits pieds nus étaient dans le ruisselet, l’orteil à la pointe d’un caillou. L’eau froufroutait autour d’eux, passait par dessus, les enveloppait d’un cristal glissant ou brisé. Ils étaient exquis, d’être si menus et si fins ; le talon était couleur d’ambre ; le pouce un peu écarté avait un ongle d’or ; les autres doigts, plus gras, se recourbaient à peine ; sur la peau très lisse, çà et là rosée, couraient des veines bleues. Sophie, retombée à genoux, regardait ces chers pieds nus. Elle se penchait de plus en plus comme si elle eût voulu boire le flot qui les mouillait.

Il était très froid, ce flot.

— L’eau est glacée ! dit Emmeline. Sûrement je serai malade. Tu as toujours de mauvaises idées.

Mais Sophie :

— Attends, attends. Tu verras, ce sera moins froid.

Tout à fait inclinée elle avait pris dans une seule main les deux petits pieds et, de ses lèvres ouvertes, elle aspirait de l’eau, qu’ensuite elle laissait choir, d’un peu loin, sur les beaux petits pieds nus, toute chaleureuse de sa bouche, comme un baiser ruisselant. Alors une brûlure, douce pourtant, l’ayant toute parcourue de l’orteil à la gorge, Emmeline, avec un cri qui expire en plainte, s’abattit en arrière, les yeux éteints sous le battement des cils, et Sophie, après un balancement de buste, s’étendit le long d’elle, délicieusement pleurante et mourante.

C’étaient leurs retours surtout, le soir, qui étaient doux, parce que jamais le rire que conseillent les hasards des promenades au soleil, n’y interrompait les langueurs. Le crépuscule se fait dans les âmes à l’heure où il se fait dans le ciel, les chuchotements de tout ce qui va s’endormir, — feuilles, nids, brins d’herbes, et brises apaisées, — donnent aux rêveries l’exemple des balbutiements mystérieux et des ensommeillements. Si lasse, Emmeline marchait avec plus de lenteur, soutenue entre les bras de Sophie à qui la fierté d’être comme une aînée donnait la force de porter presque cette frêle sœur défaillante ; et, dans le mystère assombri du ciel et de la terre, la tentatrice, si voluptueusement tentée, parlait, troublée de sa propre voix presque muette pourtant. « Chérie, chérie, endors-toi sur mon épaule. Rien ne saurait t’arriver qui te serait cruel, puisque je suis là, et que je te défendrais, puisque je t’aime. Ah ! que je t’aime ! si tu savais ! Je te sens sur moi ; c’est comme un trésor que je porte. Ce qu’il y a de meilleur, c’est d’être deux, comme nous sommes. Comprends-tu bien que je t’adore et te protège, que je t’enlace avec ma tendresse comme avec mes bras ? Je t’aime ! je t’aime ! Ne te fâche pas. Tu es mauvaise souvent, quand tu boudes, ou quand tu ris. Quand tu ris surtout. Tourne-toi un peu, mets-toi tout à fait contre moi, afin que ton cœur batte sur le mien. Attends, tu vas sentir battre mon cœur. Le sens-tu ? Ils battent l’un après l’autre, nos cœurs, puis ensemble, et c’est un seul battement, et c’est le même cœur. Ah ! petite chérie. Baisse la tête. Tu veux bien que je morde, pendant que nous marchons, les petits cheveux que tu as près de l’oreille ? Tu as dans les cheveux une odeur qui ne ressemble à aucune odeur. Ne réponds pas, ne dis rien. Tu me fais de la peine, quand tu as peur. Peur de moi ! Ah ! ceux qu’il faut craindre, ma chérie, ce sont les hommes, les méchants hommes. Tu le sais bien, qu’ils sont cruels ! Tu as vu comme il m’a battue et torturée et tuée, parce que je te regardais dormir. Mais, le plus affreux, tu l’ignores. Je l’ai appris, puisqu’on m’a mariée ! L’amour des hommes, vois-tu, est plus épouvantable que leur colère. Moi, je suis douce, n’est-ce pas ? Je suis forte aussi, mais si tendre. Jamais je ne te ferai du mal, ma frêle et tendre mignonne. Quelquefois, elle ressemble au parfum d’une rose blonde qu’on aurait brûlée sur un petit bûcher de santal, l’odeur de tes cheveux derrière le cou. Je dis des choses que je ne sais pas ; je cherche ce qui pourrait sentir meilleur que tout, pour le comparer à l’arome que tu as dans les cheveux. Pourtant, il est un autre parfum, plus exquis, et je le connais, pour l’avoir, une seule fois, respiré ! c’est celui qui sort de toi toute, quand tu écartes les draps qui glissent un peu et s’arrêtent… »

Leurs repas du soir étaient silencieux. Sophie, naguère enhardie par la pénombre pleine de lueurs baissées qui ne regardent pas, n’osait plus parler sous la fixité comme attentive des lampes ; Emmeline, vaincue par la fatigue des promenades et troublée des susurrements à l’oreille pendant les retours au crépuscule, détournait les yeux, aurait voulu ignorer que son amie était là, n’en aurait pas voulu être observée. Qu’éprouvait-elle ? une très soumise tendresse, qui pourtant s’effarouche, une tendresse qui sent que c’est mal, qui rêverait d’échapper ; il lui arrivait souvent, les coudes à la table, — sous les prunelles captatrices de Sophie, qu’elle subissait sans les voir, — de prendre sa tête entre ses mains, de balbutier plusieurs fois, sans savoir pourquoi elle disait ce mot : « non, non, non… » Après les dîners, elles ne lisaient pas ; elles n’avaient pas eu l’idée de faire venir un piano dont la musique eût occupé leurs soirées. Elles songeaient, l’une avec épouvante, l’autre avec un désir, épouvante aussi, que cette heure où elles se retrouvaient chez elles, cette heure nocturne, où rien ne leur arriverait qui ne vint d’elles-mêmes, où elles dépendaient d’elles seules, pouvait être le moment où se préciserait, d’où se dirigerait leur destination éternelle. Elles avaient, en ces soirées, l’impression diversement mais aussi fortement ressentie par toutes deux, d’être tout près d’une espèce d’abîme, duquel, si elles y tombaient, elles ne remonteraient jamais plus. Dans cette pièce close, loin du bruit, loin de tout le monde, loin des dangers — et des secours, — quelque chose de décisif, d’irrémédiable pouvait être dit, ou être fait, et c’étaient en toutes les deux un vertige, en l’une, avec un instinct de fuir, en l’autre, avec un instinct de se précipiter. De là, ces longs silences et des rêveries qui ne se décidaient pas. Puis, Emmeline se levait, prenait l’une des lampes, disait : « j’ai bien sommeil », sans même essayer de sourire, s’en allait vers sa chambre ; Sophie se levait à son tour, la suivait jusqu’à la porte, dans le couloir. Tout ceci en des lenteurs, comme l’accomplissement d’un rite mystérieux, grâce auquel un dieu, ou un démon, pourrait surgir. Devant la porte, Emmeline demeurait immobile, les yeux fermés à cause du regard de l’amie, et leurs poitrines se mouvaient. Sophie parfois, d’un élan… mais elle s’arrêtait ; et, comme ayant pris un courage — le courage d’avoir tout à fait peur — dans la menace qu’elle avait peut-être désirée autant qu’elle l’avait crainte, Emmeline entrait vite dans sa chambre et fermait la porte à double tour. Sophie, seule, dans l’ombre, s’appuyait au mur, restait là, l’oreille tendue, les yeux écarquillés, écoutant, croyant voir tomber une à une, de l’autre côté de la paroi, les étoffes, et frémissant quand un bruit l’avertissait du cher corps pâle et rose qui s’étendait sur le lit…

Quoi ! la voulait-elle moins ? la convoitise, directe, effrénée, qu’elle avait éprouvée près du lit d’Emmeline — en la nuit de noces qui fut aussi une nuit de fiançailles — s’était-elle détendue dans la douceur des tendres camaraderies ? non, plus ardemment chaque jour, elle désirait Emmeline. Oh ! revoir la jeune peau mûre, si lisse, mettre sa bouche au sein nu, au bout rosissant qu’un seul cheveu traverse de l’ombre d’un fil d’or ! Durant leurs promenades, il lui venait de furieuses envies de déchirer la robe où elle se frottait avec des lenteurs insistantes de féline ; les soirs, elle aurait voulu enfoncer cette porte derrière laquelle se déshabillait la jeune fille ; et, rentrée dans sa chambre, couchée à son tour, elle avait, en des sueurs partout, chaudes, puis froides, puis plus chaudes, pareilles à une rosée de feu, des essoufflements qui lui gonflaient la poitrine et le cou ; elle cherchait, elle touchait, de ses mains, sur elle, les ressemblances du cher corps qu’elle n’avait pas étreint, sa rage expirait en un bâillement chaleureux qui lâchait l’oreiller mordu.

Mais son désir avait peur d’effrayer, et toujours se rétractait pour qu’Emmeline n’en fût pas alarmée. Elle ignorait si l’ingénue enfant discernait autre chose, en leur tendresse, que les charmes d’une amitié permise. Amoureuse, Sophie était-elle aimée, comme elle aimait ? Il se pouvait, — la chère petite s’étonnait si peu des ardentes paroles, acceptait les caresses avec tant de calme — qu’elle n’y trouvât rien que de très simple et de très naturel ; et si, un jour, elle avait à s’étonner d’une ardeur où même la plus parfaite innocence ne pourrait se méprendre, elle se fâcherait peut-être, et s’enfuirait ! Rester sans Emmeline, c’eût été le pire des désastres. Sophie n’osait pas tout exiger de crainte de perdre ce qu’elle avait. C’était si adorable, déjà, cette vie à deux, toutes seules. À regarder Emmeline, elle avait des éblouissements qui lui mettaient dans les yeux, dans le cœur, dans tout l’être, comme une chaleur lumineuse ; à l’écouter, il lui semblait entendre un ange du paradis (souvenir des puériles chimères) descendre pour lui parler à l’oreille ; elle serait morte d’Emmeline disparue.

Le dimanche survint.

Comme elles sortaient, selon leur coutume, de la maison au bord de l’eau, elles virent qu’il y avait du monde dans l’île. Des gens se promenaient dans l’allée qui traverse le bouquet d’arbres ; plus loin, dans la prairie, quelques femmes, l’air hardi, en robes folles, des fleurs sur de grands chapeaux, se poursuivaient avec des rires et des cris jetés en l’air.

Les deux amies rentrèrent très vite, effarouchées. Elles se souvinrent que le propriétaire de la maison les avait averties de ce tumulte une fois par semaine ; le garçon, qui, chaque matin, apportait le déjeuner, leur fournit des explications plus complètes. L’île, le dimanche, était une escale de canotiers. Ils prenaient du bon temps, ces jeunes hommes, avec leurs maîtresses. Mais le plus drôle, c’étaient des dames qui venaient de Paris, le samedi soir, en bande, pour faire la fête. Des cocottes, naturellement. Elles couchaient à l’autre bout de l’île, en face du village, dans une maison blanche, qui avait au-dessus de la porte cette espèce d’enseigne : Maison Charmeloze. Ça suffisait. Tout le monde connaissait Félicie Charmeloze, une ancienne fée de féerie à maillots, qui tenait à Paris une table d’hôte où ne mangeaient guère que des femmes — une spécialité — et qui, sur ses économies, avait acheté la maison blanche ; elle y recevait chaque semaine ses clientes, ses amies, qui venaient se reposer, et se fatiguer. Non, la vie qu’on menait là-dedans ! « Si vous vous ennuyez, toutes seules, vous pouvez aller chez Mme Charmeloze ; on ne vous mettra pas à la porte, pour sûr ! » Et le garçon avait des sournoiseries dans son rire. Sophie l’interrompit, le congédia. Elle se sentait nerveuse et maussade. Pourquoi ? parce qu’elles ne pourraient pas, — tout ce monde dans l’île — aller se promener sous les arbres ? oui, pour cela. Puis, elle songeait que ces femmes, courant et riant dans la prairie, avaient peut-être vu Emmeline, tout à l’heure. Comprenait-elle donc ce qu’il y avait eu de sous-entendu dans le bavardage du garçon ? non, ou très vaguement, avec un éveil cependant d’une très lointaine pensée, d’une très vague crainte, crainte à peine. Mais il eût beaucoup mieux valu qu’Emmeline, ce matin-là, ne passât point la porte. Avant de se mettre à table dans la salle du rez-de-chaussée, Sophie ferma les volets des deux croisées qui s’ouvraient vers la prairie. « Tiens ! pourquoi ? demanda Emmeline. — À cause du soleil, il va faire très chaud. » En effet, un orage s’amoncelait en nuages blanchâtres, un orage des chaleureux jours d’automne, qui pèse lourdement.

Ce jour-là, elles ne furent pas comme elles étaient tous les jours. Sophie s’inquiétait, — de quoi donc ? — avec un froncement parfois des sourcils. Emmeline se montrait plus gaie, plus câline, comme les enfants qui ont quelque chose à demander. La vérité, c’était que cela ne lui plaisait pas du tout de rester enfermée dans la maison, les volets clos ; elle finit par dire :

— Voyons, pourtant, parce que d’autres personnes se promènent, ce n’est pas une raison pour ne pas nous promener, nous aussi.

Sophie tressaillit.

— Qu’est-ce que tu dis ? non, non, je ne veux pas que tu sortes.

— Voyons, pourquoi ?

— Mais… on pourrait nous reconnaître. Des gens de Fontainebleau.

— Ah ?… bien.

Emmeline alla s’asseoir dans un grand fauteuil, croisa les jambes, renversa la tête, ne dit plus une parole. Elle boudait. Cela lui arrivait quelquefois de bouder. Elle avait, avec son amie, de ces malices, presque des coquetteries. Elle ne boudait pas longtemps, puisque, tout de suite, Sophie, à genoux, lui disait : « Ce que tu voudras ! Ce que tu voudras ! » Mais aujourd’hui, Sophie ne se hâtait point de s’humilier, de s’avouer vaincue ; au contraire, après un mouvement d’humeur, elle sortit de la salle à manger, monta au premier étage. Qu’avait-elle donc, enfin ? Ce désir d’Emmeline, d’aller respirer l’air, n’avait rien de coupable ; s’y fût-il mêlé une sorte d’envie de voir, après une semaine d’isolement, des gens qui se promènent, il n’y aurait rien eu là que de très naturel. Pourtant, Sophie s’irritait presque, aurait voulu se fâcher contre quelqu’un. Par un hasard, allant et venant dans la chambre, elle se trouva près de la fenêtre. Deux ou trois femmes, — de celles qui riaient tout à l’heure sur la pelouse, de celles dont avait parlé le garçon de l’auberge — s’approchaient de la maison de bois, avaient l’air de guetter les fenêtres fermées. Sophie descendit tout de suite, comme on se précipite pour porter secours. À quoi bon ? quel danger courait Emmeline ? est-ce que, tous les jours, des personnes, à la campagne, en passant, n’observent pas avec curiosité les demeures closes ? oui, sans doute. Ce fut plus lentement qu’elle acheva de descendre l’escalier. Mais en entrant dans la salle à manger, elle vit son amie, inclinée entre deux volets, qui regardait au dehors.

— Emmeline !

Elle s’élança, la prit par la taille, l’emporta vers un coin de la pièce, la coucha dans le grand fauteuil ; et, tandis que l’autre la considérait, toute surprise, elle aurait voulu lui faire des reproches, la forcer à demander pardon. Quels reproches ? Pardon, de quoi ? « Voyons, est-ce que je suis folle ? » Eh bien, oui, folle ; parce qu’Emmeline avait voulu sortir, parce que des femmes l’avaient épiée, parce qu’elle avait regardé entre les volets. À cause de l’orage aussi, peut-être. N’importe, folle. Et d’une fureur qu’elle n’avait jamais eue encore, comme si, l’ayant perdue, elle eût retrouvé son amie, elle lui mit ses mains derrière le cou, l’attira vers elle, et la baisa violemment sur la bouche. C’était la première fois qu’elle la baisait sur la bouche. Parfois, naguère, ses lèvres effleurèrent ces lèvres en un frôlement qui laisse le regret d’un parfum. Mais maintenant c’était le baiser ! et il fut, ce baiser, si long, si profond, si tenace, qu’Emmeline, un moment résistante et roidie et tendant tout le corps, soudain s’abandonna comme une branche casse ou plie, et défaillit, les deux yeux fixes. D’un autre baiser, Sophie acharnée l’obligea de revivre. Et elle ne pensait plus à rien, sinon à cette bouche qu’elle avait sous sa bouche. Il lui entrait dans tout l’être des chaleurs, des fragrances, une délectation infinie. Ah ! ces lèvres, et, entre ces lèvres, ces dents ! Elle exultait, se divinisait. Quelle joie ! et quel orgueil de sentir son ivresse subie par Emmeline mourante et renaissante ! Rarement leurs bouches s’écartaient pour le passage de soupirs ou de paroles qui, en avouant le délice, le redoublaient. « Comme tes lèvres sentent bon, ma chérie, et comme il en vient une moiteur qui enivre ! On dirait que l’on boit le sang d’une petite grappe vivante. Je ne leur fais pas trop de mal, avec mes dents ? j’ai peur d’être méchante, sans le vouloir. Ne t’en va pas ; si je ne t’ai pas fait de mal, reviens. » Les deux bouches se rejoignirent comme deux belles roses très écloses qu’on enfoncerait l’une dans l’autre, et les regards languissamment s’éteignirent. Sophie parla encore : « Es-tu heureuse, dis ? Te sens-tu très heureuse ? » L’autre répondit d’une acceptation plus ardente de baiser. « Non, je veux t’entendre. — Oui, heureuse. » Alors Sophie : « Vois-tu, ta bouche, c’est tout. S’il existe des fleurs dans le ciel, elles ressemblent à ta bouche. Mais non, il n’y a rien dans le paradis qui vaille ton baiser. » Puis, plus bas : « Je ne sais pas si cela te fait la même chose, à toi ? moi, quand tes lèvres s’ouvrent, quand mon envie hume ton souffle, c’est ton cœur que j’aspire, et il vient, et il m’entre dans le corps, et nos vies confondues battent délicieusement en moi seule. » Leurs bouches plus impétueusement se ressaisirent et ne se lâchèrent plus. Presque en même temps, un sursaut de leurs poitrines l’une par l’autre oppressées, les obligea de se disjoindre, sans paroles ni haleines, en la caresse encore de leur étreinte dénouée ; dans la silencieuse chambre aux volets clos, une ombre douce était sur elles.

Et tout le jour, le baiser, paradis enfin trouvé, les enchanta ; le dîner, comme d’ordinaire, fut silencieux, non pas qu’Emmeline craignît d’entendre et que Sophie craignît de parler, mais parce qu’elles fermaient de leurs lèvres leurs lèvres, buvaient dans la rosée de leurs bouches la fraîcheur des fruits et la chaleur du vin : puis elles s’accoudèrent, dans le rose crépuscule, sur le balcon de la maison au bord de l’eau, et elles s’aspiraient infiniment, dans tout le silence de la pénombre, sous leurs cheveux défaits qui ne faisaient qu’une chevelure d’or pâle et d’or sombre mêlés. Puis, la nuit venue, ce ne fut pas, devant la porte d’Emmeline, l’adieu de tous les soirs ! Elles entrèrent ensemble, sans désunir leurs bouches. Leurs bouches, — ah ! comme elles se voulaient, de s’être possédées, comme elles se possédaient, de s’être tant voulues, ces bouches ! — leurs bouches, désormais, c’était l’unique et double foyer en qui convergeait tout le rayonnement d’elles-mêmes ; et d’avoir mêlé, de mêler, de mêler encore leurs haleines où s’essentialisait leur sève vitale, elles n’avaient plus qu’une seule âme chaleureuse entre les dents : comme de deux aliments on n’en fait qu’un en les mâchant.

Plus vite que ne s’évanouissent dans les mythologies les nuées dont se voilent les déesses, la robe d’Emmeline disparut, déchirée en lambeaux, loques inutiles : la vierge, la nuque dans l’oreiller, s’offrait rougissante et frémissante sur le lit mystérieux de la pâleur lunaire d’une seule lampe au globe blanchissant. Sophie la voyait toute, neige, roses, lueurs dorées, mais tout cela, chair, tout cela, femme. Elle reconnut le fil d’or fin comme un cil, qui s’érigeait près de l’une des pointes de la gorge, elle s’affola ! Instinct d’une plus proche étreinte, ou souvenir d’une nuit presque semblable — oh, non, non, pas semblable ! — elle jeta ses vêtements ; nue, elle vit Emmeline plus nue ; sa propre nudité était comme un miroir qui doublait la nudité de l’amie ; et d’avoir embrassé Emmeline, ainsi, elle cessa, soudain, de l’embrasser, et retomba sur le lit et ne bougea plus.

Quand Sophie rouvrit les yeux, Emmeline toujours couchée, la tête vers le mur, avait l’air d’attendre. Des tressaillements la parcouraient toute, ses paupières battaient… quoi donc ? qu’attendait-elle ? En la regardant de tout près, Sophie souffrit affreusement ! car elle devinait qu’elle n’avait pas donné l’incomparable et effrayante joie qu’elle avait connue ; que ni les embrassements, ni les caresses, ni le corps parmi le corps, ne furent la réalisation du désir qu’elle avait fait naître ; elle n’avait pas tenu, et jamais peut-être elle ne tiendrait ce qu’elle avait promis ! ni des mains, ni des lèvres, elle n’obligerait à l’extase, celle qu’elle avait obligée à l’espérance de l’extase. Pourtant, il était impossible qu’il n’y eût pas concordance d’assouvissements lorsqu’il y avait eu accord de convoitises ; il fallait que, chez l’une comme chez l’autre, l’exaspération s’achevât en un divin anéantissement. Oui, puisqu’Emmeline était là, puisqu’Emmeline ne résistait pas, puisqu’Emmeline s’abandonnait, il fallait que Sophie récompensât d’une excessive délice, cette présence, cette passivité, ce sacrifice. Ce fut horrible : elle pensa que les hommes seuls peut-être sont capables de donner aux jeunes filles les définitives ivresses ! Mais non, non, les hommes sont les tortionnaires de qui l’assaillement renverse, déchire, effondre. Ce n’est pas à eux que les vierges peuvent devoir le sourire des amoureuses gratitudes. Et pourtant, elle avait près d’elle son amie : et ni les baisers, ni les morsures, ni les souffles sur les duvets du bras et du cou, ne réussissaient à faire vibrer, jusqu’à la délicieuse rupture, la corde, pourtant tendue à rompre, du désir ; ils ne faisaient qu’accroître, que rendre plus difficiles à satisfaire les exigences de la nubilité. Emmeline, les dents serrées, — elle entendait grincer les dents d’Emmeline ! — palpitait éperdument, mais elle ne défaillait point, et, toujours, en dépit des lentes étreintes ou des enlacements furieux, elle avait l’air d’attendre. Alors, Sophie comprit qu’elle ne savait pas ! Voilà, elle ne savait pas. L’espérance qu’Emmeline avait avouée par l’acceptation des lèvres sur les lèvres, qu’elle avouait par sa nudité sur ce lit, cette espérance de quelque délectation inconnue, Sophie aurait pu la réaliser — mais elle ne savait pas, elle ne savait pas ! Et l’autre, encore, encore, toujours, haletait sur le lit, hélas ! virginal, se convulsait presque ; en l’attente impatiente de ce corps sursautant, qui ne se calmerait pas, il y avait, avec du défi, comme un insultant reproche : « Enfin, tu dois savoir, toi, puisque tu m’as induite à vouloir connaître. Je ne te demandais rien ! tu m’as contrainte à exiger ; est-ce que tu vas me refuser maintenant ce que je ne te demandais pas ? » Et devant la douloureuse amie inapaisée, devant la vierge si ingénue naguère et si paisible, qui, séduite, damnée, était devenue l’avide créancière de l’enfer, Sophie éprouvait les remords d’un tendre tentateur qui ne pourrait pas, en échange du salut renoncé, donner les joies promises. Son impuissance était une déloyauté. Cette âme, elle l’avait volée ! puisqu’elle ne la payait pas. Et elle multipliait en vain, presque féroce de l’inutilité de son désir, ses baisers et ses ignorantes morsures… Mais, tout à coup, elle roula du lit sur le plancher ! Elle tenait sa tête entre ses mains, elle fermait désespérément la bouche pour qu’un cri, dont elle pressentait le déchirement, n’en sortît point. Elle reconnaissait ce mal ! Elle entendait, comme elle l’avait entendu si souvent, le petit rire dans ses oreilles. Mais, enfin, ce rire, qu’est-ce que c’était ? Il encourageait et il se moquait. On eût dit qu’il invitait à l’effort dont il raillait l’avortement. Et c’était horrible, — plus horrible, ce soir, — d’avoir ainsi, dans les oreilles, un mauvais conseil qui ricane. Hélas ! Emmeline ! cette pensée ne la calma point. Elle sentait, irrésistible, l’approche de la crise qui la torturerait, la tordrait. Une idée insupportable : tout à l’heure, dans quelques secondes, elle serait peut-être, — convulsionnée, livide, la bave aux dents, des mains qui grattent le parquet, — un objet de répulsion pour Emmeline, pour cette enfant dont elle n’avait pas su faire une heureuse femme. Cela, ce n’était pas possible. Avec la volonté d’un ivrogne qui ne veut pas vomir devant les convives, elle se releva, chancelante, se retenant aux meubles, marcha, — ses deux jambes, qu’elle ne pouvait ployer, lui semblaient des béquilles où elle eût été perchée, — gagna la porte, retrouva, le long du mur, sa chambre, tomba sur son lit. La crise, un instant comprimée, s’échappa comme une bête qui a rompu son attache. L’œil vitreux sous les immobiles paupières, les doigts écarquillés, Sophie, avec des râles qui ressemblaient à de sourds aboiements, se roulait sur les draps ; quelquefois, en une courbe d’arc, son corps s’exhaussait, ne touchant le lit que des talons et du crâne ; enfin elle succomba ; sans mouvement, la bouche tordue, la face ridée, elle était pareille à une morte encore crispée d’une effroyable agonie.


VI

La maison était vide. Éveillée, ou, plutôt, ressuscitée de cette catalepsie, de cette mort qui ne dure pas, Sophie avait trouvé la maison vide. « Emmeline ! Emmeline ! » Pas de réponse, et, partout, personne. « Eh bien ! quoi ? c’est qu’elle est sortie pendant que je dormais, elle va revenir ». L’attendre ? non. Sophie se jeta au dehors. Elle était bien sûre qu’elle rencontrerait la chère petite dans l’allée, ou au bord de la Seine, ou là-bas, sous les arbres ; peut-être près du ruisseau qui tinte sur les cailloux. Qu’Emmeline se fût enfuie, c’était impossible. « Je suis folle ! » Elle courait çà et là. Certainement, elle allait la voir, tout à coup peut-être, au détour de quelque sentier entre les branches. Cette idée : Emmeline disparue, était si absurde, qu’elle la chassait, qu’elle n’en voulait pas ; à quelqu’un qui était en elle, et qui lui disait : « tu ne la retrouveras pas, » elle répondait : « allons donc ! » Quelle plaisante imagination : elle, Sophie, sans Emmeline ! Elle faillit éclater de rire, tant c’était imbécile, cette idée ; comme s’il n’était pas évident qu’elles étaient liées pour toujours, que jamais rien ne les séparerait ! et, enfin, qu’Emmeline se promenait dans l’île. Sophie allait, venait, se hâtait d’un bord à l’autre bord, retournait vers le chalet, — l’enfant était peut-être rentrée ; non, elle n’était pas rentrée, — se remettait en quête, ne se lassait pas. À un moment, elle se trouva devant une grande bâtisse blanche. « Maison Charmeloze ». Ah ! oui, elle se souvint de ce qu’avait dit le garçon d’auberge, et des femmes, en robes extravagantes, dans la prairie, et de celles d’entre ces femmes qui s’étaient glissées vers la salle à manger, comme des espionnes. Un imbécile soupçon la traversa : Emmeline était peut-être là. On avait pu l’appeler, l’emporter, l’enfermer. Ce n’était pas supposable seulement ! Bien qu’il fût assez tard — dix ou onze heures du matin, — la maison Charmeloze était silencieuse, endormie encore, avec des volets pareils à des paupières closes. Et puis, sa mignonne, chez ces femmes ! Elle revint sur ses pas, elle chercha encore à travers l’île. Tout à l’heure, quand elle l’aurait retrouvée, comme elle rirait de son inquiétude. Inquiète ? non ; bien qu’elle sentît sauter jusqu’à son cou les battements de son cœur, elle ne voulait pas être inquiète, elle ne le serait pas. Elle s’arrêtait, elle appelait : « Emmeline ! » Quelquefois, elle disait : « Voyons, c’est une niche, je parie que tu me suis pendant que je cours après toi. Où es-tu ? tu m’as assez tourmentée, allons, viens ! » À la fin, c’était singulier qu’Emmeline ne se montrât pas. En revenant, pour la troisième fois, vers le chalet, elle aperçut, sur l’escalier du perron, le garçon d’auberge, qui faisait des signes, qui tenait en l’air quelque chose de blanc ; elle se précipita. « Ah ! vous voilà, dit l’homme, je vous attendais, depuis un bout de temps ; c’est une lettre que votre amie m’a remise tout à l’heure, à l’hôtel, avant de prendre le train. » Il ajouta : « Le déjeuner est sur la table, » et s’en alla.

Elle avait la lettre dans la main, elle n’ouvrait pas la lettre. « À l’hôtel ! avant de prendre le train ! » Elle réentendait le son de ses mots, sans en percevoir le sens. Ce qu’elle aurait pu comprendre était si épouvantable qu’elle ne voulait pas le comprendre, et elle restait immobile, le papier entre les doigts. « Ah ! » Il y eut dans ce cri, presque pareil à un râle, tout l’horrible besoin de savoir la vérité dont on mourra ! Et elle déchira l’enveloppe. Oui, l’écriture d’Emmeline, une écriture fine et longue, nulle, pareille à celle de toutes les demoiselles qui ont eu des institutrices anglaises. Emmeline ne s’excusait pas de son départ ; avec des mots sans tendresse, en des phrases correctes comme celles des jeunes filles qui ont fait beaucoup d’analyses grammaticales, elle disait qu’elle croyait nécessaire de retourner à Fontainebleau, que sa mère et son frère devaient être inquiets ; elle avouait qu’elle avait bien peur d’être mal reçue, d’être grondée ; elle avait peur aussi de voyager toute seule ; mais elle monterait dans le wagon des dames. Et elle conseillait à Sophie de ne pas s’obstiner dans sa révolte, qui avait quelque chose de trop excentrique. « Jean n’a pas été gentil avec toi, c’est vrai. Mais peut-être tu avais des torts toi-même. » Elle pensait bien que Sophie reviendrait à de meilleurs sentiments, qu’elle retournerait chez elle. Quand on est mariée, il faut vivre avec son mari ; comme, quand on est demoiselle, il faut rester auprès de sa mère. D’ailleurs tout s’arrangerait. « Dépêche-toi de venir. » Et elle l’embrassait de tout son cœur.

Cette lettre, Sophie la porta à sa bouche et la mordit et la déchira toute avec des dents féroces.

Une espèce de devoir français sur la nécessité d’être bien sage, bien obéissante à sa famille, à son mari, voilà ce qu’Emmeline, en la quittant, lui avait envoyé en manière d’adieu !

Mais, la lettre, ce n’était rien : il y avait cette chose abominable que la malheureuse était partie — et ne reviendrait pas ! car, là-bas, on la garderait étroitement ; puis, même mal gardée, elle ne reviendrait pas puisqu’elle s’en était allée de son plein gré ; il semblait à Sophie que deux mains lui avaient ouvert le cœur et que grouillait dans la déchirure une bête armée de dents et de griffes, mordante et lacérante.

Elle se mit à tourner dans le jardinet, autour de la maison. Seule ! seule ! elle était seule ! Ce qui la dominait, ce qui était plus fort en elle que tous les autres sentiments, c’était une fureur contre la lâche enfant qui l’avait laissée. Donc, pendant quatorze ans, elles ne s’étaient pas quittées : elles avaient grandi ensemble, joué ensemble, ensemble elles avaient appris à penser, à vivre ; et, sept jours, dans cette solitude, elles avaient été si heureuses que leurs puériles rêveries, jadis, n’avaient pas osé supposer de tels bonheurs aux angéliques hymens ; et voici — comme un fou jetterait ses trésors par la fenêtre, — voici qu’Emmeline n’en voulait plus de tous ces souvenirs d’enfance ni de leurs récentes joies, si violentes et si tendres ! Oui, oui, oui, cela était vrai, il n’y avait pas à douter, Emmeline était partie ; et en rôdant autour de la maison, Sophie, essoufflée de cette course circulaire, bégayait : « Partie ! partie ! mais, enfin, pourquoi ? »

Elle s’arrêta.

Elle comprenait pourquoi Emmeline avait fui ! et c’est contre elle-même alors que se tourna sa colère. À cette enfant qu’elle avait inquiétée toute petite d’étranges caresses, inconscientes, dans le hamac au fond du jardin, dont elle avait troublé, plus tard, la paisible dévotion par de mystiques emportements, qu’elle avait obligée, — comme on force à boire une jeune bête que l’on tient par le cou, — aux enivrements des poèmes et des musiques, à cette jeune fille destinée aux simplicités de quelque honnête mariage avec des enfants qui grouillent partout et qu’elle avait emportée dans les effrois d’une extraordinaire aventure, à cette vierge, affolée enfin, hier soir, par la bouche sur la bouche, et ne résistant plus, et s’offrant, et acceptant, qu’avait-elle donné, elle, Sophie, en récompense de tant de soumission, de tourments, et de convoitise subie et d’appétence enfin mutuelle ? rien. Elle avait été l’imbécile triomphatrice qui n’use pas de sa victoire. Elle avait été la tentation qui a menti, qui a triché, qui damne sans avoir divinisé. Stupide créature, inachevée, infirme, aimant sans savoir aimer, convoitant sans savoir posséder ! Emmeline était partie avec raison, parce que, enfin, ce n’est pas la peine de renoncer à toutes les pudeurs, de s’exposer à tous les reproches d’une conscience qui se souviendra, qui s’examinera, pour l’exaspération d’attendre une ivresse toujours refusée. Ah ! Sophie se serait volontiers arraché avec les ongles toute la chair de son inutile corps qui, voulant et éprouvant, faisait vouloir mais non pas éprouver. Elle ne s’arrêtait pas à cette idée, déjà repoussée, que l’homme seul oblige la femme aux suprêmes joies. Puisqu’elle les connaissait, ces joies, par la femme, d’autres femmes, par la femme, les pouvaient connaître. Seulement les mystérieux rites du culte dont elle était l’oblate instinctive, elle les ignorait ; absolument ? non ; elle soupçonnait, elle entrevoyait, elle devinait presque, mais, — tels du moins qu’ils lui apparaissaient, à peine possibles, — ils étaient si étranges, ces rites, qu’elle avait eu peur de se méprendre, et que, dans la crainte d’un sacrilège, elle n’avait osé s’y résoudre. Et Emmeline avait eu raison de s’enfuir ; comme un dieu déserterait un autel où on ne sait pas le prier.

Un instant, Sophie songea à une étrange similitude : elle était maintenant abandonnée, comme le baron Jean avait été délaissé. Emmeline s’échappait ainsi que Sophie s’était évadée. Chacune d’elles avait fui de même un lit différent ; et du rut trop violent de l’époux, de l’inactif désir de l’amie, résultait, dans une pareille solitude, le même désespoir.

Mais tout cela n’importait guère. Ce qui importait, c’était de reprendre Emmeline. Ah ! par exemple, une chose qu’elle savait, c’était qu’elle la voulait, heureuse ou non ; et elle l’aurait. Partie ? elle la suivrait. Oui, elle irait à Fontainebleau. La mère ? le frère ? bon, voilà des gens de qui elle se souciait peu. Emmeline, il n’y avait pas à dire le contraire, était à elle, n’était qu’à elle. On ne peut pas empêcher quelqu’un de ressaisir ce qui lui appartient. Elle possédait Emmeline, depuis le mariage dans le hamac, depuis toujours. La famille ? des voleurs. « J’arriverai, je dirai : ça ne me regarde pas, ce que vous pensez, ou ce que vous ne pensez pas ! » et elle prendrait sa chérie par le bras, et elle l’emmènerait. Ce serait une affaire finie. Elles s’en iraient ensemble, plus loin que la France, en Italie, en Sicile, plus loin encore, par delà les mers. On est bien partout, pourvu qu’on y soit seules. Enfin, voilà tout, il la lui fallait.

Elle rentra vite, pour prendre son chapeau, son manteau. Un train ? à toutes les heures il passe des trains. Vêtue à la hâte, elle s’en alla à travers l’île, vers le bord d’où une barque, démarrée d’un tronc d’arbre, transporte les gens de l’autre côté du fleuve, devant l’auberge. Elle marchait toujours plus vite, elle ne regardait rien, elle n’avait qu’une pensée : prendre Emmeline par le bras et s’enfuir avec elle. Quelque chose de frais lui mouilla les pieds ; elle baissa la tête. Elle traversait, — elle n’avait pas songé à faire des détours, — un ruisseau qui courait entre des glaïeuls et des flambes. Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! Elle fondit en larmes ; ce fut comme l’averse d’une nuée chargée d’orage qui crève tout à coup. Elle avait reconnu ce ruisseau, ces verdures mouillées ; Emmeline dans cette eau courante avait trempé ses pieds nus, pâles, roses, veinés de bleu, avec de l’ambre au talon et de l’or à l’ongle du pouce. « Qu’est-ce que cela te fait que je te serve, comme une femme de chambre ? » Puis la mignonne : « Enlève mes bas ! » Le bout de l’orteil, à la pointe d’un caillou luisant, parmi l’eau qui fait un petit bruit, Sophie le revoyait. Elle pleurait en la douceur d’une douleur infinie.

Ses nerfs détendus, il se fit en elle une lucidité comme il y a sous le ciel, après la foudre, de l’air respirable. Elle pensait plus nettement, les yeux encore humides : elle ne pourrait pas r’avoir Emmeline ! Non. Une mère a des droits, un frère a des droits ; ils lui diraient : « Qu’est-ce que vous voulez ? vous avez perdu l’esprit. Emmeline est malade, vous ne la verrez point, laissez-nous tranquilles. » Et il faut être un homme pour enfoncer des portes. Autre chose : le mari ! Jean la revoudrait, elle, la garderait, ne la lâcherait plus. Ceci, c’était effrayant ! elle ne pouvait pas revenir à Fontainebleau, sans s’exposer, sans s’offrir au péril sûr, inévitable, d’être reprise ; et, reprise, — si près et si loin d’Emmeline enfermée, — que ferait-elle ? on ne s’évade pas deux fois de la même prison ; la première fuite a mis pour longtemps en éveil l’attention des geôliers. D’ailleurs Emmeline ne consentirait pas à s’évader. C’était donc fini ! séparées, jamais plus elles ne seraient unies ! Une rage lui conseilla de prendre sa tête à deux mains et de se casser le crâne contre un tronc d’arbre qui était là.

Mais un espoir interrompit l’élan commencé. Elle ne savait pas à quelle heure, ce matin, Emmeline avait quitté la maisonnette ; dans la matinée, il ne passe que peu de trains : la fugitive, peut-être, était à la gare, encore, attendant ? c’était possible — ce n’était pas impossible du moins. Elle ne savait pas, la pauvre petite, ni comment on prend son billet, ni comment on monte toute seule en wagon, ni rien. Elle avait pu, elle avait dû perdre du temps. Peut-être aussi, en son évasion, avait-elle oublié de prendre de l’argent pour payer sa place ? cela arrive tous les jours, même quand on est très calme, très habituée aux voyages, qu’on oublie de prendre de l’argent. Enfin, oui, il se pouvait qu’Emmeline ne fût pas encore partie. Cela, ce serait trop beau, trop heureux ! la retrouver tout de suite ! Sophie courait à perdre le souffle. Elle arriva sur le bord. Pas de barque. Si, la barque ; mais très loin au milieu du fleuve, un peu plus près de l’autre rive. Le passeur répondit aux cris d’appel par des signes qui voulaient dire : « Eh ! vous voyez bien que j’ai du monde, attendez, je vais revenir. » Il fallait attendre. Attendre ! Mais, c’était vrai, la barque était pleine, pleine de femmes. Sophie les devina, plutôt qu’elle ne les reconnut. Celles qui riaient dans la prairie, celles dont avait parlé le garçon d’auberge. De loin, le bateau, avec leurs robes de toutes les couleurs et leurs grands chapeaux de verdure et de roses, ressemblait à une charretée de fleurs qui glisserait sur l’eau ; et il venait de leur groupe un bruit de jacasseries et des ritournelles de chansons. Par instants, à cause d’un coup de soleil, dix ombrelles s’ouvraient brusquement, se heurtaient, couvraient tout le bateau de rondeurs grises, bleues, rouges, et de dessous s’échappaient des folâtreries ; il y avait en l’air des mouvements de bras qui voulaient éloigner les ombrelles, qui rencontraient d’autres bras, et comme, par les écartements, s’élançaient des voix vives, on eût dit que c’était la chair des bras, hors des manches rebroussées, qui chantait et riait.

Le passeur revint. Sophie dit tout de suite :

— Vous avez vu ?…

Elle n’eut pas la peine d’achever.

— Oui, oui, dit l’homme (un vieux, très malin, qui en a entendu de belles, ne s’étonne plus, indifférent et goguenard), votre petite amie ? elle m’a hélé de grand matin, je n’étais pas encore levé. Si vous courez après elle, il faut vous dépêcher, elle a pris le train de huit heures pour Fontainebleau.

Et il ricanait dans sa barbe rousse et grise.

— Eh bien, faites donc attention !

En mettant le pied sur le bord de la barque, elle avait failli tomber dans l’eau ; il la retint, elle s’assit, il y eut un bruit de rames coupant l’onde ; le vieil homme se hâtait. Ah ! cela lui était bien égal qu’il se hâtât puisqu’Emmeline était partie depuis si longtemps, était déjà rentrée chez elle. Sophie fut sur le point de dire : « Non, j’ai changé d’avis, je reste, retournons. » Mais, rester, cela non plus elle ne le pouvait pas. Oh ! nouvelle épouvante, qui la fit sursauter ! c’était évident, c’était inévitable : Emmeline, chez sa mère, révélerait à Mme Luberti et au baron Jean le secret de la retraite où elles avaient passé toute une semaine, et ils viendraient la chercher, et elle serait obligée de les suivre, étant la fille de l’un et la femme de l’autre. Ceci, c’était l’horreur suprême, inacceptable. Comment ? son amie lui échappait, le cher être qui lui était plus précieux que le jour et l’air, elle l’avait perdu, ne pourrait pas le recouvrer ; et il fallait qu’à cette catastrophe, s’en ajoutât une autre, si probable, si certaine ? Jean, dans quelques heures, apparaîtrait, la prendrait par la main, la remporterait et, le soir, ce serait la seconde nuit conjugale ! Il la broierait sous son corps, avec un amour redoublé d’avoir été bafoué, avec un désir qui se venge. Les coups de fouet, la déchirante lacération de la courroie, c’était terrible, mais ce n’était rien au prix des caresses de cet homme ; elle l’aurait subi bourreau plutôt qu’accepté époux. Non, elle ne voulait pas de cette bouche sur sa bouche ! hélas, sa bouche qui avait baisé les lèvres d’Emmeline, qui en était encore toute parfumée, toute tiède, toute sucrée ! et il lui semblait qu’elle sentait à son ventre, comme récente, la déchirure exécrable de la virilité. « Sûrement, dit le passeur, vous avez quelque chose. Bah ! bah ! ça arrive tous les jours ; on se rencontre, on se met ensemble, on se lâche. On n’en meurt pas. C’est vrai, elle était gentille, la petite, avec son air modeste. Ces dames qui l’ont vue par la fenêtre de chez vous, disent que ça doit être une personne très bien. Mais il faut se faire une raison. J’en ai vu, de ces aventures-là, depuis que je passe la clientèle de Mme Charmeloze. » Qu’est-ce qu’il disait donc ? on l’avait donc devinée ? Son amour pour Emmeline était une anecdote parmi les gens du pays ? Mais sa pensée allait ailleurs. Le lit conjugal ! cette hideur effrayait et chassait tous les autres sentiments. Même — si ces deux achèvements avaient pu s’accorder, — la joie d’embrasser Emmeline n’eût pas compensé l’horreur d’être étreinte par le baron Jean ; celui-ci, elle l’exécrait plus encore qu’elle n’adorait celle-là. Elle avait le long des reins un frisson, au souvenir d’une abominable minute. « Mais, voyons, se disait-elle, que faire ? » Ah ! nulle hésitation possible : fuir, se cacher, disparaître, ne jamais être retrouvée. Quoi ? renoncer à Emmeline ? non. Seulement il y avait l’homme qui allait être averti, qui allait survenir ; il fallait se dérober, avant tout. « Eh ! vous voilà toute vaillante ! » En effet, après de la menue monnaie jetée dans la main du passeur, elle avait sauté sur le bord sans l’aide de la main qu’il lui tendait, et elle montait l’escalier de la berge. Elle demanda au garçon de l’auberge qui est à deux pas de la gare : « À quelle heure le train pour Paris ? — Dans trente minutes. » Bien. Car elle était résolue. C’était à Paris qu’elle se cacherait ; il y a tant de monde, tant de maisons dans l’énorme ville ; on ne la trouverait pas. Puis, de là, peut-être, ayant de l’argent, elle pourrait faire tenir une lettre à Emmeline. Il y a des gens adroits et résolus. La faire enlever ? cette idée romanesque lui traversa l’esprit. Mais le plus pressé, c’était de fuir, d’échapper à son mari. Son mari ! Une seconde fois, la nuit de noce, non ! et elle s’assit devant l’hôtel, attendant le train.

Une tente rose et grise descendait vers quatre lauriers épanouis encore : la tiédeur qui, par un soupirail, monte de la cuisine, leur donnait l’illusion d’un printemps de serre ; et il y avait çà et là de petites tables rondes de bois peint en vert. « Madame prend quelque chose ? » Elle ne savait pas ce qu’on prend. « Un vermuth ? — Oui, » dit-elle. Elle avait peur de voir sortir le baron Jean de la porte vitrée de la gare, en face d’elle. Elle tourna la tête. En riant, tout près d’elle, autour de quelques tables jointes, des femmes, huit ou dix, buvaient, fumaient des cigarettes. Les amies de Mme Charmeloze. Elle eut une envie de s’éloigner, d’aller attendre dans la gare. Elles étaient si singulières. Des créatures comme celles-là, elle n’en avait jamais vu. Comme elles ressemblaient peu à Emmeline ! Laides ? non, pas toutes. Il y en avait une, — très fardée, par exemple, — qui était jolie, avec beaucoup de petits cheveux rouges sur le front, descendant jusqu’à chatouiller les yeux. Et toutes elles tenaient des propos étranges, que Sophie comprenait mal. En parlant français, elles parlaient, eût-on dit, une autre langue. Mais dans les paroles même que Sophie entendait pour la première fois, elle percevait un sens répréhensible ; le son, quoique incompris, signifie. Elles bavardaient, les coudes à la table, ou le dos renversé sur le dossier des chaises, avec des éclats de voix. Certainement, des personnes mal élevées. Un dégoût d’elles, voilà, au milieu de ses angoisses, ce qu’éprouvait Sophie. Puis, des choses qu’avait insinuées le garçon d’auberge en mettant le couvert, de celles qu’avait dites le passeur, il lui venait un soupçon que ces femmes, — de mauvaises femmes, avec des toilettes excentriques, — n’étaient pas aussi différentes d’elle qu’on l’aurait pu croire. Ce soupçon lui inspira un mépris d’elle-même. Reconnaître qu’on ressemble à quelque chose de bas et de vil, c’est un châtiment déjà de sa propre bassesse. En même temps, il en résulte une sorte d’attirance. Mais l’idée de cette analogie était si vague en elle, qu’elle ne pouvait s’y arrêter. Puis, tant de désespérées tristesses ! Ce qui surtout la décida à s’en aller dans la gare, ce fut qu’elle se sentait regardée, épiée, détaillée sous le conciliabule de tous ces chapeaux groupés comme tout à l’heure les ombrelles ; et elle avait bien vu que l’une de ces personnes, la plus jolie, celle qui avait de petits cheveux sur les yeux, la désignait du regard, en chuchotant à l’oreille de sa voisine.

Elle demeura peu longtemps dans la salle d’attente. « Les voyageurs pour Paris ! » Elle avisa un compartiment vide, y monta, s’assit dans un coin ; après quelques minutes, le train s’ébranla dans un bruit de sifflets et d’eau précipitée. Et Sophie ne pensait presque plus, rompue par la crise nocturne et par tant de tortures. Dans ce repos enfin, que berçait le roulis, elle laissait aller son esprit à vau-l’eau d’une vague et désolée rêverie. Plus tard — se souvenant de cette matinée, — elle se demanda plus d’une fois, avec étonnement, pourquoi elle ne s’était pas tuée ; ce fut sans doute l’excès de sa lassitude après tant de supplices physiques et moraux qui la sauva du désespoir actif ; elle n’aurait pas eu l’énergie de mourir. Quant à ce qu’elle ferait à Paris, elle n’y songeait point. Dans sa tête, dans son cœur, il lui semblait qu’il y avait comme un vide très profond, très obscur, avec des apparitions çà et là de choses vaines et de vagues êtres ; un cimetière désert et fuligineux où hantent des fantômes. Et de plus en plus, elle s’affaiblissait, s’amollissait, s’enlizait dans la paresse de ses mélancolies.

Un arrêt du train ne la tira pas de cette torpeur, mais elle tourna la tête à cause d’une femme qui entra et s’assit à l’autre bout du wagon dans la turbulence gaie d’une robe de toutes les couleurs. Une femme très drôle, avec de petits cheveux rouges partout. Sophie reconnut l’une des personnes assises tout à l’heure sous la tente de l’hôtel. La plus jolie. Jolie ? la moins laide. « Celle qui parlait à l’oreille de sa voisine, en me regardant. » Toutes ces femmes sans doute s’en retournaient à Paris. Pourquoi donc celle-ci était-elle seule, et pourquoi changeait-elle de compartiment à cette station ? Sophie ne pouvait s’empêcher de la regarder, de coups d’œils rapides, à la dérobée. Même dans le plus sincère désespoir, dans le plus profond abattement, un homme ne saurait se défendre de remarquer une présence de jeune femme, de s’y intéresser ; de l’homme, Sophie avait cela. Elle s’étonnait de cette créature maigrichonne, et sèche comme du brésil, et se tortillant, qui, sous sa tignasse allumée, avait l’air d’un sarment qui pétille et qui flambe. Un tout mignon visage entre le fouillis des fanfreluches et des frisons ; et, dans cette face vive, un peu fripée quoique très jeune, le nez retroussé montrait des narines trop roses, le cerne des yeux, bleuâtre et bistre à la fois, descendait presque jusqu’aux commissures des lèvres écarlates et grasses, avançant comme un petit groin qui serait joli. Quand la voyageuse se remuait, — elle ne restait guère en repos — du crêpe beige de sa robe, semé de fleurettes, de ses manches où transparaissait la peau pas trop blanche, presque ambrée, des bras qui n’étaient point gras, et de l’ouverture en pointe de son corsage pas renflé, et de toute sa toilette, s’envolait, avivé par le musc des maquillages, un parfum de cuir de Russie et de tabac du Levant, qui était l’odeur de son corps ; elle était meilleure que si elle eût été bonne, cette odeur qu’on devinait faite exprès, très bien combinée ; et toute cette petite femme était aussi agréable à sentir qu’amusante à voir. Ce qu’elle avait de tout à fait charmant, c’étaient ses mains d’une petitesse et d’une finesse extraordinaires dans des gants de peau très tendue, et ses pieds, presque pas plus grands, qu’elle ne tenait pas à cacher, car, à peine assise, elle mit le bout de sa bottine au rebord de la portière ; la jupe glissa un peu, laissant voir les blancheurs feuilletées des dessous qui glissèrent aussi ; elle avait des bas de soie rose, tout percés de jours où la chair mettait des points d’or.

Parce que la petite femme l’avait regardée en souriant, Sophie se détourna très vite. Elle ne s’occupait plus que des arbres qui fuyaient devant la vitre du wagon. Mais l’autre éclata de rire.

— Ah ! bien, dit-elle, vous en faites une tête, vous !

Une brutale offense n’eût pas été plus pénible à Sophie que cette parole, jetée d’une voix de gamine, éraillée un peu, pas trop. Que lui voulait cette personne ? pourquoi lui parlait-elle ? elle feignit de n’avoir pas entendu, colla son front à la vitre.

— Je peux fumer, dites ? ça ne vous gêne pas ?

Sophie entendit le bruit d’un papier roulé très vite entre les doigts, le crissement d’une allumette.

— Dans la boîte à côté, où sont les camarades, reprit la voix de gamine, il y a un gros monsieur qui ne veut pas qu’on fume. Il paraît qu’il est asthmatique. Alors Charmeloze a dit : « Asseyons-nous dessus ! » et elle a fait comme elle disait : elle s’est assise sur le gros monsieur, elle pèse deux cents ! on se tordait. Mais moi, je n’y tenais plus : j’aurais donné tout ce que j’ai, — ce n’est pas gras, même en nature, — pour en griller une ; je les ai lâchées, et je suis venue ici. C’est aussi un peu pour vous que je suis venue.

— Pour moi !

Après un silence, la petite voyageuse reprit, d’une voix moins frivole, qui s’attendrissait :

— J’ai bien vu, devant l’auberge, que vous aviez du chagrin, du vrai chagrin. Les autres se moquaient de vous, parce qu’on leur avait raconté l’histoire. Oui, la petite qui était avec vous et qui est partie. Elles trouvaient que c’était d’un drôle ! Toutes les femmes n’ont pas bon cœur, allez. Je leur ai dit : « Si ça vous arrivait à vous, est-ce que vous aimeriez qu’on se fiche de vous ? » et ça peut arriver à tout le monde. Elles riaient plus fort. Moi, je sais ce que c’est que de souffrir par le cœur. J’ai eu de ces douleurs-là, plus d’une fois ! Puis, c’était gentil ce qu’avait raconté le patron de l’hôtel, et le garçon. Toutes seules, rien que vous deux, dans la petite maisonnette, pas plus d’homme que sur la main. J’ai l’air, comme ça, d’être folle, et, c’est vrai, je ne suis pas bien sérieuse. Mais quand je vois jouer un drame, je pleure toutes les larmes de mon corps. Même, c’est ennuyeux, ça démaquille. Votre histoire, une romance avec un drame au bout. Alors, vraiment, elle est partie, tout à fait ? pourquoi ? est-ce que vous avez eu des raisons ? ou bien, si c’est qu’elle est partie pour rejoindre son amant ? Ah ! dam, ça, c’est forcé, on n’est pas née avec des rentes. Des amants, il en faut bien. Si elle s’en est allée pour ça, vous ne pouvez pas lui en vouloir ; ce serait trop bête d’être jalouse des hommes. On sait bien que ça ne tire pas à conséquence, avec eux. Eux-mêmes, à présent, ils le savent aussi. Et ils sont devenus très gentils, pas exigeants, raisonnables ; pourvu qu’on les amuse, ils ne demandent pas qu’on s’amuse. On n’a plus besoin de s’esquinter à faire semblant. Moi, ça me dégoûterait de mentir ; je n’aime pas à tromper. Mais ils n’ont plus envie qu’on les trompe. Aussi, être jalouse d’un homme, plus souvent ! D’une femme, je ne dis pas, c’est autre chose. Tenez, quand j’étais avec la grande Amédine, on me dit un jour : « Tu sais, ton amie, elle te dit qu’elle va tous les matins chez un baron, aux Champs-Élysées, avec qui elle déjeune. Eh bien ! son baron, c’est une chanteuse de la Gaîté-Rochechouart, Léo, celle qui s’habille en homme pour chanter, et qui a un lorgnon dans l’œil. » Je n’ai fait ni une ni deux. Je me suis postée devant la maison de Léo, et, quand Amédine est sortie, je lui ai flanqué une volée ! Elle en porte encore les marques.

Sophie se rencognait, appuyait plus fort son front contre la vitre dans un instinct d’être moins près de la voix qui parlait ; il lui semblait que cette voix l’enveloppait d’une salissure. Elle aurait voulu s’écrier : « Mais enfin, je ne vous connais pas, taisez-vous, laissez-moi tranquille. » Elle n’osait pas, et elle se sentait pleine de dégoût, à cause de ce qu’elle entendait. Oh ! cette femme, — et les autres, dans l’autre wagon, qui devaient être pareilles. Emmeline était si pure, si douce, disait, d’un si clair accent, de si honnêtes paroles ! Quoi, des créatures comme celles-ci et Emmeline pouvaient exister en même temps ? Elle éprouvait quelque chose de ressemblant à la nausée d’un très jeune amoureux, un enfant, le cœur et l’esprit frais, qui, au retour d’un premier aveu aux genoux de sa cousine, entendrait un commis-voyageur raconter, avec de sales détails, les gourgandines à cent sous et les filles d’auberge qu’il a retroussées. Une honte aussi entrait en elle, celle de ne pas être tout à fait différente de ces filles. Elle avait beau se dire : « Elles n’aiment pas comme j’aime, » elle avait beau sentir en soi, pour son amie, tant de délicate tendresse et de dévote ferveur ; elle ne pouvait se cacher que, par la bouche qui veut la bouche, par le corps qui veut le corps, elles devaient lui être comparables ; hideuses, écœurantes, n’importe, c’étaient des espèces de sœurs qu’elle avait. Des sœurs ! À ce moment, l’odieux des étranges désirs, en elle, lui fût-il révélé par l’ignominie de leur réalisation en d’autres ? eut-elle peur du rêve qui était cela ? peut-être, par une de ces ouvertures vers l’avenir, qui se referment bientôt, entrevit-elle, — comme on verrait en une file oblique de miroirs de plus en plus sombres s’obscurcir de plus en plus et enfin s’éteindre une image, — la dégradation de diverses elles-mêmes jusqu’à l’effacement en de sales ténèbres ? Puis, soudain, une colère l’émut, la colère de l’orgueil désillusionné. Naguère, en la fierté qui est la ressource des damnés, elle avait pensé que l’élan vers un cher être féminin, que l’instinctif désir dont elle fut à toute heure tourmentée, — criminel ou non, elle ne s’était pas interrogée à ce propos, — n’existait qu’en elle seule ; exceptionnelle, voilà ce qu’elle pensait être ; et, probablement, l’infatuation d’être différente, extraordinaire, ne contribua pas peu à la maintenir, à la pousser sur la pente des mauvais désirs. Mais, maintenant, elle voyait qu’elle n’était point seule à subir l’anormale attirance. Ces créatures ne différaient d’elle que par plus de bassesse et d’impudence, et elle connut cette humiliation d’être, sans doute, banale. En outre, de quel droit méprisait-elle ces filles ? Si elle leur était supérieure par l’ardeur généreuse, par l’espèce d’héroïsme dont s’ennoblissait son désir, à d’autres points de vue elle ne les valait pas ; car, en l’immondice de leur passion, elles étaient complètes du moins. Ah ! cette pensée rénovait sa récente torture. Elles savaient, celles-ci ! rien de ce qui était le but même de leurs convoitises, ne leur était resté inconnu ; elles ne voyaient jamais, parmi les caresses, l’étonnement fixe et plein de reproches de deux yeux qui attendent. Et à présent, parmi les dégoûts et les hontes et les colères, se glissait en Sophie, et s’y installait, et s’y développait, une curiosité ardente, une envie de toute leur science, si voisine…

La petite voyageuse, en roulant une autre cigarette, continuait de bavarder :

— Par exemple, on ne peut pas vous faire le reproche, à vous, de parler à tort et à travers. Savez-vous que vous n’êtes pas plus polie qu’il ne faut ? Depuis une heure je vous conte un tas de choses, et vous restez dans votre coin, muette comme une carpe. Parce que vous ne me connaissez pas ? en voilà une raison ! Je m’appelle Magalo. Naturellement, ce n’est pas mon nom. Le nom de famille, le vrai, c’est sacré ; il ne faut pas le mêler aux malpropretés de la vie. J’ai été bien élevée, chez les Sœurs, j’ai toujours respecté mes parents ; au point que, quand ma mère, qui est une très honnête femme, est à la maison, pour rien au monde je ne recevrais quelqu’un. Je ne veux pas qu’elle sache. Une mère n’a pas besoin de savoir. D’ailleurs, elle est très discrète. Elle voit que je suis bien habillée, que je ne manque de rien, ça lui suffit, elle est contente, elle ne demande rien de plus. Seulement, elle me dit quelquefois : « Tu n’as pas oublié de payer les contributions ? » Payer les contributions, régulièrement, elle prétend que c’est indispensable, que c’est signe qu’on a l’esprit d’ordre. Ma mère a cette manie-là : l’ordre. Des manies, c’est naturel, à son âge. Elle ne m’appelle jamais Magalo, elle. Non, Tasie. Mais pour les autres Magalo. Un drôle de nom, pas ? il me vient d’une petite camarade que j’avais au grand concert Parisien. Ce qu’elle m’en a fait voir, celle-là ! Croiriez-vous que, quand j’étais dehors, la nuit, elle venait s’installer chez moi, avec toute une bande de musiciens de son orchestre ? Une fois, rentrée à la maison à dix heures du matin, je me couche, qu’est-ce que je trouve dans le lit : une boîte à violon. Comme elle chantait toujours : « Ô Magali, ma bien-aimée ! » on l’avait surnommée Magali, et moi, Magalo. Tiens, continua la bavarde, en venant s’asseoir en face de Sophie, je n’avais pas remarqué, tout à l’heure. Vous avez quelque chose d’elle, vous. Oui, dans le front, et dans le nez. Pas dans la bouche. Votre bouche est plus jolie, plus fraîche. Vous êtes toute jeune. Dix-neuf ans. Peut-être moins. Moi, j’ai commencé à quinze ans, je n’étais presque pas formée, avec un ami de papa, un vieux qui m’emmenait promener dans le bois de Vincennes. Mon père tenait un débit de vins, il a fait faillite, alors le vieux m’a prise avec lui. Vous, par exemple, à vous voir, on ne se douterait jamais… On dirait une jeune demoiselle qui est encore dans sa famille. Est-ce que la petite qui est partie — je l’ai mal vue, dans l’île, — était aussi jolie que vous, avait l’air aussi distingué ? Mâtin ! une jolie paire de tourterelles. Seulement, cet air de sainte-nitouche, il ne faut pas en abuser, avec les hommes. Ça leur plaît, un moment, ils n’aiment pas que ça dure ; vous comprenez, ils n’ont pas le temps. Mais, enfin, vous êtes agaçante de ne pas dire un mot ! Je vous raconte toutes mes affaires, moi. Allons, voyons, n’ayez plus de chagrin. Vous la retrouverez, elle reviendra, ou bien, ma foi, une de perdue, une de retrouvée. Dites donc, comme ça se trouve, acheva-t-elle en pouffant de rire, moi qui me suis disputée avec Hortense, hier soir !

Sophie ne comprenait pas. Ce n’était plus qu’un bruit autour d’elle, ces paroles. Mais elle songeait, avec un air de dormir ; elle ne pouvait pas éloigner l’obsession que cette fille, et, à côté, ses amies, savaient ce qu’elle ignorait, étaient descendues dans les plus obscurs mystères de la caresse. Infâmes, oui, mais savantes ! et, dans le bercement du train, dans l’alanguissement de ses mélancolies, parmi la parlerie de la voix qui piaillait comme un bruit de volière, — à cause, aussi, de ce singulier parfum, cuir de Russie et tabac du Levant, qui sortait de Magalo, — sa rêverie de plus en plus s’inclinait vers l’inconnu des baisers étranges ; il lui semblait qu’un frémissement lui courait dans les cheveux, et sur ses prunelles, très chaudes, ses paupières closes s’espaçaient d’une pénombre où s’allumaient au loin des contours de blancheurs et des choses roses ou blondes, visions vite éteintes comme s’évanouirait une volée phosphorescente de papillons, et que remplaçaient d’autres visions un instant plus précises, puis confondues et vaines dans la nuit.

Elle s’inquiéta. Magalo ne parlait plus. Lasse de ne pas obtenir de réponse, s’obligeait-elle, par dépit, au silence ? Avait-elle ouvert un journal ou un livre ? non, Sophie se savait regardée. Elle était certaine que la petite voyageuse, en face d’elle, penchée un peu, la regardait fixement ; il lui semblait que ce regard, si elle avait voulu remuer, l’en aurait empêchée ; elle se sentait prisonnière de ce rien infrangible : la volonté d’un regard ; l’idée de lever les paupières lui était insupportable à cause de la peur de voir les yeux qui étaient sur elle. Puis elle eut l’impression d’un assombrissement successif, comme si, par secousses, du jour s’échappait d’autour d’elle ; chaque secousse était accompagnée d’un glissement, eût-on dit, d’anneaux sur une tringle ; et, tandis que s’épaississait l’ombre sous ses paupières, elle cessa de sentir le violent regard sur elle, soit que les yeux de Magalo se fussent détournés, soit que leur fixité s’émoussât à travers l’obscurité plus opaque. Mais, de nouveau, le regard la saisit, plus proche, plus insistant, plus enveloppant ; elle en était toute touchée ; elle croyait qu’elle n’avait plus de vêtements, tant sa peau était prise et serrée, à même, de ce regard ; et c’était si insoutenable qu’elle haletait. En même temps, depuis qu’une presque nuit s’était faite autour d’elle, elle était assaillie, cernée, couverte d’un double et bizarre parfum ; Magalo s’était-elle assise, tout près, sur la même banquette ? Sophie l’avait entendue se mouvoir, et l’arome émanait peut-être du regard rapproché. C’était comme si elle eût été vêtue de fleurs ayant des yeux. Mais ces fleurs n’avaient pas la simple odeur de celles qui s’épanouissent, sauvages, aux buissons ou dans la prairie ; une odeur de roses artificielles qu’on aurait mouillées de grisantes essences, voilà ce qui sortait d’elles ; et, par instants, en une recrudescence du regard, le parfum s’échauffait, s’exaspérait ; l’exhalaison des artificielles fleurs parfumées se compliquait d’une effluence d’intimités féminines, artificielles aussi, vivantes pourtant, qui, comme expirée des essoufflements d’une gorge où la chair sous la poudre de riz s’attendrit de sueur, se faisait, par bouffées, plus chaleureuse, plus irrésistible. Comme liée de la brûlante et affolante caresse qui pourtant ne la touchait point, Sophie, les yeux toujours clos, ne bougeait pas, ne songeait plus à rien, éprouvait seulement, quoi donc ? Le dégoût qu’elle avait eu de cette fille entrée là et si impudemment bavarde, la colère, les humiliations de l’orgueil, et la curiosité aussi de la science qu’elle supposait en Magalo, tout cela n’était plus, s’était dispersé, avait fondu dans une langueur sous l’enveloppement de l’odorant regard ; et elle ne savait plus où elle était, elle sentait, voilà tout, qu’elle était environnée d’une délicieuse et dangereuse menace… Brusquement un souffle qui était comme une fumée de musc brûlé lui dessécha les lèvres ! Elle ouvrit démesurément les yeux. Tout près de sa face, ardait un petit visage fardé et fripé, avec des frisons chauds et des yeux d’où sortaient des flammes et des lèvres qui voulaient sa bouche ! Oh ! cette femme ! Emmeline ! Mais Magalo, d’un bras autour de la taille, l’avait prise, l’empêchait de se dérober, la serrait contre elle ; et elle lui parlait à l’oreille, l’haleine dans les cheveux ; Sophie ne pouvait s’empêcher d’écouter, immobile, avec cette stupeur des oiseaux qui, dans le piège, ne remuent plus. Les choses dites à présent ne ressemblaient pas à celles de tout à l’heure ; plus de rires, ni d’impertinentes frivolités : des câlineries de voix plutôt que des paroles, paroles cependant, chuchotées, qui suppliaient, qui voulaient attendrir, qui promettaient, avec d’étranges précisions parfois, tout un infini d’inconnues délices ; et à chaque promesse du susurrement tentateur, un soupir de Sophie était l’aveu d’en désirer la réalisation. Elle aurait voulu résister, parce que c’était criminel enfin ! parce qu’elle aimait tant Emmeline ! et puis, elle subissait la gêne d’une transposition : ce qu’elle entendait, elle n’aurait pas su le dire ; pourtant il lui semblait que c’eût été à elle de le dire ; et l’entendre d’une autre lui était comme une humiliation. Mais les chuchoteries s’acharnaient, plus désireuses, plus prometteuses, éperdues, et elle se mourait dans l’enlacement de la voix, du regard, de l’odeur.

Un instant elle faillit se reprendre ; ce fut quand Magalo, un peu écartée, demanda brusquement :

— À propos, comment t’appelles-tu ?

— Sophie.

L’autre éclata de rire.

— Ah ! ce nom ! voilà un nom bête, par exemple ! il est bon pour les filles de concierge. Sûrement, je ne t’appellerai pas comme ça. Tiens, j’ai connu il y a trois ans, dans la maison où je logeais, une femme qui avait ton nom. Elle était très chic et très jolie, très bien entretenue, convenable. Et elle était étonnante, quand on était seules ensemble. Mais, « Sophie ! » tu comprends, ce n’était pas possible. Alors, je ne sais pas pourquoi, nous l’appelions Sophor. Sophor, c’est drôle, ce n’est pas commun. Dis, tu veux bien, toi aussi, « Sophor ? » Convenu, n’est-ce pas ? allons, Sophor, fais risette.

À cause de ces niaiseries, la défaillante revenait à soi-même ; elle éloignait, de ses mains, l’obsession de tout à l’heure, détestables visions d’un délicieux cauchemar ; elle voulut se jeter dans l’autre coin, en face. Mais Magalo l’avait reprise, la tenait étroitement liée ; les prières à l’oreille, les alléchantes promesses, en des chaleurs de souffle, recommencèrent plus tendres, plus puissamment tentatrices. Au parfum qui venait de Magalo, Sophie sentait se mêler un parfum qui venait d’elle-même : ce fut comme un hymen, ce mélange d’aromes. Sous la pesée, à peine, d’une main qui la touchait derrière le cou, qui lui caressait à petits doigts les cheveux, il fallut bien, enfin, qu’elle s’inclinât vers la mignonne femme… ce fut de la bouche qu’elle reçut les balbutiements mouillés des petites lèvres trop roses qui avançaient.

Mais Magalo, dans un remuement de toute sa robe :

— Sapristi ! nous arrivons, dans trois minutes nous sommes en gare !

Tout de suite, de fenêtre en fenêtre, elle écarta ou fit se relever les stores. Le plein jour baigna le wagon. Effarée comme un oiseau de nuit qu’on épouvante d’un brusque flambeau, Sophie s’était rejetée dans l’encoignure, se cachait la tête avec les mains. Mais l’autre, en redressant son chapeau, en remettant un désordre vraisemblable dans ses frisons près des tempes :

— Ce n’est pas tout ça, parlons peu, parlons bien. Tu comprends qu’à cause des autres, nous ne pouvons pas partir ensemble. Non, ce qu’Hortense te crêperait le chignon ! Mais, écoute bien. Voilà mon adresse. (Après avoir fouillé dans toutes ses poches, elle lui remit une enveloppe de lettre). Tu me prends, chez moi, ce soir, à sept heures, et nous dînons, nous deux, rien que nous. Tu veux bien, n’est-ce pas ? Oh ! est-elle gentille, avec son petit air de revenir de l’autre monde, et d’y avoir été battue. Tu ne la regretteras pas, va, l’autre, la petite, qui a fichu le camp. Mais, voyons, parle, à sept heures ? Tu viendras ? Bien sûr ?

Sophie ne répondait pas, essayait de ne pas entendre, secouée d’un tremblement. Elle se haïssait, elle se méprisait. Hélas ! Emmeline, si pure, avec tant de fraîche candeur aux lèvres, — Magalo, au contraire, la bouche suintante comme d’une humide chaleur de fièvre, comme d’une espèce de mauvais miel fondant, trop sucré, qui saoule. Et puis, si singulières, ces femmes. Des filles. Mal élevées, grossières, — infâmes. Et elle se voyait, c’était affreux, pareille à elles, plus tard. Elle comprenait que sa destinée dépendait de cette minute. Non ! c’était non qu’elle voulait répondre. Il n’était pas possible qu’elle cédât à une telle tentation ; qu’elle désirât la vilenie de ces banales caresses. Mais le désir, avec le sang, lui courait dans les veines, crépitant et pétillant ; elle était si affolante, l’odeur, pas naturelle, qui sortait de cette petite créature toute de fard et de feu. N’importe ! elle ne voulait pas ! elle dirait non, certainement. Le train ralentissait sa marche, allait s’arrêter, s’arrêtait. La portière vite ouverte, Magalo mit le bout de sa bottine sur le marchepied ; les autres amies de Mme Charmeloze, une à une, du compartiment voisin, sautaient sur le quai, avec des rires et cent paroles mêlées. Alors Magalo se retourna, et, avant de descendre :

— Eh bien ! voyons, viendras-tu ? décide-toi. Hortense va te sauter aux yeux. C’est convenu, tu viendras ?

— Oui, dit Sophor.

FIN DU LIVRE PREMIER

LIVRE DEUXIÈME

I

Arrivés près de l’Opéra, les deux promeneurs s’arrêtèrent. Presque seuls à ce coin du boulevard, ils voyaient plus loin, à droite, entre les cafés allumés d’une splendeur jaune, au delà d’une longue file tassée de curieux, le terre-plein de la place, noir et lisse d’une pluie récente, pareil à un lac d’encre, glacé ; et le grand escalier de pierre, blanchi de clarté, montait vers la façade au fronton bordé de mille petites flammes frémissantes, obscure cependant, et les détails des sculptures, les nuances des marbres, éteints d’une pénombre que faisait paraître plus foncée le jour de la galerie intérieure pleine d’une vapeur de lumière un peu bleue.

Le docteur Urbain Glaris demanda :

— Vous allez au cercle ?

— Oui, dit M. de Maël-Parbaix.

— À la bonne heure. Jouer, c’est une ressource contre la pensée. Les vivants modernes n’ont qu’un but : échapper à la conscience sans recourir au suicide ; et, de toutes les passions, le jeu est peut-être la plus jalouse, la plus absorbante, celle qui annule le plus complètement les facultés qui ne lui sont pas indispensables ; elle supprime tout ce qui n’est pas elle, condense et simplifie l’humanité en un seul éréthisme. Mais, sachez-le, le jeu est la ressource suprême ! et, le jour où, les jetons sur le tapis, on songe, pendant que les cartes tombent une puis une devant vous, à autre chose qu’au sort prochain, c’est fini, on est perdu.

M. de Maël-Parbaix répondit en souriant :

— On sait vos idées. L’oubli d’avoir vécu, le non sentiment de vivre, c’est là ce que cherchent et doivent chercher les hommes d’aujourd’hui.

— Pas tous. Un casseur de pierres sur les grandes routes, un mineur dans l’étroite galerie, un paysan qui sème ou laboure, peuvent penser, sans être effroyablement malheureux, à ce qu’ils ont fait hier, à ce qu’ils font, à ce qu’ils feront. Mais l’homme des cités nouvelles, tel que l’ont parachevé enfin l’abus du désir ou du rêve et la lassitude ou l’impossibilité des réalisations, l’homme qui a, dans le Parisien, sa manifestation totale, ne saurait trouver d’allègement à sa perpétuelle angoisse que dans l’abolition aussi parfaite que possible de soi-même. S’oublier ! s’ignorer ! Il n’y a de contentement qu’en l’inconnaissance. Mais qu’il est difficile, l’oubli ! tous le cherchent, peu le trouvent. L’ivrogne n’est pas toujours ivre, le fou a des heures lucides. On dirait que l’immémorial désespoir humain a tari le Léthé.

— Eh bien ! venez oublier, avec moi, en jouant.

— Non, j’ai des devoirs qui m’intéressent, oh ! à peine. Je crois même qu’ils ne m’intéressent pas du tout. Je les remplis par habitude. Il faut que j’aille voir mes malades.

— Vos malades ? après minuit ?

— C’est mon heure, et la leur.

Après s’être serré la main, les deux hommes se séparèrent. Mais en tournant la tête, M. de Maël-Parbaix vit le docteur traverser le terre-plein de la place, se diriger vers l’Opéra ; il le rejoignit, et dit avec un peu d’ironie :

— Vos malades sont là, dans cette fête ?

— Sans doute. Les plus gravement atteints. Je vais étudier les progrès de la maladie, sans espérance, hélas ! de la guérir.

— Je n’ai guère envie, cette nuit, de gagner ou de perdre. Voulez-vous me permettre de vous suivre…

— À ma clinique ? très volontiers.

— Au moins, le mal n’est pas contagieux ? dit M. de Maël-Parbaix avec un peu de honte, d’ailleurs, de sa médiocre plaisanterie.

— Certes, il l’est. Mais qu’importe ? puisque, inévitablement, vous en serez atteint, si vous ne l’êtes déjà.

Ils montèrent l’escalier tout pâle de clarté, poussèrent un battant de cuir, entrèrent.

M. de Maël-Parbaix était un fort célèbre clubman. Ce nom « clubman », on le donnait déjà à ces aimables oisifs, levés tard, qui traînent la paresse de leur indifférence de la salle d’armes au cercle, du cercle à l’alcôve de quelque cabotine pas encore rentrée mais qu’on attend, couché, le cigare aux lèvres, sur la chaise longue du cabinet de toilette où se mêle aux parfums de vingt flacons cette odeur persistante, inchassable, l’odeur de l’amour lavé. Eh ! oui, lavé, puisqu’il fut sale. Entre l’assaut chez le maître fameux, et le baccara sur quelque tapis vert bien famé, il y a eu le dîner en habit noir, dans la gargotte à la mode, sans appétit. Avoir faim ! cette admirable santé est refusée aux viveurs, même à ceux qui se portent bien ; — en ce temps-là, on disait encore « viveurs », comme on dit : « Euménides », par antiphrase. Ah ! s’ils osaient manger des œufs à la coque ! ils n’osent pas, à cause des pauvres diables, qui, de l’autre côté de la vitre, sur le trottoir, envient la bécasse ou le perdreau. Et, devant le menu présenté avec une familiarité obséquieuse par le garçon qui dit : « Monsieur le baron, ou monsieur le comte », un bâillement avoue l’ennui de leur estomac. Spirituels ? certes. Intelligents ? pas du tout. M. de Maël-Parbaix était quelque peu supérieur à la plupart de ses pareils ; il était convaincu d’avoir, il avait des aspirations élevées. Non, jouer au baccara, parier aux courses, se débrailler chez des filles, ce n’est pas toute la vie : il se permettait d’avoir du goût, ne manquait pas de littérature. Il avait lu les premières pages au moins de tous les livres publiés depuis vingt ans. Lui-même, il écrivait, en revenant du Bois, avant déjeuner ; il mettait des choses sur le papier, qu’il avait pensées dans l’allée des Poteaux. C’était extraordinaire, le cheval, en le secouant, lui remuait les idées. Même, il avait fait jouer au Cercle une revue très drôle, avec des couplets chantés par une pensionnaire de la Comédie-Française. Oh ! il n’avait aucune prétention. Mais, enfin, il faut bien se distraire, et l’encanaillement dans un peu de vaudevilisme ne messied pas aux gens de bonne race. D’ailleurs quoique médiocre, pas méchant ; chose rare. Cet homme ne haïssait pas ce qui lui était étranger, pardonnait au génie, à la gloire ; il admettait l’héroïsme. Sans doute, ce qui l’inclinait à ces indulgences, c’était que, fort élégant, bien fait de sa personne, avec le bon goût de ne pas teindre des cheveux grisonnants, — quel âge ? quarante-cinq ans, l’âge où l’on cesse de vieillir — il avait encore des succès de boudoir mondain bien propres à lui inspirer des contentements qui s’épanouissaient en bonté. Et c’était un homme heureux, très heureux ! car, vraiment, cent mille livres de rente, peu de dettes, de bonnes banques et de belles maîtresses, rien ne lui manquait de ce qui fait ces sortes de bonheur dont le docteur Urbain Glaris avait l’impertinence de douter. Un jour, ce médecin fantasque, à un illustre banquier réputé honnête et l’étant, entouré comme une idole en or — en bon or, — des génuflexions universelles, et qui se plaisait à dire : « Regardez-moi, je ne me plains de rien ! toute la félicité possible, je l’ai ! » répondit : « Je voudrais savoir ce qu’en pense… — Qui donc ? — Votre oreiller. »

Il y avait un peu de charlatanisme dans l’originalité, d’ailleurs à peine ridicule, de ce savant. Savant ? oui, incontestablement ; ses travaux, ses livres, avaient obligé à une certaine estime même les rares hommes, qui, solitaires dans leurs laboratoires, se dérobent à la curiosité des reporters. De là, sa renommée extraordinaire et son autorité presque triomphale dans le monde parisien. À ceux qu’alarmait l’excès de sa paradoxale faconde, on objectait la solidité de ses titres à la confiance ; les femmes, qui raffolaient de lui, étaient ravies et fières de pouvoir motiver leur enthousiasme ; et ce qu’il avait de semblable à Berthelot ou à Pasteur, autorisait à s’éprendre de ce qu’il avait de pareil à Cagliostro. Il n’était pas sans ressemblance avec un prophète qui tirerait les cartes. Il les tirait bien. La spécialité des études où il s’était longtemps consacré confinait d’un si étroit voisinage aux rites des magies et des sorcelleries ; la réalité de ses expériences, — en la recherche vers l’ignoré des hystéries et des suggestions magnétiques, — était si proche de l’impossibilité réalisée, du prodige, qu’il apparaissait comme un investigateur qui serait une espèce de thaumaturge ; mais il excellait à user de ce qu’elles avaient, certainement, de scientifique, pour ne point trop émerveiller de ce qu’elles avaient, peut-être, d’illusoire. Et la parfaite distinction de sa personne, — très élancé, de longues mains fines en des gants qui moulent les ongles, — sa jeunesse attardée à la trentième année, une langueur dans les yeux, dominatrice à force de prière, le sourire un peu crispé de ses lèvres presque pas dérougies, la courbe à peine fatale de son nez, — seule obéissance à la tradition des surannés Mesmers, — en un mot, la grâce d’être un homme du monde qui est le plus grand des savants, peut-être des sorciers, ajoutée à la curiosité d’un exotisme qu’on n’avait jamais tiré au clair, — car, s’il s’avouait Suisse ou Russe, ou Polonais, beaucoup de gens affirmaient qu’il était né en Serbie, — faisait de lui quelqu’un de charmant, qui pourrait être effrayant, s’il voulait. Il élégantisait la science et le mystère. Une fois que, chez la marquise de Portalègre, — oh ! après combien de supplications, car c’est une chose, enfin, presque blasphématrice, ces familiarités avec l’inconnu, — il avait obligé, d’une main sur le front, une jeune demoiselle, — Cagliostro aurait dit une colombe, — à confesser le nom qu’elle préméditait de donner à une petite chatte qu’on lui avait promise : « Ce qui me plaît en lui, dit Mme de Lurcy-Sévi, c’est qu’il fait des miracles comme on assure qu’il fait les autopsies, sans se déganter. »

D’ailleurs, la femme moderne a un dominateur : le médecin. Et il ne pourrait pas en être autrement. Du temps qu’elle avait une âme, ou croyait en avoir une, — ce qui est absolument la même chose, — la femme dépendait du prêtre ; à présent qu’elle est seulement un corps, un corps tressaillant de nerfs, ou s’imagine n’être que cela, — ce qui revient tout à fait au même, — elle se soumet au médecin. Il lui est impossible de ne pas s’avouer ; la confession (de l’avoir compris, sortit le triomphe de l’église catholique), est la loi de l’instinct féminin. Il faut que la femme parle d’elle, menteuse ou non, qu’elle se livre ou feigne de se livrer. Menteuse ? non. Elle est, dès qu’elle parle, convaincue de dire vrai ; et son involontaire hypocrisie ne la soulage pas moins que le plus franc abandon. Or, puisque selon la mode elle est tombée du sentiment à la sensation, de la passion à la névrose, c’est sa chair et ses muscles et ses nerfs qu’elle avoue, véridiquement ou non. Le confesseur était le médecin des âmes, — du temps des âmes, — le médecin est le confesseur des corps. Mais s’il veut maîtriser parfaitement sa malade, sa pénitente, il doit mettre à sauver l’être physique un peu de la religion que le confesseur mettait à guérir l’être moral ; de même que le prêtre, jadis, devait, sous peine de l’autel déserté, charmer d’un peu d’ensorcellement attendri, l’inquiétude des scrupuleuses ou le tourment des ardentes. Puisque la femme fut un esprit qui était des nerfs, puisqu’elle est des nerfs qui sont un esprit, il fallait, — de là Grandier à Loudun, — qu’il y eût dans le prêtre un peu du médecin (médecin, sorcier, c’était la même chose), et il faut, — de là les jeunes docteurs aux yeux suggestionnistes, aux lents gestes effleurants, — qu’il y ait dans le médecin un peu du mage (prêtre, mage, presque pas de différence). On cite, d’un illustre praticien, ce mot : voyant venir à sa clinique un étudiant à peu près paysan, aux gros doigts noueux de laboureur. « Bien ! bien ! dit-il, vous exercerez en province ; à Paris, on ne soigne bien qu’avec des mains d’évêque. » Il avait raison. Il est indispensable, — surtout s’il s’agit d’une femme, — de traiter avec un air de bénir ; et, dans la bénédiction, une ressemblance de caresse ne saurait nuire à la convalescence, concourt même à l’analepsie. On n’imagine pas ce qu’il peut y avoir, que dis-je ! ce qu’il doit y avoir d’élégance sacerdotale, — la plus jolie de toutes les élégances, à cause de l’air sacré dont elle s’originalise, — en l’homme qui est admis à tâter le pouls d’une Parisienne ; il est un goujat s’il n’est pas une espèce d’apôtre qui, d’ailleurs, pour un peu, s’agenouillerait. Soigner la femme moderne, — j’entends celle qui loge dans les quartiers où il n’y a que des hôtels, — autrement qu’avec les airs doucereux et bénins d’un directeur de conscience, homme du monde, enclin aux indulgences, serait une incongruité parfaite. Après les péchés mignons, voici les maladies mignonnes : il n’y en a point d’autres sous les rideaux où l’odeur des drogues s’annule dans les batistes et les dentelles parfumées de santal ou d’oppopanax. Mais les complaisances du médecin, — en leur mondanité, — ne doivent jamais aller jusqu’à l’abandon de ses prérogatives presque ecclésiastiques ! il doit ressembler au prêtre qui, tout à l’heure, au confessionnal, sera solennel avec la fillette dont il vient, dans la cour du couvent, de caresser le menton d’une main encourageante. La femme ne se plaît à la grâce que lorsqu’elle y devine une force. Si elle aime à être victorieuse, c’est de qui peut la vaincre ; elle ne veut être adorée que par des dieux ! et il convient que le médecin, — parmi les courtoisies familières, — demeure cérémoniel, étrange, comme lointain, tout-puissant. L’ordonnance, c’est une pénitence imposée ; on avale une pilule ainsi qu’on dirait un ave ; « vous êtes guérie », c’est l’absolution ; et il y a un paradis : la morphine.

Dès qu’il fut assis dans une loge, à côté de M. de Maël-Parbaix, le docteur Urbain attira tous les regards ; derrière les éventails, il y avait des chuchotements vers lui. C’étaient ses clientes, toutes les belles personnes venues à cette fête de charité, — ses clientes admiratrices ; puisque, à la gravité presque emphatique de beaucoup de science, il joignait l’amusement d’un peu de diablerie. Mais ce qui lui méritait surtout la sympathie ardente des mondaines, c’était, plus accomplie en lui qu’en aucun autre, la délicatesse presque cléricale de ses interrogations, les matins, près du chevet, quand la femme de chambre, après deux oreillers de dentelles placés sous les épaules de la malade, a dit : « Monsieur le docteur peut entrer. » Il avait une façon qui n’était qu’à lui, de ne presque pas demander, de deviner tout de suite la cause du malaise. Avec tout autre, on eût été gênée. Vraiment, il était le seul par qui, un peu enrhumée, on pût se laisser ausculter. On ne saurait dire avec quelle réserve, dans la chambre presque obscure, — « oh ! non, non, Rosette, ne levez pas les rideaux ! » — dans la chambre toute parfumée des chaleurs d’un sommeil qui a eu un peu de fièvre, il s’inclinait l’oreille vers les bronches ou les poumons. Il ne demandait jamais qu’on écartât la chemise ! c’était à travers des malines qu’il écoutait le va-et-vient du souffle ; mais il excellait à faire sentir d’une pression à peine insistante qu’il constatait la fermeté de la gorge ; et, lorsqu’un mal plus mystérieux le contraignait à de plus intimes observations, il avait une si scrupuleuse manière de se détourner à demi pendant que la malade, d’une main qui hésita longtemps, mettait à nu, en la cernant de batiste en touffe, la très étroite place où pointait quelque roseur, moins qu’un bouton, objet d’une grande inquiétude. Il avait souvent, en ces occasions, d’hypocrites innocences, qui étaient bien faites pour lui concilier l’estime des personnes soucieuses de leur bonne renommée : et, plus d’une fois, il lui arriva de conseiller les plus compliqués médicaments à propos d’une trace un peu rougissante, un peu bleuissante, vers le haut du bras, — qui était la persistance d’un baiser. On n’est pas de meilleur goût. Mais il devenait grave près des malades qui ne sont point malades et souffrent infiniment. Là, il ne souriait plus, il cessait d’être courtois, il redevenait le savant, le penseur, — le rêveur qu’il était véritablement. Il croyait aux maladies imaginaires. Il croyait que l’on peut avoir, en un corps sain, plus d’affreuses souffrances qu’il n’en saurait tenir dans une chair mordue de plaies ; et il était plein de pitié pour les inguérissables ; il jugeait que les gens atteints de coliques néphrétiques sont, en effet, moins à plaindre que ceux qui disent, avec une peur d’être raillés : « Vraiment, docteur, je ne sais pas ce que j’ai, » et qui ont la mort dans l’âme, tout en ayant la vie dans le corps. Il se prenait la tête entre les mains, plein de miséricordieuses pensées, devant des lits de jeunes femmes qui tendaient les mains en murmurant : « Oh ! mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! j’aimerais mieux mourir ! » et qui, le soir, iraient au bal. Traiter par des coups de fouet ces maladies-là, ou par des seaux d’eau jetés à la face, c’est la théorie de quelques praticiens. Ils ont peut-être raison. Il ne voulait pas avoir raison, comme eux ; il était persuadé que ce n’est rien, une jambe cassée, au prix d’une lente inquiétude entre les deux yeux, qui dure, et que la crainte d’un frisson dont on tressaillera tout à l’heure, peut-être, — si, encore, c’était certain, le retour de ce frisson, on s’y accoutumerait, — l’emporte en cruauté sur les plus brutales douleurs ; et il écoutait les mélancoliques plaintes ; et il lui arrivait de ne pas dire non, lorsque l’œil du malade implorait l’un de ces bons poisons qui font dormir, rêver, oublier.

Ce soir, la reconnaissance de celles qui souffrent tant le matin — à Paris, on n’est jamais malade aux lumières, — l’environnait de sourires, le remerciait de gracieuses inclinaisons de tête ; car il n’y avait pas dans cette fête une seule femme, parmi celles qui comptent, qui ne se fût confessée à lui avec la confiance en Urbain Grandier des religieuses de Loudun. Mais il était très réservé, n’avait jamais usé de son pouvoir jusqu’à le perdre. Et, regardé par toutes les loges lumineuses de diamants et de chair, les saluant comme il convient, avec de la réticence dans la familiarité, il ne savait même plus, — avec un peu d’affectation pourtant dans l’oubli, — que ces créatures éclatantes et désirables, en toilettes de gala, il les avait vues, toutes, ou presque toutes, en chemise, ou nues.

La fête, — concert, bal, tombola au profit des incendiés de Ségovie, — riait, étincelait, s’agitait bruyamment sous la splendeur des lustres ; toutes les belles femmes de Paris étaient là, puisque les plus illustres mondaines, dames patronnesses de l’œuvre, avaient elles-mêmes sollicité la présence et le concours, — que ne hasarderait-on pas en une intention charitable ? — non seulement des comédiennes célèbres, mais aussi des petites cabotines à qui la plénitude avérée de leurs maillots assurait une riche clientèle. Tandis que, sur l’immense estrade, où s’entassaient deux cents musiciens, Céphise Ador, de la Comédie-Française, récitait quelque poème, les duchesses et les marquises, dans le foyer, dans les couloirs, se faisaient présenter par leurs maris ou leurs amants Mlle Anatoline Meyer, des Bouffes, ou Constance Chaput, des Nouveautés, vendeuses de fleurs et de programmes. Une curiosité sans malveillance, un désir de voir de près les jolies créatures dont parlent les chroniques et les échos, attirait les évadées des salons vers les échappées des coulisses ; et il y avait dans le rapprochement des chevelures, des épaules, des bras, la resplendissante confrontation des diamants de famille, dont s’enorgueillirent les aïeules, avec les joyaux récents, mal acquis et bien gagnés, des vendeuses de plaisir. Ce fut la nuit de cette fête, on s’en souvient, que, pour la première fois, se trouvèrent face à face, se considérèrent en la totalité de leurs triomphes, et ressemblantes par le même luxe, par le même éclat, ces deux états de la femme : la prostitution et l’aristocratie, la Fille et la Grande Dame. Non pas voisines et lointaines pourtant, comme aux premières représentations, comme aux tribunes de courses, mais mêlées, se coudoyant, ne faisant qu’une foule. Et elles se traitèrent en égales. Ce ne fut pas, d’une part, orgueil, défi, ni, de l’autre, dédaigneuse courtoisie. Non, se voyant de près, se mesurant, se constatant, elles reconnurent qu’elles étaient deux forces également considérables ; que leurs disparates de rang et d’éducation n’excluaient pas leur équivalence ; comme deux plateaux de métaux divers peuvent avoir le même poids. Ennemies, sans doute, mais ennemies entre qui la victoire resterait douteuse. Cette nuit ressemblait à ces trêves entre guerroyeurs policés, où l’on voit les officiers de la ville assiégée souper dans la tranchée ou sous la tente avec les officiers assiégeants, non sans des félicitations de la belle conduite en les récentes batailles. Après avoir offert un verre de champagne à la petite Léa Nicot, — qui le vida fort joliment, le nez dans la coupe, et garda un peu de mousse aux narines, — « oh ! que c’est amusant, comment faites-vous cela ? » — la marquise de Belvélize ne manqua point de la complimenter à propos de la façon dont la mignonne comédienne avait ruiné M. de Marciac qui s’était vu réduit à l’élevage des moutons dans l’Amérique du Sud ; et au buffet, près de l’orchestre tzigane, Mlle Rose Mousson, en bouquetière Louis XV, osa offrir une cigarette à la comtesse de Lynnès, — le comte était l’amant de Rose, — en lui disant : « Ma foi, à sa place, je vous préférerais ! » Mme de Lynnès parut très touchée de cette flatterie.

Puisqu’elles étaient là, les filles et les mondaines, la plupart des hommes qui comptent par la race, la fortune ou le talent, les vieux, les jeunes, n’avaient pas manqué de venir à cette fête. Élégante cohue de fracs et d’uniformes, traversée, illuminée de chevelures, de bras nus, d’épaules. Et parce que les plus réservés ne pouvaient s’empêcher de continuer auprès des grandes dames la familiarité permise avec les petites cabotines, parce que des moiteurs de chairs se vaporisaient dans la chaleur des clartés, et que les musiques fouettaient les nerfs et les muscles, et que quelques verres de champagne, parmi tant de peau nue, suffisent à allumer les cervelles, à faire flamber les yeux, une exubérance ravie, épanouie, l’exubérance des belles fêtes parisiennes, des fêtes de charité surtout, où le sentiment d’une bonne action accomplie légitime et, pour ainsi dire, sérénise le plaisir, ajoutait des lueurs aux lumières, et de la beauté aux femmes, et de la flamme aux satins, et de la splendeur aux diamants et, à toute la joie, de la joie.

— Parbleu ! s’écria M. de Maël-Parbaix (il riait, comme tout le monde), voilà des malades de qui l’aspect est aussi sinistre que possible !

Le docteur Urbain feignit de n’avoir pas entendu le rire.

— N’est-ce pas qu’ils sont effrayants ? dit-il, et qu’une salle d’hôpital, avec ses lits d’où sortent des odeurs de plaies et des râles, avec les faces livides des moribonds aux yeux caves, de qui les doigts grattent la couverture, avec toute la hideur du mal et du cadavre prochain, est moins horrible à considérer que cette fête ? Ah ! les pauvres ! ah ! les misérables ! Il serait moins lugubre de les voir pleurer que de les entendre rire ainsi. Il n’y a point de torture aussi atroce que leur plaisir. Hélas ! comme ils sont gais, comme ils sont heureux, comme ils s’amusent ! comme je les plains. J’ai vu bien des désespoirs, j’ai pénétré dans toutes les gehennes humaines, dont j’ai compté et noté les supplices ; mais ces désespoirs, ces supplices ne sont rien au prix de cette désolante joie.

— Convenez du moins, docteur, qu’ils cachent assez bien leurs souffrances ?

— Oui, ils les cachent les uns aux autres ; et ils essayent de se les cacher à soi-même ; c’est précisément de ne pas s’avouer, que redouble leur mal, qu’il s’exaspère jusqu’à la rage. Ah ! s’ils étaient chez eux, s’ils étaient seuls, devant le feu, sous la lampe, leur tourment s’alentirait peut-être dans la paix et dans le silence ; il y a dans la solitude d’invisibles mains douces aux pires blessures. Mais ils n’ont pas osé rester chez eux ! ils ont eu peur du pas-de-bruit où ils auraient entendu les voix intérieures, peur des miroirs où ils auraient vu leur image, de l’insomnie déserte, du sommeil aussi, peuplé de cauchemars ; et tous, hommes et femmes, ils sont venus ici, pour se distraire, les infortunés ! comme ils iront demain dans quelque autre fête. Mais le mal, acharné, les y suivra, comme il les a suivis ce soir, plus acerbe d’être remué, secoué. La bête qui les mord n’aime pas qu’on la fasse danser, et elle s’enrage à ne pas être laissée tranquille.

— Voyons, parlez-vous sérieusement, docteur ?

— Aussi sérieusement que possible.

— Vous croyez que les Parisiens, que les Parisiennes souffrent sous leur apparente belle humeur.

— Épouvantablement. Quelques-uns, quelques-unes sont épargnés : les parfaits imbéciles, comme il y en a dans cette foule d’habits noirs, et les parfaites inconscientes, comme on en trouve parmi les filles. Mais quiconque est capable de réfléchir, en éprouvant, à ce qu’il éprouve, est plus à plaindre que le plus torturé des forçats.

M. de Maël-Parbaix jugeait enfin qu’il y avait quelque mauvais goût en ce paradoxe emphatique et maussade ; pourtant il demanda encore :

— Et leur mal, c’est ?…

Des loges, de l’estrade où frétillait l’allegro d’un chœur tout chatouillé des pizzicati de l’orchestre, de toute la salle et des couloirs, il venait plus de bruits joyeux et de dansante folie ! Avec cette solennité un peu affectée qu’on lui passait et qui s’accordait bien à la grâce de sa mélancolie :

— Leur mal, dit Urbain Glaris, c’est le Remords.

Alors M. de Maël-Parbaix pouffa de rire ! Le docteur observait cette hilarité avec l’air de constater un symptôme ; et l’autre, riant toujours :

— Le remords ! Comment ? le remords ?

— Oui.

— Vous songeriez à prétendre que ces jeunes femmes, de qui nous sommes les maris, les frères, les amis, ou les amants, que ces hommes auxquels nous sommes heureux ou fiers de serrer la main, ont fait, véritablement, des crimes, ont sur la conscience des scélératesses de mélodrame ?

— Et vous, vous oseriez affirmer qu’il n’y a ici ni assassins, ni empoisonneuses, ni banqueroutiers, ni faussaires, ni séducteurs de vierges, ni traîtres à la patrie ? D’ailleurs, je ne vous ai pas parlé des remords que produisent les forfaits brutaux, les actions atroces ou infâmes, punies par la loi. Il est un autre remords ! celui des fautes qui n’impliquent ni le châtiment légal ni même le mépris social ; et ces fautes existent, hélas ! ou plutôt cette faute existe ; car, innombrables et diverses par les circonstances, elles n’en sont pas moins une seule par leur essence ; et, s’il vous plaît qu’elle ait un nom, vous pouvez l’appeler : le Péché. Non pas dans le sens qu’avait ce mot au temps où les âmes simples aimaient, bénissaient le repentir qui leur mériterait la délicieuse absolution ; mais dans le sens qu’il lui faut donner à l’heure où nous sommes, à l’heure où les vivants sans foi n’attendent plus rien du ciel sans paradis. Le péché, c’était la transgression de la loi divine ; maintenant, c’est la transgression de la loi humaine, et le supplice dont elle s’accompagne fatalement est d’autant plus affreux qu’il ne s’adoucit pas de l’espérance qu’elle sera pardonnée ; car, l’offensé, ce n’est plus un dieu, terrible puis clément peut-être, ce n’est pas quelqu’un, ce n’est pas même quelque chose ! c’est l’aveugle, le sourd, l’inexistant. Et cela, cet innommé, cet innommable, nous tient, nous oblige, nous impose des règles, nous marque des bornes. En sachant qu’il n’est point, nous sentons que nous sommes ses esclaves, et si nous ne lui obéissons pas si nous nous révoltons contre la volonté de ce néant, si nous rompons sa loi, alors s’installe en nous cette irrémédiable horreur : le mécontentement de soi-même. N’est-ce pas épouvantable d’être puni pour avoir offensé — rien ! et, puisque Dieu n’est plus, pourquoi la Conscience ?

— Oui, du champagne, répondit M. de Maël-Parbaix à une adorable petite femme habillée en marmiton de satin blanc, qui de loge en loge, offrait des sandwichs à vingt francs l’un et du moët à deux louis le verre.

Urbain Glaris reprit :

— Or, ceux-ci et celles-ci ont commis le péché, ont transgressé la loi humaine, non pas celle imposée à l’homme par les hommes, mais celle imposée à l’homme par une inexorable nécessité, ou, peut-être, par le respect encore de l’antique règle divine, transmis des ancêtres et survivant à la foi. Ils n’ont pas voulu, ils n’ont pas su se borner à ce qu’ils devaient être ; vers l’idéal d’en haut ou vers l’idéal d’en bas, ils se sont élancés hors de l’humanité. Ils pouvaient, simples d’esprit, simples de corps, se réjouir dans la satisfaction des naturels instincts : boire, manger, dormir, aimer comme les ramiers des bois ou comme les chiens des carrefours, en un mot, ne rien demander, ne rien espérer que ce qui était leur bien, leur patrimoine ; ils n’auraient pas connu l’angoisse ! ils auraient accompli la vie avec la normalité de l’eau qui coule selon qu’elle doit couler, de la pierre qui roule comme elle doit rouler, de tout ce qui suit sa voie ou sa pente. Mais ils ont cru, les malheureux ! à l’antique promesse : « Vous serez comme des dieux ! » (car s’il n’y a plus de Tentateur, il y a encore la Tentation), et ils sont tombés dans le piège du plus qu’humain ; et voici qu’ils sont les damnés d’un enfer sans démons, non moins suppliciant. Peut-être ceux qu’emportèrent les ambitions sublimes, qui rêvèrent, poètes, de bercer avec des chants l’humanité douloureuse, ou, soldats, de délivrer des patries, ou, savants, de conquérir l’inconnu, doivent-ils, en leurs efforts vaincus et bafoués, quelque consolation à la gloire de leur martyre ; punis sans doute, puisqu’ils ont rompu le cercle où se doit restreindre, pour être paisible, c’est-à-dire heureuse, la vie humaine, ils peuvent croire qu’ils le sont injustement ! et leur bel orgueil méprise la règle victorieuse. Mais ceux qu’attirèrent les gouffres inférieurs, ceux qui demandèrent au manger l’exaspération et la continuité de la faim, et en obtinrent la gastrite ; au boire, la soif encore après l’étanchement, et en obtinrent la nausée ; au baiser, l’excès du plaisir et des dépravations subtiles, et en obtinrent le dégoût et l’impuissance ; ceux qui, violents ou raffinés, furieux ou méthodiques, voulurent contraindre leurs sens à l’au-delà des sens, développer jusqu’au monstre la bête qui était en eux ; ah ! ceux-là, ce n’est pas seulement les déboires des vains désirs, ni l’ennui enfin de l’excessif, ennui le pire de tous, irrémédiable, puisqu’il fut causé par cela même qui le pourrait distraire, ce n’est pas seulement l’horreur de l’habitude ramenant aux insuffisantes outrances, ni tout l’écœurement de tout, qui les châtie et les navre. Non, parce qu’ils sont les Pécheurs, parce qu’ils ont transgressé le strict devoir, le remords est en eux, et ne les quitte pas, et ne les laissera jamais. Un reproche dont s’étrécit leur cœur et se glace leur sang, leur parle à voix basse dans la solitude, leur parle à voix plus haute — pour être entendu ! — dans le bruit des rues, dans la musique des fêtes. Oh ! ils n’avoueront pas qu’ils l’entendent, ce reproche ! Si vous leur disiez : « vous l’entendez ? » ils éclateraient de rire, — comme vous avez fait tout à l’heure, monsieur de Maël-Parbaix, — et même, quelquefois, trop rarement ! ils parviennent à se persuader à eux-mêmes qu’ils ne l’entendent pas, en effet. Mais il parle, et ne cesse de parler. Et ils ne peuvent pas se dérober à cette voix, puisqu’elle est en eux, et ils ne peuvent pas échapper au remords, puisqu’ils l’emportent partout où ils le voudraient fuir. Vous dites : « Mal physique, et non angoisse morale. Malaise des nerfs surmenés. Une nuit de repos, et l’on se lève de bonne humeur. » Oui, c’est une nuit qui les peut guérir ! la nuit d’où l’on ne se réveille pas. Puis, qu’importe qu’ils souffrent en leurs corps, non en leurs âmes, des nerfs, non de la pensée. Ils sentent, soit, je l’accorde, quelque chose d’analogue à ce qu’on éprouve les lendemains de débauche ; ils ont « mal aux cheveux » comme on dit ; mais, pour ceux de qui la vie est un long abus de mauvaises joies — de tristes joies, hélas ! — le lendemain des excès, c’est toujours, et ils ont mal aux cheveux, interminablement. Ah ! qu’ils sont déplorables ! si peu dignes d’estime, qu’ils sont dignes de pitié. Pour s’oublier, pour s’ignorer, rien qu’ils n’entreprissent ; rien ne les tente, mais ils tentent de tout ; ils demandent aux drogues maudites, à l’opium, au haschich, à la morphine, la mort du souvenir, le rêve qui pense à peine, le vague anéantissement. Mais, après les apothéoses de l’opium, les puériles fantasmagories du haschich et les excitations ou la langueur délicieuse de la morphine, leurs nerfs, leurs sens, tout leur être, — comme une corde, trop tendue, rompt et choit, — défaille plus irrémédiablement en une désolation plus profonde ; et s’ils vivent encore, — on nomme cela vivre ! — c’est qu’ils n’osent pas mourir. Naguère, le salut peut-être leur eût été possible. La religion s’ouvrait aux désespérés ; elle était le lieu d’asile des âmes ; ils auraient pu resurgir par les exaltations du fanatisme, ou s’engourdir en l’abrutissante foi. Mais voici venus les temps prédits par les diaboliques prophètes, les temps des églises vides ou closes, et bientôt les cailloux des chemins qui montent vers les calvaires auront oublié les pieds nus des pèlerinages ! D’ailleurs, ils sont trop veules, ces surmenés, pour oser croire ; trop subtils, ces raffinés, pour pouvoir croire. De sorte qu’une seule issue, épouvantable, s’offre à eux : la folie. Oui, la folie. Ils ont peur de la mort, mais ils voudraient bien de la folie. La tombe, non ; la maison de santé, oui. Fous ! ils consentiraient à être fous. Oh ! ils n’avouent pas à leurs pareils, ils n’avouent pas à eux-mêmes cet abominable désir ; et, quand l’un d’entre eux, après tant d’apparentes joies et de réelles tortures, perd la raison, ils feignent de le plaindre. Au fond, ils l’envient. Ne plus penser, ne plus se souvenir, ne plus connaître ces désolantes appréhensions d’un bruit imprévu, d’une main sur l’épaule, de quelqu’un qui tout à coup vous regarde avec un air de vous comprendre, quelle délivrance ! Sans doute, c’est odieux, et c’est sale, dans les grandes cours aux arbres régulièrement espacés, ces errants, l’œil éteint, le geste machinal, ces assis, la tête vers les genoux, qui bavent, ou, dans les cabanons, ces forcenés qui mordent, avec des dents de bête, les barreaux. Mais ils ont oublié ! mais ils ne savent plus ce qu’ils furent ! et ceux même qui souffrent, ne connaissent pas, quoi qu’ils souffrent, l’affreux écœurement de soi, le lent, le continu, le désastreux remords. Vraiment, je n’ose blâmer vos contemporains, monsieur de Maël-Parbaix, d’aspirer à ce vivant néant ! Même, je me suis demandé parfois si celui-là serait coupable, qui, ayant découvert un sûr moyen d’abolir en l’homme, sans le tuer, la personnalité de l’homme, ne lui refuserait pas cette abominable guérison. Car ils sont si malheureux ! Et, malgré les mensonges où ils s’acharnent, malgré l’hypocrisie de leurs rires, de leurs amours, de leurs travaux, malgré la feinte ressemblance de leur désespoir avec le plaisir, ah ! comme ils se précipiteraient, pareils aux gens des campagnes qu’émerveille un empirique empanaché, si tout à coup surgissait au milieu de leurs fêtes quelque marchand d’une drogue par laquelle on devient fou ; leur fortune, leurs titres, leur renommée, et la beauté de leurs maîtresses, qu’ils jetteraient vite tout cela, comme ces paysans leurs gros sous, pour payer le vendeur d’éternel oubli !

Tandis que le docteur Urbain se complaisait en ces déclamations, — parlant dans la loge comme dans une chaire professorale, — M. de Maël-Parbaix, qui n’écoutait plus, entendait à peine, car enfin il s’ennuyait, se tourna vers une avant-scène où deux femmes venaient d’entrer.

— Tenez, dit-il, voici une personne qui dément singulièrement votre maussade théorie. Plus qu’aucune créature vivante, elle a osé, elle ose transgresser ce que vous appelez la loi humaine. Elle est le Péché et le Scandale. Et voyez quelle sérénité d’orgueilleuse joie illumine son visage ! Il y a quelque chose de fébrile, c’est possible, d’inquiétant peut-être dans la gaieté de toutes ces Parisiennes, de tous ces Parisiens. Mais elle, elle montre la paix imperturbable des consciences tranquilles.

Le docteur demanda :

— Vous voulez parler de Mme d’Hermelinge ?


II

La baronne Sophor d’Hermelinge était là, en effet, dans cette loge, avec Céphise Ador, et elle triomphait magnifiquement.

Toutes les femmes, très décolletées, montraient leurs épaules et leurs gorges ; elle, non. Sa robe de satin noir, tendue, montante jusqu’au cou, ouverte sur un gilet de piqué blanc, étreignait la sveltesse solide des flancs et du buste, et sous une toque pareille, de couleur et d’étoffe, à la robe, quelques courtes boucles à peine, brunes et fauves, frisaient. Ses yeux, petits, ronds, étincelaient dans le visage pâle, comme de l’acier fourbi ; ses lèvres, qu’elle mordait par instants, avaient une rougeur de blessure récente. Point de bijoux, ni aux oreilles ni aux poignets ; seulement des bagues, lourdes, larges, aux index des mains longues, sans gants, dont elle serrait le rebord de l’avant-scène. Et du regard, de l’attitude, elle défiait, qui ? tout le monde. Même c’était plus que du défi : une provocation à l’outrage, avec la superbe de le mépriser déjà. Elle avait un rebroussement d’une lèvre vers la joue, d’où semblait sortir une jactance, et une riposte. Elle voulait et narguait l’injure. Et elle respirait largement, la face épanouie en un sourire fier, chaque fois que la foule se tassait vers elle avec des coups d’œil qui désignent et des chuchotement qui racontent. Elle opposait aux curiosités le « c’est ainsi » du révolté qui ne baisse pas les yeux et se piète le poing à la hanche. Elle devinait, elle savait que ces femmes, que ces hommes s’entretenaient d’elle, énuméraient à voix basse les détails de l’extraordinaire aventure, dont, depuis six ans, elle étonnait Paris ; qui donc aurait ignoré — puisqu’elle s’était effrontément et glorieusement avouée — l’étrangeté furieuse de ses amours sans amants ? il lui plaisait qu’on ne l’ignorât point. Elle s’enorgueillissait d’être singulière et détestable. Au commencement des damnations, c’est l’apport du Diable, cet orgueil. Lorsque quelques personnes montraient du geste Céphise Ador, la belle comédienne, qui, les bras et les seins offerts, si radieusement blanche sous l’avalanche ensoleillée de ses cheveux, se tenait près de la baronne d’Hermelinge, celle-ci triomphait plus impudemment encore, et, feignant d’oublier toutes les autres présences, elle possédait, eût-on dit, de ses fixes regards, preneurs comme des mains et baiseurs comme des lèvres, cette belle chair de neige chaude, qui s’épanouissait. Parfois, elle se penchait vers son amie soudain tressaillante : on devinait que d’une aspiration, à travers les cheveux et les étoffes, elle lui humait le corps. Et elle se réjouissait dans le redoublement des scandales. Si Céphise Ador, d’une muette prière, ne l’eût retenue, la baronne d’Hermelinge se serait levée, l’aurait emportée dans le fond de la loge, après l’arrogance, vers toute la fête, d’un regard qui confirme et proclame ! Elle apparaissait comme une espèce d’étrange déesse à qui plairaient les mépris et les haines et qui se glorifierait d’être encensée d’affronts.

En la regardant, de loin, quelqu’un avait l’air de souffrir cruellement. C’était, assise dans un fauteuil d’amphithéâtre, une petite créature, mignonne et peu jolie, flétrie, point vieille pourtant, l’air fripé d’une fleur artificielle sur quoi l’on a marché. Elle n’était pas très bien mise. Une toilette de bal, qui a servi à d’autres, prêtée par une camarade ou louée chez quelque marchande à la toilette. Qui donc, cette petite, mal fagottée ? Magalo. À travers une dentelle qu’elle avait tirée jusqu’au milieu de son visage, on aurait pu voir luire, au bout des cils, une larme qui allait tomber, et quelquefois elle portait très vite à sa bouche un mouchoir qu’elle mordait pour ne pas crier.

Mais Sophor ne s’inquiétait pas de cette petite créature douloureuse. Elle régnait, rayonnante. Même quand ils s’arrêtaient sur la nudité des épaules et des poitrines, ses yeux restaient durs, n’attendrissaient pas leur impérieuse maîtrise. Ils s’emparaient, semblait-il, des belles créatures, ne disaient pas : « Veux-tu ? » disaient : « Je veux. » Aucune prière. Ils étaient tyranniques, n’admettaient point que l’on pût se dérober à eux. Regards d’un conquérant sur la multitude des vaincus, qui lui appartient ; de Don Juan sur une foule féminine, qui lui appartiendra. Et beaucoup de femmes se troublaient, rougissantes, un peu essoufflées ; elles se sentaient, par les jets pointus de ces prunelles, comme par des ongles de feu, dégrafées, dévêtues ; elles faisaient, inconsciemment, le geste de ramener sur elles des étoffes, se tournaient d’un autre côté. Une très belle personne du corps de ballet de l’Opéra, fameuse par l’audace de la chair hors du corset, des manches qui ne tiennent pas, et par l’offre impudente des aisselles touffues, serra vite les coudes en passant près de Sophor, parce qu’elle avait senti, sous le bras, la brûlure aiguë d’un coup d’œil. Or, de plus en plus, l’attention de la foule se braquait, obstinément, vers cette avant-scène. On s’étonnait, on s’effrayait de la baronne d’Hermelinge, mais on ne voyait qu’elle, on ne s’occupait que d’elle. Enfin, malgré les mépris, les colères, tout ce qu’il y avait, chez tant d’hommes, à cette heure de la fête, de désirs vers les seins, vers les bras, vers les bouches, de besoins de déchirement, de besoins de retroussement, de ruts épars, afflua vers Sophor, comme des flammes se précipitent vers un foyer plus puissant, comme des courants se joignent en un tourbillon ; toutes ces concupiscences, elle les absorbait avec l’air chargé d’odeurs de femmes ! elle s’en allumait les yeux, elle s’en gonflait la poitrine ; et de l’universelle chaleur convergeant en elle seule s’exaspérait le passionnel effluve dont — bientôt retournée vers son amie, — elle enveloppait, cernait, étreignait Céphise Ador, si blanche et si grasse, toute offerte et toute prise, et qui, les yeux baissés, palpitante, aurait voulu voiler de ses cheveux ses beaux seins battants et mouillés.

Cependant, accoudé au rebord de sa loge, Urbain Glaris ne parlait plus, observant la baronne Sophor d’Hermelinge avec des yeux pleins d’une fixe rêverie.

— Docteur, reprit M. de Maël-Parbaix, comme vous voilà silencieux tout à coup ! Votre théorie ne sait-elle que répondre à ces objections vivantes : le bonheur et l’orgueil de cette monstrueuse créature ?

Alors, Urbain Glaris :

— Oui, pleine de joie en effet, et de superbe ; et sa joie ne ment pas : nulle rancœur, pas d’arrière-pensée ; cette femme semble bien portante en son ignominie comme certaines bêtes à qui convient l’air méphitique.

Après un silence, il ajouta :

— Mais, cette santé, par son excès même, dénonce que, tout en étant sincère, elle n’est pas vraie. Au cours de certaines maladies, il y a de ces exubérances de force et de vie, — symptômes graves ; le patient, qui ne croit pas souffrir, emprunte de l’exaltation à la fièvre qu’il ne sent pas, et une espèce de génie au délire ! Mais, bientôt, comme un linge tombe, tout l’être s’abat, flasque et veule ; et deux yeux vides, qui ont peur, regardent sans rien voir. Tenez, elle se lève, elle emporte son amie, d’un bras autour de la taille, comme un époux son épouse ; elle est belle, toute de satin noir, avec cette femme très blonde et très blanche, qu’elle enlace ; elle affronte d’un dernier regard Paris qui, enfin, réprouve et s’indigne ; et, royale en l’arrogance de sa vaine virilité, elle magnifie de tant d’audace sa honte, qu’une espèce de gloire l’environne ! Eh bien !…

— Eh bien ? demanda M. de Maël-Parbaix.

Le docteur Urbain poursuivit :

— En des promenades à travers la ville nocturne, vers les bouges inconnus, dans les quartiers de misère et de crime, en ces promenades, d’ailleurs sans intérêt, que conseilla l’ennui de tant d’autres curiosités déçues, avez-vous tout à coup, de quelque angle de mur, ou d’un banc près du ruisseau, ou de la porte vitrée d’un cabaret peint de rouge-sang, vu quelque vieille, les bras qui pendent, la tête en avant, la langue hors de la bouche, — pas très vieille, et l’air d’une centenaire — s’avancer en titubant, vous tendre la main avec un bégaiement qui va vomir, vous montrer, sous un mouchoir noué, d’où sortent de sales mèches, son visage tailladé de rides blafardes, moustachu de poils gris, où saignent deux petits yeux pourpres et jaunes, pareils à des trous d’ulcère ? Cette vieille-là, fréquente dans les rues de banlieue, le long des fortifications, c’est le point suprême où s’arrête, dans l’impossibilité de l’au-delà, la déchéance féminine ; c’est la fin du laid et du vil, c’est le corps plus hideux que le cadavre, l’intelligence plus souillée et plus nulle qu’un chiffon piétiné dans la boue, c’est l’inutilité de vivre.

— Pouah ! dit M. de Maël-Parbaix.

— Eh bien, acheva Urbain Glaris, prophète de mauvais goût, je vous jure qu’avant qu’il soit longtemps, la baronne Sophor d’Hermelinge, qui a vingt-cinq ans, qui est belle, qui porte un nom presque glorieux, qui a deux cent mille livres de rente, qui, ce soir, heureuse et furieuse, emporte sa maîtresse et lance à Paris entier, avec une royale insolence, le défi des infâmes amours, enviera (en son désolé désir d’un peu moins de dégoût de soi-même) d’être pareille à la vieille ivrognesse des ruelles, chancelante et défaillante, près de rendre l’âme au coin d’une borne, avec du vin, dans la boue.



III

Le lendemain de la nuit irrémédiable, Sophie s’éveilla la première. Si lasse, elle se mut lentement, les yeux vagues sous les paupières soulevées à peine, très vite retombantes ; et elle ne pouvait pas, tant une paresse l’alanguissait, reprendre tout à fait possession d’elle-même ; à demi dans l’éveil, à demi dans le somme ; ainsi qu’un oiseau pris au piège, battrait l’air d’une aile déjà, aurait l’autre encore captive. Elle ne savait pas qu’elle eût quitté la maison de bois, dans l’île ; elle ne se rappelait pas la disparition d’Emmeline ni Magalo rencontrée ; mais elle se sentait étrangement inquiète, avec de la détresse et du ravissement, comme après un rêve qui aurait été très cruel et puis qui aurait été très doux. Enfin, elle ouvrit tout grands ses yeux. Rêvait-elle encore ? cette chambre, elle ne la reconnaissait pas. Partout, apaisées de la pâle lumière à travers les rideaux, des soies de couleurs vives, et de menus objets, mignons, ivoires, biscuits, sur des meubles, parmi des désordres de dentelles et de rubans jetés ; au pied du lit, deux robes étendues, qu’on aurait pu prendre dans la mi-obscurité pour deux femmes couchées là. De toutes ces choses émanait un parfum fade et chaleureux à la fois, délicieusement écœurant. Et ce parfum, semblait-il à Sophie, ne venait pas seulement des tentures, des bibelots, des robes couchées, il venait d’elle-même aussi ; elle l’avait dans les mains, aux lèvres, dans ses cheveux défaits, partout sur elle, comme si elle avait dormi dans des fourrures ayant cette odeur. Mon Dieu ! qu’était-il arrivé ? où était-elle ? Et qu’elle avait peine à sortir de cette lassitude enlaçante comme un souvenir de caresse. Elle poussa un cri ! elle venait de voir à ôté d’elle, sur l’autre oreiller, une figure toute drôle et jolie, qui dormait, avec un plissement de rire, la bouche ouverte en une rondeur rose ; et elle se jeta vers la muraille ! Mais Magalo, réveillée comme un oiseau saute d’une branche, l’avait saisie par le cou, lui frôlait de petites moues les yeux, les tempes, le nez, et c’étaient mille paroles balbutiées, tendres, mignardes, qui remerciaient, complimentaient. « Non, d’aussi gentilles que toi, il n’y en a jamais eu, jamais ! ah ! bébé, je t’adore. Dis si tu m’aimes, toi, dis-le, dis-le donc. Comment ? pas un mot ? Voilà, c’est peut-être parce que tu étais un peu grise, hier, après le dîner, que tu as voulu ; moi, je n’ai pas besoin de champagne pour être folle. Et de qui suis-je folle ? de vous, chérie, pour toujours. Tu veux bien, toujours ? Hortense ? plus d’Hortense ; ta petite à toi ? plus de petite. Toutes les deux, lâchées ! Nous nous fichons bien des autres. Tourne la tête que je souffle dans tes cheveux. Seulement, il faudra les couper, tes cheveux ; c’est plus drôle, puis c’est l’habitude, et ça me flattera, parce que tout le monde en te voyant, les cheveux courts, avec moi, devinera tout de suite. Je suis fière de toi. Tu parles si bien ! Tu es si bien élevée ! Et, hier soir, tout à fait innocente. Vrai, tu ne savais rien de rien ! ou tu faisais semblant. Non, pas semblant ? Alors, avec ton amie, dans l’île, rien ? la première, c’est moi ? Tiens, mon chéri, je t’adore ! » Pendant ce bavardage d’une bouche si près de sa bouche, Sophie se rappelait tout : son mariage, — l’horrible viol nuptial, — l’évasion, le séjour dans le chalet, les voluptés impuissantes de la nuit près d’Emmeline et la fuite de sa chère mignonne et Magalo dans le wagon. Ou plutôt, non, elle ne pensait qu’à Emmeline et une horreur de l’avoir trahie lui conseillait de se lever, de s’en aller. Qu’elle avait honte d’être dans ce lit ! Le réveil d’un très chaste amant, qui, après quelque souper avec des camarades se laissa persuader de suivre chez elle une fille, n’a pas plus de rancœur que celui de Sophie près de Magalo. Mais d’autres souvenirs lui vinrent. Depuis hier, tant d’heures délicieuses avec des instants terribles ! toutes les sciences révélées, et si vite acquises ! et l’emploi, enfin, de tout son être à l’extraordinaire délice qu’elle avait toujours espéré sans en concevoir l’exquis et presque affreux accomplissement ! Tout de suite, dès le premier exemple, — pas comme quelqu’un qui apprend, mais comme quelqu’un qui recouvre soudainement la mémoire, — elle avait compris, osé, réalisé, et, les yeux brûlés de regards, les narines brûlées d’odeurs, la bouche pleine de souffles aspirés, avec de l’emportement et des défaillances, avec des cris et des bégaiements, folle comme une troupe de bêtes mangeuses de miel qui s’est précipitée dans une ruche, elle avait soumis, dompté Magalo, l’avait réduite aux larmes qui demandent grâce et ne veulent pas être exaucées. Et voici que, ce matin, de toute la petite personne de Magalo, frétillante et grésillante si près d’elle, montait avec l’odeur de musc et de tabac du Levant le relent des abandons de naguère ; et parce que Sophie sentit sur sa peau la peau d’ambre chaude, elle ne pensa plus à rien qu’aux extases de naguère, qui s’offraient de nouveau ; et, la tension de sa féminilité exaltée jusqu’à l’énergie virile, elle serra Magalo, toute, sur toute elle ! orgueilleusement affolée de cette frêle forme glissante et souple qui obéissait au moule de l’étreinte, de ces petits os menus qu’en des secousses elle sentait craquer, comme brisés entre ses bras.

C’en était fait, elle était tombée dans le péché où l’avait destinée la loi des mystérieux atavismes, sinon quelque diabolique providence ; et elle n’en resurgirait pas. Malade, ou possédée, elle était vaincue. Elle n’aurait pas pu résister ; elle accepta son destin, elle le voulut ! et, parmi des caresses, elles convinrent que désormais elles habiteraient ensemble ; oui, Sophie et Magalo, ensemble, si différentes pourtant, l’une demoiselle de bonne famille, qui gardait, même dans les véhémences du désir, la tenue et la parole réservée des éducations bourgeoises, l’autre, gamine de banlieue, gâtée en cocotte, et danseuse de bal public, qui, chez elle, le matin, s’exerçait, en chemise, la pointe du pied nu à la hauteur de l’œil, et qui, sachant tous les vilains mots, les disait ! Ces mots (c’est la condamnation et l’un des châtiments des luxures que, pour s’exprimer elles-mêmes et nommer leurs outils, elles n’aient pu trouver que les plus immondes paroles !) ces mots, Sophie les craignait, les détestait, ne consentait pas à les proférer, et cependant ne pouvait les entendre, — même pas tout à fait compris, au commencement, — sans qu’une tiédeur lui mouillât les yeux sous ses paupières battantes. Une grave question fut celle de décider si on louerait un autre appartement plus grand, ou si l’on resterait chez Magalo. « Pourquoi changer ? dit la cocotte ; c’est gentil, ici, pas vrai ? et nous n’avons pas besoin d’avoir deux chambres, dis ? Ah ! bien, si nous en avions deux, il y en aurait une qui ne servirait guère, pour sûr ! » Là-dessus elle pouffa de rire ; et l’on ne déménagea point. « Tu verras comme ce sera gentil, toutes seules. Les autres femmes, il n’en faut pas. Si les camarades viennent pour me voir, je les flanque à la porte. Tu ne pourrais pas les recevoir, toi ; tu es trop convenable. Et l’on peut compter que je ne remettrai plus les pieds chez Mme Charmeloze ! Non, rien que nous deux. Nous ne nous quitterons jamais. Nous sortirons ensemble, habillées pareil ; nous irons partout, au restaurant, au théâtre, pas au bal, à cause de toi. C’est du monde trop mêlé, dans ces endroits-là. Puis, les autres te feraient de l’œil, rien que pour m’agacer. Je les connais, ces gredines ; elles enrageront, quand elles sauront que nous sommes collées. Hein ? collées, c’est gentil ? Tu n’as pas idée du plaisir que ça me fait, de t’avoir là. Tu ris ? bien, bien, je vois ton idée. Tu te dis que je ne suis pas trop à plaindre en effet. Eh bien, parole, je ne pensais pas à ça. Oui, c’est agréable, sûrement, mais il y a autre chose, il n’y a pas que les bêtises, il y a qu’on s’aime, il y a le cœur. Je t’aime tant, vois-tu ! tu as de si bonnes manières. Tu ne peux pas deviner l’effet que ça me fait d’être avec toi ! Il me semble que j’étais une pauvre fille, une ouvrière, une grisette, et que je viens d’épouser un prince. Ce sera joliment bon, notre vie ! » Et la vie en effet — pendant des jours, pendant des semaines — leur parut très douce. Sophor, en qui persistaient des enfances, s’amusait de tout, des boulevards qu’elle avait à peine entrevus en de courts séjours à Paris ; des dîners avec des plats qu’elle ne connaissait pas, avec des vins dont elle ne savait pas les noms ; des pièces dans les petits théâtres, des cirques, des cafés-concerts, où souvent des plaisanteries, dans les chansons, la faisaient rougir. Mais Magalo n’aimait pas la mener voir des féeries, parce qu’une fois, au Châtelet, elle avait bien remarqué que Sophor regardait les jambes des danseuses et leurs gorges, d’un air qui n’était pas convenable. « Toi, tu sais, si tu me trompes !… » Mais, cela, en riant. Jalouse ? non, elle n’était pas jalouse ; du moins, elle n’avait pas eu l’habitude de l’être. Il se pouvait que ça lui vînt, un jour ou l’autre. Ce qui amusait beaucoup Sophor, c’était d’aller dans les magasins de nouveautés, chez les joailliers. Non pas qu’elle fût coquette ; une robe très simple lui suffisait, et elle ne portait pas d’autres bijoux que des bagues très lourdes, en or, sans pierreries, des bagues d’homme. Mais ce lui était un plaisir charmant d’acheter pour Magalo des étoffes riches, de couleurs très claires, avec des fleurs et de l’or, dont on ferait des robes de chambre, et des boucles d’oreille, des colliers, toutes ces lueurs qui font du bruit sur la peau quand on va et vient devant le lit. Ces cadeaux, Magalo les acceptait, les demandait même, à cause de l’habitude, avec les hommes, chez les marchands qui donnent un tant pour cent à la personne qui fait vendre ; mais, quand elle les avait, elle paraissait triste ; ça la gênait d’avoir accepté quelque chose de Sophor. Être entretenue par Sophor, ah ! non, par exemple. Un jour, elle lui dit : « Tu as de l’argent, bon, je ne puis pas t’empêcher d’avoir de l’argent. Mais, comprends, que tu paies toute la dépense, ce n’est pas drôle. Tu n’aurais qu’à croire que je suis avec toi parce que tu es riche. Aussi, si tu étais gentille, si tu tenais à me faire plaisir, — que veux-tu, je suis fière, on ne se refait pas ! — tu me laisserais sortir seule, le soir, de temps en temps. Oh ! tu ne vas pas t’imaginer, je pense, que je retournerai chez Hortense ou chez Mme Charmeloze ? plus souvent ! Mais, tu comprends, au Peters, au Helder, j’ai des amis… » Elle se tut sous un violent regard de Sophor, n’osa jamais plus reparler de son projet. Seulement, elle se disait à elle-même : « Va, va, ils ne dureront pas toujours, tes billets de mille, et alors je serai très contente ; parce qu’il faudra bien que tu me laisses faire comme je veux ; et tu verras que je ne suis pas intéressée, ni ingrate. » Elle avait cette délicatesse, — celle qu’elle pouvait avoir, pauvre fille. Et pourquoi ? parce qu’elle aimait Sophor. Oui, voici qu’elle l’aimait, tout à fait, véritablement. « Tu es si jolie, avec tes cheveux qui sont roux et qui sont noirs, et tes petits yeux qui flambent, et ta peau différente des autres peaux, pas maquillée, une peau honnête. » Puis, à cette tendresse, il se mêlait une sorte de respect qui la faisait plus grave, plus profonde. Si Magalo parlait avec familiarité à son amie, c’était qu’elle avait pris, du temps des autres, l’habitude des camaraderies, et que, maligne tout de même, elle se rendait bien compte que ça ne déplaisait pas à Sophor, ces bavardages de fille avec des mots pas convenables, tout drôles, que ça l’émoustillait au contraire ; il y a aussi des hommes, même très jeunes, qui aiment ça. Mais, vraiment, elle était gênée quelquefois d’être trop sans gêne avec elle ; à des moments, elle avait envie de lui dire : vous ; pas quand elles étaient couchées par exemple ! oh ! alors, on est comme on est ; on ne va pas, bien sûr, faire attention à ce qu’on dit quand on ne sait plus ce qu’on fait. Mais, habillées, elle la respectait, sans trop le laisser voir ; et elle éprouvait une très attendrie reconnaissance pour cette personne du grand monde qui avait bien voulu venir avec elle, qui logeait chez elle, qui sortait avec elle. En même temps elle l’admirait. Sophor parlait si correctement ; des phrases comme dans les livres ! elle était si savante ! On pouvait lui adresser n’importe quelle question, elle n’était pas embarrassée. Au théâtre, elle expliquait des choses auxquelles Magalo n’avait jamais réfléchi. Elle savait les histoires anciennes, dont on parle dans les drames. Une fois qu’elles écoutaient une opérette, très gaie, très amusante, avec des airs qui donnent envie de danser, Magalo fut très étonnée d’entendre Sophor dire que cette musique était stupide ; mais elle ne fit pas d’objection ; elle admit que cette musique était bête en effet. Son amie ne pouvait pas se tromper. Tel était son humble amour. Et, cet amour, elle le témoignait par mille tendres soins. C’était elle qui lavait Sophor, avec l’énorme éponge, dans le tub, la peignait, lui laçait le corset, non point seulement par une malice d’amoureux qui veut profiter de la toilette pour baiser le haut d’une épaule humide d’eau parfumée ou pour respirer l’intense arome des cheveux, ou pour voir s’enfler les seins dans l’évasement des baleines ; non, il lui plaisait d’être la servante, la femme de chambre de son amie. « N’appelle pas Antoinette, laisse-moi boutonner tes bottines, je t’en prie ! » À cette parole, Sophie avait des rêveries que l’autre ne pouvait comprendre. Au moment de sortir, Magalo lui nouait elle-même les brides de la capote, lui disait : « Tu n’oublies rien ? veux-tu prendre un manteau ? je le porterai pour qu’il ne te gêne pas, et, ce soir, tu le mettras, s’il fait froid. » Puis, à dîner, c’était toujours elle qui servait ; même, si le garçon tardait à venir, elle se levait pour prendre sur la table voisine le pain ou l’assiette attendue. Et cela la ravissait que Sophor parût contente de ces complaisances ; rien que d’un : « Merci, mignonne, » Magalo était si attendrie qu’elle sentait ses yeux se mouiller, et pour ne pas pleurer elle se mettait à rire. Sophie, elle, aimait-elle Magalo ? Non, ou fort peu sans doute, encore qu’elle s’en montrât jalouse au point de la vouloir battre et de l’insulter si, dans la rue, ou au théâtre, la petite cocotte regardait quelqu’un avec trop d’attention. Jalousie d’avare plutôt que d’amant. À coup sûr, aucune ressemblance entre le sentiment qu’elle éprouvait maintenant et celui qu’elle avait connu auprès d’Emmeline. Mais elle s’égayait de cette frivolité sans cesse en éveil, s’attendrissait de cette douceur toujours prête aux caresses, s’infatuait de cette soumission qui, d’être si féminine, la faisait, elle, Sophor, plus mâle. Puis, il y avait les enchantements effrénés des heures nocturnes, les acceptations, pleurantes de délices, de son baiser insatiable ; son plaisir s’exaltait d’un radieux orgueil en la certitude de pouvoir contraindre en effet aux parfaits hymens, elle, femme, une femme ; elle palpitait de gloire et de conquête à entendre Magalo mépriser l’étreinte virile, en la sienne, préférée, et alors elle aimait, de donner tant de joie.

Cependant, des tristesses lui venaient, lui vinrent plus fréquemment après les premières semaines. Elle se rappelait l’amie d’enfance, perdue. Son regret s’augmentait-il d’un chagrin de n’avoir pas su lui révéler les ivresses soupçonnées, maintenant connues ? non, les sciences qu’elle avait acquises, elle ne rêvait pas de les partager avec Emmeline. Ce n’était pas que dans les docilités de Magalo son désir de la pure enfant se fût alenti (bien des fois, Magalo l’entendit balbutier un nom qui n’était pas le sien) ; mais il semblait à Sophor, en des rêveries qui d’ailleurs se précisaient peu, que les choses dont elle s’était instruite n’était pas de celles qu’Emmeline devait savoir, que c’était différent, lointain de celle-ci, ces obscurs mystères, que cela ne la concernait pas. Elle ne se repentait point des délices conquises, ne se jugeait pas coupable, éprouvait, au contraire, l’aise de se développer selon sa nature ; et que toutes les femmes fussent pareilles à elle-même, elle le voulait ; toutes, hors une ; Emmeline n’était pas comme les autres, ne devait pas devenir comme les autres. Sophor était presque heureuse d’avoir, par ignorance, épargné le virginal abandon ; s’il lui avait été donné de la reprendre, de la ravoir comme elle l’avait eue, sur le lit, dans la maison de bois, elle se serait efforcée, — malgré l’emportement des convoitises — d’oublier tout ce qu’elle avait appris, pour ne le lui point apprendre. Mais, de s’être épuré dans l’expérience même du péché, son amour pour la disparue n’en était pas moins grand, et, très souvent, dans les amusements des promenades, des dîners, du théâtre, même dans les ravissements des nuits, elle songeait à l’enfant préservée. Seulement, elle ne voulait pas la revoir, ne la revoyait pas dans l’île, aux heures périlleuses de la solitude ; elle éloignait la souvenance des pieds nus dans le ruisseau, du cher corps sacré sur la couche qui aurait pu être sacrilège. De leur amitié, elle n’évoquait que les candeurs puériles, les jeux dans les jardins ; même elle avait comme une peur de penser à leurs dévotions trop passionnées, aux ivresses trop ardentes des musiques, les soirs. Depuis qu’elle avait Magalo, elle se contraignait à ne pas désirer d’Emmeline ce que maintenant elle savait en avoir désiré naguère, inconsciemment. Elle acceptait, pour elle-même, les joies réalisées, non pour l’innocente créature ; si elle s’était crue diabolique, elle aurait pu se comparer à un démon qui a pitié d’un ange. Mais d’être chastes, ses souvenirs n’en étaient pas moins cruels ; et, bien des fois, elle rêvait mélancoliquement. Elle était comme un jeune homme, très épris de quelque belle et amoureuse fille, qui pourtant songe avec une amère douceur à une fiancée retournée au pays, qu’il laissa pure et qu’il n’épousera point.

Ces tristesses, Magalo s’en apercevait ; et parce que Sophor lui avait conté toute son histoire, elle savait que son amie pensait à Emmeline, ne s’en pouvait distraire. À cause de cela un grand chagrin. Lorsque, à genoux devant Sophor immobile et les yeux mi-clos vers un rêve, elle lui prenait les mains et voulait, par son bavardage, la faire sourire et ne parvenait même pas à s’en faire entendre, une désolation lui serrait le cœur, elle se retenait à peine de pleurer. Mais presque pas de jalousie, et pas du tout de colère. Elle reconnaissait qu’elle était si peu de chose, comparée à Emmeline qui devait être, comme Sophor, une demoiselle très bien élevée ; elle ne se sentait pas le droit d’en être jalouse, elle, une cocotte, une rien du tout. Il faut se voir comme on est. Eh ! oui, elle avait le cœur gros ; rien de plus triste que de ne pas être aimée d’une personne qu’on aime tant ; mais il était naturel que Sophor eût de la tendresse pour l’autre, plus jolie, et honnête. « C’est déjà bien gentil à elle, de rester avec moi, de ne pas me mépriser. » Telle était cette petite créature, très humble en dépit de ses airs hardis, très simple malgré ses malices, corrompue et ingénue, une enfant dépravée de qui l’âme est restée douce. Mais un droit qu’elle avait, c’était celui de souffrir de la douleur de Sophor ; et, celle-ci, souvent, après des heures où elle n’avait pas embrassé Magalo, ne lui avait même pas dit une parole, la trouvait assise dans quelque fauteuil du salon, la tête entre les mains et sanglotante, pauvre petite si tourmentée. « Tu pleures ? qu’as-tu ? parle, je t’ai fait de la peine ? — Non, non, rien, ce n’est rien. J’ai mes nerfs. C’est passé. » Et Magalo riait avec des yeux humides.

Une fois, sortie pour aller retenir une loge aux Variétés, Magalo ne rentra pas à l’heure du dîner, ne rentra pas le soir, et Sophie fut prise d’une rage. Elle se souvenait ! Magalo avait parlé, un jour, de reprendre son ancienne vie, à cause de l’argent, d’aller au Peters, au Helder, où elle avait des amis. Elle était peut-être retournée chez Hortense, ou chez Mme Charmeloze ? En ce moment, elle se laissait prendre la taille par des hommes qui lui avaient offert à souper, ou bien elle s’asseyait sur les genoux de quelque femme qui la baisait dans le cou. L’idée de Magalo, qui était à elle, touchée, caressée par d’autres, l’exaspérait, faisait qu’elle marchait d’un mur à l’autre, les poings crispés. Vingt fois elle fut sur le point d’aller la chercher, dans ces restaurants ou chez ces filles. Elle l’aurait prise par le bras avec une brutalité d’homme du peuple qui remmène sa maîtresse. « Qu’est-ce que tu fais là ? Allons, rentre. » Et, en chemin, elle l’aurait battue, comme on bat un chien qui s’est échappé. Mais, ces restaurants, elle savait mal dans quelle rue ou sur quel boulevard ils se trouvent ; et elle ne connaissait pas l’adresse d’Hortense ni celle de Mme Charmeloze. Puis, l’espoir, toujours, du retour de Magalo, lui conseillait de ne pas s’éloigner, d’attendre. Elle guettait le bruit des fiacres, la sonnette de la porte cochère, les pas dans l’escalier : Magalo ne revenait point ; jusqu’au jour, pas déshabillée, Sophie, sur le lit, le coude dans l’oreiller, attendit, l’œil fixe vers la vision de son amie couchée dans un autre lit. Elle s’endormit comme le matin, à travers les rideaux, pénétrait dans la chambre, — d’un sommeil secoué de cauchemars, avec des grincements de dents quelquefois sous les lèvres rebroussées. Un bruit de porte qu’on ferme l’éveilla en sursaut. « D’où viens-tu, malheureuse ! » Mais Magalo déjà s’était jetée vers elle et pleurait à chaudes larmes sur l’épaule de Sophor.

— Ah ! ne me gronde pas, ne me gronde pas, je t’en prie ! Je te jure que je n’ai rien fait de mal. Je ne pouvais pas te dire où j’allais, parce que tu m’aurais empêché d’y aller. Tu as peut-être cru que j’étais avec des hommes ou chez des femmes ? Ah ! que tu es folle, je t’aime tant. Je te dis que je n’ai rien fait de mal. Ne me gronde pas, mon bébé !

Alors, l’autre, en la repoussant :

— D’où viens-tu ?

— Je n’ai rien à te cacher, je te raconterai tout. Je voyais bien, depuis longtemps, que tu pensais à la petite, à la petite de l’île. Tu l’aimes toujours. Je ne t’en veux pas. Tu as dû remarquer que je ne t’en voulais pas. Je comprends les choses, va, et je ne me fais pas illusion. Moi, si tu m’as, c’est pour le plaisir. Elle, c’est autre chose. Enfin tu étais triste parce que tu n’avais pas de ses nouvelles, parce que tu ne pouvais aller en chercher à cause de ta mère, et de ton mari, qui t’auraient gardée. Alors, ce que tu ne pouvais pas faire, je l’ai fait.

— Toi ! tu es allée à Fontainebleau !

Et une fureur emporta Sophie. Cette fille avait osé penser à Emmeline ! l’avait vue, lui avait parlé peut-être ! elle faillit se jeter sur Magalo. Mais celle-ci la regardait avec une si grande douceur, avec un air si câlin, si humble, de chien qui ne voudrait pas être battu et pourtant consentirait à l’être ! Sophor se dit qu’elle était bien dure, bien mauvaise pour la pauvre petite qui n’avait pas pensé mal faire ; sa colère fondit en attendrissement. Puis ce fut, — dominant tous les autres sentiments, — le désir d’avoir des nouvelles d’Emmeline, et, très vite :

— Allons, soit, je ne t’en veux pas ; parle, parle vite, qu’as-tu appris ?

Magalo lui sauta au cou.

— Vraiment ? bien sûr ? tu ne m’en veux pas ? tu n’es pas fâchée ? Ah ! mon Dieu, que tu es gentille !

Mais elle ne cessait pas de pleurer, parce que ce n’était pas de bonnes nouvelles qu’elle apportait. Voilà, elle était partie pour Fontainebleau par le train de sept heures et demie. À son arrivée, presque personne dans les rues, trop tard pour s’informer ; elle avait couché à l’hôtel près de la gare. Mais, dès le matin, elle avait interrogé, n’importe qui, des passants ; comme, dans les villes de province, tout le monde se connaît, il ne lui avait pas été difficile de trouver la maison de Mlle Emmeline ; elle disait mademoiselle, exprès. « Oh ! je n’avais pas, tu penses bien, l’intention d’entrer dans cette maison-là. Je ne peux pas, moi, être reçue chez des bourgeois, chez des nobles ; mais, causer avec des voisins, avec des voisines, faire jaser les domestiques qui sortent pour aller au marché, ça, n’est-ce pas, je le pouvais, sans être inconvenante ? » C’était ce qu’elle avait fait. Ah ! bien, la marchande de tabac, trois portes plus loin, ne demande pas mieux que de dire ce qu’elle sait ; et ça n’avait pas été long de tout apprendre.

— Eh bien ! ce qu’on t’a dit, le diras-tu enfin ?

— Ah ! ma pauvre Sophor, ma pauvre Sophor ! Quelques jours après le retour de Mlle Emmeline, ton mari est parti avec sa sœur et avec sa maman, et ils n’ont pas dit où ils allaient, et on ignore ce qu’ils sont devenus. Même les domestiques de Mme Luberti pensent qu’ils ne reviendront jamais, parce que le baron Jean, comme on l’appelle, a fait venir, la veille du départ, un notaire, et il a signé des actes pour que tu puisses, toi, sa femme, diriger tes affaires, disposer de ta fortune, comme s’il était mort, lui.

Sophor murmurait, les yeux mouillés :

— Elle est partie, partie…

Il lui semblait, à la savoir plus loin d’elle, qu’elle perdait Emmeline une seconde fois.

Elle demanda :

— Est-ce tout ce qu’on t’a dit ? Tu ne sais rien de plus ?

Magalo détournait la tête, balbutiait, hésitante :

— Non… non… je t’assure… rien de plus…

— Tu mens !

La petite cocotte fondit en larmes.

— Je t’en prie, n’aie pas de chagrin, ne pleure pas, ne te fais pas de mal… Il paraît, — tu sais, les domestiques écoutent aux portes, — que si le baron Jean a emmené Mlle Emmeline c’est pour la marier tout de suite, loin de Fontainebleau, loin de Paris. Lui, il avait l’intention de quitter la France, après les noces de sa sœur, de demander du service dans les régiments qui sont aux Colonies, parce qu’il avait beaucoup de chagrin et de colère à cause de toi. Et le mariage de Mlle Emmeline, ça doit être fait, à présent.

Emmeline, mariée ! Emmeline entre les bras d’un homme ! Il y avait sous le front, dans le cœur de Sophor, comme des grattements de griffes. Mariée ! c’est-à-dire, possédée, torturée, cher joli corps délicat, — comme elle l’avait été elle-même, — par la brutalité du mâle ! Défaillante de pitié, Sophor tomba dans un fauteuil. Puis, tout à coup, elle devint horriblement pâle. Elle pensait — ceci, c’était plus affreux qu’Emmeline suppliciée, — elle pensait que sa chérie, dans le lit conjugal, était peut-être heureuse. Elle aimait, peut-être, les caresses déchirantes et l’oppressante étreinte. Les joies que Sophie n’avait pas su lui donner, que maintenant elle n’aurait pas osé lui donner, Emmeline les acceptait, les voulait d’un homme ; elle était ravie et charmée et mourante d’extase entre les bras de l’époux, comme Magalo entre les bras de Sophor ! Oh ! cette idée était intolérable, la lacérait, la dévorait ! Elle se tourna vers Magalo. Elle cria, dans une haine enragée :

— Qu’est-ce que tu fais là, toi ? que veux-tu ? va-t’en. La cause de tout, c’est toi. Tu feras bien de sortir, de ne jamais revenir, j’ai envie de te tuer. Si tu ne m’avais pas parlé, dans le wagon, si tu ne m’avais pas grisée avec ta parfumerie qui sent mauvais, je serais retournée à Fontainebleau. Est-ce que j’aurais pu vivre sans Emmeline, si je ne t’avais pas eue, toi ? je te déteste, parce que tu m’as consolée. Oui, je serais revenue chez moi, pour la revoir. Ma mère ? mon mari ? je me serais bien moquée d’eux. On n’enferme pas une femme dans sa chambre comme dans une prison ; puis, enfermée, n’importe, j’aurais vécu près de ma chérie, on n’aurait pas pu m’empêcher d’entendre sa voix à travers les murs. En me tenant près de la fenêtre, je l’aurais vue passer dans le jardin, je lui aurais fait des signes, elle m’aurait souri. Et mon mari n’eût pas pu l’emmener sans m’emmener aussi. De cette façon, plus de mariage pour elle ; je l’aurais bien reçu, le prétendant qui serait venu ! Puis, un beau jour, — oui, ça aurait fini comme ça, — j’aurais trouvé le moyen d’emporter Emmeline, si loin, si loin, qu’on ne nous aurait pas retrouvées ; et elle ne m’eût pas quittée, cette fois, parce que j’aurais fait bonne garde. Oh ! je ne l’aurais pas aimée, comme tu m’as enseigné à aimer, toi. Elle n’est pas de celles où l’on prend du plaisir comme on mange quand on a faim, comme on boit quand on a soif. Je l’adore avec des prières et des mains qui se lèvent sans toucher ! nous aurions été plus contentes que ne le sont dans le ciel les anges mariés. Mais toi, tu m’as arrachée d’elle ; par toi, je l’ai presque oubliée ; et elle est mariée, un homme la tient, la garde, ne la laissera pas ! Elle aime cet homme. Tout ce que je n’ai pas eu d’elle, elle le lui donne ; elle est contente d’être une épouse ! et sans toi elle n’en serait pas une. C’est toi qui l’as mise au lit de son mari. Va-t’en ! je te hais ! oui, je te hais, à cause de mon désir pour toi, à cause des plaisirs que je t’ai dus, à cause surtout des plaisirs que je t’ai donnés, puisque je sais, par eux, ce qu’elle éprouve aussi, Emmeline, avec un autre !

Menaçante, Sophie marchait sur Magalo.

Mais celle-ci ne se détournait pas, ne s’effrayait pas de cet emportement, ne s’irritait pas de ces injures. Elle pleurait par petits sanglots, voilà tout, et, n’ayant de tristesse qu’à cause de la douleur de son amie : « Ah ! mon Dieu, ah ! mon Dieu, disait-elle, mon bébé, ma chérie, comme tu souffres ! » Même elle aurait bien voulu que Sophor la battît, lui enfonçât les ongles dans le cou, lui déchirât tout le corps, parce que, maltraiter quelqu’un, ça soulage quand on est en colère ; c’est meilleur encore que de casser les meubles ou de briser des porcelaines. D’ailleurs, il se mêlait peut-être à son abnégation un peu de ruse, mais de si tendre ruse. Pour faire du mal aux gens, il faut les toucher, n’est-ce pas ? et elle savait bien que Sophor, la touchant, ne resterait pas longtemps de mauvaise humeur. Ah ! dame, on se connaît. On sait ce qu’on vaut. Une peau comme celle qu’elle avait, et une odeur comme ce parfum qui n’était qu’à elle, ça change vite les idées des personnes. Se serrant contre son amie avec des airs d’enfant qui se pelotonne dans les jupes d’une maman grondeuse, tendant les lèvres, elle n’aurait pas demandé mieux que d’être empoignée et mordue, puisque ces rudesses-là auraient été bien vite de l’enlacement et des baisers ; et, après les brutalités, elle eût consenti sans rancune aux caresses, non pas à cause du plaisir, — ah ! elle avait beaucoup trop de chagrin pour penser à cela, — mais parce que, si ça devait faire du bien à Sophor, d’être méchante, ça la consolerait bien mieux encore, d’être douce. Elle s’offrait donc, câline, aux coups, aux blessures, tant qu’enfin Sophor, exaspérée par le tendre défi de ce sacrifice, l’enleva, avec je ne sais quel fou besoin de la jeter par la fenêtre, de l’écraser contre un mur, ou d’enfoncer, avec ce corps, des portes par où elle s’enfuirait vers Emmeline. Mais, parce qu’elle sentait battre le cœur de son amie, parce que les paupières palpitaient sur ces yeux pleins de larmes consentantes à tout, parce qu’en les efforts de cette presque lutte, une chaleur, de l’une comme de l’autre, sortait et les mêlait dans leurs émanations confondues, Sophor jeta sur le lit, jupe et corsage déchirés, la mignonne créature soupirante sans plaintes, se rua sur elle pour l’étrangler, — et l’embrassa. Elle la mordait toute, furieusement, délicieusement. Ce fut l’extraordinaire joie du baiser qui voudrait lacérer, de l’étreinte qui voudrait étouffer. Jamais Sophor n’avait tant voulu cette créature qu’elle haïssait pour la première fois. Car le désir s’allume à la colère comme le désespoir s’avive à la luxure ! et la haine et l’amour s’exaspèrent l’un de l’autre jusqu’à ce que tous les deux succombent dans un commun néant.

Sophor et Magalo reprirent leur vie de naguère. Jamais il ne fut question entre elles de cette heure mauvaise. D’un commun accord, elles voulaient oublier cela, l’oubliaient. Quoi donc, Sophie ne s’inquiétait plus d’Emmeline ? l’horreur de la savoir mariée ou près de l’être, ne hantait pas ses journées de rêveries amères ni ses nuits de cauchemars ? Elle paraissait tranquille, riait avec Magalo, sortait aux heures accoutumées, — une des joies de Magalo, c’était qu’elles avaient un coupé pour aller au Bois, où on les voyait ! Et en vérité une paix s’était faite en Sophie. Elle n’était plus en colère contre personne. Elle se disait — lasse des premières affres, ou résignée, — que le destin avait bien arrangé les choses. Emmeline, par l’éloignement, par le mariage, hélas ! se trouvait hors de la portée du désir de Sophie, cela valait mieux pour la pauvre enfant destinée aux calmes joies. Elle ne la poursuivrait pas, la laisserait tranquille au loin. Certes, elle souffrait, elle souffrirait longtemps, toujours, de ne pas la voir. Mais elle voulait se sacrifier au bonheur d’Emmeline, et elle se sacrifiait en effet. Elle avait du moins la conviction de son sacrifice, tant il est naturel et doux de donner pour motif à ce qu’on fait ou à ce qu’on éprouve un sentiment dont on peut être fier ; Sophor ne se demandait même pas, si ce n’était point à ses contentements près de Magalo qu’elle devait sa résignation à l’égard d’Emmeline. Et elles étaient, toutes les deux, Sophor et Magalo, contentes, avec des tristesses parfois qu’elles ne s’avouaient pas l’une à l’autre, qui s’évanouissaient vite ; enfin, contentes.

Mais un matin, assise près du lit :

— Ah ! çà, s’écria Magalo, tu sais que tu es enceinte, toi ?

Sophor ne comprit pas, et, en tirant ses bras moins maigres, — elle avait engraissé un peu dans la paresse du désir satisfait, — elle murmura, bâillante :

— Tu es déjà levée ? tu parles ? qu’est-ce que tu dis ?

Et elle se serait rendormie, si Magalo :

— Eh bien ! je dis que tu es enceinte.

Sophie d’Hermelinge sauta du lit. Elle ! enceinte ! Comment ? enceinte ? Elle mit les deux mains sur les épaules de son amie, la regarda dans les yeux, lui demanda :

— Tu es folle, n’est-ce pas ? Voyons, répète. Je me suis trompée, tu n’as pas dit…

— Mais si, mais si, je l’ai dit, et c’est sûr, à moins que tu sois malade, ou que tu ne sois pas faite comme les autres. Ça, ce serait possible, mais ce n’est pas probable. Dame, pense, depuis trois mois… je le sais peut-être. D’abord, je ne voulais pas te parler de cela. Je pensais bien que ça t’ennuierait. Puis, les premiers temps, ça ne prouve rien ; mais, maintenant…

Sophor répétait l’affreux mot comme si elle n’avait pas compris ce qu’il signifiait. Elle reprit, en écartant de son front, de ses yeux, les frisons de ses cheveux courts :

— Voyons, enceinte de qui ?

— Oh ! pas de moi, bien sûr, — de ton mari, bête ! Si tu crois que ça ne suffit pas pour avoir un bébé, ce que tu m’as raconté.

De tout son long, Sophor tomba sur le tapis.

Quand Magalo l’eût relevée, l’eût portée sur la chaise longue, elles parlèrent ensemble à voix basse ; Sophor bégayait : « Oui, oui, tu as raison, c’est vrai. » Puis elle se tut. Mais Magalo bavardait. « Que veux-tu ? Il faut s’y attendre, à ces choses-là. Moi, je n’ai pas eu de bébé, parce que j’ai commencé toute petite avec un vieux, et parce que les gens qui nous accompagnent après le bal ou le souper, ne sont pas exigeants. On croit qu’ils achètent une femme ? pas du tout, ils louent un lit. J’en ai entendu ronfler, des hommes ! D’ailleurs, il y a les précautions. Mais toi, on t’a mariée ; ton mari, qui voulait de toi, ne s’est pas endormi, et, ce qui t’arrive, c’est tout naturel. Que ce soit ennuyeux, je ne dis pas non ; parce qu’on souffre beaucoup, à ce qu’il paraît. Pour cela seulement. Ne va pas t’imaginer qu’après, on a un ventre avec des plis, ou une gorge qui tombe. Les bourgeoises, peut-être. Elles ne se soignent pas. Ça leur est égal d’être jolies, ou de ne pas l’être ; pour ce qu’elles en font, de leur corps ! c’est des honnêtes femmes. Même il leur plaît que leurs maris puissent toujours voir qu’elles ont été mères. Elles sont comme les soldats qui ne cachent pas leurs cicatrices ; elles voudraient être décorées pour avoir fait des enfants. Mais nous, accoucher, ça ne nous change pas. Tiens, Hortense, tu sais, je t’ai parlé d’elle ; elle a eu quatre petits, trois morts, un vivant ; eh bien ! si tu la voyais, tu dirais : ce n’est pas possible ! C’est qu’elle a eu une bonne sage-femme. Une amie de la Charmeloze, Mlle Lavenelle, qui s’y entend. Avec elle, c’est comme si on n’avait pas eu de guignon. Cette femme-là ferait une fillette de la mère Gigogne. Ainsi, ne sois pas inquiète. Et si tu souffres, tu verras comme je te soignerai. Je ne dis pas que ça m’amusera de sortir avec toi, quand tu auras l’air d’avoir un oreiller sous la jupe ; voilà qui n’ira pas du tout avec tes cheveux courts ; tant pis, nous resterons à la maison ; nous ne nous ennuierons pas, n’est-ce pas, toutes seules ? et je te câlinerai quand tu auras mal, je te donnerai à boire des choses qui font du bien ; quand tu crieras, je crierai plus fort, pour te faire rire. Puis, quand tout sera fini, songe comme ce sera amusant d’avoir un bébé, à nous deux. Nous choisirons une nourrice à la campagne, près de Paris ; nous pourrons aller voir l’enfant toutes les semaines, deux fois par semaine. Bien sûr, il sera joli, puisqu’il te ressemblera. J’aimerais mieux un garçon ; les garçons, c’est moins caressant, mais c’est plus gai que les petites filles. Et je te promets bien que, garçon ou fille, il ne sera pas à plaindre. Je le dorloterai, tu verras ! Je l’aime déjà, ton petit ou ta petite. Si c’est un homme, nous l’appellerons Rodolphe. C’est le nom de mon père, qui était très honnête. Quand le mignon pourra marcher, nous l’emmènerons promener avec nous. Nous aurons l’air d’être ses deux mamans, de l’avoir fait à nous deux. C’est ça qui sera drôle. Deux mères pour un bébé ! sans papa. Nous dirons aux gens, en riant : « Nous l’avons eu la première année de notre mariage ! » Non, vrai, ce sera d’un drôle ! Et tu sais, ce n’est pas pour rire, je sens que je l’adorerai, ton enfant. J’ai eu tort de parler d’une nourrice à la campagne. Jamais de la vie ! on le laisserait mourir de faim. Nous le garderons chez nous, nous aurons son berceau dans notre chambre, et la nuit, je me lèverai pour lui donner à boire. » Mais elle cessa de bavarder, à cause des yeux de Sophor, assise, les poings entre les genoux ; des yeux froids et féroces, d’acier meurtrier. Elle n’avait jamais vu un tel regard, si plein d’inexorable haine. Elle comprit que tout ce qu’elle dirait, que tout ce qu’elle ferait, n’empêcherait pas Sophor d’avoir ce désespéré et atroce regard. Sans ajouter un mot, sans attendre un : « laisse-moi, va-t’en ! » elle se redressa, traversa la chambre, leva une portière, disparut. Elle se sentait inutile, devinait qu’en restant elle serait odieuse. Évidemment, il se passait dans l’âme de son amie quelque chose dont elle ne pouvait pas se rendre compte ; et elle avait eu tort de vouloir la consoler.

Sophor, seule, regardait le tapis, avec ces yeux effrayants.

Donc, véritablement, enceinte. Elle avait dans le corps un être, — peut-être un homme, — qu’un homme y avait mis ; et, puisque cela était, il ne pouvait pas désormais en être autrement. Elle enfanterait, elle ! elle serait pareille aux femmes qui accouchent, qui allaitent, qui bercent ; ce qu’elle avait, en soi, de différent des autres femmes serait bafoué, annulé ; l’époux ne s’était pas borné à l’étouffer, à la lacérer : il avait poussé son brutal et détesté triomphe jusqu’à l’engendrement dans le flanc violé. Les extraordinaires désirs au delà de la normalité humaine ne l’avait point sauvée du sort commun ; vierge amoureuse d’une vierge, on l’avait faite épouse ; épouse en vain évadée, elle serait une mère de famille ; éprise des ardentes stérilités, elle serait féconde ; et il lui sortirait des entrailles une chose vivante, qui proclamerait le baiser nuptial. Porter en soi la virilité pendant de longs mois, après en avoir été déchirée, et l’émettre en de plus affreux déchirements ! cet excès de défaite lui était intolérable. Elle se mit à marcher entre les meubles, pleine de furieux projets. Non, elle n’accoucherait pas ! elle n’accepterait pas cette ressemblance avec les femelles. Mourir ? soit ; enfanter ? non. Un instant sa fureur se calma de l’espérance que Magalo s’était trompée, avait parlé à l’étourdie. Hélas ! instruite à présent des lois sexuelles, elle ne pouvait pas nier l’évidence : elle était lourde d’une humanité prochaine ! Mais elle ne laisserait pas se développer jusqu’au fruit l’exécrable semence ; elle n’avouerait pas sa féminilité maternisée, n’entendrait pas le cri d’un nouveau-né. Ce n’était pas les affres de la parturition qu’elle redoutait ; elle eût, pour ne pas mettre au monde, consenti à des douleurs cent fois pires. Elle ne voulait pas être une mère, voilà tout, parce qu’elle n’était pas une femme ; c’est aux femelles éprises des mâles que la fécondité convient. Donc, un crime ? oui. Et rien de plus juste. Forfait pour forfait. Est-ce qu’elle n’avait pas été la victime de la plus abominable violence, la nuit où le baron Jean l’avait emportée et brisée sur le lit conjugal ? pour le mal, elle rendrait le mal. On l’avait torturée, elle tuerait. Et puis, criminelle ou non, n’importe, l’action qu’elle préméditait était nécessaire, inévitable. Avoir un enfant, elle ? non, non, non, c’était absurde, impossible ; tout son être se révoltait contre une fonction qui n’était pas la sienne ; ce rien, pas vivant encore, qui voulait vivre, elle l’empêcherait de naître, dût-elle, à coups de couteau, s’ouvrir et se déchirer les entrailles, dût-elle, tous les matins, pendant des mois, s’aplatir le ventre contre le mur ; et, enfin, ce n’était pas de sa faute si elle était comme elle était !

Mais cette misérable n’était pas totalement monstrueuse. Toujours un peu de lumière persiste dans les consciences les plus obscures. Après la folie des premiers effrois, elle recouvra la raison. Elle vit l’abjecte horreur du crime qu’elle avait conçu. Elle se sentit incapable de le commettre. Tout, même les flancs féconds plutôt que la suppression d’une vie même à peine vivante. Une fois pour toutes, elle écarta, d’une volonté indéfectible, l’exécrable tentation. Elle accepta le destin, la catastrophe : ; puisqu’elle était enceinte, elle serait mère, soit. Mais ce furent des jours, des semaines, des mois horribles. Elle ne sortait plus, rôdait silencieusement de chambre en chambre, s’asseyait, se levait, recommençait à marcher sans gestes ni paroles, toutes ses facultés immobilisées par l’obsession de l’idée fixe. Elle enfanterait ! Elle ne pensait qu’à cela, ne vivait que dans le morne désespoir de cette expectative. En elle, la haine de la maternité, — plus fréquente, hélas ! que ne l’avoue l’hypocrisie moderne, — s’augmentait, se consolidait d’être logique, conforme à ses autres instincts ; elle était normale, à cause de leur anormalité ; aberration comme légitimée par une aberration. Magalo essayait en vain de divertir son amie ; Sophor l’éloignait d’un mouvement de bras, et d’un regard sans sourire, qui ne permettait pas d’insister. Et c’était l’incessante promenade d’un mur à l’autre. Aux repas, — maintenant elles déjeunaient et dînaient chez elles — le silence ; accoudée à la table et le menton dans la main, Sophor regardait dans l’assiette, sans les voir, les viandes où elle ne touchait pas ; et, les soirs, qu’il plût ou qu’il gelât, — elle ouvrait une croisée, restait debout, les deux mains à l’appui, considérait d’un œil atone les passants, les voitures, tout le va-et-vient de la foule parisienne, puis les rues désertes où le reflet des réverbères traverse le luisant noir des trottoirs. Elle ressemblait à quelqu’un qui ne vit pas, à une morte de qui on aurait oublié de baisser les paupières, et qu’on aurait dressée dans l’embrasure de la fenêtre. Elle songeait qu’elle mettrait au monde la ressemblance d’un homme ! et qui l’eût touchée à ces moments-là aurait reculé d’étonnement tant sa peau était tendue, glacée comme d’un immobile frisson. De la chambre à coucher, Magalo, depuis longtemps au lit, l’appelait, lui disait : « Voyons, bébé, tu n’es pas raisonnable, viens dormir, tu prendras mal. » Sophor ne répondait pas, n’entendait peut-être pas. De plus en plus, elle s’enfonçait en sa morne rêverie. Et dire que d’autres femmes attendent avec des enchantements l’heure où elles seront mères, où il naîtra d’elles une mignonne créature, adorée déjà, qui sera la petite image de l’époux ; plus elles aiment celui qui la leur donna, plus elles la lui préféreront ; et elles se réjouissent d’avance du premier cri, du premier sourire, du hochet entre les lèvres, et du blanc sommeil dans les langes. Une nuit, une voix déchira l’air, aiguë, glapissante, la clameur de quelqu’un qui voit surgir un assassin de dessous un meuble ou de derrière un rideau ! Magalo sauta du lit, se précipita dans la pièce voisine, vit Sophor debout, les ongles dans le bois de l’appui, la face grise et froide d’une déterrée ; elle ne criait plus, des grincements sous la lèvre. « Tu veux donc te tuer ? Rester à l’air, dans ton état ! il fait si froid. Viens te coucher, je t’en prie. Voyons, qu’as-tu ? » Entre le crissement de ses dents, Sophor répondit : « Je n’ai rien du tout. J’ai eu peur d’une ombre sur la maison en face. Laisse-moi, je suis bien ici. » Ce qui lui avait arraché le cri, c’était que pour la première fois elle avait senti dans son ventre, une chose, qui remuait.

Un événement la détourna quelques jours de son angoisse. Elle dut aller à Fontainebleau, à cause d’une note dans les journaux, qui annonçait le décès de Mme Luberti, morte presque subitement ; le notaire de la vieille femme avait fait publier cette nouvelle pour qu’elle vînt à la connaissance de Mme d’Hermelinge, fille et unique héritière de la défunte. Lorsque Sophor descendit de voiture dans la rue du faubourg, où voisinaient les deux maisons, le convoi funèbre se mettait en marche vers l’église prochaine ; mais ce qu’elle vit d’abord, d’un jet de regard qui, lui semblait-il, emportait son âme, ce fut, à travers la grille, la fenêtre où si souvent elle s’était accoudée auprès d’Emmeline, la fenêtre de la chambre vide à présent. Hélas ! Emmeline était partie, elle était mariée, et la maison demeurait la même ; rien de changé à cette porte par où la mignonne était sortie pour ne plus revenir. Sophie s’irrita de cette indifférence des choses. Mais elle aimait le jardin, désolé par l’hiver, triste comme elle. Il fallut l’avertir que le convoi tournait déjà le coin de la rue. Elle se hâta, malgré cette lourdeur aux flancs qui la tirait. Elle rejoignit les gens derrière le corbillard, se plaça au premier rang, parmi les chuchotements des voisins, des voisines qui la reconnaissaient, et suivit, le front incliné sous un voile. Elle n’éprouvait aucune douleur à cause de sa mère morte. Peut-être, si elle l’avait vue durant la maladie, si elle l’avait soignée, veillée, tenue entre ses bras à l’heure du dernier râle, aurait-elle éprouvé maintenant quelque trouble, quelque chagrin ; elle aurait eu du moins une lassitude nerveuse qu’elle aurait pu prendre pour de la mélancolie. Mais cette boîte funèbre, qu’elle n’avait pas vu emplir, ne l’émouvait pas ; c’était comme si elle eût accompagné, par politesse, le corps d’une personne du quartier, connue à peine ; seule, une hypocrisie lui conseilla un mouchoir sur les yeux. Et alors, pour la première fois, un effroi d’elle-même la traversa ! Quel être était-elle donc, puisque le plus grand désastre dont on puisse souffrir — la mort d’une mère — la laissait impassible, puisque le plus grand bonheur permis à la femme — le baiser du mari — lui avait été odieux, puisque le plus magnifique emploi de la vie — la création d’un vivant — lui était une cause d’horreur et de haine ? Ni fille, ni épouse, ni mère, quoi donc, alors ? Eh ! ce qu’elle était, elle le savait bien ; elle était l’emportée amoureuse des vierges et des femmes, la rivale triomphante des mâles, la chercheuse, la donneuse des ivresses défendues par la loi imbécile des sexes ; tout ce qui n’était pas ces ravissements ou ne s’y rattachait point, lui semblait superflu, lui était même insupportable ; elle avait l’exclusif amour de l’amour volé à l’homme ; et, d’être si extraordinaire, un orgueil lui gonflait la poitrine, lui faisait palpiter les narines : tandis qu’entre les noires tentures de l’église, sur le recueillement de la foule agenouillée vers le catafalque entouré de cierges, grondait dans la tempête grossissante de l’orgue la prose de la messe des morts, l’insolent souvenir et l’envie des lits pleins de blancheurs sous de très longs cheveux la faisait se dresser contre la divine menace, et, au tonnerre du Dies iræ, la gloire de ses yeux lança le défi des belles nuits de joie ! Chez le notaire, après les funérailles, les choses ne s’achevèrent pas sans quelques lenteurs ; Sophie d’Hermelinge dut rester plusieurs jours à Fontainebleau. Bien que Mme Luberti, surprise par la mort, n’eût fait aucun testament et que les autorisations laissées par le baron Jean, absent depuis plusieurs mois, parti, supposait-on, pour le Sénégal, fussent tout à fait en règle, il fallut remplir un certain nombre de formalités : après une semaine, l’orpheline revint à Paris. Elle avait plus de deux cent mille livres de rente. Les soucis de ces journées, l’éblouissement, d’abord, de cette fortune l’avaient divertie de l’idée fixe ; mais, retournée chez Magalo, elle rentra, toute, dans la morne pensée, s’y enliza plus profondément ; et elle était, par les chambres, la sinistre muette impassible, aux regards braqués vers rien, qui marche sans repos.

Puisqu’elle ne pouvait remédier à cette espèce de folie, Magalo avait pris le parti de ne pas s’en inquiéter, — son amie, après l’accouchement, redeviendrait ce qu’elle était naguère, — et, pour passer le temps, la petite cocotte s’occupait de la layette. C’était, sur tous les meubles, un désordre d’étoffes blanches, de dentelles, avec beaucoup de rubans bleus ou roses. Il viendrait nu, le petit — décidément ce serait un garçon — mais il serait vite habillé ; de langes brodés, ornés de fanfreluches, il y en avait assez pour cinq ou six nouveau-nés ; tout le jour elle taillait, cousait, ajustait ; elle avait acheté une grande poupée, où elle essayait les menus vêtements ; quand le mignon mannequin était vêtu de batiste et de malines, coiffé d’un bonnet à ruches, elle le levait des deux bras vers le plafond, tournait par la chambre en un rythme de valse, et, les lèvres riantes à la figure de cire : « Allons, Rodolphe, fais risette ! » De tout cela, Sophor ne voyait rien, ou feignait de ne rien voir. À ses terreurs continues, une peur nouvelle se mêlait, les aggravant. Elle avait entendu dire, elle avait lu que de tous les sentiments humains l’amour maternel est le plus intense, le plus inéluctable. Une femme peut détester l’enfantement, maudire son sein fécond, mais, son enfant, dès qu’il est né, elle le chérit avec passion, ne le veut plus quitter, l’arrache à tous comme un morceau de soi qu’on reprend. Sophor se demandait, en un frisson, si elle éprouverait cet instinctif amour. À son horreur de la maternité physique se joignait l’appréhension de la maternité morale. Elle appartenait, elle voulait appartenir, si entièrement, si absolument, au tyrannique et délicieux Désir, qu’elle envisageait avec épouvante la possibilité d’un sentiment qui l’en eût délivrée. Elle redoutait cette diversion : aimer son enfant ; à chaque sursaut de son ventre, elle avait peur, en une attentive observation de soi-même, d’entendre y répondre un battement de son cœur. Et le temps s’écoulait. Maintenant une inquiétude sérieuse prenait Magalo, qui avait enfin deviné, obscurément d’ailleurs, cette haine contre le petit qui allait venir. Que ferait Sophor, à l’heure où l’urgence d’enfanter la tordrait ? Ce serait épouvantable, entre deux cris de douleur, la fureur malédictrice de cette mère qui ne veut pas être mère ; et peut-être il faudrait lui tenir les mains pour qu’elle ne fit pas du nouveau-né un petit cadavre. Inquiétude vaine. Le soir où Sophor se sentit prise des douleurs, elle se coucha, sans être aidée, dit d’une voix paisible : « Envoie chercher Mlle Lavenelle, » n’ajouta pas une parole, n’eut pas même un regard de gratitude pour les encouragements de Magalo qui s’empressait avec des tendresses de sœur et des affairements de voisine. Sophor montrait ce calme d’un condamné qui s’est résigné à subir une torture, et la subira, sans révolte, puisqu’il le faut. Le tourment, pendant de longues heures, ne lui arracha pas un cri ; l’orgueil de sa patience triomphait de la douleur ; on eût dit qu’elle se croyait observée par quelqu’un qui rendrait témoignage de sa stoïque acceptation du mal. « Non, dit la sage-femme, des personnes comme celle-là, je n’en ai jamais vu ; on jurerait que ce n’est pas elle qui accouche. » Nul symptôme de souffrance sinon, par instants, une tension effroyablement roide de tout le corps et, des tempes au menton, des plissements de peau qui avouaient l’effort pour ne pas hurler. Mais quand le petit être, — une fille — fût né, quand, tout enveloppé de langes à fanfreluches, on le présenta, les jambes remuantes, à la jeune femme ensevelie en la torpeur de l’apaisement, Sophor, quoi qu’on fit pour la retenir, se souleva sur les mains, et regarda sa fille, avidement ; on aurait dit que tout son être convergeait en cette fixité intense, mais il semblait aussi qu’elle prêtait l’oreille à une parole qui allait être dite d’une voix très basse. Oui, elle écoutait, qui donc ? elle-même ; elle s’interrogeait : « Cette enfant, mon enfant, l’aimerai-je ? » Et, d’elle-même, elle attendait une réponse. Après un long silence, où rien n’avait répondu, elle se recoucha, tranquille, abominablement rassurée.

Les jours suivants, elle demeura immobile, le front sur l’oreiller, très pâle, les yeux fermés. Sans doute, Magalo savait que l’on recommande aux accouchées de ne pas bouger, de ne pas parler, mais cela ne les empêche pas, dès que la sage-femme ou la garde a tourné le dos, de jacasser avec leurs amies, et elle s’ennuyait de voir que Sophor obéissait si sagement à l’ordonnance. Elle aurait voulu bavarder et rire, puisque le plus ennuyeux était fait maintenant, qu’il n’y avait plus à s’inquiéter. À la vérité, elle avait le cœur un peu gros, parce que, sur l’ordre exprès de la jeune mère, une femme qu’on avait fait venir du bureau des nourrices, avait emporté la fillette, très loin, en Touraine. Tous les jolis plans dérangés ! elles ne se promèneraient pas avec la petite, mamans toutes les deux. Au moins, Sophor aurait dû lui parler ; on ne peut pas vivre, pourtant, sans causer ensemble. Mais Mme d’Hermelinge gardait son inerte attitude, ne sortait pas de son silence, presque toujours avait l’air de dormir. À quoi songeait-elle, en la solitude muette où elle s’internait ? Elle avait peut-être pris une résolution qu’elle accomplirait, le moment venu, de laquelle elle ne voulait pas se laisser distraire. Elle acceptait les soins sans y prendre garde, ne répondait pas même d’un signe à ces paroles : « Tu vas bien ? Tu ne souffres pas ? Tu as tout ce qu’il te faut ? » Si, rarement, elle levait les paupières, elle montrait des prunelles fixes qui ne voient rien de ce qui est là, qui regardent un but, au loin. Puis, très vite, elle refermait les yeux, comme avec une volonté de voiler sa pensée.

Le vingtième jour, comme Magalo rentrait dans la chambre, une tasse de bouillon entre les mains, elle vit Sophor debout, tout habillée, coiffée d’une capote, gantée, prête à sortir.

— Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il y a ? tu es levée ? tu sors ?

Sophor répondit :

— Oui, je sors.

Magalo laissa choir la tasse.

— Tu sors ! Eh bien, et moi ?

— Toi, tu fais ce que tu veux. Tu t’en vas ou tu restes, à ton gré.

Puis, de tout près :

— Entends-moi bien. Je pars. Je ne veux pas être suivie. Je ne veux pas qu’on s’inquiète de moi. Adieu.

Et, dans le ton de ces paroles, il y avait une si froide, une si nette résolution, que Magalo tomba dans un fauteuil, stupide d’étonnement, ne fit pas même un geste pour retenir son amie.

Oui, Sophor s’en allait. Puisqu’elle n’était pas morte dans les douleurs du hideux enfantement, puisqu’elle avait recouvré la santé et la force, elle s’évadait de cette demeure où elle avait subi les opprobres de la maternité, et elle fuyait en même temps celle qui en avait été le témoin complaisant ; l’approbatrice attendrie. Un mépris lui était venu pour Magalo depuis qu’elle l’avait vue tailler des bavettes, coudre des langes, être une femme pareille à celles qui s’accommodent des hommes, une petite maman ; puis, tout ce qui avait avoisiné la défaite de son orgueil, choses ou êtres, lui était insupportable. Son horreur d’avoir été mère lui rendait horrible ce qui fut autour d’elle quand elle le devenait. Jeune, riche, libre, elle voulait une vie sans passé ; quelle vie ? celle où elle fut, de tout temps, destinée ; hors des liens d’hier, elle s’épanouirait en l’entier développement de soi-même.

Les premiers jours, Magalo fut aussi malheureuse que possible. Tant de rêves brisés ! Tant de joies qu’elle n’aurait plus ! Elle regardait, sur les meubles, des pièces de la layette, éparses, car la nourrice n’avait pas pu tout emporter ; elle considérait le lit où Sophor ne coucherait plus ; et elle pleurait, à grands sanglots, l’abandonnée. Cela ne suffisait pas à la consoler que son amie eût laissé des billets de banque dans le coffret où on mettait l’argent ; la belle affaire d’avoir des cents et des mille ! elle pleurait encore. Ah ! ça, elle ne se corrigerait donc jamais ? elle serait toujours dupe, s’attacherait toujours à des personnes qui n’ont pas de cœur ? Ce n’était pas la première fois qu’il lui arrivait d’être laissée. Léo l’avait lâchée aussi, et d’autres, avant et après. Cette fois, c’était plus triste encore. Sophor était si belle, si aimante ! puis, une si bonne éducation. Ah ! mon Dieu, elle ne la verrait plus. Qu’est-ce qu’elle allait devenir, maintenant, toute seule ? Le soir du troisième jour, elle se révolta enfin contre sa propre bêtise. Sophor ? une pimbêche, voilà tout, et, sûrement, elle ne se morfondrait pas à la regretter. Il n’y avait pas qu’elle dans le monde. « Zut ! » et elle s’en alla dîner à la table d’hôte de Mme Charmeloze. Vrai, on en but du champagne, pour fêter son retour. On se moquait d’elle, oui, un peu, parce qu’elle avait été collée avec on ne savait qui. Mais, comme elle faisait voir de l’argent, on finit par admettre que la personne en question devait être une femme très comme il faut. Et ce fut, avec Hortense, avec d’autres, pendant plus d’un mois, une noce comme on n’en avait jamais vu. On était toujours grises, chez Mme Charmeloze. Puis, pendant des heures, le baccara, le rams. Magalo perdait tout ce qu’elle voulait. Il est vrai que Mme Charmeloze serait tombée malade si elle n’avait pas triché. Magalo, entre deux parties, le nez dans le cou d’Hortense, disait : « L’autre ? je m’en fiche pas mal. » Elle mentait. Elle avait la mort dans le cœur. Elle ne pensait qu’à Sophor. Elle avait des envies folles de la chercher, de la retrouver ; mais elle avait peur d’être mal reçue. Chez elles, Sophor avait été sa camarade, mais, ailleurs, Mme d’Hermelinge était une grande dame qui pouvait la faire mettre à la porte. Et Magalo s’amusait toute la journée et toute la nuit, tant elle s’ennuyait ; elle aurait crevé à la peine d’être si triste et si gaie à la fois, si son argent avait plus longtemps duré. Mais quand elle n’eut plus le sou, il fallut bien songer aux choses sérieuses. L’ancienne vie la reprit : sortir le soir, souper, rentrer tard, ou ne pas rentrer. Les soucis de la nécessité l’absorbaient plus que n’avait fait le plaisir ; déjà elle oubliait, presque ; bientôt elle oublierait tout à fait. Non, elle se souviendrait toujours ! Quand elle revenait, accompagnée, dans la chambre qui avait été leur chambre, des rages la prenaient, à cause de l’amie perdue, contre l’homme qui était là. Un soir, elle flanqua à la porte un monsieur très bien, parce que, en s’approchant de la cheminée, où était resté en un cadre de cristal la photographie de Sophor, il avait dit : « Qu’est-ce que c’est que cette fille-là ? » D’ailleurs, il lui aurait été difficile de ne pas songer à la disparue, très souvent ; dans les soupers, les hommes chic nommaient la baronne Sophor d’Hermelinge, devenue, en très peu de temps, célèbre.

Oui, célèbre. Elle avait triomphé très vite. Quelques visites, sous des prétextes de charité, lui avaient tenu lieu de présentation dans le monde, et, dès qu’elle fut connue, son nom et sa fortune lui ouvrirent les salons parisiens, ceux-là mêmes où il est très difficile d’être admise. Qui se fût avisé de reconnaître en cette très distinguée personne, aux manières parfaites, l’irrégulière quelquefois aperçue, pas remarquée, dans un coupé de remise, autour du Lac ? Puisque le départ du baron Jean, discret, comme furtif, n’avait causé aucun scandale, elle était, — c’était tout ce qu’on pouvait savoir et dire — mariée à un officier gentilhomme que ses devoirs militaires obligèrent à s’expatrier et qui n’avait pas voulu exposer sa jeune femme aux périls des voyages lointains et des mauvais climats ; même une sympathie plus vive l’accueillait à cause de sa solitude, presque un veuvage, à cause aussi du malheur qu’elle avait eu, tout récemment, de perdre sa mère. Trois mois après le jour où elle quitta Magalo, elle habitait, avenue de Villiers, un hôtel meublé avec faste, d’où sortait, à l’heure du Bois, un coupé ou un huit-ressorts attelé de chevaux russes. Elle recevait les plus hautaines familles, les artistes les plus illustres. Ce qui rendit incomparable sa renommée mondaine, ce fut, dans le vaste jardin d’hiver qui entourait sa demeure, une fête, musique, danses, enchantement de lumière et de fleurs ; la robe de deuil quittée pour la première fois, elle apparut en un pompeux costume antique, de pourpre et d’or ; portant, en guise de sceptre, la lyre ; et, le front couronné de feuilles de laurier faites de diamants, elle ressemblait, impérieuse et comme inspirée, à quelque royale Sapho. Sa beauté, singulière, presque brutale, avec des cheveux roux et bruns, pareils à des touffes de flamme sombre, avec des yeux d’épervier en un cerne mourant de bistre, avec l’audace des lèvres trop rouges, n’aurait pas été sans lui valoir de sournoises inimitiés parmi les jolies personnes inquiètes d’être surpassées, si, à cette beauté, une irréprochable vertu n’avait servi d’excuse. Beaucoup d’hommes, parmi les plus nobles ou les plus fameux, la voulurent ; quelques-uns l’aimèrent : un surtout, M. de Ligneris, qui, pour elle, refusa d’épouser la très riche héritière d’un membre de la chambre des Communes ; et quand il fut bien avéré qu’elle éconduisait les adroits ou passionnés prétendants avec une gracieuse et ferme austérité, qu’elle entendait rester fidèle à M. d’Hermelinge, les plus subtiles dénigreuses de leurs amies, la proclamèrent de tout point parfaite ; et « la belle baronne Sophor », c’était le mot qu’on entendait partout.

D’ailleurs, elle excellait à se concilier les femmes par une franchise, par un emportement dans l’amitié, qui, de la part d’une personne comme elle, n’était pas pour déplaire. Elle avait des brusqueries d’éloge, quelquefois, à propos d’une épaule, au bal, ou d’une petite bottine aperçue sur le marche pied d’une voiture, et aussi des caresses subites, tout à fait imprévues ; on s’étonnait à peine, sans être fâchée ; c’était assez naturel, ces enfantillages, chez une jeune femme, presque pas mariée, qui apportait dans le monde la candeur et les zèles des camaraderies de couvent ; bien qu’elle ressemblât à un adolescent presque farouche, on était tentée de lui dire : « Finissez donc, petite fille ; » et l’on était très flattée. Mme de Lurcy-Sévy, fameuse pour la finesse fuselée de ses doigts, dont elle était si fière, disait à qui voulait l’entendre : « Moi, quand la baronne d’Hermelinge tient mes mains, elle ne les lâche plus. » En somme, toutes les mondaines raffolaient d’elle, et, si on la trouvait bizarre, on la jugeait surtout charmante. La comtesse de Grignols, délicieusement maigre, plaintive, élégiaque, un peu phthisique, qui se mourait d’un bruit brutal, et se pâmait d’une musique, — elle jouait les nocturnes de Chopin avec des doigts glissants et frôlants comme des ailes de papillons de nuit — conçut pour elle une véritable passion. Au Bois, à l’Opéra, on les voyait ensemble, se regardant de tout près, se parlant bas ; deux sœurs n’auraient pas été plus tendrement unies. On les opposait comme un exemple décisif aux esprits chagrins qui prétendent que l’amitié ne saurait exister entre femmes. Au reste, de l’avis général, la baronne Sophor, en cette intimité touchante, était beaucoup plus sincère que Mme de Grignols ; celle-ci, de qui les affaires étaient assez dérangées depuis la mort de son mari, ne faisait pas preuve, peut-être, de tout le désintéressement souhaitable ; et, naguère couverte de dettes, elle ne devait plus un sou depuis qu’elle avait fait la connaissance de Mme d’Hermelinge. Puis, tout à coup, elles cessèrent de se montrer ensemble ; à peine se parlaient-elles dans les salons où elles se trouvaient en présence. La baronne s’était-elle aperçue qu’elle était dupe ? L’autre, — à cause de nouvelles dettes peut-être, — jouait les nocturnes de Chopin avec une plus désolée mélancolie, les yeux expirants vers son ancienne amie. Pendant toute une année, Mme d’Hermelinge ne parut pas avoir de préférée ; des connaissances seulement, à qui, les matins, elle rendait visite pour convenir de ce qu’on ferait le soir, du théâtre, du salon où l’on irait. Elle aimait beaucoup, dans le boudoir, dans le cabinet de toilette, ces causeries où l’on est sans façon, où l’on raconte tout ce qui vous passe par la tête. Quelquefois, en arrivant, elle disait à la femme de chambre : « Comment ? encore couchée ? cela ne fait rien, ne m’annoncez pas, je la réveillerai, la paresseuse ; » et, du salon, la femme de chambre entendait : « Ah ! mon Dieu, vous ! à cette heure-ci ? — Mais oui, chère belle, » puis, des rires. Après quelques instants, la baronne Sophor, qui, souvent, ces matins-là, était en amazone, s’écriait : « Tiens ! si nous allions faire un tour du côté d’Auteuil, ou de Suresnes ? » Et il n’était pas rare que la fantaisie les prît d’un déjeuner dans quelque cabaret de campagne. Mais pas d’amitié sérieuse ; la banalité souriante des relations mondaines où Mme d’Hermelinge mettait un peu de crânerie et d’extravagance.

Elle éprouva un sentiment plus violent, et très complexe, pour la princesse Leïlef, qui était bien la plus extraordinaire petite personne que l’on pût imaginer.

À peine plus grande qu’une fillette de douze ans, svelte et vibrante, toute en nerfs, pas maigre pourtant, Marfa Petrowna, avec ses petits yeux d’or, clignant très vite, et son nez retroussé, et son rire impertinent sous le duvet roux de sa lèvre, — presque une moustache — avait l’air d’un jeune garçon toujours prêt à chercher querelle. À Saint-Pétersbourg où elle était restée jusqu’à la fin de son troisième mari, — car, à trente ans, elle était, veuve pour la troisième fois, ses maris durant peu, — elle avait émerveillé, effaré aussi la cour et la ville de sa gaminerie endiablée qui ne se tenait jamais en repos. Elle avait, au rez-de-chaussée de son palais, une salle d’armes où, tout de cuir habillée et la cigarette à la bouche, elle faisait assaut avec les officiers d’une caserne voisine, qu’elle boutonnait très joliment, et qu’ensuite elle gardait à déjeuner pour les consoler de leurs défaites, et pour les griser. Elle raffolait des gens qui extravaguent après le champagne, et, quand elle était grise elle-même, elle adorait qu’on lui manquât de respect ; jusqu’à un certain point seulement ! Qu’un bras lui serrât la taille, ou qu’un souffle lui mît de la chaleur dans l’oreille, elle le voulait bien ; cela ne tire pas à conséquence ; mais on eût couru grand risque à hasarder davantage, et, avec l’insolent qui l’eût affrontée, elle eût recommencé l’assaut, fleurets démouchetés. Avait-elle des amants ? on le croyait, c’était probable, on ne le savait pas. À l’un de ses maris — le premier — qui avait eu l’inconvenance de s’en vouloir informer, elle répondit par un refrain de chanson que lui avait enseigné une femme de chambre parisienne ; et le mari ayant insisté, elle le souffleta sur les deux joues de sa jolie main vive et sèche comme une patte de singe. Les deux autres époux se montrèrent plus discrets, soit qu’ils fussent confiants de leur naturel, soit qu’ils eussent reconnu l’inutilité de ne pas l’être. D’ailleurs, de très haute race, presque apparentée, par de lointaines bâtardises, à la famille impériale, et riche au point que, malgré toutes les prodigalités, elle n’avait jamais réussi à diminuer sa fortune, Marfa Petrowna était une personne à ménager ; l’ayant épousée, on tenait fort à ne point se brouiller avec elle, et elle usait de la considération qui lui était due, pour agir, en toute chose, selon sa fantaisie, payait en générosités les complaisances, les airs de ne pas s’apercevoir, disait à son mari : « Vous me grondez ? combien devez-vous au cercle ? » Ce qui d’abord l’avait rendue fameuse, c’était son intrépidité d’amazone. Elle montait un énorme étalon noir, à peine dressé, qui se cabrait avec un mouvement des sabots en l’air, et, pour ne pas glisser, elle devait, les brides lâchées, empoigner la crinière ; puis, l’éperon sanglant, c’était par les rues, les routes, la plaine, un galop forcené, cinglé de hops et de coups de cravache ; et, toute petite sur le très grand animal, elle l’enlevait par dessus les haies. Une fois, d’une ruade, elle fut jetée contre une muraille de jardinet, où sa tête sonna ; elle se releva tout de suite, une tempe saignante, s’élança, rattrapa la bête, se cramponna, se remit en selle, obligea, enragée, son cheval à sauter le mur où elle avait failli se rompre le crâne ; et, le soir, au Théâtre-Michel, en amazone encore, un bras en écharpe, une blessure rose près de l’œil, elle applaudissait une comédienne de Paris, à petits coups de cravache sur le rebord de la loge, ou bien, pour une facétie du comique, riait comme une enfant, renversée dans son fauteuil et les jambes croisées. Une aventure la rendit tout à fait célèbre. Depuis quelque temps, un étudiant, arrivé de Courlande, — c’était le frère de Marfa Petrowna, à laquelle il ressemblait singulièrement — répandait la terreur parmi les gens de police et les cabaretiers. Presque toujours ivre, il lui arrivait, avec de mauvais garnements de son espèce, de rouer de coups en plein jour les surveillants de quartier, et d’enfoncer, la nuit, pour se faire donner à boire, les volets des traktirs. Rencontrer une fille, dans une rue même pas déserte, sans lui pincer le bras ou sans lui vouloir retrousser la jupe, voilà ce qui ne lui était jamais arrivé. D’ailleurs, très gentilhomme en ses déportements et brave jusqu’à la folie, il se battait deux ou trois fois par semaine, pour une parole mal entendue, pour un regard qui lui avait déplu, ou sans raison, pour passer le temps ; un matin, il coucha sur le pré, d’une blessure en pleine poitrine, le fiancé d’une demoiselle de fort bonne maison, parce que celui-ci avait trouvé mauvais qu’elle ouvrît à l’étudiant, à l’heure où tout le monde dort, la petite porte du jardin. On devine l’étonnement dans les salons de Pétersbourg, lorsqu’on apprit que la princesse Leïlef n’avait pas de frère ; que ce vaurien, ivrogne, batailleur et galant, c’était elle-même ! Le scandale fut grand, et la pétulante personne, qui, précisément, venait de perdre son troisième mari, jugea qu’elle serait bien sotte de rester dans une ville où l’on s’étonne de si peu ; elle partit pour l’étranger, s’amusa presque à Vienne, faillit mourir d’ennui à Berlin, ne se sentit tout à fait aise que lorsqu’elle habita Paris.

La première fois qu’elle rencontra la baronne d’Hermelinge, — ce fut à un thé de cinq heures, chez Mme de Ligneris — elle s’écria : « Tiens ! » et la dévisagea longuement. Sophor, avec une égale insistance, l’observait. Aucune douceur en cet échange de regards, échange de défis, qui ressemblait à un engagement d’épées. Ce fut comme un commencement de haine, mais d’étrange haine, où il entrait plus de querelle que d’inimitié véritable, et qui impliquait surtout l’impossibilité, quoi qu’il arrivât, de l’indifférence entre ces deux femmes. Après cet acharnement de leurs regards croisés, elles baissèrent les yeux toutes les deux, en même temps : et elles étaient essoufflées, comme d’une lutte. Puis, quoiqu’on les eût présentées l’une à l’autre, elles feignirent de ne plus se voir parmi le va-et-vient des visites, ne causèrent pas ensemble dans les bavardages du thé ; évidemment, elles n’avaient aucune envie de lier connaissance. Il est vrai qu’elles sortirent ensemble et descendirent ensemble l’escalier, mais sans proférer une parole, sans s’avertir, d’un coup d’œil, de leurs présences ; et, avec l’air de deux femmes qui ne se sont jamais rencontrées, elles se dirigèrent vers leurs voitures, s’arrêtèrent, Mme d’Hermelinge devant son coupé, la princesse Leïlef devant sa Victoria. Alors, brusquement : « Eh bien ! venez, » dit Sophor ; Marfa Petrowna n’avait pas attendu cette parole, elle était déjà dans le coupé ! et quand l’autre l’eût rejointe, quand les chevaux eurent décarré, elles se saisirent les mains avec emportement, et cette première étreinte leur laissa dans la chair des déchirures d’ongles.

Puis elles restèrent muettes, longtemps, ne se regardant pas ; seulement elles sentaient à leurs paumes, toujours plus pénétrante, la pression acérée.

Le coupé s’arrêta.

— Écoutez bien, dit brusquement la petite princesse, j’ai mon yacht, au Havre. Je pars demain pour aller je ne sais où. Venez-vous avec moi ?

Sophor répondit :

— Oui. Mais nous avons tort. Vous verrez que ce sera terrible. Vous ne ressemblez à personne. Vous m’attirez et vous m’irritez. J’ai envie de vous embrasser et j’ai envie de vous battre.

— Battez-moi, je veux bien, je vous battrai aussi. À demain.

Et elle s’échappa.

Leur vie à bord fut extraordinaire : au commencement, une longue querelle, avec des soudainetés, quelquefois, de tendresse furieuse. Les matelots s’étonnaient de ces deux femmes qui s’emportaient en paroles outrageantes, puis, tout à coup, s’enlaçaient avec frénésie, jusqu’à rouler sur le pont. Pas un ordre donné par Marfa qui ne fût révoqué par Sophor ; une irritation continuelle les mettait aux prises ; pourquoi ? parce que chacune d’elles était, presque, ce que ni celle-ci ni celle-là n’aurait dû être ; c’était, à tout instant, le heurt de deux virilités plus excitables de ne pas être réelles, et elles se détestaient, pas assez mâles, d’être également ressemblantes à deux hommes. Un calme eût résulté d’un consentement, chez la baronne d’Hermelinge ou chez la princesse Leïlef, à l’infériorité ; mais, toutes les deux, elles avaient, Sophor plus impérieux, et Marfa plus taquin, l’orgueil de la domination. Et, les nuits, dans la cabine, après les bouteilles de liqueurs, bues à même, leurs rages s’exaltaient jusqu’à la folie, parce que l’une se révoltait d’accepter de l’autre le plaisir qu’elle avait en vain voulu lui imposer ; tant qu’enfin, forcenées d’un même désir dont, en une égale volonté de maîtrise masculine, Marfa refusait à Sophor, et Sophor à Marfa, la réalisation, elles se séparaient après des brutalités et des injures, et se résignaient, haineusement, en un duel de regards voraces, à l’illusion du triomphe. Mais de ne pas se posséder, elles se convoitaient davantage et s’exaspéraient plus encore ; vainement les douceurs de la solitude en mer, sous les lents nuages, sur les lentes eaux, les enveloppaient, les berçaient ; leur tempête ne cédait pas à l’accalmie du vent et des flots. La paix de l’infini n’entrait pas en elles ; elles avaient de la colère sous les tranquilles midis ou sous les bonnes étoiles. Une fois pourtant, accoudées au bastingage, la nuit était si caressante, si apaisante, que Marfa se sentit alanguie, et une rêverie lui conseillait des faiblesses entre les bras de Sophor, plus forte, qui l’enlaçait. Une idée, presque en même temps, leur vint : se baigner ensemble dans cette eau si claire et si bleue qui se mouvait silencieusement. Pourquoi non ? les matelots, confiants en la bonace, étaient couchés dans les cajutes. ou dormaient sous des bancs. Elles étaient seules, et c’était si facile de descendre, par l’escalier de cordes, dans la mer où elles s’envelopperaient d’une tiédeur lisse, s’endormiraient presque dans le bercement à peine sensible de la vague. Leurs robes quittées, elles se laissèrent glisser, l’une puis l’autre, et l’eau les reçut. Mme d’Hermelinge était une assez médiocre nageuse, n’ayant pris que quelques leçons dans les piscines parisiennes où Magalo l’avait conduite parce que c’était alors la mode d’y aller ; mais la mer ondulait si calme qu’il semblait n’y avoir aucun péril à se confier à elle. Sophor, accrochée d’une main à l’échelle, Marfa, plus loin dans la profondeur claire, se baignaient nonchalamment. Leurs blancheurs, en l’azur de l’onde, semé d’étoiles, étaient délicieuses et s’épanouissaient comme pâmées sous la caresse de la nuit. Sophor regardait Marfa qui, hardie, fluait entre le flot avec des souplesses de petite sirène. Et, de la voir vêtue de transparence, son désir s’allumait plus ardemment, sollicité par les étreintes partout de l’eau qui enlace et pénètre ; et, comme la petite princesse, rapprochée, qui nageait sur le dos, lui criait en riant, avec son air de défi : « Eh bien ! que faites-vous ? venez donc, peureuse ! » Sophor, se pencha, la saisit par une jambe, la tira, l’empoigna toute mouillée, et l’emportant d’une force d’homme, remonta l’escalier de cordes, la coucha sur le pont, malgré des résistances de chatte qui se tourne et s’effile et veut fuir, et la maintint victorieusement.

Dès lors, la princesse Leïlef fut, assez longtemps, auprès de Sophor, comme un joli animal, naguère sauvage, dompté tout à coup. Elle avait renoncé aux résistances. Elle était une petite personne bien obéissante, qui ne se refuse à rien, qui veut tout ce qu’on veut. Ses enragements de gamine, elle les avait encore à l’égard des autres gens : elle rudoyait les matelots, gourmandait le capitaine ; mais, avec Mme d’Hermelinge, sa douceur était pareille à l’humilité d’une tendre servante. Une défaite l’avait convaincue de l’inutilité des victoires ; elle se plaisait dans une déchéance qui lui avait été si aimable, regardait son amie, sa triomphante amie, avec des yeux chargés d’une reconnaissance qui désire d’autres motifs de gratitude : toujours se frôlant à Sophor, pareille à une petite chatte amoureuse, ronronnante, qui rentre, en miaulant, les griffes. Et, les nuits dans la cabine, elles ne se querellaient plus, ne se repoussaient plus ; la victorieuse, par la toute-puissance du plaisir, la tenait comme on a dans la main un oiseau que l’on étoufferait si on serrait un peu plus fort. Mais, pour avoir été matés, les puérils orgueils de Marfa, au fond d’elle, n’avaient pas abdiqué ; et plus sauvages, plus acerbes au contraire d’être obligés à tant de soumission, ils s’échappèrent en furieuses jalousies. Si absurde que fût ce soupçon, elle s’imagina que Sophor avait regardé trop tendrement le pilote du yacht, un jeune gars normand toujours les jambes et les bras nus. Elle entra dans une colère délirante, jura qu’elle ferait jeter cet homme à la mer. De là, en des fièvres nerveuses, un prompt retour au Havre. Mais, à Paris, les jalousies de Marfa ne se dissipèrent point ; une fois qu’après un bal, dans l’antichambre d’un hôtel, Sophor, avec quelque lenteur peut-être des mains sur la poitrine nue, agrafait le manteau de Mlle de Selves, grasse, grande, brune, aux profonds yeux bleus, Marfa s’élança vers la jeune fille et, de sa main sèche, la souffleta. Ce fut un grand esclandre ! Et, parce que, depuis quelques mois déjà, depuis leur départ, depuis leur retour surtout, l’intimité des deux amies avait donné lieu à de singulières suspicions, parce que les chuchotements n’attendaient qu’une occasion de devenir huées, un tumulte de voix et de gestes qui réprouvent et qui chassent suivit Marfa et Sophor le long de l’escalier, dans la cour, jusque dans leur coupé.

Huit jours durant, il ne fut question que de cette aventure, aux thés de cinq heures, au dessert des dîners, derrière les éventails qui voilaient des rougeurs ; ce fut aussi une anecdote dont s’amusèrent les fumoirs. Maintenant on se rappelait des choses auxquelles on n’avait pas pris garde naguère, ou que, ingénûment, on n’avait pas jugées répréhensibles ; l’étrange façon dont la baronne Sophor d’Hermelinge regardait, au bal, les épaules et les gorges ; sa tendresse pour Mme de Grignols, les notes des couturiers payées ; ses extravagances garçonnières, les visites matinales, les offres d’escapade à la campagne. Mme de Lurcy-Sévi les yeux baissés vers ses mains qu’elle avait si petites et si fines, disait, avec un air de gêne qui cachait mal un peu de vanité contente : « Vous vous souvenez ? quand elle me tenait les doigts, elle ne les lâchait plus. » Beaucoup d’autres mondaines abondaient en souvenirs de cette sorte. Celles surtout qu’un peu plus de familiarité avec Sophor aurait pu désigner à de fâcheux soupçons, se hâtaient de parler pour qu’on ne crût point qu’elles avaient quelque motif de se taire, citaient des circonstances où cette extraordinaire personne se montra tout à fait inconvenante. Elles n’avaient pas deviné, alors, ce qui lui prenait, oh ! non, pas deviné du tout — même elles insistaient un peu trop longuement, sur cette incompréhension, si naturelle d’ailleurs, — mais à présent, elles s’expliquaient tout, et elles s’indignaient contre la baronne d’Hermelinge. Fi ! l’abominable créature. C’était vraiment affreux que de telles choses fussent possibles dans la bonne société ; on n’a pas idée d’horreurs pareilles. Sophor et Marfa, peut-être, auraient pu tenir tête à la réprobation, en triompher dans une certaine mesure. Les maisons irréprochables, certes, leur eussent été fermées ; mais il est des salons moins austères, plus accommodants, qui ne renoncent qu’à la dernière extrémité aux avantages de recevoir des personnes riches et haut titrées ; ne pardonnent pas un scandale, mais feignent de l’avoir ignoré ; n’exigent qu’un peu d’hypocrisie pour croire à l’innocence. Beaucoup de portes leur seraient restées ouvertes, si elles avaient consenti seulement à quelque réserve ; si, par exemple, elles avaient renoncé à leur impertinente habitude de venir ensemble aux dîners et aux bals, de se retirer ensemble, de monter, à trois heures du matin, dans la même voiture, de ne jeter au cocher qu’une seule adresse. Mais Sophor n’était pas une âme encline aux concessions. Elle refusait de ravaler aux vilenies du mensonge l’orgueil de son péché. Elle était ce qu’elle était, voulait se montrer toute, sans réticence ni voile. Elle ne daignerait pas usurper l’estime. Et, en vérité, depuis longtemps elle se sentait mal à l’aise dans l’étroitesse des préjugés auxquels, si l’on vit dans le monde, il faut toujours un peu se soumettre. Elle avait dû, parfois, dissimuler, se contraindre. Elle n’avait pas osé proclamer son unique joie ! Puis, ces femmes, celles même qui, surprises, ou curieuses, et sûres du mystère, ne la repoussèrent qu’à demi, avaient des cœurs et des sens si timides. Jamais un éperdu abandon ; et le peu à peu, — avec des effrois et des reculs, les mains sur les paupières closes, — d’un consentement qui n’avoue pas avoir voulu, le hasard furtif d’un baiser presque refusé dans la pénombre d’une chambre à coucher ou d’un boudoir, ne suffisaient pas à l’assouvissement des entières convoitises où se précipitaient toutes ses forces vitales. La plupart de ces futiles, de ces prudentes, si la baronne d’Hermelinge, dans quelque exaspération, leur avait jeté un souvenir à la face, auraient pu répondre, presque sincèrement : « En vérité, madame, je ne sais ce que vous voulez dire. » La comtesse de Grignols, pourtant, si tendrement, si languissamment acquiescente ? une fille blasée, cette idéale, et une rouée, qui se faisait payer l’aveu du plaisir que peut-être elle n’avait pas. Quant à Marfa Pétrowna, c’était une espèce de petit monstre inachevé, pas assez femme pour accepter l’amour, pas assez homme pour l’imposer ; et ses rages — pour un temps vaincues, mais toujours prêtes à la rébellion — venaient de la double impuissance d’être assouvie ou d’assouvir ; qui aurait pu dire, d’ailleurs, si cette créature, désireuse avant tout de paraître extraordinaire, d’étonner, maniérée jusqu’en ses sauvageries, de qui peut-être les colères même étaient faites exprès, n’affectait pas la concupiscence virile, — comme on s’habille en homme, — pour la fanfaronne gloriole d’une excentricité ? De sorte que la baronne Sophor d’Hermelinge subit sans chagrin la réprobation qui l’écartait de la société mondaine ; chassée, elle eut l’impression d’être libérée ; et la loyale audace de son désir exigeait de franches amours.

Le jour de l’ouverture du Salon, il y eut comme une émeute d’étonnements devant le tableau exposé par Mlle Silvie Elven. Sous l’or éparpillé du soleil, verdi d’avoir traversé les feuillées, un jeune faune éperdûment, enlaçait une très délicate et frêle hamadryade ; mêlée de chairs éprises dans les hautes herbes où s’accrochaient les cheveux de la nymphe ; il semblait que l’amant étouffeur ne lâcherait pas, même morte, sa proie. Un sujet banal, en somme, où se résignent volontiers les peintres mythologiques dénués d’imagination. Mais une magnifique ardeur de rut singularisait cette étreinte sous les arbres ; les corps presque nus, où la chaleur du jour séchait et brûlait la sueur, vivaient d’une vie intense, excessive, moins et plus qu’humaine ; c’était un baiser bestial et divin. Cependant l’attention ne se fût pas longtemps arrêtée sur cette peinture, si le jeune faune n’avait eu quelque chose d’étrange, d’inquiétant. Faune ? faunesse peut-être. Le sexe voilé sous la pudeur d’un lambeau de pourpre, il était homme en effet par la violence de l’enlacement, par la vigueur des muscles, par les cheveux courts, drus comme de la mousse ; mais sa blancheur et l’évasement harmonieux des hanches, et, résistant à l’acharnement de la pression, un double renflement, sous la poitrine, de ferme chair, permettaient de le soupçonner femme ; femme presque virile, à la beauté brutale, aux petits yeux flambants dans le bistre du cerne, à la rouge lèvre dévoratrice. Des groupes se resserraient devant la toile, avec des chuchotements, avec des coudoiements qui avertissaient de mieux regarder ; des Parisiennes détournaient la tête, attirées cependant, rougissantes sous le regard des hommes qui souriaient. Tout à coup il y eut dans la foule des exclamations de surprise ; on s’écartait pour laisser passer deux femmes qui ne jetèrent vers le tableau qu’un bref coup d’œil et s’éloignèrent en se parlant bas. L’une d’elles, toute menue, la peau à peine rosée sous de petits cheveux blonds qui volent, était Mlle Elven, assez célèbre déjà ; d’une rapide comparaison entre l’œuvre et l’auteur, on reconnut dans la délicate et frêle hamadryade la ressemblance de Silvie. L’autre, d’une pâleur mate, à la bouche comme sanglante, c’était la baronne Sophor d’Hermelinge ; on eût dit voir marcher, en robe de printemps, le jeune faune lui-même ou la virile faunesse.

Sous le jour clair, l’atelier de Silvie Elven, pas trop vaste, était joli ; tout colorié de japonaiseries, et chatoyant de verrotteries où étincelait la lumière. Aux murs, accrochés comme des sultanes pendues, des satins d’Orient, or et chamarrures, remuaient quelquefois sous le vent du vitrage ouvert ; et, glissantes de la chaise-longue, des fauteuils, du piano d’ébène incrusté d’étain, des mousselines lamées d’argent frôlaient des peaux d’ours blancs de qui la fourrure était douce aux pieds nus. C’était là que Silvie Elven, guère plus vêtue qu’à l’heure du lever, les épaules et les bras hors d’une chemise de soie crème serrée d’une ceinture de métal, peignait tout le jour, assise devant le chevalet, et la fumée de la cigarette au coin de la bouche montant vers les boucles presque pas dorées de ses cheveux, légère fumée aussi ; tandis que la baronne Sophor d’Hermelinge, en une longue robe de drap sombre, froc plutôt que robe, lisait, étendue sur un amas de coussins. Mais le livre ne l’intéressait pas longtemps ; à chaque minute, elle tournait la tête vers la petite peintresse, et, le cou tendu, la considérait avec une ardente passion ; c’était à elle, ce charme, cette jeunesse, et tout ce corps, plus précieux d’être plus faible, et toute cette pensée aussi, éprise de lumière et de formes, qui se faisait couleurs au bout des frêles doigts.

Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis qu’elle était entrée pour la première fois dans cet atelier — grande dame qui vient demander son portrait à une artiste renommée. Raison vraie, ou prétexte ? Il y avait, autour de Silvie, une légende qui avait dû intéresser la baronne Sophor d’Hermelinge. Née d’une très bourgeoise famille, Mlle Elven n’avait jamais voulu se marier ; ce n’était pas, assurait-on, pour se consacrer toute à l’art qu’elle s’était refusée à l’hymen. On lui attribuait des amies plus aimées qu’il n’eût convenu ; chacun des pastels qu’elle exposait, — printemps dans la venelle, où rit une Parisienne en habit de bergère ; été que traverse une belle fille coiffée de coquelicots ; fauve automne avec sa vendangeuse plus rousse ; hiver dont la neige fleurit de flocons la nudité frileuse d’une fillette, — passait pour l’évocation d’une tendresse symbolisée en saison ; et les lèvres peintes de ses figures lui avaient, vivantes, rendu des baisers. Mais on ne croyait pas qu’en ses intimités elle se hasardât jusqu’à la vilenie brutale de l’entier péché. Elle fuyait l’époux ou l’amant, parce que l’homme est rude, et c’était son amour des fleurs, des oiseaux, des parfums, de ce qui est gracieux et léger, qui l’inclinait vers la femme ; il lui plaisait d’aimer ce qu’elle avait plaisir à peindre ; mais elle se fût bien gardée de demander à aucune de ses amies plus qu’on n’exige d’une belle rose ; elle ne désirait rien de meilleur que le délice d’une haleine ou d’un frôlement à peine caresse ; même, la nudité des jolies comédiennes qui consentaient à lui servir de modèles — les lys aussi sont nus — ne la troublait que d’une rêverie sans mauvaise pensée, lui laissait le charme d’un souvenir sans remords. D’ailleurs, si frêle, pareille à tout ce qui va se courber, languir, s’étioler, éveillant l’idée, avec la diaphanéité de sa peau et le frisson clair de ses cheveux, de cette fleur de duvet — la fleur-ange — qu’on fait s’envoler d’un souffle, elle aurait été tout de suite brisée en l’ardeur des étreintes même féminines ; et un jour, une très redoutable femme, poétesse illustre et débauchée fameuse, accoutumée à l’excès des joies, qui avait prémédité de la tourmenter jusqu’à l’extrême plaisir, renonça vite à son dessein, attendrie de la voir poser sa tête aux yeux mi-clos sur l’épaule d’une amie et rester là, la bouche entr’ouverte d’un sourire, contente de la câlinerie d’une haleine vers ses lèvres sous des cheveux mêlés aux siens. Et, tout près du crime, Silvie Elven n’avait pas peur, sachant qu’elle ne s’y jetterait jamais, sûre que personne n’aurait la cruauté de l’y pousser ; si heureuse au bord. Mais, en voyant la baronne Sophor d’Hermelinge, elle se troubla, entendit en elle-même comme un conseil de fuir. Cette femme, dès les paroles banales de la première visite, l’enveloppa d’un regard qui menace en caressant, qui ordonne et veut être obéi. Hélas ! celle-ci ne lui serait pas douce comme les autres, ne voudrait pas demeurer pareille à une tendre sœur caressante ; nul espoir d’être épargnée ! et elle sentait, sous ces fixes prunelles, violentes, aiguës, pénétreuses, qu’elle ne leur résisterait pas, qu’elle se soumettrait avec les plaintes vaines d’un petit oiseau que charme une couleuvre. Une ressource : l’éconduire cette fois, ne plus la recevoir désormais. Mais, malgré des efforts, Silvie ne pouvait se résoudre à ce qu’elle jugeait indispensable. Cette beauté un peu farouche, avec le rouge velouté des lèvres et la tyrannique insistance du regard sous la noirceur fauve de la chevelure, l’attirait en l’effrayant. Qu’elle serait belle à peindre, — Penthésilée au casque horrible, vêtue d’or et d’acier, ou satyresse ardente des bois qui, tapie dans les herbes de la rive, tend les bras vers les brumes en forme de femme qui glissent sur le lac ! Naguère éprise de tout ce qui est rose, clair et doucereusement tendre, des pâleurs de l’aquarelle et des langueurs du pastel, il semblait à Mlle Elven qu’avec un tel modèle elle oserait tenter des œuvres plus hautaines, que son talent et sa grâce féminine se renforciraient jusqu’à la conception de la virilité ! Mais elle n’était pas sans quelque épouvante, en sa pensée adonnée aux futilités aimables, de ce développement de soi-même en un plus vigoureux labeur ; de même que, pauvre petit cœur accoutumé aux amitiés discrètes, elle redoutait la passion devinée en Sophor d’Hermelinge. Et vraiment elle aurait bien voulu que cette visiteuse fût déjà partie ; elle allait lui dire que prise par d’autres travaux, par beaucoup de commandes… Sophor la regardait toujours, plus ardemment Silvie Elven répondit : « Je ferai très volontiers votre portrait, madame », et toute rougissante, elle baissa les yeux.

Maintenant, elles étaient unies. Sophor raffolait de ce corps menu et grêle, à la maigreur pliante, qui s’abandonnait avec des plaintes de tourterelle à qui l’on fait mal, et avait toujours, durant les baisers, l’ébahissement, sous les paupières, du bonheur prochain, et comme une peur d’en mourir ; elle s’était éprise aussi de cette âme futile et curieuse, presque enfantine, où les subtilités de la vie parisienne, les camaraderies d’atelier et de coulisses n’avaient point gâté la naïveté première, et qui, d’être si douce, était restée ingénue. Silvie, elle, adorait Mme d’Hermelinge, en la redoutant, comme une déesse infernale que l’on aurait chez soi ; et de ses terreurs s’augmentaient ses délices. C’était exquis, les regards qui lui entraient par les yeux, comme deux vrilles de flamme, jusqu’au cœur, les caresses qui, fougueuses, la violentaient, ou bien, plus efficaces d’être moins vives, l’excédaient d’une longue insistance, et la laissaient, enfin, inanimée. Pensait-elle quelquefois, avec une douceur qui regrette, aux charmes presque purs de ses amitiés de naguère, aux plaisirs inachevés, plaisirs à peine, qui n’alarmaient pas sa conscience ? Non, elle appartenait entière à la despotique amante. Si elle s’effrayait de ses joies, elle était heureuse de ses épouvantes. Et, en même temps que menacée et tourmentée, elle se sentait protégée ; elle avait confiance en qui la martyrisait ; quand l’excès d’une étrange joie, encore inéprouvée, l’affolait jusqu’à des affres d’agonie, elle se jetait, pour être secourue, dans les bras de celle qui la tuait, et sous les yeux tendrement dominateurs de Sophor, qui l’interrogeaient, l’obligeaient à l’aveu des mortelles extases, elle avait, renversant la tête, le sourire d’une heureuse mourante qui aurait voulu souffrir davantage, mourir tout à fait.

Les camarades de naguère venaient-elles encore à l’atelier, malgré la présence, presqu’à toute heure, de la baronne d’Hermelinge ? sans doute. Après les premiers étonnements, après quelques jalousies, elles avaient pris leur parti d’une intimité que Valentine Bertier, de l’Odéon, appelait un fait accompli ; et c’était, l’après-midi, pendant que Silvie peignait et que Sophor, au piano, jouait quelque sonate, des froufrous de toilettes entre les chevalets et les cadres ; des fumées de cigarettes montaient vers les chapeaux de rubans et de plumes dont on avait coiffé les bustes. Yvonne Lérys, délurée et sautelante, maigre comme un joli bâton, avec une tignasse noire sous la rouille de la teinture, qui jouait les ingénues à la Comédie-Française et les jouait aussi à la ville, mais avec une sincérité moins probable, ne manquait jamais, après la répétition, de venir prendre le madère chez Silvie, pour dire les potins du théâtre, pour voir où la mignonne en était de son nouveau tableau ; et avant même qu’elle fût entrée, on s’écriait : la voilà ! à cause d’une odeur excessive, santal exaspéré de gingembre, dont elle avait la manie de se parfumer toute ; de sorte que, lorsqu’elle ôtait son manteau, on avait envie d’ouvrir la fenêtre, et que Valentine Bertier, pas gênée, disait : « C’est drôle, Yvonne, on croirait qu’elle a des dessous de bras, partout. » Quand arrivait Mlle Lérys, il y avait beaucoup de visiteuses déjà : la grosse Constance Chaput, — qui était là depuis le matin, venue pour déjeuner, — ancienne fée de féerie, fameuse autrefois par la plénitude de ses maillots, belle fille affalée en quadragénaire obèse, l’air d’une somnambule de foire, ou de la marchande à la toilette qu’elle serait demain ; Rose Mousson, évadée de l’opérette et qui allait débuter au Palais-Royal, trop blanche et trop rose, mignonne et mignarde, pareille à une fleur maquillée ; Adeline Nordrecht, énorme et ferme, ressemblant aux statues de villes que l’on met sur les places, hollandaise, disait-elle, et racontant, avec un fort accent hanovrien, le succès considérable qu’elle avait eu à La Haye, dans le rôle de Phèdre, joué en français ; Roselia Fingely, tout à fait jolie, et très svelte en une robe de drap collante comme une amazone, écuyère illustrée par l’amitié d’une impératrice, et qui fut décorée, un soir de haute école, d’un ordre recherché par les reines (par modestie, elle n’en portait pas le ruban au corsage, mais où on l’avait mis, à même sur la peau) ; Séraphine Thevenet, du Vaudeville, trop grasse, et Jeanne Vincent, du Gymnase, trop maigre, avec Mme Leverrier, cocotte jadis célèbre, finie en couturière, moustachue, qui les habillait toutes les deux, et les déshabillait ; Honorine Lamblin, blanche à coup sûr comme un cygne et bête peut-être comme une oie, celle qui, le soir de la première d’une revue aux Folies-Dramatiques, quittant la scène pour aller, disait le rôle, prendre un bain, se mit toute nue en effet devant les machinistes et les figurants, dans une baignoire imaginaire, parce qu’elle était bête, ou parce qu’elle était blanche ; Vivette Chanlieu, soubrette endiablée, si gamine, avec des gestes si vifs et si garçonniers, qu’on l’aurait crue habillée en homme sous sa robe (quand elle s’asseyait, la jupe bouffante, on lui voyait de la peau dorée, de la peau de gitane, au delà des chaussettes de soie noire) ; et cette folle, avec des cheveux partout dans les yeux, Luce-Lucy, étourdie au point qu’un soir elle assistait dans une avant-scène de rez-de-chaussée à la représentation d’une pièce où elle avait oublié d’aller jouer son rôle, et, tout à coup, la réplique entendue, lança de la salle sa tirade ! et Germaine Triézin qui revenait du théâtre Michel, avec tous les diamants qu’on peut avoir, pas vertueuse, disant : « Si j’avais donné un cheveu à chacun de mes amants, sûrement je serais chauve ! » et, avec celles-ci, dix encore, les jolies et les élégantes de la scène, qui avaient, l’une après l’autre, parfois plusieurs ensemble, servi de modèles à Silvie Elven. Très souvent venait aussi, — plus belle que toutes en la jeune splendeur de sa chair et de ses lourds cheveux blonds débordant par touffes la capote, — Céphise Ador, cette admirable comédienne, la seule amoureuse vraiment passionnée des théâtres d’alors. Et ces Parisiennes, la robe traînante sur les peaux de bêtes, ou couchées sur des chaises longues, les manteaux tombés, les éventails palpitants, mêlaient dans l’atelier des couleurs, des rires, des parfums ; l’air était plein de l’invisible buée qui sort des étoffes imprégnées de chair. La baronne Sophor, — non sans quelque crainte d’un regard de Silvie, — contemplait, écoutait, aspirait ; elle absorbait en soi seule toute cette féminilité éparse. Belle, riche, éclatante, elle les conquit, ces femmes, toutes ou presque toutes ; celle-ci de quelque princier présent, celle-là d’un baiser brusque sur les lèvres quand on descend seules l’escalier déjà sombre. L’une ne refusa pas de la rejoindre dans quelque cabinet de restaurant nocturne, l’autre accepta de la suivre, le soir, dans un village au bord de l’eau, où, après le dîner sous une tonnelle d’auberge, on manque le train. Soit qu’elles fussent accoutumées à de tels caprices, soit qu’au contraire la nouveauté les y invitât, soit qu’il leur parût amusant de jouer ce tour à Silvie Elven qui s’était moquée d’elles, vraiment, avec son air de sainte-nitouche et sa façon de demander grâce quand on lui soufflait de trop près dans la petite bouche qu’elle offrait pour la refuser. Et quelques-unes, — celles en qui n’étaient pas éteintes toutes les flammes, ni rompus tous les nerfs, — restaient songeuses les lendemains. Elles avaient été déconcertées, même les plus perverses, par quelque chose de terriblement insolite, à quoi elles n’avaient jamais songé. S’amuser, bien ; pourquoi pas ? où est le mal ? au contraire, c’est très innocent, c’est comme à la pension. Mais Sophor était redoutable. Valentine Bertier, malgré tant d’expérience, dit : « Ça, ce n’est pas de jeu. » Et ces jolies filles, ne connaissant guère de l’amour que le vice des hommes, n’obtenant de leurs amants que de brefs instants de plaisir, salaire égoïste des complaisances, se troublaient d’avoir subi, éperdûment, d’étranges et cruelles joies. Plusieurs, épouvantées, se dérobèrent avec des « on ne m’y reprendra plus » où s’attardait pourtant quelque regret. D’autres, vaincues, heureuses de leurs défaites, résolues au parfait esclavage, s’attachaient à Sophor, ne la voulaient plus laisser, devenaient pâles si elles lui voyaient dans les yeux un regard froid, qui ne désire point, ne promet point ; et Mme d’Hermelinge s’infatuait de leur inquiétude autant qu’elle s’était enorgueillie de leurs ravissements. Sans doute, elle éprouvait quelque remords, à cause de Silvie Elven, gentille et câline, qui, si souvent trahie, ne se plaignait pas, la laissait s’éloigner sans querelles, l’accueillait, aux retours, d’un sourire sans reproches ; souvent l’infidèle s’agenouillait, jurait que c’était fini avec toutes ces folles, qu’elle resterait toujours près de sa chérie, la suppliait de ne pas avoir de chagrin. « Mais, je n’en ai pas, disait Silvie, puisque vous m’aimez ». Et elle avait, l’air content, un sourire qu’interrompait parfois une petite toux. Car, depuis quelque temps, elle toussait. Rarement. Un peu de fatigue. En somme, rien. Sophor s’inquiétait de cela pourtant. C’était peut-être les opiniâtretés voraces de son désir qui anémiaient la délicate créature. Elle avait quelquefois l’alarme de ne pas la voir renaître des torpeurs où elle l’avait plongée. Mais le soin de Silvie, lassée, un peu malade, ne la pouvait pas longtemps retenir ; elle cédait à la poussée de son destin vers tant d’autres femmes ; elle s’éprit furieusement de Céphise Ador, la plus belle, et qui se refusait.

Céphise était une créature bien portante, l’esprit et les sens simples ; elle adorait un jeune homme ardent, robuste, au cœur franc, aux nerfs solides ; ils étaient superbes à voir, cette belle fille et ce beau garçon, contents l’un de l’autre, en leur sain bonheur ; dès le premier souffle dont Mme d’Hermelinge, dans une avant-scène, penchée, lui caressa le cou, l’honnête amoureuse pouffa de rire et, tournée vers son amant qui se tenait au fond de la loge, elle lui mit les bras au cou en jetant cette parole : « Ma maîtresse, la voilà ! » Mais Sophor la voulait et l’aurait. Elle ne priait pas, ne s’humiliait pas, n’essayait pas d’attendrir, — se gardait aussi des audaces qui lui auraient valu des rebuffades définitives. Sans humilités ni témérités, elle était auprès de Céphise le plus souvent possible, lui rendant visite tous les matins, l’allant voir, les soirs, au foyer de la Comédie ; elle l’entourait, l’investissait de regards, d’invisibles caresses lointaines qui semblaient proches pourtant ; et ce qui rayonnait d’elle mettait autour de Céphise une chaleur où celle-ci éprouvait une gêne singulière, où elle étouffait parfois jusqu’à perdre haleine ; elle se sentait cernée, pénétrée d’un vouloir toujours plus resserré autour d’elle ; Sophor présente, elle faisait inconsciemment le geste d’écarter des liens. Or la convoitise de Mme d’Hermelinge s’exaspérait de l’attente, se faisait plus impérieuse, plus irrésistible ; et, une fois que Céphise Ador, après le spectacle, énervée d’un drame où elle avait pleuré de vraies larmes, et d’une querelle, tout à l’heure, avec son amant, et de l’orage prochain qui par la fenêtre entr’ouverte mettait dans la loge des pesanteurs de feu, commençait à dégrafer, d’une main fébrile et moite, son corsage, elle se sentit étreinte par deux bras convulsifs, et, se tournant, elle eut dans la bouche tout le baiser vainqueur de Sophor ! Désormais elle n’appartint plus à soi-même, ni à son amant. À peine possédée, elle fut asservie. Car Sophor était la violente et la savante, la donneuse effrénée d’incomparables joies, celle qui veut tout, qui peut tout, — le cher bourreau à qui toujours ses martyrisées demandaient de nouveaux supplices, et qui en inventait toujours, de plus affreusement délicieux. L’homme qu’elle aimait, Céphise ne l’aima plus, le fit jeter à la porte, ne voulut plus le revoir. « Toi, disait-elle à Sophor, toi seule existes, toi seule vaux qu’on vive ! » Et alors, la baronne d’Hermelinge, tenant sous son despotique et déchirant amour, comme sous une serre, la plus belle des belles créatures, longtemps résistante, exulta dans un enchantement et dans un orgueil sans bornes.

Ainsi, c’était vrai ! elle accomplissait sa destinée ! Ce qu’elle devait être, elle l’était ; elle se réalisait, absolument. Elle rompait les antiques défenses, bafouait l’hymen, enseignait, imposait aux amitiés les délices d’un amour plus enviable que tous les amours. Humiliée une seule fois par l’homme dans l’horrible nuit nuptiale, comme elle était vengée à présent ! Comme elle triomphait des époux et des amants ! Séduites, ou domptées, les femmes la préféraient aux mâles méprisés ; il n’y avait plus pour ses élues d’autre paradis que celui dont elle leur faisait largesse. Les promises des virils embrassements acceptaient, réclamaient les féminines noces ! et, à des moments, l’excès de sa victoire lui enflait le cœur, lui empourprait la face, sa pâle face mate. Tous ces charmes, les lèvres roses et odorantes ainsi que des fleurs de chair, les chevelures longues qui voilent les seins et les flancs comme si elles étaient jalouses, et les gorges battantes où se dressent des rougeurs saignantes déjà d’un pressentiment de morsure, et la touffeur empoivrée des nuques, et toute la blancheur du corps jusqu’à l’orteil de nacre jaune qui s’écarte et s’érige, elle les avait, sous le frôlement si léger et si maîtrisant de sa caresse, sous son baiser preneur de tout le souffle, de tout le sang, de toute la vie ; elle s’était fait, de la femme extasiée, un délicieux lit royal. Et, plus encore que la joie des possessions, la fierté l’en enchantait ! Violatrice impunie des lois naturelles ou des desseins de la divinité, elle avait, en des fièvres délirantes, la suprême arrogance d’un Lucifer qui, un instant, aurait vaincu Dieu. Mais, tout à coup, elle frémissait comme de la blessure d’un couteau, serrait contre son corps ses coudes, et, si pâle d’ordinaire, devenait blême avec une palpitation de ses lèvres moins rouges. Elle haussait les épaules, secouait ses cheveux, avait l’air de rejeter une obsession. Inutilement. Oh ! c’était insupportable, cela ! quoi donc, cela ? eh ! ce petit bruit dans les oreilles, qui sonnait comme un rire, qu’elle avait entendu toute petite, aux heures des crises, et près du lit d’Emmeline, et bien d’autres fois encore. Vraiment, c’était un rire, comme si, en elle, on se moquait d’elle. Depuis quelques années, il était moins discret, moins lointain, semblait résolu à être tout à fait perceptible. Pourtant, on eût dit qu’il ne voulait pas être effrayant. Non, il complimentait. « Ah ! ah ! vraiment ? oui, oui, très bien ! » Seulement, quand il persistait, c’était agaçant à la fin. Oh ! Sophor ne s’en inquiétait pas outre mesure. Un tintouin, voilà tout, qui ressemblait à un ricanement. Un phénomène nerveux. À coup sûr, si elle avait consulté un médecin, elle aurait été délivrée à jamais de ce petit bruit importun, qui devait avoir un nom dans les livres de science. Mais elle l’entendait si peu souvent, et c’était si peu de chose ! En somme, un mal trop léger pour valoir un traitement. Et chaque jour elle roulait plus furieusement sur la pente de son vice, ayant, quoiqu’elle descendît, l’impression de monter. Il ne lui suffisait plus, maintenant, d’éprouver ses joies, elle voulait les étaler, en défier l’hypocrisie ou l’honnêteté sociale ; elle traversait la vie parisienne, traînant après soi de belles filles enamourées, comme l’impudent Pierre d’Arezzo, dans Venise, se promenait suivi des quarante Arétines. Après le Bois, où elle était comme la reine d’une troupe d’amazones qui l’escortaient, la rejoignaient avec des appels et des rires, on entendait, des fenêtres de son hôtel ou des croisées d’un restaurant à la mode, sortir un tumulte de joie : la baronne Sophor d’Hermelinge dînait avec ses amies ; les lampes allumées, il y avait derrière la transparence des rideaux des passages de blancheurs rosées d’une teinte qui n’est pas une couleur d’étoffe. Silvie Elven était-elle là ? non, elle n’aurait pas pris plaisir à ces fêtes où l’on fait trop de bruit, aimait plutôt à sourire qu’à rire, pleurait aussi, presque volontiers. Puis, un peu souffrante, elle ne sortait pas le soir. Toujours cette petite toux. Quant à Sophor, elle ne s’attardait pas longtemps aux folies d’après le champagne. Bien avant l’heure où finit le spectacle, elle allait à la Comédie rejoindre Céphise Ador ; elle avait un continu besoin de la voir, d’être vue la voyant. Il n’était pas besoin d’habilleuse pour les changements de la comédienne ; c’était son amie qui lui mettait à genoux d’autres bottines, qui lui délaçait, lui laçait les robes, et, le corsage pas encore fermé, folle des belles chairs offertes, elle l’enlaçait en un délicieux paroxysme. Ensuite, s’il y avait quelque fête où Paris s’assemble, elle y emmenait Céphise ; en pleine lumière, elle montrait effrontément à la foule enfin méprisante et courroucée cette admirable créature, les bras nus, trop décolletée, qui n’était à aucun de ces hommes, qui était à elle seule.


IV

Impérialement insolente, avouant ses infâmes amours comme une Faustine ou une Théodora se targuerait de ses crimes, la baronne Sophor d’Hermelinge sortit de l’Opéra avec Céphise Ador entre une double haie de chuchotements indignés ; et, à peine assises dans le coupé, elles s’étreignirent, le souffle mêlé au souffle, dans un grand froissement d’étoffes. Mais la voiture ne bougeait pas. Dehors, une main, petite, bien gantée d’un vieux gant, avait fait un signe au cocher, puis elle se posa sur le rebord de la portière. Les deux amies se disjoignirent, alarmées. Elles virent une tête de femme, entourée de dentelles, qui se penchait. Cette femme, dont on ne pouvait distinguer les traits doublement voilés, d’ombre et de guipure noire, tremblait comme une mendiante qui veut demander l’aumône, n’ose pas. D’une voix très basse, enrouée, balbutiante, qui avait peur, eût-on dit, d’être entendue :

— Madame, dit-elle enfin…

— Voyons, qu’est-ce ? demanda Sophor.

L’autre, d’un ton plus hésitant encore :

— C’est que je voudrais vous parler. Oui, à vous, madame, rien qu’un moment. Je serais bien contente si vous permettiez que je vous parle.

En même temps, cette personne déroulait la dentelle. C’était Magalo. Mais si différente de ce qu’elle fût ! Son petit visage, qu’éclairait l’une des lanternes du coupé, avait la couleur jaune et les rides d’une nèfle séchée sur la paille. Les lèvres, où jadis avait lui une rougeur fraîche, semblaient mortes. Entre des paupières sans cils, ses yeux, où il n’y avait de vivant que des larmes, se striaient de sang ; et la gaieté des frisons déteints était lamentable. Sophor la devinait plutôt qu’elle ne la reconnaissait. Ah ! mon Dieu, en si peu d’années, un tel changement ! Magalo, autrefois, était donc beaucoup moins jeune qu’elle ne disait, ou bien la misère, des chagrins peut-être, l’avaient à ce point flétrie ? Il y eut dans le cœur de Sophor une grande pitié. C’était si loin derrière elle, Emmeline perdue et la honte de l’enfantement, qu’elle n’avait plus de colère contre la pauvre petite créature. Elle se rappelait surtout que Magalo avait été, avec tant de jolies perversités d’abord et d’obéissance ensuite, le commencement de ses joies. Sophor lui devait son bonheur d’à présent ; et, jeune, belle, heureuse, ce lui était vraiment une peine très amère de la revoir vieillie et laide, si triste.

Magalo reprit :

— Je vous assure que je ne vous retiendrai pas longtemps. Vous êtes pressée de rentrer, avec Madame, qui est très jolie. Je comprends ça.

Elle fondit en larmes.

Certainement, Sophor allait répondre : « Eh bien ! montez. » Mais, d’un mouvement brusque, Céphise Ador lui mit au cou ses beaux bras ! et, presque brutale, en un soupçon confus de la vérité :

— Renvoie cette femme, je ne veux pas que tu lui parles. Elle a l’air d’une fille des rues. C’est quelque coureuse. Allons-nous-en.

Puis, tandis que Magalo, suppliante, tendait les mains dans l’intérieur de la voiture, la comédienne laissa un instant Sophor, et, la glace baissée d’une main fiévreuse, cria au cocher avec emportement :

— Allons, êtes-vous fou ? partez.

Le coupé se mit si vite en mouvement que Magalo eut à peine, pour n’être pas renversée, le temps de se jeter en arrière ; l’une des roues lui passa sur le pied. Elle jeta une plainte de petit chien qu’on écrase ! la voiture était loin. Et elle était toute seule, et c’était très douloureux, ce mal dans sa bottine ; elle avait peut-être les doigts brisés ; une lancination lui montait jusqu’au cœur. Mais elle était si accoutumée à souffrir d’une autre façon, qu’elle ne savait pas bien si elle souffrait de cette blessure, ou de son chagrin de tous les jours, plus cruel cette nuit. Elle sentit qu’elle allait défaillir. Elle eut l’idée de s’asseoir sur une marche ; non, les cochers, les ouvreurs de portières, les gens qui sortaient de la fête, s’étonneraient de la voir là. Elle traversa la place, avec peine, comme quelqu’un qui, d’une jambe, traînerait quelque chose de lourd, gagna le boulevard, tomba sur un banc, à côté d’un kiosque, pas très loin d’un restaurant dont les fenêtres flambaient encore, bien que la devanture du rez-de-chaussée fût close. Il venait des cabinets, à travers les vitres, des bruits de gens qui soupent, qui s’amusent. Elle avait tant de peine qu’elle aurait voulu être morte. Ainsi, c’était pour rien que, des dix francs empruntés à la bouquetière du Rat Mort, elle avait loué une toilette de bal ; qu’elle était venue à cette fête (elle n’avait pas le cœur à rire, bien sûr !) avec un billet vendu à crédit par le coiffeur ; qu’elle avait eu le courage, après tant d’hésitations, d’adresser la parole à Sophor ? La baronne d’Hermelinge n’avait pas répondu un mot, ne l’avait pas même reconnue peut-être, et l’autre dame, par jalousie, avait fait partir la voiture, très vite, pour l’écraser, elle, Magalo. Ah ! bien, elle était complète sa déveine, on pouvait dire qu’un malheur comme celui-là, c’était ce qu’il y avait de mieux en fait de malheur. Et son pied lui faisait grand mal ; des élancements plus forts, des fourmillements. Elle n’y voulait pas prendre garde, elle regardait des gens qui sortaient du restaurant par une petite porte, elle entendait le chasseur crier un numéro de voiture, elle se souvenait qu’il lui était arrivé bien des fois, quand elle était chic, de ne finir de souper que vers quatre heures du matin ; mais on avait changé le chasseur ; l’autre était un gros, avec des favoris d’anglais. La croisée d’un cabinet s’ouvrit brusquement, une femme apparut en chemise de soie noire, avec de la chair blanche qui sortait, un verre de champagne à la main ; elle jeta le verre sur le trottoir, pour s’amuser, ou dans l’irritation de quelque querelle. Magalo songea, que, pour boire du champagne à présent, elle n’avait que ce moyen : tendre la bouche sous les croisées des restaurants ; comme une bête, la gueule en l’air, laperait la pluie. Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! Mais au fond, ça lui était bien égal de ne plus être à la mode, d’être une espèce de guenipe des rues, de souper dans les brasseries de Montmartre, quand on lui offrait à souper. Son vrai, son seul désespoir, c’était que Sophor ne lui avait pas répondu.

Jamais elle ne l’avait oubliée. Est-ce qu’on peut ne plus songer à quelqu’un qui a été si bon, et si méchant ? Oh ! certainement, la vie est la vie ; il faut bien s’inquiéter de ses affaires ; pour payer son terme, pour ne pas mourir de faim, il faut se laisser toucher, embrasser, pendant des heures ; ça occupe, les hommes. N’importe, l’idée de Sophor toujours lui revenait, et, très souvent, surtout quand elle avait des ennuis, il lui prenait comme une rage de la revoir, de la revoir tout de suite. Elle se jetait dans une voiture, donnait l’adresse de la baronne d’Hermelinge, — tout le monde la savait, cette adresse, — et elle se disait : « Je me ferai annoncer, comme une visite. Elle n’aura pas la méchanceté de me mettre à la porte ; je lui parlerai, avec un air très comme il faut, tout à fait convenable, tant que le domestique sera là, mais dès que nous serons seules… » Ah ! comme elle lui aurait sauté au cou ! comme elle lui aurait dit de tendres choses dans l’oreille ! et, — on ne peut pas savoir, n’est-ce pas ? — Sophor l’aurait peut-être prise avec elle, l’aurait logée dans l’hôtel, l’aurait présentée comme une parente, ou comme une demoiselle de compagnie. « Je le crois bien, que je lui tiendrais compagnie, si elle voulait, le jour, et la nuit aussi ! » Mais quand le fiacre entrait dans l’avenue où était l’hôtel de Mme d’Hermelinge, voilà que Magalo n’avait plus de courage du tout. Elle se figurait un grand vestibule de marbre, avec des valets en livrée rouge, qui vous offrent une plaque d’ivoire où l’on écrit son nom ; ils auraient un drôle d’air, les domestiques, en lisant ce nom : Magalo. Puis ils redescendraient, l’air rogue. « Mme la baronne est absente » ou bien « Mme la baronne ne vous connaît pas. » Ce serait trop pénible, vraiment. Son cœur se serrait, elle avait une envie de pleurer ; et, alors, elle se souvenait d’un rendez-vous, au café Américain, avec la grande Rosa qui devait la présenter à des étrangers très bien, ou d’une robe à essayer, ou d’une démarche à faire chez l’huissier, pour demander une remise de vente. Elle s’en retournait. Chaque fois qu’elle voulait aller chez Sophor, c’était ainsi. Tant qu’enfin, sûre qu’elle n’oserait jamais y aller, elle cessa d’en former le dessein. Elle eut l’idée de lui écrire. Mais elle ne savait pas l’orthographe ; maintenant que son amie, qui n’était plus son amie, était rentrée dans le grand monde, elle rirait peut-être des mots mal écrits. D’ailleurs, Sophor sans doute ne répondrait pas. Par exemple, un plaisir que Magalo pouvait se donner, c’était de la voir, quelquefois, sans lui parler, de loin. Ses camarades ne comprenaient pas pourquoi elle ne voulait emmener personne avec elle, certains jours où elle allait au Bois dans une Victoria de cercle. Ça l’aurait ennuyée d’avoir une femme à côté d’elle au moment où Sophor passerait dans sa calèche ou dans son coupé. Et si elle l’apercevait vite disparue parmi le tumulte élégant des voitures, elle se sentait le cœur plein d’aise et de désolation. « Comme elle est belle ! Comme elle est bien habillée ! elle ressemble à une reine, maintenant. » Et dire qu’elle avait eu cette reine-là dans son petit appartement de la rue Saint-Georges, qu’elle l’avait tutoyée. « Et la femme qui est avec elle, qui est-ce ? » Elle éprouvait de la tristesse plutôt que de la jalousie. Elle revenait dans Paris. Elle se promettait de ne plus se trouver sur le passage de Sophor. Cette promesse, elle la tenait mal. Un mois, deux mois plus tard, sa folie la reprenait ; pendant des semaines, elle courait les théâtres, — les grands théâtres — où elle espérait qu’elle rencontrerait Mme d’Hermelinge, où elle la frôlait quelquefois dans un couloir, sans être reconnue. Mais ce fut surtout quand la vie lui devint cruelle, quand elle manqua tout à fait d’argent, que la pensée de Sophor la hanta plus assidûment. La bohème, pour ces pauvres filles, c’est tout de suite la misère, dès qu’elles ne sont plus jeunes. Magalo, qui n’avait jamais été très jolie, — une frimousse amusante, — et qui s’était usée à tout, prit l’air d’une petite vieille presque du jour au lendemain ; pas du tout fatiguée naguère, un matin elle s’éveilla n’en pouvant plus. Ses petits nerfs, trop tendus, avaient cassé. Elle se sentait chiffon. Bon ! c’est qu’elle était malade. La force lui reviendrait, et la drôlerie de sa figure. Elle n’avait pas plus de trente-trois ans, en somme ; n’en avouait que vingt-sept. Cet âge-là, à Paris, c’est la jeunesse. Non, elle resta comme elle était devenue. Elle avait beau se remonter avec de l’alcool, chez Mme Charmeloze, ou au café, elle se sentait de plus en plus lasse. Elle se fardait à l’excès ; inutilement ; quand, de la rue, elle se regardait dans quelque glace de magasin, elle se trouvait horrible ; le maquillage ne tenait plus sur ses petites rides. Ce ne fut pas gai, alors, sa vie ! Les hommes ne faisaient plus attention à elle, ni dans les bals, ni aux ponts-promenades, pas même les très jeunes, qui sont pressés, qui prennent ce qu’ils trouvent d’abord. Souvent elle n’aurait pas dîné si Mme Charmeloze, très fidèle aux camarades, ne lui avait dit une fois pour toutes : « Tu sais, la soupe est servie, tous les soirs, à sept heures et demie ; si tu n’as pas le sou, tant pis. » Mais l’excellente et ignoble vieille, qui donnait à jouer, et à aimer, — un tripot avec des alcôves, — fut arrêtée un beau soir, envoyée à Saint-Lazare. Magalo qui n’avait plus de meubles, n’avait plus qu’une robe, couchait chez une amie, dans un hôtel, avenue de Clichy, devint tout à fait misérable. Ce fut cette horrible existence : les dernières nippes au Mont-de-Piété, les reconnaissances engagées, les deux sous de lait qu’on va chercher chez la crémière, le matin, en cheveux, et, le soir, dans quelque brasserie, après l’heure du dîner, où l’on n’a pas dîné, des verres de chartreuse verte ou de kummel avalés coup sur coup pour tromper l’appétit, et qu’on ne paiera pas on s’arrange avec le garçon à la fermeture. Sûrement, elle serait morte d’une maladie d’estomac, si de bonnes filles, quand elles avaient gagné au rams, ne lui avaient prêté quarante sous où offert une choucroute. Ses chances, c’était quand un monsieur venait au Rat Mort ou à la brasserie Fontaine, chercher des femmes, deux ou trois ; elle s’approchait, elle disait : « Eh bien ! moi, on ne m’emmène pas ? — Si, si, » disait l’une des femmes ; et on l’emmenait, parce qu’on savait qu’elle avait aimé çà autrefois. Elle n’aimait plus rien, ni personne. La seule douceur que, de tout le passé, elle gardât, c’était le souvenir de Sophor. Plus elle descendait dans la misère, dans l’infamie, plus elle songeait avec tendresse à celle qui était si heureuse, si glorieuse, là-haut, très loin ! Mais, à présent elle n’aimait pas Mme d’Hermelinge comme aux jours de la vie à deux, rue Saint-Georges, ni même comme dans les derniers temps, lorsque elle n’était pas encore si misérable, pas encore si laide, et qu’elle allait la guetter au Bois ou dans quelque théâtre, attristée, presque jalouse si Sophor n’était pas seule. Ah ! bien oui, elle ne pensait plus aux bêtises, Magalo, aujourd’hui qu’elle avait l’air d’une vieille petite fée Carabosse ; car, très faible, elle se courbait, ressemblait à une bossue. Même une horreur lui venait du vice qui avait été son plaisir, maintenant qu’il était son métier, qu’elle en faisait une espèce d’ignoble et suprême ressource. C’est extraordinaire comme on change ! ça la dégoûtait, ça lui donnait envie de vomir, les femmes, parce qu’on la payait pour s’amuser avec elles ; et puis aussi parce qu’elle n’en pouvait plus à la fin, de s’être tant esquintée dans le temps. Et elle ne se rappelait pas les caresses de Sophor, ni leurs baisers. Si elle y avait songé, elle aurait chassé ce souvenir. Ce qu’elle voyait, en fermant les yeux, le nom de la très chère aux lèvres, c’était quelque chose de clair, de doux, de consolant ; dans le noir où elle était, elle se tournait vers son ancienne amie, comme vers de la lumière. Cette tendresse ressemblait à de la dévotion. Il lui arrivait quelquefois, dans ses pires ennuis, de répéter le nom de Sophor, avec des mots louangeurs et fervents, comme on réciterait les litanies d’une sainte. À cette petite âme obscure, qui n’avait jamais discerné nettement le bien d’avec le mal, portée à croire que tout ce qui est joli ou brillant est honnête, que ceux qui sont heureux sont dignes d’estime et d’admiration, Sophor si belle et si magnifique apparaissait comme une divinité, d’autant plus radieuse que Magalo l’adorait du fond de plus d’ombre et de honte. L’espérance de la revoir lui faisait cligner les yeux, comme l’idée d’un soleil qui va se lever. Lorsque, dans les hasards d’un bavardage on prononçait le nom de Mme d’Hermelinge, ou qu’elle le lisait dans un journal à propos d’une première représentation, elle devenait tout à coup immobile, avec les yeux fixes et un sourire d’extase sur ses pâles lèvres flétries, ainsi que devant une apparition. Il lui semblait que si elle pouvait se trouver en présence de Sophor, ne fût-ce qu’une minute, tous ses malheurs seraient finis ; un regard de son amie la referait jeune, jolie, joyeuse comme autrefois, toute consolée. Elle avait cette idée fixe, ainsi qu’une petite fille a confiance en une fée. Pensait-elle que Sophor lui viendrait en aide, la tirerait d’embarras ? oui, peut-être, elle entrevoyait quelque chose de ressemblant à une amicale aumône. Sophor était si riche ! elle était si pauvre, elle, Magalo ! Mais cette espérance se précisait peu. Mme d’Hermelinge, c’était pour elle, d’une façon générale, la paix, le salut, la vie ; de l’entendre, elle serait contente au point qu’elle se mettrait à danser comme une folle. Hélas ! à présent, c’était bien plus impossible que naguère, d’aller chez Sophor ! Vieille, enlaidie, vêtue de loques, l’air d’une marchande de chansons, elle n’aurait jamais le courage d’entrer dans le somptueux hôtel. Ah ! non, elle avait trop honte d’elle-même. Une fois, pourtant, qu’elle avait eu toute la journée plus de guignon qu’à l’ordinaire, qu’on lui avait refusé le crédit, partout, chez le fruitier, à la crémerie, chez le boulanger, qu’elle avait envie de se jeter sous un omnibus, elle se raccrocha plus ardemment à l’envie de revoir Sophor, de lui parler ; justement elle avait lu dans un écho que la baronne d’Hermelinge avait payé une loge vingt-cinq louis pour la fête de charité, ce soir, à l’Opéra ; alors, — l’intensité du désir produit de ces miracles, — elle réussit à se faire prêter dix francs par la bouquetière du Rat-Mort, à se faire donner un billet par le coiffeur de la place Pigalle ; dès les portes ouvertes, elle entra dans la salle ; elle s’était mis tant de rouge et de poudre de riz, — d’ailleurs pas trop fripée, la robe, ni trop sales, les gants, — qu’elle devait avoir presque bon air sous le double enveloppement de dentelles. Mais ça lui avait servi à grand’chose d’aller à l’Opéra ! Voilà qu’elle était assise, à trois heures du matin, sur un banc du boulevard, toute seule, avec le pied dans un bel état, et le cœur si gros qu’il l’étouffait.

Il commençait à pleuvoir. Une pluie très froide. Et Magalo était décolletée, avec les bras nus, sans autre manteau que la dentelle qu’elle avait maintenant sur les épaules ; les aiguilles de la pluie lui piquaient la chair. Ah ça ! qu’est-ce qu’elle allait faire ? Se désoler, c’est bien, ça ne vous donne pas un lit. Elle aurait pu aller chez son amie de l’avenue de Clichy. Mais elle ne rentrait jamais seule, cette femme-là ; il y avait peut-être un homme, ou des hommes, dans l’unique chambre ; il faudrait rire, avoir l’air de s’amuser. Cette nuit, après ce qui lui était arrivé, il ne lui serait pas possible d’être drôle ! elle avait tant envie de pleurer. Eh bien ! alors, qu’est-ce qu’elle ferait ? Est-ce qu’elle coucherait sur ce banc, sous la pluie ? ça ne la guérirait pas de l’enrouement qu’elle avait depuis trois mois. C’est une chose terrible, d’avoir du chagrin et d’être malade, lorsqu’on est sans le sou et sans domicile. « Eh ! dites donc, vous ? vous n’avez pas fini de rester là ? Levez-vous, tournez les talons, ou je vous emmène au poste. » C’était un sergent de ville qui lui parlait. Elle trembla de peur. Jamais encore elle n’avait eu affaire à la police ; il ne lui manquait plus que cela ! Elle s’excusa, dit qu’elle s’était trouvée fatiguée : « Je suis reposée à présent, je rentre chez moi. » Elle s’éloigna vers la Madeleine, le long des murs, en boitant. La pluie était plus drue, lui paraissait glacée ; sa robe lui collait à la peau. Ainsi, pas même un banc pour être triste un peu plus à l’aise ! Elle s’arrêtait quelquefois dans l’encoignure d’une porte cochère, le dos entre la pierre et le bois. Immobile, elle sentait encore plus le froid ; elle eut, de la nuque au bas des reins, un frémissement comme si un flocon lui avait fondu dans le cou ; elle se mit à courir, en claquant des dents. Elle s’essouffla très vite, à cause de son pied qui la tirait, et de sa robe, tout imbue d’eau, très lourde ; elle vit le moment où, de fatigue, elle tomberait sur le trottoir. La peur d’être ramassée par les agents, conduite au poste, envoyée au Dépôt, lui rendit quelque force ; elle irait à l’hôtel de l’avenue de Clichy, puisqu’elle n’avait pas d’autre asile. Elle tourna dans une rue, à droite. Elle marchait, elle marchait. Tout s’était effacé de son esprit, — même Sophor ; elle ne pensait qu’à un lit, où elle s’étendrait, déshabillée, où elle aurait chaud. « Oui, mais monter la rue de Clichy, est-ce que je pourrai ? » Elle se soutenait à peine, marchait toujours. Comme elle longeait la balustrade qui enclôt le square devant l’église de la Trinité, elle entendit un bruit de pas derrière elle, tourna la tête, d’un instinct, vit un homme, coiffé d’un chapeau haut de forme, le collet du pardessus relevé jusqu’aux oreilles ; il faisait signe au cocher d’un fiacre, qui s’en allait vers la rue de la Pépinière. Sans doute quelqu’un qui sortait d’une soirée, n’avait pas trouvé de voiture à la porte. Le fiacre ne s’était pas arrêté. Le passant aperçut Magalo ; il s’approcha, la regarda, la vit mal dans la nuit, à travers la dentelle ; et il s’éloigna très vite ; mais, se ravisant, il revint vers elle, lui demanda si elle demeurait loin. Tout de suite, la pauvre errante eut la vision d’un endroit où il ne pleuvrait pas, où il y aurait de la lumière et du feu ! Elle murmura, la voix rauque, plus rauque encore que d’habitude :

— Très loin. Mais ce n’est pas une raison. Il y a des hôtels, rue de Clichy, tout au commencement de la rue. J’en connais un, où l’on est très bien, qui n’est pas cher.

Puis, rapprochée, elle dit d’autres paroles, qu’elle savait dire.

L’homme hésitait.

Elle ajouta :

— Moi, ce sera ce que vous voudrez.

Il ne répondit pas, se mit à marcher, très vite, à cause du mauvais temps ; à côté de lui, elle pressait le pas, avec tant de peine. Elle n’osait pas lui dire : « Donnez-moi le bras, » parce qu’il y a des gens qui n’aiment pas à donner le bras aux femmes dans la rue, même la nuit. Il se serait peut-être fâché, s’en serait allé. Et ils ne prononçaient pas un mot. Ils arrivèrent à l’hôtel. Elle demanda une chambre, le garçon cligna de l’œil en reconnaissant Magalo. « Le 5 est libre, voici la clé, le feu est préparé, vous n’aurez qu’à allumer le fagot avec la bougie. » Ils montèrent un escalier déciré, étroit, qui tourne court, s’arrêtèrent au premier étage. Elle avait si froid que le chandelier lui tremblait dans la main gauche, la clé dans la main droite ; elle avait peine à trouver la serrure. Enfin, ils entrèrent. La chambre, plus longue que large, avait l’air d’un corridor vers une seule fenêtre ; un carrelage rouge, avec une descente de lit partout effrangée ; aux murs, du papier gris, à fleurs roses, déteintes par l’humidité ; et, sur la cheminée de bois noir peint de veines de marbre, entre deux candélabres de faux bronze, où manquaient des bras, une pendule dédorée, sans globe, sur un socle d’acajou. Mais le feu qui s’alluma vite mit dans ce morne lieu une gaieté de crépitement et de flammes. Magalo regardait le lit. Dans un lit, on s’étend, on se tourne, on s’étire. C’eût été bien meilleur, toute seule. Enfin il fallait se résigner, gagner son argent. Il ne resterait peut-être pas jusqu’au matin, ce monsieur ? Elle se déshabilla très vite, mit sa robe, ses jupons, ses bas, sa chemise aussi à sécher devant la cheminée, tandis que, tombé dans un fauteuil, et ses bottines vers les bûches, l’homme qui l’avait emmenée, l’examinait. Tout cela, en silence. Qu’avaient-ils à se dire ? Nue, elle se glissa entre les draps dont la froideur la saisit comme si elle s’était couchée dans de la neige. Mais, d’une forte volonté, elle empêcha ses dents de se heurter ; et bien que, malgré elle, son corps, secoué de fièvre, fit sauter la couverture, elle eut le courage de dire, en riant : « Allons, venez, mignon ! » Il s’était levé, il était tout près du lit, la considérait. Elle ne l’avait pas encore bien regardé ; elle vit que c’était quelqu’un de très jeune. Naturellement. Les gens d’âge sérieux ne prennent pas une fille dans la rue à pareille heure. Et, le visage un peu gras entre des favoris très clairs, il semblait timide et doux, bonasse même. Avec cela, un drôle d’air, pas l’air d’un homme qui a envie de coucher à deux, un air ennuyé d’être là. Ah ! mon Dieu ! s’il s’en allait sans payer la chambre ! Elle tira du lit ses bras maigres, qui ne sentaient plus le cuir de Russie et le tabac du Levant, qui avaient une odeur de bête mouillée, et voulut le prendre par le cou. Mais lui : « Non, pas maintenant, ce sera pour une autre fois, tu me donneras ton adresse, j’irai te voir. » Il la trouvait laide. Le garçon irait chercher une voiture, il aimait mieux rentrer chez lui. Et il se détourna vers la cheminée, où il mit une pièce d’or, une pièce de vingt francs. Cette fois, elle eut envie de l’embrasser, vraiment, de bonne amitié ! Il s’en allait et laissait de l’argent ! un louis, de quoi payer l’hôtel, de quoi manger plusieurs jours. Ce n’était pas un vieux qui se serait conduit comme cela. Magalo n’eut pas le temps de le remercier ; il était sorti, avait vite refermé la porte. Non, elle ne le laisserait pas partir sans lui dire combien elle était contente, combien il était gentil. Elle s’élança du lit. Elle eut à peine, de ses pieds nus, touché les carreaux, qu’une brutale frigidité lui monta des plantes au cœur. Elle retomba sur le lit. Le corps, la tête aussi, enfoncés sous les couvertures, elle se tendait toute, se recroquevillait, se détendait jusqu’à frapper le bois du lit. Elle avait tour à tour si froid, si chaud, si froid, qu’elle se croyait entourée de glace, de feu, de glace encore. Tout à coup, une bouffée de flamme lui monta de la gorge au crâne, lui remplit toute la tête, faillit lui faire éclater les tempes. Alors, en une frayeur d’enfant pris de délire, elle rejeta les couvertures, empoigna le cordon de sonnette entre les rideaux, le tira, le tira, l’arracha en criant : « Au secours ! au secours ! Je vais mourir ! » Quand le garçon d’hôtel entra, il vit, assise sur le lit, nue, et tenant sa tête entre ses mains, et l’agitant de gauche à droite, de droite à gauche, Magalo qui criait toujours : « Je vais mourir ! » Elle disait aussi : « Sophor ! je veux voir Sophor ! Allez la chercher. Dites-lui que je meurs, que je veux la voir. C’est Mme d’Hermelinge, elle demeure avenue de Villiers, au 54, le plus bel hôtel de l’avenue. Allez la chercher, elle m’empêchera de mourir. » Puis, tandis que le garçon haussait l’épaule, faisait des gestes d’ennui, pensait : « Bon, voilà une malade, à présent ! il va falloir courir chez le médecin, chez le pharmacien ; c’est amusant, ces choses-là », elle se recoucha brusquement, comme une planche s’abat, et, la tête toujours serrée entre ses mains, rebondit, se raffaissa, les bras torsionnés, la poitrine et le ventre battants, la gorge enflée de roucoulements qui râlaient.


V

Lorsque, après neuf jours et neuf nuits de fièvre et de délire, Magalo revint au sentiment de la vie, il lui sembla qu’elle sortait d’un très profond, d’un très long sommeil. Elle vit autour d’elle une ombre rose, traversée de jour ; c’étaient les rideaux du lit que l’on avait tirés pour la garantir de la lumière. Elle avait dans les membres une pesante lassitude, avec des douleurs partout, comme si on l’avait battue pendant qu’elle dormait ; pleine de plomb fondu, sa tête n’eût pas été plus lourde ni plus chaude ; ses yeux, comme des braises, lui brûlaient les paupières. Et elle ne se rappelait pas du tout ce qui était arrivé, ne savait pas où elle était. Elle n’avait pas même la force de vouloir se souvenir ; ne pensait pas, l’âme et le corps inertes. Mais il lui vint à travers les rideaux un bruit assez proche, comme de personnes qui causent à voix basse. Elle ne discernait aucun mot, soit à cause de la faiblesse de son ouïe, soit parce que les voix étaient couvertes d’un autre son, plus fort ; quel son ? celui qui lui sortait de la gorge, haletant et rauque. Mais, sans savoir pourquoi, elle s’inquiétait de ces chuchotements ; et, en un instinct que l’on parlait d’elle, elle étendit un bras pour écarter les rideaux, pour voir les gens qui étaient là. Sa main tomba sur la couverture, comme la main d’une morte qu’on lâcherait. Après une longue fatigue de son effort, elle essaya de se dresser ; elle ne réussit pas même à lever sa tête de l’oreiller, sa tête brûlante et pesante. Pourtant, un peu de clarté se faisait en son esprit ; elle comprenait qu’elle avait été malade, qu’elle l’était encore ; ce qu’on disait, elle voulait l’entendre. D’une tension à chaque instant interrompue de défaillances, — et, toujours, dans sa gorge, ce râle, — elle se tourna peu à peu, poussa des épaules sa tête, réussit à entrebâiller, du front, les étoffes. Elle vit, dans une chambre qu’elle ne reconnut pas, des hommes habillés de noir, trois ou quatre, qui tournaient le dos. Celui-ci parlait, celui-là répondait ; les autres approuvaient avec de petits mouvements de tête. Des mots arrivaient jusqu’à elle. « C’est grave. Il ne faut pas se dissimuler l’état inquiétant de la malade. Une constitution plus robuste aurait pu résister au mal. Cette personne, sans doute, a longtemps abusé de ses forces, de ses nerfs ; elle ne se ménageait pas, faisait des imprudences. Nous avons pu constater qu’il y avait en elle, même avant cette crise due sans doute à un refroidissement, une disposition à la tuberculose. La pneumonie a donc trouvé un terrain très favorable à son développement. Nous avons le regret d’être obligés de vous dire que tout espoir semble perdu. La malade peut succomber demain, cette nuit, peut-être dans quelques heures. » Magalo, quoiqu’elle entendît mieux, ne comprenait pas très nettement. Ce dont elle était certaine, par exemple, c’était qu’il s’agissait d’elle ; et ce n’était agréable pour elle, ce qu’on disait. Bien sûr, elle aurait eu tort d’être contente. Soudain, elle ouvrit toute grande la bouche, et, les poings aux dents, les mordit : elle savait qu’elle allait mourir ! Mais voici qu’une autre voix parla, qui n’était pas une voix d’homme. « Pauvre Magalo ! » disait-elle. Alors, la mourante se dressa, dans une joie éperdue, écarta les rideaux, se précipita en criant : « Sophor ! » et elle eût roulé sur les carreaux si Mme d’Hermelinge ne l’avait reçue entre ses bras, ne l’avait recouchée en la baisant dans les cheveux.

— Sophor ! Sophor !

Magalo répétait ce nom, le répétait encore ; elle était si contente, les yeux illuminés, que son râle avait l’air de rire. En même temps, les souvenirs lui revenaient en foule. Elle se rappelait la fête, la pluie, le jeune homme qui était venu avec elle, dans cette chambre, qui avait laissé vingt francs sur la cheminée. Sans doute elle avait été malade, très longtemps. Mais tout cela, ce n’était rien, puisque Sophor était là, la touchait, la caressait, avait les yeux rouges d’avoir pleuré. Sophor pleurant pour elle ! ceci la consolait de tout. Elle aurait voulu être plus misérable encore, pour en être plainte davantage. Et son malheur, c’était du bonheur. Quand les médecins consultants furent sortis :

— Alors, vraiment, tu es ici, près de moi, c’est bien toi qui es ici ?

Avec ses fluettes mains maigres, où la peau se ridait sur les os menus, elle lui touchait les joues, le cou, les oreilles ; elle aurait bien voulu la serrer contre elle, elle l’essaya à plusieurs reprises, elle n’avait pas assez de force dans les bras.

— Oui, dit Sophor, c’est moi. Ne parle pas tant. Ne te fatigue pas.

— Je sais, je vais mourir. Les gens qui étaient là, — des médecins, pas vrai ? — je les ai entendus. C’est fini. Mais non, puisque je t’ai vue, je me moque de la maladie. Tu as fait un miracle. Je suis guérie.

— Certainement, tu guériras, si tu es sage, raisonnable.

— Laisse-moi te regarder. Tu es ma santé, mon salut. Alors, comme ça, tu es venue ?

— Tu le vois bien.

— Comment as-tu su que j’avais pris mal, que j’étais dans cette maison ?

— Dans le délire, tu disais mon nom, mon adresse. La propriétaire de l’hôtel m’a écrit.

— Je crois bien que je disais ton nom ! est-ce qu’il y a un autre nom que le tien ? Et il y a longtemps que tu viens me voir ?

— Une semaine… oui, une semaine.

— Tu es venue tous les jours ?

— Sans doute.

— C’est toi qui as fait appeler les docteurs ?

— Oui.

— Et tu me soignais, toi-même ?

— Mais oui, chérie.

— Tu me recouvrais, pour que je n’eusse pas trop froid, quand je jetais les draps et les couvertures en l’air ?

— Il y a une garde, qui m’aidait.

— Tu me donnais à boire les tisanes, les potions ? Ah ! mon Dieu, tu m’as peut-être veillée, la nuit ?

— La nuit dernière, je l’ai passée auprès de toi, parce que tu avais beaucoup de fièvre.

— Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu !

Et dans un paroxysme de joie, Magalo trouva la force d’étreindre son amie sur sa pauvre petite poitrine toute secouée de sanglots ; si elle devait mourir, elle aurait bien voulu mourir en ce moment, pendant qu’elle était si heureuse. La fatigue de sa joie la brisa enfin : elle retomba sur l’oreiller, comme inanimée. Mais entre ses deux mains, où la tendresse retenait la vie, elle serrait la main de Sophor, presque, et une douceur rêvait dans ses yeux mi-clos ; le papillon à peine rose d’un sourire se posa sur ses pâles lèvres. Mais le râle, par instants, gonflait la gorge et les joues, salissait le sourire d’une petite mousse couleur de rouille. La baronne d’Hermelinge voyait bien que les médecins avaient dit vrai ; c’en était fait de cette pauvre fille. La maigreur de ses bras était horrible à voir ; pliés aux coudes, on les eût pris pour deux petits bâtons blancs, cassés au milieu. La face, où saillaient en pointe les os des pommettes, avaient déjà la couleur de la terre que demain on jetterait dessus ; et l’odeur moite des longues fièvres, des sueurs rancies, des potions grasses qui ont coulé sur la peau, sortait de tout ce corps chétif, autrefois si exquisement parfumé ; odeur à peine moins écœurante que celle qu’il aurait quand il serait cadavre.

Sophor, en considérant Magalo, la plaignait, chère mourante, d’une grande miséricorde. Mais elle ne pouvait se dérober à une plus égoïste douleur. Elle assistait à l’agonie, presque au pourrissement d’un être où elle fut jadis si mêlée que quelque chose d’elle-même allait mourir avec lui, hideusement. C’étaient les plus anciennes réalisations de tout son désir, ses premières voluptés complètes, qui gisaient là. Ses cris d’amour expiraient dans ce râle. Son plaisir puait dans ce lit, et, après les funérailles, il serait mangé des vers, sous la terre, avec cette chair où il était né. Furtivement, des joies de jadis, et de celles aussi qui depuis leur ressemblèrent, un dégoût la saisit, à cause de la laideur et de la vilenie qu’elles étaient devenues, à cause de ce qu’elles deviendraient, avant peu de temps, entre les planches du cercueil défoncé par l’expansion des putridités.

Cependant, Magalo, très lentement, rouvrait les yeux. Le regard sur Sophor, elle rêva longtemps. Plus de sourire aux lèvres, ni de douceur dans les yeux. En même temps elle ne gémissait plus, ne paraissait plus souffrir. C’était comme si tout ce qui lui restait de force vitale s’employait en une pensée solennelle. Oui, à cette minute, sous l’ombre de l’aile invisible qu’ouvre sur nous la mort, cette pauvre petite créature se revêtait toute d’une gravité mystérieuse, d’une étrange pompe. Sophor ne put s’empêcher de baisser les yeux, avec religion. La moribonde dit, d’une voix sourde, presque éteinte, comme lointaine :

— Écoute-moi bien. C’est fini, je vais m’en aller pour toujours. Tu te lèves ? tu veux envoyer chercher un prêtre ? non, reste. Je n’oserais pas me confesser. C’est trop vilain, ce que j’aurais à raconter. Le bon Dieu s’offenserait de l’entendre. Est-ce que tu crois qu’il y a un Dieu, toi ? J’allais à l’église quand j’étais petite. J’aurais dû mourir, après ma première communion, être enterrée dans ma robe blanche. Mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit. S’il y a un enfer, j’irai en enfer, voilà tout ; je l’ai bien mérité, et qu’est-ce que cela fait ? une fille comme moi, ça n’a plus d’importance quand c’est mort que quand c’est vivant. Toi, c’est autre chose, tu as de l’esprit, de l’éducation, tu es une grande dame. Je veux te parler de toi, de toi seule. Ça peut être bon pour toi, ce que je dirai.

Elle s’était dressée à demi, elle avait mis les deux mains aux épaules, de Sophor, elle reprit :

— Tu es très savante. J’ai appris, en un instant, beaucoup de choses que tu ignores. Tu croyais que je dormais, n’est-ce pas ? non, je crois que j’ai été morte et que je revis, quelques minutes, pour te dire ce qu’on m’a enseigné pendant que je ne vivais plus. Je n’ai jamais été comme je suis. Je pense ce que je n’avais jamais pensé. Entends-moi, c’est la dernière fois que je parle. Sophor, il y a une chose véritable : ce n’est pas beau de ne pas être honnête. Quand on est jeune, quand on est contente, on se moque des gens qui vous parlent de sagesse, de vertu ; on leur rit au nez ! des bêtises ! On a tort. Ce sont les bourgeois qui ont raison. Ils vivent tranquilles, ils meurent tranquilles. Moi, j’ai été malheureuse, pendant longtemps ; c’est bien fait ; j’ai eu ce que je méritais. Mais, même avant mes ennuis, quand j’étais heureuse, je ne l’étais guère. Je m’aperçois maintenant que ce n’était pas amusant de rire. Et j’ai expié, je vais encore expier peut-être, affreusement, le plaisir que je n’ai pas même eu. Oh ! j’ai peur de ce qui m’arrivera quand tout le monde croira qu’il ne peut plus rien m’arriver. Mais toi, toi, il ne faut s’occuper que de toi. Je t’aime tant que je ne voudrais pas te causer de la peine même pour ton bien. Pourtant, il est nécessaire que je parle. Tu as fait des choses qui ne sont pas convenables. Ne les fais plus, pour ne pas être punie, comme je l’ai été, comme je le serai. C’est déjà très vilain d’avoir des amants, pour l’argent, ou pour le plaisir. Mais nous deux, nous avons fait pis, tu sais bien, que de se donner à des hommes. Nous avons été amies comme il ne faut pas l’être, et, chacune de notre côté, avec d’autres femmes, nous avons commis le même péché. Nous avons eu tort. C’est sale. Depuis quelques années, je voyais bien qu’il n’y a rien de plus sale. Au commencement, parce que c’est différent de l’habitude, parce que c’est drôle, parce qu’on est fière de se passer des hommes et de les faire enrager, on y trouve de l’amusement ; puis, il y a le plaisir qui attire, quand on est jeune. Mais, bientôt, vieilles ou fatiguées, on s’ennuie de ce qui vous paraissait agréable. Ça vous écœure, je te le dis ! On arrive à se demander si on a jamais aimé, vraiment, ces malpropretés, et l’on se répond : non. Je me suis répondu ça. Et, quand je pensais à toi, j’avais honte de ce que nous avions fait ensemble ; ça me salissait le souvenir de notre amitié, qu’elle eût fait semblant d’être de l’amour. Oui, semblant. Des frimes. Car, enfin, quand on y songe, ce n’est pas vrai que les femmes peuvent s’aimer d’amour. C’est de la comédie qu’on se joue. Tiens, la preuve : de deux amies, il y en a toujours une qui est l’homme, le maître. Une comédie ignoble. Et maintenant que j’ai été morte, je vois les choses d’une autre façon encore. Ce n’est pas seulement vilain, ce plaisir qui n’est pas un plaisir, c’est défendu ! par qui ? je ne sais pas ; peut-être par le bon Dieu, ou par ce qu’on appelle le bon Dieu. Mais je te jure que c’est défendu ! plus que tous les autres vices, plus que tous les crimes. Il y a quelqu’un qui ne veut pas que ça soit ! et qui punit en ce monde, dans l’autre aussi, celles qui lui ont désobéi. Je sais bien qu’il punit, puisque j’ai souffert. Toi, si tu ne sors pas de cette ordure, tu souffriras plus encore parce que tu seras plus coupable. En souillant une petite rien du tout comme moi, je n’ai pas fait grand mal ! mais, pour t’être avilie, toi, si grande, si bonne, qui as tant d’esprit, tu mériterais des supplices effrayants et tu les subirais. Vois-tu, ce qui est vrai, ce qui est bon, parce que c’est permis, c’est d’avoir un mari et des enfants, comme les braves femmes. Si j’avais épousé un ouvrier, ou un employé, je m’en serais épargné, des chagrins ! Oui, c’est possible, il m’aurait querellée, battue même ; jamais de robes de soie ni de chapeaux à fleurs ; préparer le fricot, nettoyer les mioches ; je sais bien que tout n’est pas rose en ménage ! mais mon homme m’aurait dit quelquefois : « Allons ; viens que je t’embrasse ». Et j’aurais eu l’esprit en repos ; je n’aurais pas eu envie de vomir après la noce avec Hortense ou la grande Rosa, il ne m’eût pas fallu, pour manger quelquefois, coucher dans le lit de Mme Charmeloze. Toi, avec ton mari, quelle heureuse vie ! Tu es si belle, il t’aurait aimée avec tant de tendresse et de respect, et pense à la bonne joie de t’endormir près de lui, à côté de la chambre où les petits enfants sont couchés dans leurs berceaux. Laisse-moi te dire. Je crois que le diable existe. Oui, je le crois. Ce doit être lui qui a imaginé, pour nous perdre et pour agacer le bon Dieu, de faire se caresser les femmes. J’ai eu un démon en moi, tu as en toi un démon aussi, un plus grand démon, parce que tu vaux d’être tentée par un diable très chic. Il y avait bien des possédées, dans le temps de jadis ? pourquoi n’y en aurait-il pas encore ? Je t’en prie, ce mauvais esprit, ne l’écoute plus, renvoie-le. Tu es toute pâle ! tu as les traits crispés ! tu as du feu dans les yeux ! Peut-être le diable se remue dans ton corps ; il se met en colère, à cause de ce que je dis ; il te donne de mauvais conseils ; écoute les miens. Je suis comme ton bon ange, qui te parlerait. Un drôle d’ange, n’est-ce pas ? qui n’a pas les ailes bien blanches. Ça ne fait rien, il sait ce qu’il dit, cet ange-là, qui est une pas grand’chose, il sait ce qu’il faudrait faire pour être heureuse, justement parce qu’il a fait tout le contraire, et comme il s’en va en enfer, il connaît le chemin de n’y pas aller. Non, ce que j’en ai pleuré de larmes qu’on boit avec le cognac et qui lui donnent un mauvais goût ! Et c’est peut-être vrai que le diable vous fait cuire dans des chaudières ou griller sur des grils. Je voudrais bien que ça servît à ton bonheur sur terre et à ton salut, que j’aie eu tant de chagrin dans la vie et que je sois damnée.

La tête de Magalo, après un soupir, retomba sur son oreiller, les yeux grand ouverts et fixes.

Depuis un instant, la baronne d’Hermelinge ne la regardait plus. Elle se sentait troublée, étrangement. Les paupières closes, elle entendait en elle, — prolongées comme d’écho en écho jusqu’au fond de sa conscience — les paroles de Magalo. Proférées au moment où Sophor supputait ce qu’il y avait d’elle-même en cette mourante, ce qui, d’elle, allait s’éteindre et pourrir avec ce corps, elles étaient comme un conseil qu’une partie de son être aurait donné à l’autre ; et ce qu’il y avait de niais bavardage et de souvenirs de puéril catéchisme dans les paroles de Magalo, se solennisait de l’heure mortuaire, du tombeau prochain. Et voici que le Rire lui sonna dans l’oreille ! non point doucereux et insinuant comme naguère, mais violent, victorieux, avec la fierté d’un maître qui raille. Alors, elle eut peur ! elle se pencha désespérément sur Magalo pour lui demander de parler encore, de rétracter ce qu’elle avait dit, — avec un instinct aussi, elle, vivante et forte, d’être protégée et sauvée par cette faiblesse expirante. Mais elle se releva en poussant un cri, Magalo ne bougeait plus, ne respirait plus, était morte. Sophor s’écarta d’un bond, tomba dans le fauteuil en face du lit, et, parce qu’elle ne savait pas à quelle minute la pauvre créature avait rendu l’âme, parce que Magalo avait balbutié qu’elle était sortie de la mort pour dire d’utiles paroles, Sophor se demandait, affolée, si ce n’était pas d’outre-vie que lui était venu cet avertissement.


VI

Hors de la funèbre chambre, hors de cette espèce d’acquiescement respectueux qu’impose le voisinage des morts ; quand elle eût retrouvé la vie dans l’agitation des rues, et même lorsque, rentrée chez elle, dans l’appartement familier, elle fut reprise, loin de l’imprévu, de l’extraordinaire, par l’enveloppement des chères habitudes, Sophor ne se sentit pas délivrée des paroles de Magalo. « C’est sale, c’est défendu. » Assise dans un fauteuil bas, la tête courbée, les poings joints entre les jambes, elle entendait ces mots ; elle revoyait l’avertisseuse qui, mourante, ressuscitée peut-être, lui avait dit, d’une voix qu’elle n’avait jamais eue, des choses qu’on ne l’aurait jamais crue capable de penser. Ah ! que la réprobation de toute une ville s’acharnait sur elle, Mme d’Hermelinge le savait bien ; pour tous et pour toutes (elle n’ignorait pas l’épouvante de ses propres complices), elle était une espèce de monstre ; à la bonne heure, cela lui était égal ! elle bafouait les mépris et les haines, elle s’enorgueillissait des injures. Mais le reproche de l’agonisante, d’avoir été si inattendu, l’étonnait, l’obligeait à des rêveries. Parce qu’il était étrange, impossible, que Magalo, d’elle-même, eût proféré, petite âme puérile, ces conseils et ces menaces, il semblait qu’ils avaient été dictés par quelqu’un de mystérieux et de terrible ; Sophor se sentait inquiète comme si elle avait vu un enfant, qui jouait tout à l’heure, tracer sur le mur d’effrayantes prophéties. Puis une autre pensée la tourmentait. Il était bizarre, en vérité, que la malédiction sur l’unique plaisir eût été prononcée par celle à qui elle devait de le connaître ; et si inconsciente et frivole qu’elle eût été jadis aux yeux de Sophor, Magalo, de l’avoir initiée aux délicieux mystères, gardait une compétence à les blasphémer.

Mais, se dressant tout à coup, elle jeta un grand éclat de rire ! Et, sa chevelure en arrière, — sa chevelure rousse et noire, pareille à de l’or ténébreux, — elle regardait dans le miroir le triomphal orgueil de sa jeunesse et de sa beauté.

Elle pâlit ; il lui semblait que son propre rire ressemblait à un autre rire plus d’une fois entendu.

Voyons, elle était folle. À quelles niaiseries s’attardait-elle ? Voilà ce que c’est que de veiller des malades, de voir mourir les gens. La mort en passant laisse une ombre qui ne se disperse pas tout de suite. Il faut rompre ces ténèbres, resurgir au jour. Oui, c’était très triste que Magalo, si mignonne autrefois, fût devenue un vilain petit cadavre ; mais quoi ! le souvenir des morts ne doit pas encombrer l’existence. Les vivants ont droit, dans l’oubli des tombes, à la lumière, à l’amour, à la vie. Et Sophor, délivrée de vaines appréhensions, allait et venait par la chambre, heureuse et chaleureuse, les yeux pleins de défis.

Elle s’assit devant une table d’ébène et de peluche, où il y avait un encrier, des plumes, des feuilles éparses. Elle écrivit, d’une main prompte, en souriant, l’œil fier, et la lèvre retroussée d’un sourire hautain. Huit ou dix billets achevés, elle frappa sur un timbre, dit à la femme de chambre : « Faites porter ces lettres tout de suite. J’ai plusieurs personnes à dîner. On dressera la table dans le hall. » Puis, seule, elle se remit à marcher ; par instants, elle s’arrêtait devant le miroir, la face épanouie en une belle arrogance.

Sale ! la moribonde avait prononcé cette absurde parole ! C’était sale, les fleurissantes lèvres des femmes, et la fraîcheur des seins nus ? sale, l’étreinte des beaux bras lavés d’eaux odorantes, et recélant, en de vivantes cassolettes, des parfums aussi fervents que l’encens des autels et les myrrhes du tabernacle ? Ce qui est immonde en effet, c’est le rut de l’homme, le brutal et bestial hymen, avec ses acharnements qui suent, avec ses achèvements où le désir s’écœure ; et, puisque l’embrassade virile a pour fin les ordures de la fécondité, les nuits conjugales sont l’exécrable épouvante du pur rêve d’aimer. Mais toutes les chastetés avec toutes les tendresses s’entr’ouvrent dans cette double fleur que forment les bouches jointes de deux vierges éprises ; puis, sans rancœurs, sans remords, sans la détresse des fatigues, d’inexprimables ravissements, perpétués par le désir jamais repu, hantent les lits des amoureuses qui se vouèrent au divin baiser stérile. Et en ces unions, pareilles à celles de la neige avec la neige, d’un arome avec un arome, de la caressante vague avec la vague qu’elle suit et surmonte, s’éveille le pressentiment de quelque paradis encore irrévélé où l’Éternel Féminin consacre des noces d’anges extasiées. Mais, ce paradis, à quoi bon ? puisque, dès cette terre, avec toutes les pudeurs et toutes les ardeurs, s’enchantent, hors de la fange virile, la belle chair et l’âme des amantes.

Et Magalo avait dit aussi : « défendu ! » Pensée plus stupide encore, bien digne d’une médiocre et banale créature, faussement extraordinaire, bourgeoise en réalité malgré ses apparences de bohème affolée, et en qui l’insuffisance de l’orgueil impliquait l’épouvante de la révolte, l’admiration de l’ordinaire, et ce besoin de considération dans la vie et de pardon au-delà, dont se tourmentent un jour ou l’autre les âmes sans vraie hardiesse. Défendu, par qui ? Celui qui rêve, en la solitude de sa divinité, à l’éternelle évolution des mondes, ne s’inquiète guère du sexe des éphémères bouches unies ; et le ciel s’allume d’étoiles indifférentes sur toutes les veillées d’amour. Défendu, pourquoi ? Est-ce que le désir, quel qu’il soit, n’entraîne pas, chez celui ou chez celle qui l’éprouve, le droit d’y obéir ? Est-ce que tout ce qui est convoitable n’est pas fait pour être possédé ? Vouloir a pour prérogative : pouvoir. À qui a faim, il est permis de manger ; à qui a soif, de boire ; les vivants seraient les dupes de la vie, si elle opposait à leurs instincts la défense ou l’impossibilité de l’accomplissement. Naître, c’est acquérir le privilège du plein développement de soi-même. Le créateur a contracté une dette à l’égard de la créature. Puisque je suis, j’exige. L’appétence qui fut mise en moi, avec le souffle que je n’ai point désiré, oblige à la satisfaire celui qui me la donna. Nous sommes les créanciers des Providences. Même, céder à sa loi, c’est plus qu’un droit, c’est un devoir. Destinés, il nous faut vivre selon notre destination ; et ce qui est défendu, c’est, — si la nécessité du crime est en nous, — de n’être pas criminel. D’ailleurs, quel crime ? Ah ! oui, la stérilité des enlacements semble contradictoire avec la naturelle règle ; aimer pour enfanter, c’est ce que paraît ordonner l’immémoriale succession des races. L’homme engendre, la femme enfante ; et de petits êtres grandissent pour engendrer ou enfanter à leur tour. Mais voici que des femmes se révoltent contre la fatalité sexuelle, et, pour être exceptionnelle, leur vocation, innée, n’est pas moins légitime. Peut-être même, puisqu’elles sont peu fréquentes, sont-elles les préférées de la puissance créatrice ; les plus belles fleurs ne s’épanouissent pas à tous les buissons, et c’est par couples rares qu’errent les animaux magnifiques et nobles. Ce qui pullule, ce qui abonde, c’est ce qui est petit et vil. Il y a des milliards d’insectes pour une seule bête fauve. Les termites sont innombrables, le lion est superbe.

Depuis des heures déjà, ces idées remuaient en elle, lorsque, le soir montant, la femme de chambre revint.

Mlle Roselia Fingely est arrivée, dit-elle.

— Bien. Priez-la de m’attendre. Faites allumer dans le hall les candélabres et les lustres.

Sophor rentra dans ses rêveries.

Et s’il y avait quelque chose de défendu, si le désir n’impliquait pas toujours la légitimité de la réalisation, est-ce qu’il n’y aurait pas une grandeur à se rebeller contre l’interdiction ? transgresser, étant humaine, l’humanité, quelle glorieuse audace ! Enfreindre la loi et braver le châtiment, c’est l’emporter sur le juge. Dire non à Dieu, c’est devenir une espèce de Dieu. L’être qui se fait différent de ce qu’il devait être, se recrée, s’égale au créateur, avec l’orgueil, en plus, d’un obstacle vaincu. La femme éprise de l’homme, c’est la règle primitive à quoi rien ne s’opposait ; la femme éprise de la femme, c’est une nouvelle règle, plus superbe d’avoir vaincu l’autre. Les plus enorgueillissantes conquêtes ne sont pas les prises de possession d’une contrée déserte, mais les violentes usurpations après les premiers occupants pourchassés et dispersés. Il est plus hautain d’édifier sur des renversements.

La femme de chambre reparut.

Mme Nordrecht est là, avec Mlle Luce Lucy.

— Qu’on se mette à table, je viens.

D’ailleurs, licite ou défendu, glorieux ou vil, ce n’était pas elle qui avait mis en elle le furieux et triomphant désir dont s’alarmaient les consciences. Avec la morgue des héroïnes espagnoles : « Je suis celle que je suis ! » pensait-elle ; mais elle ne s’était pas faite ce qu’elle était. L’incendie a pour excuse l’étincelle qui l’alluma ; elle s’était développée fatalement, comme une fleur s’épanouit. C’est le semeur, non le champ, qui est responsable de la graine. Des femmes consentent aux paisibles hymens, acceptent l’humilité d’être épouses et la bestialité d’être mères. Elle n’était pas de celles-là ! Mais, monstrueuse, du moins au jugement social, elle n’inventa point sa monstruosité ; tout au plus était-elle complice de ses propres fautes, — des fautes, soit ! — puisqu’elle avait reçu l’ordre irrésistible de les commettre. Elle s’enorgueillissait d’obéir à une étrange loi, mais enfin, elle obéissait, elle était la servante, éperdument zélée, d’une toute-puissance ; heureuse de son péché, ce n’était pas elle qui l’avait choisi. Et si, au lieu de lui devoir les plus extrêmes ravissements, elle lui avait dû des supplices, elle eût été, non la coupable, mais la victime ; elle aurait eu le droit de se plaindre d’être criminelle ! Mais elle ne se plaignait pas, puisque ses convoitises s’accordaient avec l’impossibilité de n’y pas succomber, et puisque les seins et les flancs des femmes sont les divins reposoirs du rêve.

La femme de chambre entra de nouveau.

— Toutes les invitées de Mme la baronne sont arrivées, dit-elle.

— Faites servir. Je les rejoins. Le temps de changer de robe.

Magalo n’avait-elle pas parlé du diable ? Eh bien ! oui, pourquoi pas ? Il était possible qu’elle eût, elle, Sophor, en soi, quelque ange rebelle. Elle admettait qu’elle était possédée, mais de quel glorieux, de quel délicieux démon ! un Lucifer, héroïque comme une Penthésilée et subtil comme une Parisienne, conseillant toutes les audaces et enseignant tous les stratagèmes. Il était formidable et délicat ! une sorte de Dieu qui, d’être femme, serait diable. Et s’il avait une réelle substance, il devait être fait de mille bouches partout, toujours ouvertes et tendues vers l’odeur et le miel des lèvres. Il était la furie du baiser, le besoin de l’étreinte et des soumissions haletantes. Il savait les mots qui troublent, déconcertent, affolent. Il était le conseiller des gestes qui enveloppent et renversent. Il lui mettait dans les yeux vers les yeux des belles femmes, dans les mains vers leur chair, dans les dents vers leurs dents, dans la poitrine vers leurs seins, la forcenée ambition de saisir et de posséder ! Et c’était de lui qu’elle tenait la superbe de regarder face à face les foules indignées, de ne pas baisser les regards sous les regards chargés de mépris ou de haine, et de porter l’opprobre comme un rayonnant diadème.

Entre les battants de la porte brusquement poussée et par où entrèrent des rires et des bruits des cristaux heurtés :

— Ah ! ça, est-ce pour aujourd’hui ? venez-vous, ou ne venez-vous pas ? Ça va être fini, le dîner, et il ne reste plus rien des écrevisses, ni des plats sucrés, ni de Vivette ! dit Honorine Lamblin, très blanche et trop grasse, sous un candélabre qu’elle levait d’un bras sans manche.

Sophor dit :

— Me voici.

D’un geste violent, elle arracha son corsage, secoua ses cheveux, leva ses bras de guerrière d’où s’envolaient les parfums des chaleureuses sueurs, et toute défaite, la face embrasée, elle entra dans le hall étincelant de dorures et de brocatelles, incendié de vingt flambeaux, prolongé de glaces lumineuses ; autour de la table abondamment jonchée de pivoines et de roses rouges, les belles filles amoureuses, parmi l’irradiation, sous les lustres, des cristaux et des miroirs, mangeaient, buvaient, riaient, disaient les folles paroles qui font monter aux lèvres le souvenir et l’espérance des baisers. Presque toutes se levèrent en la voyant venir. Des voix l’appelaient, des mains la saisissaient, la tiraient, au milieu d’un bouleversement d’étoffes soyeuses qui faisaient un bruit de chairs froissées. Yvonne Lérys, toujours grise avant tout le monde, avait dégrafé son corset, pointait, comme de roses fers de lance, les aiguillons de ses petits seins garçonniers ; et, plus forte que d’ordinaire à cause des chaleurs, sortait d’elle une odeur de santal exaspéré de gingembre ; Valentine Berthier avait pris sur ses genoux Vivette Chanlieu, renversée montrant, au delà des chaussettes noires, l’or de sa peau de gitana. Et celles qui n’étaient pas grises, ne tarderaient pas à l’être. Alors Sophor, debout, vers qui convergeaient tous les rires, toutes les odeurs et toutes les splendeurs des chevelures et des chairs, considéra passionnément les sujettes de son souverain désir. Sans s’asseoir, elle prit des mains de Valentine Berthier un verre de Bohême, grand comme un vidrecome, et d’où fluait de la mousse. Elle le vida, le remplit de champagne, le vida encore ; l’enthousiasme du vin, épars dans toute elle, flamboya dans ses yeux, lui alluma la bouche. Elle voulut boire encore, ordonna qu’on bût à son exemple. Qu’avait-elle donc besoin d’écarter de son esprit ? se préoccupait-elle toujours du sinistre bavardage de Magalo ? ne s’était-elle pas entièrement persuadée de la beauté de ses joies et de son droit à les posséder ? elle vida pour la quatrième fois, d’un effort, le grand verre. Et voici que, au milieu des odeurs de viandes et de chairs, parmi le furieux éclat des lampes et des torchères qui moiraient d’or et de flammes les faces, les épaules, les gorges, dans l’ardent tumulte de ce troupeau de filles, dont les baisers sonnaient impudemment, la baronne Sophor d’Hermelinge vit s’édifier la chimère d’un délicieux et formidable sabbat où la multitude des belles sorcières et des possédées dit la messe blasphématrice du viril amour. Le grand hall avec ses colonnes de marbre noir, se prolongeait comme un temple illuminé pour quelque glorieuse cérémonie ; au fond, l’exhaussement d’un dressoir chargé d’orfèvreries et de chandeliers d’argent imitait un radieux autel. Et des murs ouverts par quelque tout-puissant sortilège, s’avancèrent de jeunes femmes, deux à deux. Bien qu’elles ressemblassent à Germaine Trièzin, à Rose Mousson, ou à Séraphine Thevenet, ou à Vivette Chanlieu, toutes ne portaient [pas] des costumes de Parisiennes[1]. Quelques-unes, comme issues du lointain passé, montraient des visages et des seins peints d’un fard jaune, qui sentait le safran, et, les jambes nues sous une transparence de mousseline lamée, elles avaient à leurs chevilles des clochettes comme les gandharvis du paradis d’Indra ; et elles menaient en laisse des panthères familières. D’autres, qui brandissaient des thyrses ou heurtaient des crotales, étaient vêtues, comme les ménades des peintures, de pourpres déchirées par l’ivresse ; d’autres, offrant dans des corbeilles des lys et des colombes, imitaient les naïades des antres humides, habillées d’une étoffe tramée de verdure et d’air ou de la brume d’eau qui s’envole des sources ; et derrière celles-ci, venaient des Aragonaises de satin rouge et de dentelle noire, cambrées jusqu’à rompre, des Romaines à la peau mate où s’ouvrent deux trous de flamme, casquées de chevelures d’ébène, et s’avançant d’une marche lente, comme endormies dans la paresse encore des siestes au soleil. Des marquises folles, têtes blanches comme des boules de neige, la lèvre couleur de piment, et, au coin de la bouche, une mouche, épouvantaient un peu une théorie de nonnes, toutes bleues et pâles, se tenant les mains sous les voiles baissés ; le mystère des nocturnes caresses dans l’ombre des cellules ou sous les colonnades des cloîtres autour des cimetières blancs de lune, les enveloppait d’un silence pensif. Et d’autres encore, d’entre les murs pas refermés, processionnaient vers le sanctuaire. Quand la foule aux belles chevelures fut pareille à un champ très touffu d’épis roux et d’épis noirs, toutes les femmes à la fois poussèrent un grand cri. Dans l’emportement d’une joie si violente qu’elle ressemblait à de la colère, elles se prirent à virer devant l’autel, en courant, en sautant ; de leurs trépignements sonnait tout le temple ; et tournoyantes sans fin selon un rythme furieux, elles jetaient des appels, hurlaient des évocations, ou, parfois, plus douces, chantaient d’une voix monotone d’étranges litanies :

« Toi qui te réjouis des solitudes nocturnes peuplées de songes et d’invisibles caresses ! Toi qui hais l’hymen et le bafoues !

Toi qui enseignes aux jeunes femmes l’enchantement d’échanger leur beauté contre sa vivante ressemblance, et qui bernes les époux, et qui complimentes les Sœurs !

Toi qui t’accoudes au chevet des vierges ignorantes encore de la parfaite joie, et guides vers l’éveil du désir la caresse incertaine d’une main ensommeillée !

Toi qui es la tentation et le salut ! Toi qui inventes un enfer plus doux que le paradis, et qui, pour notre ravissement, donnes une odeur de femme à toutes les fleurs du jardin, un regard de femme à toutes les étoiles du ciel !

Toi qui conseilles aux Océanides le lit fluide d’un seul flot, et aux belles impératrices courtisanes de boire la goutte de sang, que, d’une aiguille d’or, elles firent perler du sein des esclaves d’Afrique, et aux Parisiennes de prendre leurs bains deux à deux dans l’étroite baignoire de faïence craquelée !

Ennemie des noces, malédictrice des lits féconds, à qui plaisent les ventres lisses et les gorges sans rides, Démone exquise et formidable, notre recours et notre épouvante, apparais sur l’autel, Démone,

Afin que, toutes, éperdument nous adorions tes pieds de chèvre parfumés dans les chevelures des reines, et pour que de nos lèvres jointes deux à deux et de nos bras enlacés à des bras et de nos poitrines offertes, de tous nos corps secoués dans une ronde forcenée,

Nous fassions autour de toi une énorme guirlande de vivantes fleurs, d’où toutes les odeurs brunes, blondes, ou rousses, délices de tes narines, monteront en un seul encens vers ta tête étoilée ! »

Et voici que, hors d’une fumée qui se déchira comme un voile, apparut sur l’autel une colossale forme. Avait-elle surgi des infernales profondeurs ? était-elle descendue du clair empyrée nocturne ? elle était noire, rouge et dorée. Elle se dressait, diabolique, et céleste, prodigieuse ; elle était terrible par l’énormité de la grâce autant que séduisante par l’infini de l’horreur ; on devinait la suppliciante charmeresse ; et, dominant les voix des Sœurs agenouillées, son rire — Sophor le reconnut ! — sonna comme un clairon de victoire. Femme par les cheveux lourds et longs et par le mystère des regards et par la rougeur des lèvres fraîches comme un baiser sanglant, bête par la poilure d’or dont se couvraient ses bras et ses jambes, et par ses pieds de chèvre, elle était le satan femelle d’un sabbat sans hommes, et tandis que, sur son front cornu comme celui des satyresses, flamboyait étrangement un diadème de diamants sombres, qui éveillait l’idée d’une constellation d’étoiles damnées, la Démone aux divins yeux, troussant jusqu’au nombril sa robe d’écarlate et d’or, montrait impudemment et offrait aux adorations son sexe fauve pareil à un ostensoir !

Alors les amantes, tendant les bras, agitant vers elle comme des vases de parfums leurs cheveux :

« Sois propice, ineffable Maîtresse, à celles qui méprisent les couches conjugales et qui maudissent les berceaux !

Les jeunes hommes, quand nous allons par les villes, nous font signe de les suivre et veulent nous prendre par la main ; mais nous, avec des risées de la barbe drue qui déshonore leurs mentons, nous nous retournons vers nos amies aux lèvres duvetées à peine d’un or si fin, qui tremble.

Sois propice, ineffable Maîtresse, à celles qui méprisent les couches conjugales et qui détestent les berceaux !

Des amants se jettent à nos pieds, embrassent nos genoux, puis désespérés de nos refus, ils se frappent d’une lame qui entre toute en leurs cœurs ; et nous sourions, songeant aux jolis bracelets de rubis qu’on pourrait faire à l’Amie avec les gouttes qui stillent des blessures.

Sois propice, ineffable Maîtresse, à celles qui méprisent les couches conjugales et qui détestent les berceaux !

Nous avons tenté tous les chemins vers l’excès des ravissements ; à force de franche ardeur ou de sournoises caresses, nous avons obligé les plus résistantes à l’aveu de la parfaite extase ; car nous sommes les effrénées et les subtiles.

Sois propice, ineffable Maîtresse, à celles qui méprisent les couches conjugales et détestent les berceaux !

Cependant, s’il existe des travaux et des joies qui nous sont encore inconnus, révèle-les aux ferventes qui ont mérité d’en être instruites, ô instigatrice des chers péchés ! Admets l’une d’entre nous au torturant délice de la communion, afin que, pleine de toi et devenue toi-même, elle nous enseigne ta science et ta volonté.

Sois propice, ineffable Maîtresse, à celles qui méprisent les couches conjugales et détestent les berceaux !

Mais la Démone ne baissait pas le front vers les suppliantes ; et il y avait dans ses yeux violents comme des trous d’or roux, dans la splendeur irritée de son diadème, l’impatience d’un dieu à qui l’on tarde d’offrir les offrandes qui lui plaisent.

Parmi la foule écartée, s’avancèrent, vêtues non de lin ni de soie mais de sang rouge, tout frais, des femmes qui avaient des couteaux à la main ; elles ressemblaient à des sacrificatrices empourprées encore d’une hécatombe. Derrière elles on entendait s’enfuir en poussant de grands cris des mères qui tenaient leurs petits dans leurs bras ! Les sanglantes femmes élevaient vers l’autel des corbeilles où palpitaient les virilités des mâles nouveau-nés ; elles versèrent comme d’étranges fleurs ces offrandes aux pieds de la Démone ; celle-ci fit un signe ; et tout à coup, surgis avec des grognements et des grondements, des porcs sauvages se ruèrent, envahirent l’autel, et, tandis que riait formidablement la vivante idole, ils mangeaient l’avenir saignant des races.

Alors la Maîtresse, satisfaite, désigna d’un regard celle à qui la communion serait donnée, à qui de nouveaux secrets seraient révélés afin qu’elle les enseignât à son tour ; et ce fut Sophor qui, parmi l’agitation des odorantes chevelures, gravit glorieusement les marches de l’autel vers le rayonnant et fauve ostensoir. Toutes les amantes, la tête vers les dalles, s’étaient prosternées comme des fidèles indignes encore de contempler la célébration des suprêmes mystères, et qui s’abîment en un religieux effroi. Mais un cantique montait sourdement de leurs lèvres mi-closes.

« Ô triomphante Élue ! Ô royale sœur aînée ! puisque tu fus choisie entre toutes pour recevoir l’ineffable hostie et pour répandre l’Évangile des nouvelles caresses,

Nous t’adorons, et quand tu descendras de l’autel, nous ferons de nos corps des marches à tes pieds nus !

Puisque celle en qui résident la toute-science et la toute-joie t’accepte pour épouse et se veut ton épouse, puisqu’elle se donne à toi qui te donnes à elle, puisqu’à la fois vous êtes, elle et toi, dans le sacramental office, la communiante et l’hostie,

Nous t’adorons, et quand tu descendras de l’autel nous ferons de nos corps des marches à tes pieds nus !

Puisque vous êtes mêlées au point que si nos yeux osaient se lever vers vous, ils ne verraient qu’une forme augustement nuptiale ; puisque sa divinité et ton humanité se joignent et se confondent en une double unité féminine,

Nous t’adorons, et quand tu descendras de l’autel, nous ferons de nos corps des marches à tes pieds nus ! »

Et l’Élue en effet n’était plus elle-même ; pleine de la Démone possédée, elle se sentait la devenir. Noire, rouge et dorée, c’était elle qui se dressait, diabolique et céleste, prodigieuse ; femme par les cheveux lourds et longs et par le mystère des regards et par la fraîcheur sanglante des lèvres, bête par la poilure d’or de ses bras et de ses jambes, et par ses pieds de chèvre ; et, tandis qu’à son front flamboyait un diadème de diamants noirs, comme une constellation d’étoiles damnées, elle offrait triomphalement sous l’écarlate et l’or la splendeur fauve de l’ostensoir ! Et les murs s’évanouirent : toute la ville, et toutes les campagnes, et les fleuves, et les monts, et les continents lointains apparurent tels que Lucifer les verrait de la hauteur de son astre ; l’universelle multitude des vierges, des épouses et des veuves se dirigeait vers l’autel ; elles chantaient, elles dansaient, elles étaient joyeuses, elles se donnaient des baisers sur la bouche ; si des hommes voulaient les retenir, elles se jetaient sur eux, les déchiraient avec des rires, les laissaient le long des chemins, saignants et moribonds. Elles s’avançaient toujours ; c’était comme un cercle grossissant de vagues poussées par d’autres vagues, qui se resserre ; et quand elles furent plus proches, elles poussèrent de grandes clameurs de joie et levèrent les mains vers le sombre et lumineux autel et se précipitèrent ! Or l’Élue, pendant ce temps, se sentait plus grande, plus grande encore, énorme, démesurée, comme infinie ; sous le vêtement d’écarlate et d’or pareil maintenant à un fulgurant nuage de tempête, le diabolique ostensoir se déployait prodigieusement, s’approfondissait plein de remous de feux et de ténèbres, et, à l’emportement des femmes ruées en troupeaux, il s’offrait comme une entrée vertigineuse de gouffre.

FIN DU LIVRE SECOND

LIVRE TROISIÈME

I

La chambre blêmie d’une lampe au plafond était pleine de silence et de torpeur. L’or des meubles et des cadres, la lueur des étoffes lamées, s’effaçaient languissamment, comme en des lassitudes. Il semble que les choses se reposent, tandis que les vivants dorment ; les fauteuils où l’on ne s’assied plus s’étirent vaguement dans l’oisiveté d’être inutiles ; il y a comme des paupières baissées sur les miroirs ensommeillés qui oublient de refléter. L’inanimé s’immobilise et s’éteint dans plus de néant.

La nuit s’écoulait.

Céphise Ador, des deux mains, écarta ses cheveux qui lui couvraient tout le visage, ouvrit les yeux, bâilla. Pourquoi donc s’éveillait-elle ? d’ordinaire elle dormait longuement, sans secousses, sans rêves même, en sa lourdeur de blonde un peu trop grasse. Peut-être un bruit dans la rue, un mouvement dans le lit l’avait tirée de son repos, ou bien quelque inquiétude, quoi donc ? Elle se tourna vers Sophor qui, tout à l’heure, après les baisers, avait fermé les yeux sur l’oreiller voisin.

Assise sur le lit, un coude au genou et le menton dans la main, Sophor se tenait immobile, tournée vers la fenêtre sans jour, comme si elle avait attendu un commencement de clarté à travers le rideau.

Lentement Céphise lui mit les bras au cou, l’attirant, voulant qu’elle se recouchât. Mais Sophor ne parut pas sentir cette caresse, resta sans mouvement. « Chère ! qu’as-tu donc ? à quoi penses-tu ? Tu ne souffres pas ? viens dormir. » Sophor ne répondit point. De ses doigts un peu crispés, où une sorte d’irritation semblait se retenir pour ne pas faire du mal, elle dénoua l’amicale étreinte, dont les bras retombèrent, étonnés. Et elle ne s’était pas détournée de la fenêtre obscure. Alors Céphise Ador se pencha en avant, autant qu’elle put, pour voir les yeux de son amie, pour y lire la pensée. Elle se redressa, presque effrayée, tant il y avait de douloureuse rêverie en ces yeux las.

Il ne paraissait pas que Sophor se sentît observée.

Elle était belle, malgré les ans et les ans. Si sa pâleur toujours mate, moins blanche, se jaunissait çà et là, surtout vers les tempes, en des tons de vieil ivoire, sa bouche gardait une belle rougeur violente ; la rousseur noire de ses cheveux la coiffait d’un casque d’ébène et d’or. Mais, à ce moment de cette nuit, la tension de penser lui ridait, au bord des yeux, la peau, lui déformait l’arc des lèvres jusqu’à la faire paraître plus vieille qu’elle n’était en réalité ; et l’acier de ses yeux s’éteignait.

— Voyons, Sophor, qu’est-ce que tu as ? tu me fais peur, réponds.

Cette fois, Sophor daigna entendre ; sans bouger, avec l’ennui d’une fatigue :

— Rien, je n’ai rien. Laisse-moi. Je n’ai pas sommeil. Je pense à quelque chose. Endors-toi.

Mais Céphise, en un éclat de voix :

— Ce n’est pas à une chose que tu penses, c’est à quelqu’un, c’est à une femme !

Elle rejeta les couvertures, sauta du lit, s’enveloppa d’un peignoir, se mit à marcher par la chambre en écartant les chaises, les fauteuils, et elle disait, tous ses cheveux défaits lui remuant le long des reins :

— Je te dis que tu penses à une femme ! Ah ! ça, est-ce que tu crois que je ne m’aperçois de rien, que je suis idiote, que je ne sais pas que, depuis longtemps, tu as une personne en tête ? une personne qui n’est pas moi. Ça saute aux yeux que tu n’es plus la même. Quand je te parle, tu ne réponds pas ; et si, après avoir fait semblant de ne pas te regarder, je me tourne très vite, tes yeux sont ailleurs, loin de moi. Tu voudrais que je ne te regarde jamais pour ne pas être obligée de me regarder quelquefois, par politesse. Et puis, à d’autres signes, je vois bien que tu ne m’aimes plus comme autrefois. Il y a trois semaines que tu n’es pas venue dans ma loge ! ni au foyer. Je suis obligée de te chercher à présent, de venir ici sans que tu m’y conduises ; et si tu supposes que je n’ai pas vu ton air lorsque, tout à l’heure, après le dîner, mon cocher est monté pour prendre les ordres et que je lui ai dit : « Non, pas ce soir, demain, à midi. » Avoue que tu aurais voulu que je parte ! avoue que tu ne m’aimes plus, mais voyons, parle, je le veux, avoue !

Elle s’était piètée devant Sophor, la regardait en face, des rages dans les yeux. Mme d’Hermelinge, avec un air de plus grande lassitude :

— Tu es folle, tu sais bien que je t’aime ; ne me tourmente pas, je t’en prie, j’ai des soucis.

— Quels soucis ? tu as assez de moi, et tu en veux une autre, voilà tes soucis. Par exemple, si tu t’imagines qu’il te suffira de me dire : « Dors, une autre fois je serai plus gaie, » pour que je te laisse en repos, tu te trompes. Est-ce que c’est moi qui suis allée à toi ? est-ce que je me suis offerte, il y a cinq ans ? Ah ! bien, oui. J’avais un amant, que j’adorais, et qui m’aimait. J’étais heureuse avec lui, avec lui seul ; et comme, en outre, j’étais célèbre, comme on m’applaudissait, je ne désirais rien de plus. Tu le sais bien que jamais je n’avais pensé aux femmes, que je ne voulais pas y penser, que j’étais une créature toute simple. Mais, toi, tu m’as enveloppée, tu m’as emportée, tu m’as gardée. Ce n’est pas il y a cinq ans que tu aurais eu ces façons de ne pas me regarder, de ne pas me répondre ! Et maintenant que je suis comme tu m’as voulue, que je t’ai aimée, et que je t’aime, tu ne veux plus de moi. Est-ce que je suis moins belle qu’autrefois ? non, plus belle. Tout le monde dit que je suis plus belle. Les blondes, c’est à trente ans qu’elles sont tout à fait épanouies, comme de grandes fleurs d’été. Mais ne t’imagine pas que je vais accepter, comme cela, tranquillement, d’être méprisée, d’être rejetée. Ce que tu as fait de moi, tu le sais bien ! une femme que l’on montre au doigt, dont on parle à voix basse. Ça ne te fait rien, à toi, que l’on dise que tu es épouvantable ; ça te fait plaisir au contraire ! tu aimes à être haïe. Moi, j’ai honte. Aux répétitions, les personnes convenables font exprès de ne pas me parler, s’écartent ; le public lui-même, — tiens, je ne t’avais jamais parlé de cela, pour ne pas te faire de la peine, je croyais que tu m’aimais ! — le public n’est plus pour moi comme dans le temps ! Si j’ai eu du talent, j’en ai plus encore ; il y a des soirs où je suis contente de moi, où je sens vraiment que je suis une grande artiste ! ça ne fait rien ; la salle reste froide. Surtout les soirs de première représentation. Parce que les gens qui sont là savent tous notre histoire. Grâce à toi, je fais horreur. Et tu t’imagines qu’après avoir sacrifié pour toi mon amant, et mes succès, et l’estime, — non, pas une femme honnête, mais enfin une femme comme les autres, — qu’après être devenue pour te faire plaisir un monstre comme toi, qu’après avoir été réduite à n’avoir que toi en échange de tout, je te perdrai sans me fâcher, sans me plaindre, et que je te dirai : « Tu ne veux plus de moi ? à la bonne heure, je te souhaite bien du bonheur avec les autres, adieu. » Tu peux être sûre que cela ne finira pas de la sorte ! et si tu en aimes une autre, tu peux compter que je vous tuerai elle et toi, — elle d’abord, — oui, je vous tuerai, tiens, avec ce poignard, avec ce poignard, regarde !

Elle avait pris sur la cheminée un stylet ancien, d’argent, à la monture ciselée où une petite tête de mort avait des yeux de rubis ; et, l’enfonçant dans la poitrine de quelque rivale imaginaire, elle avait, déchevelée, la gorge battante dans l’écartement du peignoir de satin d’or, l’air d’une tragique héroïne frémissante de vengeance et d’amour.

Sophor dit, brutalement :

— Cinquième acte.

Et elle saisit Céphise par les poignets, la serra très fort, la força de lâcher le joujou à la lame vive, qui, la pointe en avant, traversa le tapis, s’enfonça dans le parquet et resta droit, en vacillant. Alors, la jalouse, tombée à genoux :

— Fais-moi mal, fais-moi mal, je le veux bien. Tords-moi les bras, brise mes os, je t’en prie ! je comprends que j’ai tort. Oui, j’ai tort. Tu as des ennuis que tu ne veux pas me dire, et moi, avec mes idées, je te tourmente, je t’empêche d’être triste à ton aise. C’est mal. Tu as raison d’être fâchée. Je sais bien que ce n’est pas vrai que tu en aimes une autre. Tu es trop bonne, ma chérie, pour aimer une autre femme que moi. Tu ne peux pas vouloir que je meure de désespoir, toute seule, dans quelque coin. Je suis coupable d’avoir imaginé cela, de t’avoir parlé avec colère. Mais, songe, j’ai une excuse. J’ai tant besoin de ta tendresse, pour m’y réfugier, pour ne pas songer aux mauvais propos qu’on tient sur mon compte, aux avanies qu’on me fait ! C’est terrible, je t’assure, quand tout le monde s’éloigne de vous ou vous dévisage avec des airs mauvais, de sentir moins aimant le seul être qui vous aimait. Et tu es si froide, si indifférente depuis quelque temps. C’est entendu, tu ne me trompes pas, tu ne songes pas à me tromper ! mais, enfin, tu conviendras que tu n’es plus tout à fait pareille à ma Sophor d’autrefois. Te rappelles-tu les trois semaines que nous avons passées l’hiver dernier, au bord de la mer, dans un hôtel où il n’y avait personne ? La maison était tellement enveloppée de vagues et de bourrasques, qu’elle tremblait et sonnait comme un navire ; nous nous aimions dans la tempête, comme en pleine mer ! Je ne crois pas que tu aurais plaisir, maintenant, à être toute seule avec moi, même dans un endroit qui ne serait pas sombre. Voilà ce qui m’irrite, m’agace les nerfs, me rend morose ou emportée. Voyons, dis, je ne suis plus en colère, je n’ai plus de ridicules soupçons, je suis raisonnable ! tu peux donc me parler sans gronderie, avec bonté. Pourquoi es-tu ainsi avec moi ? Est-ce que je t’ai fait quelque chose ? Si tu as à te plaindre de ta Céphise, dis-le, pour qu’elle s’excuse. Non, elle n’a rien à se reprocher. Ce que tu veux, je le veux. Toujours j’attends ta parole, ou je guette ton regard, pour t’obéir tout de suite. Quand je ne suis pas auprès de toi, sais-tu à quoi je pense ? aux mots que je dirai quand nous serons ensemble, aux airs que j’aurai pour que tu sois contente, pour que tu me souries, pour que tu touches mes cheveux avec ta main, tu sais, derrière le cou, comme tu faisais dans les premiers temps, comme tu ne fais plus aujourd’hui. Et tu sais bien que depuis cinq ans, je n’ai d’amour que pour toi, que pour toi seule. Dame, tu devines, jolie comme je suis, — car enfin je ne suis pas laide, n’est-ce pas, je ne suis pas laide ? — des hommes ont rôdé autour de moi, des riches, des célèbres ; des femmes aussi, qui espéraient, parce qu’elles savaient… Mais, des hommes et des femmes, je ne m’en soucie guère, puisqu’il n’y a que toi au monde. Écoute et promets-moi de ne pas rire. Tu te rappelles ton grand portrait, en amazone, que tu m’as donné ? D’abord, je l’avais placé près de mon lit, avec une lampe, pour le voir, tout de suite, la nuit, quand je m’éveillais. Mais c’était de la peinture, ce n’était pas de la vie. Alors j’ai imaginé de le mettre dans un coin de la chambre, de façon qu’il puisse être reflété, très loin, par la glace de la cheminée ; et entre le miroir et le portrait il y a deux rideaux de gaze qui pendent et remuent un peu ; comme cela, à cause de l’espèce de brouillard que font les étoffes dans la pièce pas trop claire, ta ressemblance, c’est presque toi-même ; indécise, trouble, mais réelle, vivante, et, sitôt que j’ouvre les yeux, j’envoie des baisers au reflet de ton image ! Puis, je pense : « Demain, ces baisers, elle me les rendra. » Tu ne me les rends plus. Je les mérite bien pourtant ! Ordonne-moi d’ouvrir cette fenêtre et de me jeter dans la rue, sur les pavés, tu verras si je ne t’obéis pas. Comment c’est arrivé que je sois ainsi, je ne me l’explique pas. Tu me tiens entière. Tout ce que je suis, je te l’ai donné la première fois et je n’ai jamais rien repris. Ainsi, tu n’as aucune raison pour me bouder, pour rester des heures entières sans me parler. Oh ! tu ne peux pas comprendre la désolation que j’ai, quand tu ne t’occupes pas de moi, quand tu as l’air de ne pas savoir que je suis là et que j’attends. Ce que j’attends, c’est que tu m’aimes. Voilà ce que j’attends, toujours. L’amour que tu as eu pour moi, c’est comme quelqu’un de très cher qui serait parti pour un voyage ; s’il tarde trop il trouvera morte de tristesse l’amie qui reste tout le temps sur le pas de la porte pour le voir revenir.

Elle parlait avec tant de douceur, — son irritation, son désespoir fondus en une humble mélancolie, — que Sophor, émue, eut un sourire enfin ; elle regardait complaisamment cette belle jeune femme, si soumise, si câlinement plaintive ; d’une main lente, elle lui caressa les joues, les cheveux, comme on cajole un enfant qui a été en colère, qui a pleuré, qui se repent. Ainsi que de la lumière en un lieu obscur, une joie entrait dans Céphise ; ses yeux furent comme des fenêtres éclairées par une fête intérieure. Allait-elle retrouver sa Sophor ? Parce qu’elle se souvenait des ardeurs de naguère, et des embrassements fous qui suivaient les courtes bouderies, et de toutes les querelles oubliées en des pâmoisons, elle fit, d’un baissement d’épaules, — tandis que son amie se penchait vers elle pour lui mettre un baiser au front — glisser le long de ses bras le satin du peignoir, et, sous l’inclinaison de Sophor, montait, de la belle nudité grasse, l’odorante chaleur du désir. Mais Mme d’Hermelinge, alors, se redressa, et, comme prise d’une épouvante, courut vers un coin de la chambre ; là, sa tête entre ses mains, elle en frappait le mur, à coups rythmiques de balancier. Puis, brusquement retournée vers Céphise encore à genoux, et qui, stupéfaite et suppliante, tendait les bras :

— Non, dit-elle d’une voix saccadée où se cassait de la colère, ne dis plus un mot, ne t’approche pas, couche-toi, tâche de dormir. Imagine-toi que je suis malade. Tu sais, quand je suis malade, je n’aime pas qu’on s’occupe de moi ; je veux qu’on me laisse seule. Eh bien ! je souffre. Ce qui me fait souffrir, tu ne le comprendrais pas, je ne le comprends pas moi-même. C’est un chagrin, qui passera. En ce moment, tout ce que tu ferais pour m’en guérir l’accroîtrait. Tu es belle, tu es bonne, tu m’es ardemment dévouée, c’est vrai que je suis une ingrate ; mais, je t’en conjure, puisque tu m’aimes, ne me touche pas, et tais-toi, il le faut.

Céphise ne tint pas compte de ces paroles ; elle s’élança vers son amie.

— Je ne te laisserai pas souffrir, je te consolerai, viens !

Mais l’autre :

— Je te dis de te taire et de te remettre au lit.

En même temps, elle l’empoigna, l’enleva, la jeta sur les draps.

— Te tairas-tu, maintenant ?

— Oui, oui, si tu veux, balbutia Céphise.

Elle s’abandonnait sur la couche, la tête dans l’oreiller, les yeux vers le mur, hagards. Sophor la considéra longtemps, comme pour bien s’assurer de cette immobilité, comme pour la fixer sous la menace de son regard. Enfin, elle s’écarta, marcha lentement vers un fauteuil, le tourna vers la croisée, s’assit, les mains aux bras du siège. Elle restait sans mouvement, elle pensait, les prunelles mornes, vers les rideaux. Par instants, du lit, venait un petit sanglot, retenu, dans une secousse. Elle n’y prenait pas garde. La fenêtre, elle ne la quittait pas des yeux. Elle avait l’air d’attendre le jour avec anxiété…

Céphise, dès lors, n’eut plus qu’une pensée : découvrir la femme que la baronne d’Hermelinge lui préférait. Car elle ne s’était pas contentée des vaines excuses de son amie ; est-ce qu’on a des soucis ? est-ce qu’on est malade ? La vérité, c’était que Sophor éprouvait quelque violent amour ; et, dédaignée peut-être, elle appartenait toute à son désir. Mais la nouvelle aimée, qui était-ce ? Céphise cherchait vainement. Pas une fois la pensée ne lui vint que Sophor avait pu s’éprendre de l’une de ces médiocres créatures, Yvonne Lérys, ou Valentine Bertier, ou Rosélia Fingely. Elle n’ignorait point les rencontres de son amie, certains jours, avec ces filles ; même Sophor lui avait avoué l’étrange soir où, bouleversée de l’agonie de Magalo et des paroles entendues, furieuse d’avoir un moment fléchi en son orgueil, et révoltée et pleine d’une démoniaque ivresse, éperdue aussi du grand verre quatre fois vidé coup sur coup, elle avait vu se développer une banale débauche de filles jusqu’à la splendeur comme vivante et tangible, peut-être réelle, d’un magnifique et prodigieux sabbat ! Certes, Céphise qui la voulait toute, puisqu’elle se donnait toute, avait souffert de ces folies de Sophor ; mais elle était sûre qu’en ces aventures perverses, l’infidèle ne se livrait pas entière, réservant à la mieux chérie son cœur, son esprit, ses vrais désirs. Au reste, ces femmes, et d’autres, pareilles, Sophor avait cessé peu à peu de les recevoir. C’était donc d’un autre côté qu’il fallait chercher la rivale, assez belle, assez éprise ou assez réservée — car il y a une toute-puissance dans le refus des baisers — pour captiver Sophor. On avait parlé, récemment, au foyer de la Comédie, devant Céphise, — pour lui faire de la peine, — d’une grande dame polonaise, autrefois cantatrice, maintenant veuve du bâtard d’un empereur, qui était venue à Paris, avait reçu la baronne d’Hermelinge ; mais non, — pas jolie d’ailleurs, presque vieille, — elle était repartie pour Vienne en enlevant un ténor d’opéra-comique. Qui donc, alors ? Ah ! où qu’elle fût, quelle qu’elle fût, la détestable créature qui lui volait Sophor, elle la découvrirait, l’atteindrait. « Un cinquième acte ? » soit, un cinquième acte, avec des cris et du sang. Après les drames, sur la scène, le drame, dans la vie. C’était justement parce qu’elle avait en elle assez de force pour les haines, pour les vengeances, qu’elle avait pu les exprimer, dans les pièces, si passionnément. Eh bien ! de cette force-là, elle s’en servirait pour son propre compte. Elle serait ce qu’elle avait eu la puissance de paraître. Et cela ne la gênerait pas de donner un coup de couteau, ou de verser du poison dans une tasse, puisqu’elle en avait l’habitude. On verrait ! Le certain, c’était qu’elle cesserait de rire, la femme préférée de Sophor ; et tout cela finirait tragiquement.

Mais sa jalousie ne savait à qui se prendre ; c’était toujours cette question : « Qui aime-t-elle ? » Une fois que, dans sa chambre, elle considérait le portrait de Mme d’Hermelinge, elle jeta un cri de rage et de joie ! de rage, parce que la presque certitude d’être trahie lui poignait le cœur ; de joie, parce qu’elle pourrait se venger.

Silvie Elven, oui, Silvie Elven.

Comment n’avait-elle pas eu cette pensée tout de suite ? Autrefois Sophor allait très souvent chez la petite artiste ; leur intimité, alors, n’était un mystère pour personne. Même, la baronne d’Hermelinge avait eu en sa passion vers cette frêle créature des douceurs, des ménagements attendris ; elle baissait la voix, en lui parlant, pour ne pas la secouer d’un bruit trop rude, faisait signe de marcher sur la pointe des pieds quand Silvie travaillait. Sans doute elles s’étaient séparées, avaient l’air, si elles se rencontraient, de ne pas se connaître. Mais cette brouille pouvait n’être qu’une ruse, cette froideur, qu’une hypocrisie. Céphise s’imagina avec un redoublement de colère que depuis très longtemps elle était leur dupe, qu’elles n’avaient jamais cessé de s’aimer ! et plus elle appliquait son esprit à cette idée, plus elle la jugeait vraisemblable. Précisément parce que Silvie, rouée ou ingénue, — car on ne pouvait pas savoir, — avait les airs menus d’une petite fille qui va tomber si on la pousse un peu trop fort, et des langueurs de jolie malade, et comme des ressemblances avec les fleurs qu’elle peignait au pastel et qui s’envoleraient si on soufflait dessus ; précisément parce qu’elle était si diverse de Sophor ardente et violente, elle devait lui plaire, l’attirer, la garder, lui inspirer peut-être quelque sentiment très délicat, et très tenace, un désir toujours renouvelé d’oser à peine se satisfaire ; la crainte de lui faire du mal en la touchant ajoutait du délice à l’audace de l’avoir touchée à peine. Céphise, en les subtilités de sa jalousie, comprenait tout à présent ! elle était, elle, pour Sophor, quelque chose comme ces belles filles grasses et blanches dont les hommes fiancés à d’honnêtes demoiselles, un peu chétives, qu’on ne mariera que l’an prochain, se servent pour alentir la brutalité de leur tempérament : ils se rendent, près de celles-là, capables de respect auprès de celles-ci. Ce que voulait d’elle le baiser de Sophor, c’était l’atténuation, l’émoussement d’un désir dont se fût effrayée, petite sensitive rose, la bouche de Silvie ; elle leur avait servi à s’aimer chastement ! Chastement, non. Céphise savait bien que la baronne d’Hermelinge ne s’en tenait pas aux niais attendrissements des pensionnaires qui se regardent d’un peu loin, rougissantes, d’un regard entre les cils, ou se serrent le bout des doigts, furtivement, sous la table, au réfectoire. Elle avait possédé, elle possédait Silvie ; mais, du lit de Céphise, elle rapportait des ardeurs lasses à ne pas briser l’autre ; Céphise était employée à épargner, — trop peu, — sa rivale ! Une telle fureur l’emportait que si Mlle Elven avait paru tout à coup, elle se serait jetée dessus, sans parole, l’aurait renversée sur le tapis, étouffée d’un genou sur la poitrine.

Sur-le-champ sa résolution fut prise. Elle irait chez Silvie, lui lancerait à la face des injures, l’obligerait à des aveux, et si la coupable ne demandait pas pardon, ne jurait pas de ne jamais revoir Mme d’Hermelinge… Céphise Ador s’habilla très vite, descendit, monta dans un fiacre. Elle avait emporté le joli poignard, dérobé chez Sophor, dont le manche s’ornait d’une tête de mort aux yeux de rubis.

Dans la voiture, elle pensait, avec un peu plus de calme. Sa jalousie ne s’était pas apaisée ; comme tout à l’heure, elle était convaincue d’avoir été trahie et bafouée ; mais, enfin, elle n’avait pas de preuves. Une certitude, oui ; des preuves, non. Il lui en fallait cependant pour confondre la petite hypocrite. De sorte que, maintenant, elle hésitait, se demandait ce qu’elle allait faire chez Silvie. Elle aurait dû courir chez Mme d’Hermelinge, d’abord, chercher dans les tiroirs, découvrir des lettres. Des lettres ? elles n’avaient pas dû s’écrire, puisqu’elles se voyaient si souvent, tous les jours, quand elles voulaient. Puis, Mlle Elven n’était pas de celles qui écrivent ! une femme, assez soigneuse de son repos, de sa santé, pour accepter des baisers fatigués, assez peu éprise pour s’accommoder d’un partage agréable à la paresse de l’amour, sait se garder des imprudences qui la pourraient compromettre. Les preuves, s’il était possible d’en avoir, c’était dans l’atelier de Silvie que Céphise les trouverait. Sur quelque meuble, elle verrait un mouchoir, un gant, appartenant à Sophor. Peut-être la petite artiste avait-elle commencé quelque tableau, — nymphe guerrière, faunesse dans les bois, — d’après Mme d’Hermelinge. Oh ! en entrant, Céphise aurait l’air indifférent d’une dame qui vient rendre une visite ; mais comme, de l’œil, elle furèterait dans les coins ; comme elle jetterait adroitement, par la porte entr’ouverte, un regard dans la chambre voisine. Puis, elle se lèverait, marcherait çà et là, en admirant les toiles, ainsi qu’on fait dans les ateliers, retournerait tout à coup un chevalet où lui apparaîtrait la ressemblance de Sophor ! Donc, il fallait qu’elle allât chez Mlle Elven. Et ce fut d’un pas tranquille, sans émotion visible, — résolue à toutes les patientes investigations, — qu’elle monta l’escalier, qu’elle entra dans l’antichambre. Tout de suite on introduisit la visiteuse.

— Vraiment, c’est vous ? dit Silvie, étonnée. Qu’il y a longtemps que l’on ne vous a vue !

Et elle tendit la main à Céphise Ador, après avoir mis le bout de sa mule sur une cigarette qu’une petite toux lui avait poussée hors de la bouche. Puis elle se remit à peindre. C’était une touffe de violettes qui commençait de fleurir sur la toile. Il y avait bien des mois que Silvie avait renoncé aux grands tableaux, avec des personnages. Même les portraits au pastel ne la tentaient plus. Ce qu’il y avait toujours eu, en cette délicate et médiocre artiste, de la pensionnaire qui a des dispositions, reprenait le dessus. Elle faisait aussi quelques aquarelles. Des moulins battant de l’aile près d’une eau qui court, des ouvertures de grottes, voilées de roses grimpantes, sous des acacias fleuris. Elle se plaisait dans ces menus ouvrages, imaginations naturelles de sa petite âme pleine d’une rêverie de romance.

Les deux femmes causèrent, avec des silences çà et là, des choses dont on parle lorsqu’on ne sait quoi dire ; Céphise, souriante, mondaine, l’air de n’avoir aucun souci, avait pris un éventail japonais qu’elle agitait d’une main sans fièvre.

Mais comme elle la haïssait, cette créature restée toute petite, toute mignonne, qui, à vingt-huit ans, ne paraissait pas en avoir plus de vingt, tant elle gardait de gracilité, de fragilité dans sa joliesse comme inachevée. Et sous l’aimable froideur de son apparence, la jalouse songeait aux baisers de Sophor parmi ces légers cheveux pareils à un duvet d’or argenté, sur ces joues diaphanes où pâlissait du rose, sur la délicate chair de ces lèvres entre lesquelles souriait la nacre fine des dents ; ce corps, non pas de femme, mais de fillette à peine, qu’enveloppait, lâche ici, là étroite, la soie crème du peignoir, avait tressailli, en de grêles secousses, sous une bouche savante aux luxurieuses tortures ; et, tout ce qu’avait touché les caresses de Sophor, Céphise l’aurait voulu mordre et déchirer. Elle eut un instant cette folie d’espérer que du sang allait rougir l’étoffe à la place où le peignoir s’enflait à peine d’un jeune sein ! et elle ne comprenait pas qu’elle eût assez d’empire sur elle-même pour causer avec aisance, pour ne pas sauter sur Silvie, pour ne pas lui faire, en effet, avec le poignard qu’elle avait dans la poche de sa jupe, la blessure espérée. En même temps, elle observait de tous côtés, à la dérobée, guettant quelque indice. Rien. Les peaux de bêtes sur le parquet, les mousselines d’Orient, pendues aux murs, et, sur les meubles, les bibelots. La porte par où, de l’atelier, on entrait dans l’appartement de Silvie, était fermée ; dans la chambre voisine, de l’autre côté de ces planches, elles avaient dû s’enlacer, si souvent ! mais elle était close, cette porte ; aucun prétexte pour l’ouvrir, pour aller s’assurer que Sophor n’était pas là. Car, peut-être, elle s’était cachée quand on avait annoncé Céphise. Une autre chose l’occupait : ce grand rideau vert, tiré ; que voilait ce rideau ? Après des hésitations, elle se leva, le fit plisser sur la tringle. « Que cherchez-vous donc ? demanda Mlle Elven. — Pardonnez-moi, je suis si curieuse. Je pensais que vous aviez là quelque peinture pas encore finie. » Derrière la lustrine verte, il n’y avait que la table à modèle, avec une banquette de bois couverte de soies et de fleurs ; là s’était couchée sans doute, du temps que Mlle Elven n’avait pas encore renoncé aux compositions considérables, quelque jeune femme figurant une Ophélie morte ou une odalisque ensommeillée. Céphise revint s’asseoir avec la rage de la jalousie déçue ; et elle parla de la pièce qu’on répétait à la Comédie-Française, de son rôle, qui ne lui plaisait guère. Ainsi, elle serait venue pour rien ! elle sortirait non seulement sans s’être vengée, mais sans avoir recueilli le plus faible indice. Cinq heures sonnèrent à un cartel de Boule. Il était impossible qu’elle prolongeât plus longtemps sa visite. Alors, tout à coup, elle se dirigea vers Silvie, et la saisissant rudement aux poignets :

— Avouez donc, dit-elle, que Sophor vient ici tous les jours !

— Mon Dieu, qu’est-ce qui vous prend ? pourquoi me faites-vous du mal ?

Céphise lui lâcha les poignets.

— Ne faites pas semblant d’être à demi morte dès qu’on vous touche ! Sophor a la main plus violente que la mienne. Et vous ne vous plaignez pas quand c’est elle qui vous tient. Allons, parlez, quand vient-elle ? Oui, Sophor, Mme d’Hermelinge. Vous n’allez pas me dire peut-être que vous ne savez pas de qui je vous parle ?

Silvie était toute tremblante, comme une enfant surprise en faute.

— Ah ! vous avez peur ! Vous avez bien raison d’avoir peur. Pourtant, je ne sais pas encore ce qui va arriver. D’abord, il faut que je sache tout ! Ainsi, c’est vrai, elle vient ici, souvent ? Quand ? le matin, lorsque je dors encore, ou l’après-midi, tandis que je répète, ou bien, le soir, pendant que je joue ? C’est donc pour ça qu’on ne la voyait plus au théâtre. C’est le soir qu’elle vient, j’en suis sûre ; elle vous trouve plus jolie aux lumières !

Silvie souriait tristement.

— Je comprends, dit-elle, vous êtes jalouse.

— Eh bien ! oui, jalouse. Pourquoi pas ? Est-ce que ce n’est pas mon droit de la vouloir toute, puisque je n’ai qu’elle ? Parlez vite. Vous voyez que j’ai deviné les choses ; ce n’est pas la peine de me rien cacher maintenant.

Silvie la prit doucement par la main, la conduisit vers un grand fauteuil, la fit s’asseoir, s’assit tout près d’elle, sur un tabouret. Puis, les yeux attendris, elle dit de sa voix murmurante :

— Vous vous trompez, je vous assure que vous vous trompez. Il y a plus de trois ans que Sophor n’est pas venue chez moi. Vous pouvez interroger les domestiques, les gens de la maison. Il y a plus de trois ans.

Alors Céphise :

— Vous ment…

— Je ne mens pas. Je dis toujours la vérité. Vous avez eu quelque querelle ensemble, il vous est venu des soupçons, et vous vous êtes dit : « C’est chez Silvie qu’elle va. » Non. Vous pensez bien que l’on m’a raconté les choses ! Yvonne, qui est au même théâtre que vous, ne m’a pas laissé ignorer… D’ailleurs, tout le monde en parle. Et, à ce qu’il paraît, c’est naturel d’être jalouse quand on aime. Mais vous vous trompez. Je ne vois jamais votre amie, et j’en suis très contente, parce que je suis plus tranquille. Je serais morte, bientôt, si elle ne m’avait pas laissée. C’est vrai, Céphise, je vous assure, que j’ai à peine autant de force qu’un oiseau. Je ne suis pas malade, — ce n’est rien, cette toux, — mais je suis faible, dans tout le corps ; il me semble toujours que ma vie tient mal, qu’elle va tomber. Je dois n’avoir que presque pas de sang ; quelquefois, quand je me lève de ma chaise, je ne suis pas bien sûre de pouvoir aller jusque dans l’autre chambre. J’ai besoin d’être traitée avec beaucoup de ménagement, ainsi que les convalescentes. Le soir, dès que je suis couchée, je voudrais qu’on me balançât dans mon lit comme dans un berceau, que l’on me chantât à mi-voix des airs de nourrice pour m’endormir. Quand ma mère vivait encore, je m’asseyais sur ses genoux, après le dîner, — déjà grande personne — et je fermais les yeux, rêvant presque ; c’était très agréable. Sophor m’effrayait. Elle était bonne, s’efforçait d’être douce ; malgré elle, elle avait des emportements qui me rendaient à moitié folle ; il me semblait que ses yeux, par mes yeux, m’entraient dans le corps, et voulaient me prendre le cœur de la poitrine. Je l’aimais bien ! avec des terreurs. Elle me faisait l’effet d’une bonne géante qui, tout à coup, se fâcherait peut-être, serait terrible. Les petits chiens dans la cage des lionnes, doivent être comme j’étais. Puis il y avait des heures étranges, où j’avais peur de rester morte. Avec cela, elle a une très grande intelligence, elle pense à des choses puissantes, élevées ! moi, non. Elle voulait que je fisse de grands tableaux, avec des personnages héroïques. Ce n’est pas mon affaire. Ce qui m’amuse c’est de peindre des fleurs, des oiseaux. Un papillon sur une rose, rien de plus joli : il se pose à peine, ne lui fait pas de mal ; et s’il vole, ce n’est pas bien haut. Sophor, en cela comme en d’autres choses, me gênait, m’épouvantait. Elle ne me laissait pas être chétive comme je le suis naturellement. Elle était trop superbe, trop grande pour moi. Aussi quand elle a été partie, j’ai eu, après beaucoup de tristesse, beaucoup de contentement. Ah ! si elle revenait, je ne sais pas ce qui arriverait. Elle est si extraordinaire, qu’elle fait de moi tout ce qu’elle veut. La vie d’autrefois, où j’étais comme une hirondelle dans une serre d’aigle, comme un fétu dans du feu, recommencerait peut-être ; je ne pense pas que j’aurais le courage de me dérober à des alarmes, à des transes, qui étaient si affreuses, et qui étaient si charmantes. Elle me tuerait, soit, je mourrais. Mais il n’y a pas de danger qu’elle revienne ! et tout est pour le mieux. Je ne l’espère pas, parce que je ne la regrette pas. Je suis redevenue tout à fait ce que j’étais avant de la connaître. J’ai mes amies qui sont très aimables, qui ne me bousculent pas, qui viennent causer avec moi, pendant que je travaille, comme on causait autrefois dans la cour de la pension. Elles sont très drôles, elles racontent des histoires, on rit, c’est amusant. Elles m’apportent des fleurs, je leur donne des aquarelles, ou des pastels, qu’elles trouvent jolis, qui sont jolis en effet. Quelquefois, avec Rosélia, ou avec Luce Lucy, — vous voyez, je ne vous cache rien — nous restons encore à parler dans l’atelier, longuement, après qu’il ne fait plus grand jour. Ce n’est pas terrible. Rien que de penser à Sophor, j’ai un frisson. Êtes-vous tranquille, maintenant ? Vous voilà sûre que votre amie ne vient pas ici, que j’ai peur d’elle. Allons, souriez. Ne soyez plus en colère. Si vous voulez, je vous donnerai cette touffe de violettes, quand elle sera finie ; vous la garderez en souvenir de cette pauvre Silvie qui n’a jamais fait de mal à personne.

Son air, tandis qu’elle parlait si doucement, demandait de tendres réponses, de câlins acquiescements ; elle voulait être remerciée de sa sincérité, être dorlotée en récompense ; contre Céphise renversée, couchée presque sur le grand fauteuil bas, elle se serrait dans les plis mêlés du peignoir et de la robe ; elle aurait pu faire penser à une mignonne fillette sortie de sa couchette, en chemise, les pieds nus, qui vient au lit de sa mère et s’y frôle et voudrait que celle-ci la prît avec elle.

Mais Céphise n’entendait plus Mlle Elven, ne la regardait pas. « Si cette petite est innocente, qui donc Sophor aime-t-elle ? » Son esprit errait parmi tant de femmes, s’arrêtant à un soupçon, puis à un autre, puis à d’autres ; à chaque présomption, c’était une amertume nouvelle, un remuement de bile ; Céphise ressemblait à quelqu’un qui ferait un bouquet dans un jardin de fleurs empoisonnées. Elle se leva, elle dit :

— Il est possible que je me sois trompée, et c’est bien heureux pour vous que vous n’ayez pas revu Sophor, car, tenez, j’avais emporté ceci.

Elle lui montra le stylet, la petite tête de mort aux yeux de rubis ; tandis que Silvie reculait, épouvantée, les yeux de Céphise s’allumaient à la lueur de l’acier.

— Mais, enfin, je vous crois, adieu.

Et elle s’en alla sans autre parole. La croyait-elle en effet ? Oui. Non. La voix de Silvie lui avait paru sincère. Mais, malgré elle, elle se sentait attachée à son soupçon de naguère, ne s’en pouvait entièrement divertir ; comme on ne guérit pas sans une espèce de regret d’un mal dont on a beaucoup souffert ; il semble que l’on tienne à ce qu’on y a mis, si douloureusement, de soi-même. D’ailleurs, pas de guérison en effet. L’angoisse subsistait, plus torturante au contraire d’être sans objet précis. La même jalousie exacerbée par l’incertitude de la vengeance. Eh bien ! ce qu’il fallait faire, c’était tout simple. Il fallait, sans laisser rien paraître des tourments intérieurs, épier Sophor, la suivre, la faire suivre, découvrir enfin l’exécrable rivale ; et, le jour où elle la tiendrait, que ce serait délicieux et effrayant ! d’autant plus exquis que ce serait plus terrible. Elle prévivait l’heure de meurtre et de joie. Dans un décor étrange qu’édifiaient en son esprit des souvenirs de drame modernisés par ses habitudes d’actuelle élégance, qui ressemblait à la fois à une chambre de parisienne et à l’appartement d’une courtisane de Ferrare ou de Padoue, elle se voyait entrer, elle, Céphise, Thisbé aussi, vêtue d’ombre et de silence ; elle s’approchait, en tâtant les murs, un couteau dans le poing levé ; elle écartait des meubles, écartait des rideaux, écartait les draps et, d’un grand cri de rage, elle éveillait les deux amantes endormies sur le même oreiller. Oh ! cette volupté de la main qui enfonce l’acier dans de la chair rivale, qui le retourne, et l’enfonce encore, et croit qu’il n’entrera jamais assez profondément. Puis, on le retire, pour voir jaillir le sang, le beau sang, le cher sang, l’adorable sang, qui venge ! Céphise en boirait, de cette rougeur chaude ; et, avec les dents, elle élargirait le trou, parce qu’il faut un grand verre à une grande soif ; et de ses lèvres toutes mouillées de rouge, pareilles à la plaie où elles s’assouvirent, elle étoufferait le cri d’horreur aux lèvres de Sophor, lui cracherait dans la bouche la blessure de la morte, l’obligerait à s’en gorger aussi ! Elles s’en soûleraient, toutes les deux ! Alors, si des gens venaient, les voisins avec les hommes de police, — elle voyait des sbires mêlés à des sergents de ville, — elle s’écrierait, en montrant Sophor près de l’assassinée : « Les coupables, c’est nous ! » On les emporterait, on les jugerait, on les condamnerait. Dans sa romanesque rêverie, elle imaginait une prison, où, de son cachot, la nuit, grâce à la complicité du guichetier, sinon par quelque mur ouvert, elle gagnait un autre cachot, celui de Sophor ; là, personne ne verrait, ne pourrait lui venir prendre son amie, et elles ne sortiraient plus de ce cher tombeau paradisiaque, et seule elle la posséderait toute, comme elle en serait possédée, perpétuellement.


II

Céphise Ador se trompait. Sophor n’appartenait pas à quelque violente passion renovée ou nouvelle ; elle n’aimait ni Silvie Elven, ni aucune autre femme.

Qu’avait-elle donc ?

Elle s’ennuyait.

La bouche à la bouche de Céphise, elle eut tout à coup, — n’importe quel soir, un des soirs de sa vie, — cette impression que, ces lèvres, elle les baisait sans plaisir, qu’elle les baisait parce qu’elle les avait déjà baisées, — par habitude ; qu’elle ne convoitait pas ce qu’elle possédait. Mélancolie d’un instant, fatigue des trop grandes délices de la veille ? cette idée fut la première qui lui vint ; certainement elle allait retrouver, dans la continuation de l’effort vers la joie, la joie accoutumée ; ce furent des heures délirantes : toutes les violences des désirs anciens, avec toutes les sciences acquises en de longues perversités, elle les fit tenir, du crépuscule à l’aube, en ses caresses. Jamais encore elle n’avait, avec tant de subtils acharnements que récompensaient des soupirs, obligé son amie à l’aveu de l’heureuse mort ; elle connut une fois de plus, — volontairement, hélas ! — la victorieuse extase qu’elle avait si souvent due à la précipitation de tout son être dans la féminilité béante ; et, se redressant, glorieusement déchevelée, elle arborait l’arrogance dont elle se divinisa sur l’autel parmi l’universelle multitude des vierges et des veuves.

Durant des semaines et des mois, elle s’obstina au plaisir, frénétiquement.

Mais elle sentait bien qu’il avait cessé d’être réel, ce plaisir ; qu’elle se mentait à elle-même, qu’elle voulait maintenant ce qu’elle avait désiré, que son instinct ne se rallumait qu’à l’orgueil ancien de s’être satisfait. Cette épouvante par instants la traversait, qu’elle avait fini d’être elle-même. Elle chassa vite cette importune crainte ! C’était absurde d’imaginer qu’elle aimait moins, qu’elle convoitait avec moins de sincère emportement la beauté fleurie et parfumée des amantes. Pourquoi ne pas penser aussi que, pareille à la pauvre Magalo conduite par sa niaiserie naturelle et par les désillusions de la misère au reniement des bonheurs d’autrefois, elle envierait bientôt le sort des honnêtes bourgeoises qui couchent dans le lit d’un homme et donnent le sein à leurs petits ? elle éclata de rire. La vérité, c’était que la monotonie d’un unique amour implique enfin quelque lassitude. Mais, jeune et forte, et pas rassasiée et destinée à ne jamais l’être, elle aspirait encore, aspirerait toujours au charme des chères lèvres roses, à l’odeur des chevelures dénouées. Est-ce que les bouches des jeunes femmes étaient moins que naguère ressemblantes à de belles fleurs de chair ? est-ce qu’il ne sortait plus, comme autrefois, des corsages ouverts et des robes remuées, des chaleurs qui rendent folle ? Il fallait, voilà tout, secouer cette paresse des sens où l’avait endormie la douceur berceuse d’un enlacement toujours le même. Elle était comme un mari ou un amant, qui, en trop d’heureuses nuits, s’est lassé de l’épouse ou de la maîtresse ; que d’autres femmes il aimera avec la fureur retrouvée des premiers baisers ! Elle se jeta hors de la paisible vie que lui avait faite la tendresse de Céphise. Mettant à profit les heures où son amie était retenue par les répétitions, par les spectacles, elle revint vers les camarades d’hier ; à l’insu de la comédienne, elle tenta aussi, par foucade, des aventures nouvelles. Parce qu’elle était fameuse, parce que son étrangeté attirait toutes les extravagantes, toutes les détraquées, elle voyait, aux théâtres, dans les restaurants, — dès qu’une voix l’avait nommée, — des yeux de femmes, qui offraient et demandaient, elle recevait des lettres qui n’hésitaient pas à proposer des rencontres pendant l’absence des parents ou du mari ; et de petites filles, — pensionnaires à qui l’avait révélée la chronique d’un journal lu en cachette, — lui envoyaient des fleurs dans des lettres d’où montait une odeur d’iris et de frais corsage. Elle ne perdit pas le temps à choisir ! En prenant toutes ces créatures que lui livrait l’ardente démence dont le foyer était en elle, il lui semblait qu’elle rentrait en possession de son bien, qu’elle exerçait un droit ; elle avait aussi l’impression de remplir une espèce de devoir. Elle s’apparaissait à elle-même comme accomplissant une mission que lui ordonnait la fatalité de son être ; et le Rire qui, parfois, lui tintait dans l’oreille, ce rire auquel elle se plaisait maintenant, dont elle sollicitait le retour, la complimentait de cette fidélité à sa tâche. Ce furent des mois de fantaisie et d’amusement, — de vanité satisfaite. Elle eut de folles gaietés, pour avoir été obligée de se cacher, comme un amant de vaudeville, dans une armoire, au bruit des pas d’un jaloux ; pour avoir emmené souper quelque belle fille à l’heure même où elle était attendue par un très sérieux amant ; pour avoir fait manquer son entrée, dans l’opérette nouvelle, à la divette des Bouffes ou des Nouveautés ; et elle promena des dames de province dans la débauche des concerts-spectacles et des restaurants nocturnes. Elle fut pendant deux jours, ayant dit à Céphise : « Je vais en voyage, ne t’inquiète pas, » — car cela la divertissait de mentir comme un mari prétextant l’ouverture de la chasse, — la femme de chambre d’une très belle demoiselle qui, sur le point d’être mariée, lui avait envoyé sa photographie. Caprices médiocres ! luxures presque vulgaires ! anecdotes ressemblantes à la banalité des romans libertins. Mais à toutes ces frivoles abominations elle mêlait la solennité qui était en elle ; elle rendait terrible ce qui, sans elle, n’eût été que bizarre ; imposait le destin aux hasards. Faire de toute aventure un événement magnifique ou sinistre par le seul fait qu’ils y participèrent, c’est le privilège des héros ou des monstres. Et ses criminels amusements laissaient à ses complices des rêveries, faisaient que, la nuit, tout à coup réveillées, elles considéraient l’ombre avec des yeux écarquillés. Elle ne s’inquiétait pas des remords qu’elle semait dans les âmes. Presqu’un an tout entier, elle se divertit de tant de jolies personnes affolées ; elle avait aux lèvres la fatuité de cent petites victoires, dont s’augmentait son diabolique triomphe. Et c’était charmant, toutes ces bouches pleines de baisers, qu’elle vidait en riant, comme on hume, au dessert, une liqueur des îles ou le tockay en de petits verres de Bohême ; très longtemps elle crut qu’elle n’avait jamais été aussi gaie ni aussi heureuse.

Elle s’ennuyait de plus en plus.

Aucun moyen de se cacher à elle-même cette vérité lugubre : l’ennui la hantait. Et ce n’était pas seulement durant la naturelle langueur des lendemains, qu’il se glissait, s’établissait en elle (à ces moments-là, il aurait pu n’être qu’une mélancolie des sens trop assouvis, des nerfs rompus, un reste de bonheur fatigué d’avoir été excessif) ; pendant même les plus affolantes obstinations du baiser, aux heures où, naguère, l’universelle vie se résumait pour elle dans le sursaut longtemps espéré d’une lèvre sous sa lèvre, où, avec la suprématie d’un dieu qui contraindrait les âmes à entrer dans son paradis, elle obligeait ses élues à la joie, il lui venait tout à coup, près des plus belles, près des plus désirables et des plus désireuses, une tristesse d’être là, un besoin d’être ailleurs. Ailleurs ? Où donc ? Elle ne savait pas. Ailleurs. Elle se demandait pourquoi elle se trouvait dans cette chambre, sur ce lit, à côté d’une table où les verres à demi vides faisaient penser à une incomplète ivresse, sous les lampes dont la clarté même éveillait l’idée d’une extinction prochaine. Et elle s’écartait brusquement, la tête entre les mains. Un seul besoin : s’enfuir. Elle songeait, parfois, qu’elle pourrait courir à travers un pays où il n’y a personne, dans des herbes mouillées, traverser nue une rivière, s’y laver dans la fraîcheur, s’y laver non seulement le corps mais l’âme, et, de l’autre côté de l’eau froide et saine, dans une prairie, revêtir des habits blancs et, très loin, cheminer de compagnie avec des gens de village qui s’en vont le dimanche à quelque frairie sous les arbres. Tandis que l’occupait cette niaise chimère d’une échappade aux champs, ses yeux, c’était étrange, — ses yeux secs, comme brûlés, — devenaient humides ; et un regret l’emplissait toute. Regret, de quoi ? Mais celle qu’elle avait laissée, sur l’oreiller, se tournait vers elle, la regardait d’un air d’étonnement et de reproche. Le songe puéril d’une robe blanche à travers les plaines fleuries, n’était pas permis à Sophor. Ni aucun autre rêve. Elle n’avait pas le droit de se soustraire à l’achèvement de ce qu’elle avait exigé, entrepris. Il fallait qu’elle tînt la promesse de ses yeux troublants et violents, de ses chuchotements à voix basse ; qu’elle justifiât sa renommée. On ne jette pas une femme dans un lit, après l’avoir tentée de frôlements dont on sait l’irrésistible puissance, pour la quitter ensuite, nerveuse et tout l’être en alarme, et rougissante de son inutile nudité ; il est indispensable d’accomplir ce que l’on contraignit à désirer, on n’écarte pas sa bouche des baisers qu’on implora. S’en aller, être seule, ce serait si bon ! de la joie ? non, puisque la joie n’est plus : du moins ce ne serait pas la simulation de la joie, qui est le plus désolant des travaux. Hélas ! elle se résignait. Elle devait, elle paierait. Elle ressaisissait la chair lâchée un instant. D’une violence qui s’exaspérait au mensonge, elle la réduisait à des cris d’assassinée ; presque haineuse d’être sans amour. Rarement elle réussissait à être sa propre dupe, rarement elle pensait éprouver en effet ce qu’elle aurait dû ressentir. Quand elle retombait sur le lit, comme mourante, à côté de la presque morte, sa feinte pâmoison n’était qu’un prétexte aux rêveries mornes de l’ennui ; elle la prolongeait, cette inertie, longtemps, très longtemps, tant elle craignait le réveil qui l’obligerait à des caresses.

Elle avait cru devoir à la monotonie de sa liaison avec Céphise cette espèce de spleen ; l’impossibilité de s’en délivrer en l’illusoire des passagères ivresses, la conduisit à penser qu’elle ferait bien de revenir toute à son amie. La seule chose qu’elle ne pouvait pas, qu’elle ne voulait pas supposer, c’était que son ancien désir vers la beauté féminine se fût enfin lassé : elle avait l’indomptable orgueil d’être demeurée pareille à elle-même. Jamais elle ne subirait l’humiliation de s’avouer moins capable des exultations de jadis. Et, avec d’emportées espérances, elle se rempara de Céphise stupéfaite et ravie. Elle se forçait à la trouver infiniment désirable. Elle se jurait que même dans les premiers temps de leur amour elle n’avait pas connu, à la tenir entre ses bras, un si absolu ravissement. L’ennui ? il s’agissait bien de cela maintenant ! elle avait été malade, rien de plus ; voici que la santé lui était revenue et qu’elle était l’assidue amie de la plus séduisante et de la plus aimante des femmes. Si, quelquefois, les soirs, — quand Céphise allait et venait dans la chambre, toute blanche et rosée sous le diaphane brouillard de la chemise, — Sophor, malgré elle, se sentait envahie d’un besoin de solitude, tentée d’un bâillement, elle passait dans la pièce voisine, tirait d’un buffet quelque bouteille de liqueur ou de vin capiteux, la vidait presque entièrement d’une seule aspiration, reparaissait, les yeux allumés ; et la griserie, tandis qu’elle saisissait trop éperdument Céphise, lui rendait l’illusion du désir. Mais, bientôt, ni la volonté d’aimer, ni l’exaspérant alcool, ne réussirent à la persuader de la sincérité de ses concupiscences : au moment de rejoindre son amie, qui, du lit, lui tendait ses beaux bras nus dans les dentelles, elle supputait la longueur, la morose longueur du temps qui s’écoulerait avant l’aube, avant l’heure où le sommeil ne serait pas une offense. De toutes les gênes dont une puissance inconnue châtie l’humanité, il n’en est pas de plus exécrable que le plaisir quand il est devenu une servitude. Baiser des lèvres si jeunes, si fraîches, si exquises qu’elles soient, quand on a cessé de les désirer, c’est la pire des tortures ; et ceux-là ne sauraient se faire une idée de la joie réservée à l’évadé d’un bagne, qui n’ont pas détourné leur bouche, enfin, après tant d’hypocrites essoufflements, d’une bouche qu’ils ne convoitent plus. Pas d’enfer comparable à la caresse lorsqu’elle cesse d’être un paradis. La baronne Sophor d’Hermelinge connut la corvée d’aimer. Seules, les extrêmes fatigues la délivraient, un instant, des répugnances ; les nuits, après les travaux, elle tombait, à côté de Céphise endormie enfin, en une morne hébétude ; elle enfonçait, comme dans de la poix, en l’opaque néant, voulait enfoncer davantage. Mais un instinct survivait : celui de voir la clarté matinale, d’ouvrir les fenêtres, de faire s’échapper vers les lointains frais du ciel cette odeur de bouches dont la chambre était pleine. Puis, peu à peu, ces projets, avec des lueurs d’issue : dès que le jour serait tout à fait levé, elle éveillerait Céphise, lui dirait qu’il est temps de partir : « Tu ne vas pas au Bois faire une promenade à cheval ? je te rejoindrai, avant midi, au pavillon d’Armenonville. À propos, tu sais, tu répètes de très bonne heure, aujourd’hui. » Et, souvent, elle avançait la pendule, pour que son amie, qu’elle secouait d’un mouvement en apparence involontaire, s’étonnât d’avoir dormi si tard, s’écriât : « Ah ! mon Dieu, il faut que je me sauve. » Et, Céphise rhabillée, Sophor trouvait interminables les baisers qu’elles échangeaient près de la porte, sous la voilette relevée dont le frôlement, à son front, l’agaçait.

Seule, elle revenait vite dans la chambre, entrebâillait les croisées, se recouchait, jetait l’un des oreillers, — celui de Céphise, — aspirait l’air clair, largement ; et il y avait dans toute elle le soulagement qu’une femme éprouve lorsqu’elle vient d’arracher un corset qui l’étouffait.

Mais elle ne s’endormait pas.

Elle réfléchissait, plus lucide, s’efforçait de se comprendre. Que la convoitise fût morte en elle, elle ne voulait pas l’admettre, non, non, cent fois non ! Elle affirmait violemment à quelque invisible contradicteur qu’elle serait sans fin la victorieuse des mâles bafoués, la conquérante insatiable des jeunes femmes. Seulement, — oui, voilà ce qui était probable, — son désir, par l’expérience du plaisir, s’était raffiné ; ce qui, en elle, ressemblait à de la lassitude n’était que le noble dédain des trop banales joies. Et elle s’enorgueillissait de ne pas être heureuse en de médiocres bonheurs ; s’étonnait de s’être, naguère, si aisément satisfaite. Elle prenait en mépris les femmes qu’elle avait eues, qu’elle avait. Comment avait-elle pu se plaire auprès de Magalo, petite créature faussement aventureuse, et stupide au fond, peu jolie d’ailleurs, impudemment maquillée ; une fille à qui les hommes font signe dans la rue ou dans les bals, et qui passe devant, pour être suivie ! Sophor avait accepté les restes des avoués de province venus à Paris pendant les vacances. D’autres, après Magalo, n’avaient pas mieux valu qu’elle. Ces femmes du monde ! elle ne pouvait s’empêcher de hausser l’épaule d’un air de pitié, quand elle songeait à la pruderie de leurs consentements, aux réticences imbéciles de leurs plus éperdus abandons ; et quelques-unes étaient des espèces de cocottes, plus cupides. Elle avait été exploitée, oui, exploitée, par Mme de Grignols ; cette phthisique se faisait payer, d’une bague ou d’une facture acquittée, le risque d’une toux. Marfa Petrowna ? une énergumène enragée par la certitude de ne jamais connaître les ivresses qu’elle se targuait de vouloir, et chez qui, peut-être, cet enragement même n’était pas sincère. Une seule avait été délicate et attendrissante : Silvie Elven ; pauvre petite femme toujours prête à rendre l’âme, qui avait, quand on la serrait un peu fort, des sensitivités suppliantes, d’exquises façons de mourir ; vierge chaque fois, et toujours étonnée de ne plus l’être, et le redevenant dès la menace d’une nouvelle caresse, pourtant si souhaitée. Quant aux autres, — Rosélia Fingely, Valentine Bertier, Luce Lucy, et leurs pareilles, — elle n’y songeait qu’avec un rire qui se moque. Amoureuses ? non pas ; accepteuses du plaisir, ou feignant de le prendre, d’où qu’il vînt. Elles ôtaient chez leur maîtresse des chemises froissées des caresses d’un amant. Les moins méprisables, celles qui, vraiment, s’abandonnaient sous le baiser à quelque enchantement, ne faisaient pas de différence entre la bouche féminine et la bouche virile ; comme des buveurs grossiers ne discernent pas les crus d’avec les crus ni un verre d’un autre, sont contents pourvu qu’ils se grisent. Yvonne Lerys, se trompant dans la secousse extrême, râlait languissamment un nom d’homme en l’étreinte de Sophor, comme sans doute elle geignait : « Sophor » entre les bras de son amant. À n’en plus vouloir, de toutes ces femmes, à s’ennuyer de leurs mensongères ou banales extases, Mme d’Hermelinge trouvait une juste fierté. Pour ce qui était de Céphise, elle ne se faisait pas illusion sur cette belle créature. Belle, certainement, et jetant des chaleurs parfumées quand elle remuait ses cheveux ! Mais quoi ? une sorte de magnifique bête, rien de plus, affinée par la vie, subtilisée par l’art, toujours instinctive pourtant ; aimant comme on mange et comme on boit, fidèle non pas à son amie, mais à sa joie, jalouse non pas de sa maîtresse, mais des délices qu’elle en attend ; morne, après une nuit sans baisers, ainsi qu’une chienne à jeun. Simple et directe, Céphise était incapable de concevoir ce qu’il y a de triomphe dans le mépris de l’amour viril. Resplendissante, toute de neige chaude et d’or, et bonne, oui, à arborer, un soir de victoire, comme un palpitant drapeau de chair ! mais, ni grandeur ni révolte. Servante du lit.

Donc il était légitime, naturel, l’ennui qui hantait Sophor ; la seule chose extraordinaire, c’était qu’elle ne l’eût pas éprouvé plus tôt. Ah ! toute son espérance, jadis déçue, allait vers une seule, si lointaine ! Depuis quelque temps surtout, elle évoquait les années de jadis, et, dans le trouble et clair éloignement, comme une apparence d’ange parmi des brumes paradisiaques, Emmeline tremblait, diaphane. Emmeline ! ce nom, elle ne le proférait pas, elle l’entendait comme un écho très ancien de cloche matinale. Et voici qu’elle revivait les jeux dans le double jardin, les promenades en forêt, les emportements près du clavecin d’où leurs rêves s’envolaient en musique. Elle revoyait la fuite à travers la pluie obscure, la petite maison de bois au bord de la rivière. Hélas ! qu’elles avaient été heureuses dans l’île. Toutes les voluptés dont elle s’était, depuis, infatuée, comme elle en eût échangé le souvenir contre la fraîcheur d’une seule goutte de l’eau qu’elle laissa choir sur les petits pieds de l’enfant. Ces chers petits pieds blancs et roses, çà et là veinés de bleu ! le glacé de la peau si fine et si lisse luisait sous la transparence glissante. Et elle se rappelait le tenace, l’infini baiser où elles s’étaient l’une l’autre absorbées. Justement parce qu’elle n’avait pas été possédée, Emmeline restait exquisement désirable. La vision, au loin, du corps virginal sur l’étroite couche, — de ce corps devant lequel s’exaspéra l’ignorant désir de Sophor — était comme une lueur de très pure neige et d’aube. Comme le destin l’avait frustrée du seul être qu’elle eût véritablement aimé ! Tant de femmes, toutes les femmes ! hors cette jeune fille. Et voici que, désormais, toute sa vie se tournait vers Emmeline. Elle était comme un voyageur qui voudrait revenir sur ses pas, vers le paysage entrevu au réveil. Si elle n’avait pas perdu Emmeline, quels jours divins elle eût vécus ! au lieu des vaines convoitises vers trop de médiocres créatures, un seul amour constant, serein, sacré, l’eût emplie toute ; elle aurait été, éternellement, l’amoureuse sœur d’une ange, l’épouse angélique d’une vierge. Sans doute, à présent que la science, hélas ! était en elle, elle n’osait se dire à elle-même qu’elle eût longtemps respecté les innocences d’Emmeline ; elle l’aurait possédée, puisque l’amour est fait de désir, puisque l’âme se réalise en chair ; c’eût été, ce serait encore de délirantes joies ; ah ! dieu, sa bouche ! pour retrouver l’extase d’un baiser sur cette bouche, elle aurait accepté d’y boire, dans les fraîcheurs du souffle, un poison dont on meurt tout de suite ! Mais ses ardeurs se seraient épurées à cause de la pureté d’Emmeline. Sophor finissait par concevoir le lit qu’elle eût partagé avec son unique amie comme une auguste couche nuptiale où la sensuelle extase s’idéalise, se divinise. Ses plaisirs auprès d’autres femmes lui semblaient, maintenant, des débauches ; son amour pour Emmeline aurait eu des chastetés d’hymen. Et elle adorait, dans la pénombre de son ennui, cette lumière, Emmeline, blancheur et candeur. Tout ce qui est clair, serein, sacré, se résumait en cette vague apparition, là-bas. Il y avait une ressemblance entre la dévotion que, parmi les sales tristesses de sa vie, Magalo avait eue pour Sophor, et la ferveur qui, dans Sophor, à présent, s’exaltait vers Emmeline. Au sortir de quelque monstrueux péché, elle s’innocentait en cette religion, comme on se laverait dans une rosée baptismale ; d’autres fois, il lui semblait que la vision d’Emmeline, dont elle se sentait frôlée, se posait sur son épaule, comme une colombe.

De sorte que, longtemps inavouée, la pensée de revoir son amie d’enfance enfin la posséda toute, ne la quitta plus.

La revoir ?

Hélas ! Emmeline ressemblait-elle encore à la jeune fille d’autrefois ? Tant de jours, de mois, d’années, avaient passé. Mariée, la si chère devait être bien différente de ce qu’elle fut. D’ailleurs, qu’espérait Sophor ? Est-ce que la possibilité d’une tendresse renouvelée et désormais continue lui apparaissait, au loin ? Est-ce qu’elle concevait le dessein d’un avenir fait de toutes les douceurs du passé et d’autres douceurs aussi ? Elle ne s’interrogeait pas. Quoi qu’Emmeline fût devenue, — elle devait être adorablement jolie, toujours, — quoi qu’il dût résulter de leur rencontre, Mme d’Hermelinge avait besoin de la revoir, voilà tout, comme, la bouche affadie de sucre liquoreux, on aurait envie d’un flocon de neige qui vous fondrait entre les dents vers la gorge. En présence de la seule amie, elle serait tout à coup délivrée des langueurs et des rancœurs, heureuse. Et, enfin, c’était résolu, elle la reverrait.

La difficulté de mener à bien son projet lui en fit désirer plus encore la réalisation ; tout de suite, ardemment, elle s’occupa des moyens de réussir. Pour retrouver les traces de la disparue, que faire d’abord ? Ce qui rendait l’entreprise peu aisée, c’était qu’Emmeline, mariée on ne savait où, en quelque lointain pays de France, à l’étranger peut-être, portait maintenant un nom inconnu de Sophor ; et tant que ce nom resterait ignoré, comment orienter les recherches ? Mais, pas du tout, elle ne savait ce qu’elle disait : il n’était pas indispensable de savoir comment s’appelait le mari d’Emmeline ; il suffisait de découvrir ce qu’était devenu le baron Jean. Il n’avait pas dû demeurer bien longtemps au Sénégal ; il était rentré dans son pays ; il devait être, à présent, dans quelque grande ville de province, chef de bataillon, ou colonel, général peut-être ; et, après s’être renseignée, Mme d’Hermelinge enverrait quelqu’un d’intelligent et de sûr qui ferait parler les domestiques du baron ; à coup sûr ils n’ignoraient pas où habitaient la sœur et le beau-frère de leur maître. Ainsi, c’était possible, c’était sûr : elle retrouverait Emmeline ! Oh ! mon Dieu, une angoisse lui étreignit le cœur. Si Emmeline était morte ? Même très jeune, on meurt ; les plus exquises s’en vont souvent les premières. Cette idée : Emmeline morte, mise dans la terre, devenue l’horrible chose en quoi s’achèvent les cadavres, la comblait d’épouvante et de désespoir. Et cependant, cela pouvait être que la mignonne eût cessé de vivre, pendant tout ce temps. Mais non, ce n’était pas vrai ! Sophor refusait de croire à l’impossibilité de la revoir. Si son amie avait été atteinte d’une maladie mortelle, elle en aurait reçu, au fond de soi, quelque mystérieux avertissement. Non, non, pas morte, bien vivante ! et tout était pour le mieux, puisqu’elles allaient se retrouver, sûrement.

Elle eut une déception. M. d’Hermelinge ne figurait pas sur l’Annuaire. C’était singulier. Avait-il été tué, dans quelque escarmouche, en Afrique ? Très inquiète — car, le baron mort, comment découvrir Emmeline ? — elle alla au ministère de la guerre, fit passer son nom à un chef de bureau qui la reçut tout de suite ; elle était une des illustrations étranges de la vie parisienne, on était curieux de la voir de près. Précisément ce chef de bureau avait connu, autrefois, le baron Jean. « Un fier soldat, dit-il, qui n’a pas volé la rosette d’officier de la Légion d’honneur. » Mais après quelques années passées, les premières au Sénégal, — où il s’était battu comme un diable, — les autres en Algérie, il avait donné sa démission, prétextant huit ou dix blessures ; on n’avait plus entendu parler de lui. Sophor écoutait, consternée. Alors, le chef de bureau : « Mais, au fait, si vous voulez savoir ce qu’est devenu votre mari, rien de plus facile. Décoré, il a droit à une pension ; à la Légion d’honneur, on ne peut pas ignorer son domicile. » Elle eut une grande joie. Une heure après, elle notait sur son carnet : « Le colonel baron Jean d’Hermelinge, à Gemmilly, par Balleville, Eure-et-Loir. » Il ne s’agissait plus maintenant que de trouver un adroit émissaire… Un émissaire, pourquoi ? elle pouvait bien elle-même aller à Gemmilly, elle-même interroger les gens ; elle éviterait ainsi les angoisses de l’attente oisive, l’anxiété s’use dans l’activité ; et elle serait plus vite informée. L’idée de se rapprocher de son mari ne lui causait-elle pas quelque appréhension ? elle ne songeait qu’à Emmeline. D’ailleurs elle n’aurait pas besoin de s’exposer à une fâcheuse rencontre. Dans un des hôtels de la ville, ou plutôt, à l’auberge de la bourgade, — car Gemmilly n’a que quatre ou cinq cents habitants, — on savait, c’était probable, tout ce qu’elle souhaitait d’apprendre ; Emmeline et son mari, plus d’une fois, avaient dû visiter M. d’Hermelinge. Puis, en somme, dût-elle, rôdant autour de l’habitation du baron, se trouver en présence de son mari, en être reconnue, où serait le péril ? Peut-être même n’aurait-elle pas été fâchée de revoir face à face l’homme qui l’avait torturée et battue, et, forte maintenant, délivrée de l’hymen, ne pouvant plus en être reprise, de jeter à la face de l’époux son mépris toujours vivace et sa furieuse rancune. Enfin, il s’agissait bien de cela ! Sans même avoir prévenu Céphise d’une absence qui se prolongerait peut-être plusieurs jours, — parler à Céphise, en un moment où elle se redonnait à Emmeline, lui aurait été insupportable, — elle partit de grand matin ; de son coin de wagon, elle voyait à travers la vitre la fraîcheur verte des plaines, des bois, la gaieté du soleil dans l’air traversé d’oiseaux. Voici que le printemps était aussi en elle. Elle se sentait pleine de choses vives et fraîches ; elle renaissait, comme ce paysage ; de même que, en ces aubespins tout le long de la voie, fleurissait l’oubli des noirs squelettes épineux qu’ils furent si longtemps, elle ne savait plus qu’elle avait été morose et acerbe. Et ce n’était pas vrai que tant de jours se fussent écoulés, qu’elle eût trente ans ; elles étaient, Emmeline et elle, aussi jeunes que jadis ; elles n’avaient jamais cessé d’être tendres et heureuses. Tout à coup, elle se pencha, ravie, en avant de la portière, parce que la grande avenue d’un château, là-bas, ressemblait à cette allée de forêt, où un jour, après la pluie, elles avaient joué comme des folles, et tourné, tourné longtemps, en se tenant par les mains, sous le parasol de leurs cheveux mêlés et envolés. Eh bien ! ces jeux de fillettes, elles les recommenceraient ; elles s’en iraient ensemble le long des routes vers les bois. Sophor ne doutait pas de l’obéissance d’Emmeline. Dès une parole, dès un signe, Emmeline s’en viendrait, sans souci de son mari ni d’aucune autre personne. Et elles partiraient tout de suite. Où iraient-elles ? dans l’île. La maison devait exister encore. Elles y logeraient, sans domestiques, comme jadis, feraient venir de l’hôtel les déjeuners et les dîners ; elles seraient seules sous les grands arbres, se courraient après, en se jetant des fleurs, sur la pelouse. Et ce serait l’adorable idylle d’autrefois, plus délicieusement amoureuse. Car maintenant Sophor n’ignorait plus rien de tout ce qu’Emmeline, si chastement, si inconsciemment, avait désiré. Elles ne se sépareraient pas, les soirs, devant la porte de la chambre enfin nuptiale ; l’espoir de la fiancée ne serait pas déçu par l’inexpérience des baisers ; ravie, elle ne s’enfuirait plus, comme elle avait fait, comme elle avait eu raison de faire ; et aucun bonheur humain n’égalerait le pur et parfait ravissement des belles épousées.

À peine entrée dans la seule auberge de Gemmilly, qui est toute voisine de la gare, dès qu’elle eut commencé d’interroger l’hôtelière, grosse femme rougeaude au ventre énorme, traînant sur le carrelage de la salle des sandales retentissantes, elle eut peine à retenir un cri de joie, tant la prompte réussite de son projet dépassait ses espérances ! Le baron Jean d’Hermelinge n’habitait pas seul dans cette bourgade où il s’était établi l’an dernier ; il avait avec lui son beau-frère et sa sœur, M. et Mme de Brillac ; on la connaissait bien, et tout le monde l’aimait, Mme Emmeline, parce que chaque fois qu’elle descendait dans le village, elle ne manquait jamais de s’arrêter sur la place pour distribuer des sous et des gâteaux aux gamins qui jouent à saute-mouton, pieds nus, autour de la fontaine ; et toute la famille logeait en haut du chemin qui monte entre le bois d’acacias.

— Tenez, de cette croisée, vous pouvez voir la maison. C’est la plus belle du pays.

La maison d’Emmeline ! on pouvait la voir ! Sophor s’était élancée, et, penchée entre les deux battants, elle contemplait avidement la bâtisse de briques éclaboussée de jour, avec sa toiture d’ardoise pétillante d’un semis de poudre d’or, avec ses fenêtres qui s’avivaient de soleil. Jamais elle n’avait rien vu de plus lumineux que cette demeure. Plus loin, au delà de trois grands bouquets d’arbres, qui se balançaient harmonieusement, la colline fleurissait sous le diaphane azur ; et la route montante vers la façade rose, que nuageait çà et là l’ombre vacillante des vignes folles remuées par la brise, était si claire, si dorée entre les acacias qui la jonchaient de blancheurs rougissantes pareilles à des papillons posés, qu’elle faisait penser à ces rayons qui, des gloires du paradis, descendent vers la terre en s’évasant ; sortes d’échelles jetées aux retours des divins voyageurs et par où les anges exilés remontent dans le ciel. Ah ! d’exil plus cruel que celui de Sophor, jamais il n’en fut ! Mais elle rentrerait dans l’amour par ce chemin de soleil et de fleurs.

Eh bien ! que faisait-elle là, à la fenêtre ?

Pourquoi ne s’élançait-elle pas vers Emmeline si proche ?

Elle sortit très vite de la salle, traversa la place presque en courant, commença de grimper la jolie route fleurie. « En voilà une, pensa l’hôtelière sur le seuil de l’auberge, qui est pressée de revoir ses amis ; bien sûr, c’est une bonne nouvelle qu’elle leur apporte. » Sophor se hâtait de plus en plus. Dans tout le charme souriant dont l’enveloppait la nature printanière, il y avait pour elle la présence d’Emmeline ; ces couleurs, ces fraîcheurs, et le pur jour, et l’odeur des acacias et les gazouillis des oiseaux, c’était Emmeline ou le pressentiment d’Emmeline ; en marchant, elle cueillit une branche d’églantier tout épanouie, qu’elle baisa à pleine bouche, petite touffe de lèvres parfumées.

Elle s’arrêta.

D’abord, en l’excès de sa joie, elle n’avait pu réfléchir, se rendre compte, posément, des choses. Il fallait se tracer une ligne de conduite, raisonnable. Se faire annoncer, entrer, dire au baron d’Hermelinge : « C’est moi, je viens chercher votre sœur, faites-la prévenir que j’arrive, et que je l’emmène », rien de plus absurde. Il la chasserait, l’outragerait. Puis, il y avait, près du frère, le mari. Le mari ! Ces derniers temps, depuis que la hantaient si adorablement le souvenir et le désir d’Emmeline, elle avait souvent songé à cet homme ; mais, de lui être inconnu, de n’avoir aucun nom, il ne lui apparaissait pas comme véritablement existant. À présent qu’on l’avait nommé devant elle, qu’elle voyait la maison où il logeait, il se réalisait ; et Sophor en fut jalouse. « M. et Mme de Brillac. » Elle entendait la parole de l’hôtelière. Elle signifiait, cette parole, des baisers, des caresses, des tutoiements, un lit où l’on couche à deux. Oh ! elle le détestait, le mari ! Mais elle se contint. La rage lui aurait conseillé quelque imprudence. Plus tard, elle imaginerait un moyen d’assouvir sa haine contre celui qui possédait Emmeline. En ce moment, elle ne devait voir en lui qu’un obstacle ; obstacle malaisé à vaincre ; tout autant, plus encore que le baron Jean, M. de Brillac avait le droit de celer Emmeline, de repousser l’intruse. Il ne fallait donc pas songer à une lutte franche, qu’elle aurait préférée, mais procéder sournoisement, réussir grâce à quelque stratagème. Avertir son amie par une lettre que porterait une fille du village ? tentative dangereuse ; la lettre tomberait peut-être entre les mains du frère ou du mari ; et tout serait compromis ; on enfermerait Emmeline, ou on l’emporterait. Une idée lui vint, qui lui parut excellente, avec ceci de fâcheux pourtant qu’elle ne pouvait être mise à exécution sur-le-champ, que le choix du jour et de l’heure serait laissé au hasard. Mais, puisque aucun autre moyen ne s’offrait, elle userait de celui-là. Mme de Brillac descendait quelquefois sur la place, seule, pour donner des gâteaux et des sous aux petits enfants qui jouent ; eh bien ! Sophor se tiendrait, du matin au soir, à l’une des fenêtres de l’auberge, au rez-de-chaussée ; elle attendrait qu’Emmeline vint du côté de la fontaine ; alors elle l’appellerait, se ferait reconnaître, l’entraînerait dans l’hôtel, la déciderait à partir, et, par le premier train, elles s’enfuiraient n’importe où ! Elle se résigna donc à l’attente. Elle retourna vers le village. Mais non, c’était trop affreux de sentir Emmeline si voisine et de s’en aller sans l’avoir aperçue seulement ! Elle consentait à attendre avant de fuir avec elle, à ne pas l’embrasser encore, à ne pas lui parler encore : elle n’avait pas la force de renoncer à la voir dès aujourd’hui. Il fallait qu’elle la vît ! Et ce n’était pas impossible, cela. Qui donc l’empêchait de monter jusqu’à la maison, de rôder devant la grille ou le long de la haie, de guetter les fenêtres ? Quel délice si elle la devinait, même très loin, accoudée, au rebord d’une croisée ! Il y avait ce danger d’être surprise par le baron d’Hermelinge. Danger peu probable. Elle avait changé depuis tant d’années, et sa voilette était très épaisse ; puis elle prendrait patience jusqu’à la montée de la nuit ; alors, voilée de dentelle et d’ombre, personne ne verrait ses traits. Oui, elle resterait jusqu’au crépuscule dans le bois d’acacias ; mais, dès les premières étoiles, elle se glisserait entre les arbres vers la maison de briques, tournerait à l’entour, jusqu’à ce que par une porte ou par une fenêtre elle vît, oh ! rien qu’un instant, l’adorée. Peut-être aurait-elle cette chance de la regarder marcher dans quelque allée du jardin, en peignoir blanc, toute seule, et rêveuse ? Une douceur infinie emplit Sophor à cause de l’idée qu’Emmeline quelquefois, sous les branches, pensait à elle en se promenant, le soir. Elle pénétra plus avant dans l’épaisseur du bois fleuri ; ne voyant plus le chemin, elle supposa que, de là-bas, on ne pouvait plus la découvrir ; et elle s’assit dans les fougères, demeura immobile, le coude au genou, le menton dans la main. Elle avait les yeux ensoleillés d’espoir ; ses lèvres s’ouvraient en des aspirations de baisers. Ah ! cela était bien vrai, que le seul salut possible résidait dans Emmeline, puisque, d’en être moins loin elle se sentait heureuse et apaisée, malgré tant d’impatiences. L’extraordinaire, vraiment, c’était qu’elle fût si longtemps demeurée sans le besoin de la reconquérir, à tout prix. Que d’années perdues, qui auraient été si douces ! Mais il ne fallait songer qu’à l’avenir si beau ; Sophor s’emparadisait en le rêve des délices prochaines, se demandait si elle ne deviendrait pas folle de ravissement, à l’heure où l’unique chérie lui rendrait le parfum pas oublié de ses lèvres.

Tandis que l’ombre montait, rampant entre les bruyères, grimpant aux arbres comme pour aller dénicher dans les branches les lueurs roses du couchant pareilles à des oiseaux de flamme, Sophor revint lentement vers la route, la suivit jusqu’à la façade, en marchant du côté le plus sombre, vêtue d’un impalpable manteau de crépuscule ; et quand elle vit la grille, et la pelouse, au-delà, avec sa corbeille de roses, elle évita de passer devant la maison, longea la haie vers la colline. Elle fit lentement le tour du petit parc. Elle s’arrêtait de temps en temps, se hissait sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus les verdures, ou se baissait pour voir par quelque ouverture entre les épines. Personne. Elle continua de marcher. C’était presque la nuit, pas une fenêtre ne s’allumait. L’avait-on trompée ? la maison était-elle vide ? Le baron d’Hermelinge, avec sa sœur et son beau-frère, était-il parti pour quelque voyage ? Ah ! mon Dieu, si son espoir était trompé ! si son amie n’était pas dans cette maison ! Elle fut vite rassurée. Le son d’un piano venait jusqu’à elle. Ce devait être Emmeline qui jouait ; sûrement c’était Emmeline. Sophor reconnut un air de danse. Elle eût préféré entendre une autre musique, plus subtile ou plus violente, mystérieuse, l’une de celles où, dans leur élan vers l’inconnu, jadis, elles mêlaient leurs âmes ! Emmeline avait toujours aimé la musiquette. Elle avait tort. Non, elle ne pouvait pas avoir tort. Il s’accordait à sa nature ingénue, et futile, pas compliquée, pas sublime, ce goût des thèmes simples et vifs, qui troublent peu, qui amusent. Puis, n’importait l’air, puisqu’il s’envolait des doigts d’Emmeline ! Chaque note entrait dans le cœur de Sophor comme une goutte de miel qui s’ouvre et se dilate en flamme ; et le rythme banal la berçait en des bras d’ange, vers le ciel. Une cloche sonna, le piano se tut ; du perron, une forte voix d’homme cria vers une fenêtre du premier étage : « Eh bien ! descends-tu ? Ton mari est déjà à table, tu sais qu’on dîne sous la tonnelle, dépêche-toi, j’ai une faim de loup. » La voix du baron Jean. Sophor l’avait reconnue. D’instinct, elle s’écarta, faillit prendre la fuite. Mais elle se méprisa à cause de cette peur ; elle se retrouva près de la haie juste à temps pour entrevoir la disparition d’une blancheur de robe vers une clarté, au loin, sous un arc de rameaux frêles. C’était là-bas, de l’autre côté du parc, que la table devait être mise. Elle marcha vite, le long de la haie, tourna, tourna encore ; elle fit halte. Elle entendait des bruits de cuillères et d’assiettes. Les branches écartées, elle distingua cinq ou six convives autour d’une nappe, sous les globes de deux lampes où se heurtaient des phalènes ; une fumée sortait d’une grande soupière en faïence.

Elle vit Emmeline.

Elle renversa la tête en arrière, très vivement, parce qu’en se précipitant elle avait déchiré son visage aux épines ! Mais elle se rapprocha, et elle regardait, regardait toujours, haletante.

Les dîneurs avaient grand faim. D’abord ils ne parlèrent pas. Ils se penchaient vers la table, la cuillère pleine allant de l’assiette à la bouche, redescendant de la bouche à l’assiette ; on entendait les bruits gras de la soupe entre les joues gonflées. Cela donne appétit, l’air de la campagne. Le baron Jean dit dans un gros rire : « Ma foi, je reprends du potage. » Il avait engraissé, en se renforcissant. Sa barbe et ses cheveux blancs, courts, drus, brutaux, lui hérissaient la tête d’une neige bourrue, et il respirait du ventre, largement ; il avait, épanoui en sa joviale rudesse, l’air d’un géant content. M. de Brillac, robuste sous son habit de chasseur, montrait une face très rose, qui riait d’aise, sans raison précise, parce que la vie est bonne ; et Mme Emmeline, très blanche, plus belle que jolie, engraissée, sans corset en son peignoir de bazin blanc que serrait une ceinture de même étoffe, s’interrompait à chaque minute de manger pour faire avaler à une fillette perchée sur une haute chaise du pain trempé dans le bouillon ; et elle essuyait avec sa serviette la bouche de la petite qui disait : Encore ! Deux autres enfants, un garçonnet de dix ou douze ans, une demoiselle un peu plus jeune, étaient assis entre M. d’Hermelinge et M. de Brillac, en face d’Emmeline ; ils s’envoyaient des coups de pied sous la table, sans quitter leurs assiettes des yeux. La mère, qui les surveillait sans en avoir l’air, leur disait par instants : « Eh bien, Gaston ? eh bien, Constance ? » Mais le baron Jean, la bouche pleine : « Bah ! laisse-les s’amuser. Quand j’étais petit, je donnais toujours des coups de soulier contre une jambe de la table. Ça avait usé le bois, à la fin. Un jour qu’on servait un grand plat avec un gigot dedans, la table, sous le poids, fit la culbute, comme un infirme à qui manque sa béquille. » Tout le monde éclata de rire. Ce devait être la centième fois que ces bonnes gens entendaient cette histoire. Jamais elle ne leur avait paru aussi drôle. Pourtant Emmeline répliqua : « Si c’est comme ça que tu m’aides à bien élever ta nièce et ton neveu ! Tu devrais au contraire… » Elle n’acheva pas, parce qu’elle fut obligée de mettre très vite la serviette sous le menton de la toute petite qui avait fourré dans sa bouche un trop gros morceau de pain mouillé et ne pouvait pas l’avaler. « Moi, dit M. de Brillac, tandis qu’une servante aux bras nus lui changeait son assiette, il m’est arrivé une chose joliment curieuse aujourd’hui. Figurez-vous que je me promenais le long de la voie du chemin de fer, j’entends le sifflet d’une locomotive, je me dis : « Bon, voilà des imbéciles qui s’en vont au diable, tandis qu’ils pourraient rester chez eux tranquillement. » Mais ça m’est bien égal, les autres ; et comme il faisait pas mal chaud, — pas mal chaud pour la saison, — je m’essuyais le front avec mon mouchoir, vous savez, un mouchoir rouge, tenez, celui-ci. » Il déploya un énorme foulard, il continua : « Tout à coup, quelqu’un se jette sur moi, m’arrache le foulard, et disparaît. Jamais vous ne devineriez qui c’était ! le cantonnier. Probablement il ne savait où il avait fourré son drapeau, et je le vis qui faisait le signal avec mon mouchoir ! » Le baron Jean, tout en pouffant de rire, ne voulut pas croire un mot de cette histoire. « Brillac nous fait des contes à dormir debout ; » ce n’était pas une raison parce qu’il était né dans le département de la Gironde, pour se fiche des gens. Mais Gaston, la fourchette dans une cuisse de poulet, demanda : « Alors, papa, si tu avais eu un mouchoir blanc, le train aurait déraillé ? » Ce mot parut si comique que tout le monde se tordit de rire ; le corsage d’Emmeline était tout secoué ; et, après cette gaieté, la femme et les deux hommes, un instant silencieux, se regardèrent, l’air satisfait ; il voulait dire, cet air, que c’est bon d’être comme ils étaient, ensemble, dans cette douce soirée, entre les arbres qui donnent frais, devant des plats qui sentent bon. Un attendrissement les prenait. M. de Brillac se leva, et, après s’être essuyé la bouche avec sa serviette, il prit entre ses mains le cou de sa femme et la baisa sur les deux joues. « Voyons, René, finis, veux-tu bien finir ! — Bah ! dit M. d’Hermelinge, faites comme si je n’étais pas là. » Il riait en dessous, il avait un projet ; celui de prendre sur ses genoux la petite perchée à côté d’Emmeline. Tandis que Mme de Brillac se défendait des caresses de son mari, il allongea les bras, saisit la fillette, l’enleva, la serra contre lui. « Voilà ! je n’avais pas de femme, j’en ai une maintenant, et je veux l’embrasser. » Et il berçait la mignonne, lui faisait des risettes, tandis que les deux aînés, levés de leurs chaises et se cramponnant à ses manches : « Moi aussi, mon oncle, moi aussi, embrasse-moi ! » Tout ce remue-ménage ne prit fin que lorsqu’Emmeline, d’un ton presque sévère, en repoussant son mari d’une main sur la bouche, s’écria : « Allons, vous êtes tous des fous, les grands comme les petits, on ne finira pas de dîner, ce soir. » Justement la servante mettait sur la table une épaule de mouton farcie d’où montait un excitant parfum d’épices ; le réveil de l’appétit produisit une trêve. On se remit à manger. Braves gens, gens heureux. Ils se complaisaient en leur familiale solitude, en leur honnête oisiveté ; c’étaient des cœurs paisibles, des esprits introublés. Depuis bien des jours, certainement, ils n’avaient lu ni un livre ni un journal ; le bruit des grandes villes n’arrivait pas jusqu’à eux. Cela leur était bien égal de n’être que médiocres ; ils ne pensaient pas à cela ; ils vivaient simplement, instinctivement ; ils ne savaient plus qu’il y avait, ailleurs, des désirs, des ambitions, des peines. Quand on eut servi le dessert : « Alors, dit le baron Jean en sa grosse gaieté, d’après ce que je vois il n’y aura que l’Empereur qui ne dînera pas aujourd’hui ? — Mais si, mais si, le voilà ! » répondit Emmeline. L’Empereur, c’était un petit homme âgé de six mois, de son vrai nom Félicien ; M. d’Hermelinge l’avait surnommé l’Empereur, donnant pour raison que le mioche ressemblait comme deux gouttes d’eau à Napoléon premier, et puis, aussi, parce que, ce bébé-là, c’était le maître de la maison qui pour eux était l’univers. Une grosse fille apportait l’enfant qui, la tête toute ronde et le visage bouffi, écarquillait, hors des langes, les doigts. La mère dit : « Donnez. » Mais, avant de prendre l’enfantelet, elle dégrafa le corsage de son peignoir, fit sortir des étoffes son sein gauche, très gros, comme boursouflé, au bout large et violacé ; puis elle enleva son fils des bras de la bonne, et l’Empereur, les yeux presque pas ouverts, avec ses mains qui pressent, avec sa bouchette avide, chercha, trouva le bout du sein, y colla ses lèvres humantes, téta avec des renflements, par instants, de ses grasses petites joues ; il semblait qu’on entendît le bruit coulant du flux dont il s’emplissait. Le sein d’Emmeline se bombait sous l’aspiration, gonflait ses veines bleues, et les lèvres du petit étaient plus roses que le tour du mamelon. « L’Empereur boit ! » cria Jean d’Hermelinge en levant son verre. « L’Empereur boit ! » répéta Gaston ; sa sœur cadette, dans l’inquiétude, déjà, de la maternité future, ne regardait pas du côté de sa mère, ne s’occupait que des cerises de son assiette. Mais les yeux de M. de Brillac rayonnaient fièrement. Voir sa femme, — celle qu’on fit femme, — allaiter l’être qu’on fit vivant ! voir le corps que l’on féconda corroborer l’engendrement, quelle auguste joie ! Il ne ressemblait plus du tout au banal gentilhomme campagnard, ou au gascon qui, tout à l’heure, racontait l’aventure du mouchoir utilisé en drapeau. Il était le père attentif à la maternelle épouse. Envahi lui-même d’une solennité, le baron Jean, dans une instinctive adoration du mystère auguste qui s’accomplissait, ne parlait plus, levait les yeux au ciel plein d’étoiles qui rayonnaient complaisamment vers cette mère allaitant son petit ! Dans le grand silence, il semblait que la nature — les branches apaisées, les fleurs qui ne bougeaient presque plus, et le lumineux azur à travers le treillage de la tonnelle, — entourait de douceur approbatrice celle qui donnait plus de vie à l’enfant qui lui devait la vie.

Sophor s’enfuit ! Elle regagna la route, descendit en courant, avec la rapidité d’une pierre qui roule.

Le sein d’Emmeline ! voilà ce qu’il était devenu, ce sein de vierge, pâle, où fleurissait une rougeur presque pas rose que traversait l’ombre d’un fil d’or, ce sein où une caresse un peu trop appuyée eut laissé une blessure, ce sein qui semblait fait d’une chair d’âme !

Il s’enflait comme la gorge des nourrices qu’on voit sur les bancs des promenades, il écarquillait sa cîme violâtre et grumelée pareille à une vieille fleur trop épanouie. Et il allaitait ! Un mâle, à ce sein, aspirait de la virilité. Elle avait vu des gouttes blanches couler sur la molle rondeur. Il était, — ce sein d’amour si exquis autrefois en sa virginité stérile, — vilainement et exécrablement maternel ; la succion y déshonorait le souvenir du baiser ! Sophor ne s’inquiétait pas, en ce moment, du baron Jean ni de M. de Brillac, si contents, si joyeux, ni des enfants, vivants témoignages des maritales caresses ; elle ne songeait pas même au visage alourdi, trop gras et trop blanc, d’Emmeline ressemblante à une pesanteur fatiguée. Elle voyait cet horrible sein plein de lait ! et elle s’enfuyait éperdument. C’était l’impossibilité du salut qu’elle avait trouvée au bout de son pèlerinage. Pleine de l’ennui de tant de réalisations, elle s’était précipitée vers Emmeline comme vers le seul délice resté inconnu : sa suprême espérance s’achevait en cette déception. Alors, quoi ? que lui restait-il ? On ne peut pas vivre pourtant sans désirer quelque chose ; et ce qu’elle désirait tout à l’heure si ardemment, lui était un objet de dégoût, d’horreur. Elle était comme un naufragé qui se serait cramponné à une branche pourrie et retombe et se renfonce. Dire que cela était vrai ! dire que cela était ainsi ! qu’Emmeline était maintenant cette féconde épouse, cette nourrice. Oh ! le geste dont Mme de Brillac avait tiré du peignoir le sein pareil à une tétine ! oh ! le regard plein d’un attendrissement bestial dont elle couvait le nourrisson engraissé d’elle ! Et le plus affreux pour Sophor, ce n’était pas son dernier rêve nargué, bafoué, c’était la pensée que, désormais, l’Emmeline d’à présent lui gâterait l’Emmeline d’autrefois ; dans les songeries où son ennui cherchait des allégements, Sophor ne pourrait plus revoir son amie candide, fraîche, intacte, telle qu’elle fut. La mère se substituerait à la vierge. L’exquise forme étendue sur le lit de la maison dans l’île, aurait ce sein hideux ! et si, dans quelque chimère, elle se penchait vers la gorge où trembla l’ombre d’un cheveu d’or, ses lèvres d’amante y rencontreraient la compétition d’une petite bouche grasse, qui a soif. De sorte qu’une abominable raillerie du destin salissait l’unique blancheur, lointaine, dont s’autorisait hier encore son illusion de ne pas être irrémédiablement ténébreuse ; et sa nuit, qui n’espérait pas d’aurore, n’avait même plus cette petite étoile.

Une autre idée la poignait, dont elle ne pouvait se défaire, qu’elle subissait comme on a un cauchemar sur la poitrine : Emmeline était heureuse. Jalousie ? non certes. Malgré les dégoûts de la récente vision, elle gardait à son amie d’enfance une affection très tendre ; ce qui la navrait, ce n’était pas le bonheur d’Emmeline, c’était l’espèce de ce bonheur. Heureuse, à cause de la vie de famille, — à cause d’un mari, d’un frère, de trois enfants déjà grandis, et d’un petit qui tète ! heureuse pour avoir obéi aux lois banales de l’existence, pour avoir fait ce que font toutes les femmes ! heureuse d’avoir été, d’être une honnête et simple créature ! Il semblait qu’une volonté inconnue imposât à Sophor, en même temps que le déshonneur de son premier et dernier désir, l’exemple de la félicité qu’elle avait répudiée. Elle aurait pu être ce qu’était Emmeline ; s’asseoir, elle aussi, avec son mari et ses enfants autour d’une table, sous une tonnelle ; donner le sein à un nouveau-né qui se gave, et s’en réjouir, et bailler, dès le wisth dans le salon du rez-de-chaussée, vers le bon sommeil près de l’époux qui, dès qu’il vous a étreinte, vous baise au front et s’endort. C’est vrai, pourtant, qu’ils sont tranquilles et qu’ils n’ont pas de tristesse, et qu’ils ne font pas de mauvais rêves, ceux qui sont comme tout le monde. L’orgueil de différer ne vaut peut-être pas la paix d’être banale. On a des gloires et des hallucinations qui ressemblent à de divins sabbats ! on est extraordinaire ! on regarde les gens qui passent, par couples, avec leurs petits : « Ceux-là ne savent pas à quel point je suis étonnante ! » et l’on sourit de pitié, parce qu’ils ont l’air si niais en leur bonheur endimanché. Oui, mais ils rentrent chez eux, où le couvert est mis, où la lampe sous l’abat-jour éclaire la douce monotonie d’être honnête tous les jours, où les fillettes demandent, au dessert, le damier, pour passer le temps, tandis que les hommes, le mari, le beau-frère, les grands-parents parlent politique, s’assoupissent, les mains au ventre. Ah ! les imbéciles ! ah ! les élus ! Vous savez bien que vous mourrez, vous qui vivez ! et, pour être en repos dans le sépulcre, il faut avoir pris, dès ici-bas, l’habitude de la paix. Ce serait terrible, au moment de l’éternel sommeil, de ne pas savoir dormir. Mon Dieu ! (car Sophor pensait ce nom, par un souvenir de coutume) qu’il serait épouvantable d’être dans une bière, sans y trouver autre chose que la continuation d’avoir si longtemps veillé ! Un mort qui, sous les paupières closes, vivrait ! Et le linceul peut-être n’est pas seulement fait de toile, mais de toutes les choses que l’on accomplit ou pensa. Penser diffère peu d’accomplir ; tôt ou tard, celui qui rêve agit son rêve. Puis, sait-on si nos songeries ne s’incarnent pas en quelque monde sidéral où les êtres sont nos chimères enfin substantielles ? Sophor, dès cette terre, s’était réalisée ; elle savait bien que c’était fini, que jamais des joies différentes de celles dont elle s’ennuyait, ne lui seraient possibles. Elle avait fait le tour de son destin. Elle n’ignorait plus, pareille à un voyageur qui suit des chemins accoutumés, ce qu’elle trouverait au tournant de la route ; les auberges étaient sans surprises. Ne plus rien espérer ! même ne plus rien craindre ! s’attendre à tous les plaisirs comme à toutes les détresses, être quelqu’un qui ne s’étonnera plus, être le désir qui aimerait autant ne pas être assouvi, et qui le sera pourtant comme il le fut hier (le châtiment de l’idéal coupable, c’est qu’il peut devenir le réel, tandis que l’autre, au loin, toujours, se dérobe !) être, perpétuellement, une journée avertie et sûre de son lendemain, ah ! cela, c’est l’installation dans l’enfer, — dans un enfer où l’uniformité des supplices ne vous permet même pas la distraction de la douleur. Hélas ! les bonnes gens connaissent aussi la désolante monotonie ou les amertumes de vivre. Il ne faut pas croire que le bonheur soit si facile ; qu’il suffise de ne pas être criminel pour ne jamais souffrir. Si l’honnêteté impliquait fatalement le bonheur, tout le monde serait honnête, afin d’être heureux. Il y a, dans le contentement du devoir accompli, bien des regrets des fautes où l’on n’eut pas trouvé de véritable joie ! Et, même sans ces regrets, les cœurs simples ont des peines ; c’est, pour les mères, la toux des petits enfants pâles ; les maris connaissent enfin l’ennui de toujours le même front sur l’oreiller voisin. Ils sont satisfaits, néanmoins, les bourgeois, comme on les appelle, très satisfaits ; ils ont pris, dans leur air de l’être, l’habitude de croire qu’ils le sont. Illusion peut-être ! illusion sincère ; et, comme ils sont exclus des troubles, des recherches, des inquiétudes, leur félicité est comme un château de cartes qui se tient debout, parce qu’il n’y a pas de vent. D’ailleurs, cette ressource leur demeure que s’ils voulaient être autrement, ils le pourraient ; c’est l’un des avantages de la vertu que, lorsqu’elle s’ennuie, elle songe qu’il lui serait possible de pécher, — pécher, pour les braves gens, c’est comme une réserve, où l’on ne touche pas, — tandis que le mal, malgré même le divin repentir, ne saurait devenir l’innocence ; et, tous les retours étant insipides, il ne sait plus que faire quand il s’est heurté au mur qui le borne. Sophor ne pouvait s’empêcher d’avoir cette idée que ç’aurait été très bon d’être semblable aux simples… Le calme de ce dîner sous la tonnelle, faisait qu’en descendant la route elle se prenait à pleins poings les cheveux ! sa colère contre ces imbéciles s’exaspérait d’envie. Ah ! ça, voyons, était-elle folle ? Cela ne lui suffisait donc pas qu’Emmeline, si longtemps désirée, lui fût apparue indigne du désir ; que, du sein d’Emmeline, eut coulé devant elle du lait maternel ? elle voulait un autre désespoir ? elle avait besoin, après la torture de la déception, d’une humiliation plus cruelle encore que cette torture ? elle n’était pas éloignée de penser qu’elle avait tort, que sa vie s’était trompée, qu’il faut être comme les sots pour être comme les heureux ? cela lui aurait plu d’avoir quatre enfants, comme Emmeline ? elle était de l’avis de Magalo mourante, qui regrettait le mariage, les bébés qu’on lave et le dîner qu’on fricotte ? Non, elle se révoltait, méprisait, répudiait ces lâches pensées. Elle ne consentirait jamais à cesser d’être elle-même ! Elle était celle qu’elle était ! Rien de plus abominable sans doute, rien de plus outrageant pour son rêve ancien, que le sein d’Emmeline, tété ! n’importe, elle ne s’avouait pas vaincue, elle bafouait le bonheur de son amie, et elle s’en allait, et elle fuyait, et, par instants, elle éclatait de rire. Alors elle entendait deux rires : le sien, et un autre, dans ses oreilles, qui ne venait pas d’elle.


III

Revenue à Paris, elle se replongea désespérément en l’infâme aventure. Elle trouverait dans son péché même la guérison de l’ennui qu’elle en avait. Ce qu’il fallait éviter, c’était la trêve entre deux plaisirs, ce moment où l’on juge la joie de naguère et celle de tout à l’heure. La continuité ne laisse pas de place à la lassitude ; les ivrognes intelligents sont ceux qui, à peine éveillés, ressaisissent leur verre, grisent le déboire ; elle ferait comme eux. Dût-elle mourir à la tâche, elle ne s’accorderait jamais de répit ; elle serait pareille à une bête lâchée, qui mord en courant. Puis elle se dit que ses sensations d’hier n’étaient pas les seules que l’on pût devoir à la concupiscence dont elle fut dévorée ; qu’il y avait certainement des luxures encore ignorées d’elle. Elle n’avait eu que des amies à peine expérimentées, — Magalo elle-même se montrait peu ingénieuse, — et Sophor croyait avoir beaucoup à apprendre. Il était impossible que le vice se bornât à si peu de volupté. Elle n’en était plus à craindre l’avilissement de soi : elle n’hésiterait devant aucun forfait, si abominablement subtil, ou si singulièrement atroce qu’il fût ; il importait, avant tout, de ne pas s’ennuyer, de ne pas voir dans la glace des yeux vagues où l’espérance est morte. Elle voulait désirer.

Rompre avec ce qui avait été jusqu’au jour d’hier sa vie, c’était le plus pressé. Elle quitta son hôtel de l’avenue de Villiers, où les mêmes aspects lui donnaient les mêmes pensées ; elle ne reçut plus aucune des femmes que sa fantaisie avait agréées ; d’une insulte, presque d’une bourrade, elle chassa, après une querelle, Céphise Ador toujours tendre avec de soudaines fureurs — bonne chienne aux rages de louve ; et, libre, elle se précipita.

Il y a, vers Montmartre, des cafés, des brasseries, qu’une particularité signale. Le jour, rien de singulier derrière les grandes glaces de la devanture ; des gens déjeunent, tranquilles, jouent aux dominos, font une partie de billard. Sur les banquettes de cuir les garçons dorment, secoués tout à coup par la voix du patron ou d’un consommateur. Mais, le soir, dans le flamboiement du gaz, la salle se peuple de filles qui vont et viennent, une cigarette aux lèvres, ne s’asseoient que rarement. Les unes sont tout à fait jeunes, les autres tout à fait vieilles. Ici la prostitution parisienne commence, ici elle finit. On en part, on y revient. Les anciennes sont obèses, avec des corsages qui surplombent tout le marbre d’une table, les nouvelles ont des maigreurs de trottins qui déjeunent d’un croissant dans du lait. Elles se tutoient en une espèce d’argot où se mêlent à des mots de rapins, — les énormes furent modèles, les petites le sont, — des locutions de souteneurs. Elles sont laides, même celles qui ont été belles, même celles qui seront jolies ; le pas-encore de celles-ci ne vaut guère mieux que le déjà-plus de celles-là. Leurs toilettes pourraient faire penser que, chez une marchande à la toilette où l’on faisait un coup, elles se sont habillées à la hâte pendant que la police enfonçait la porte ; tant le hasard de leur ajustement assemble de couleurs diverses, tant il se mêle de friperie à leur élégance. Mais, d’ordinaire, les chapeaux sont neufs, éclatants, avec des fleurs furieuses et des rubans effrénés ; chapeaux achetés le matin, en revenant de chez la crémière, à la modiste de la rue Clauzel ou de la rue Labruyère, avec l’argent de quelque nuitée lucrative. Et presque toutes elles ont les mains nues, parce qu’elles n’ont pas de gants, ou bien parce qu’elles n’ont pas pensé à se reganter, en descendant l’escalier de l’hôtel voisin. En somme, pour celui qui entre et qui sort, rien, dans ces endroits, d’extraordinaire : quelque chose, avec plus de bassesse et moins d’illusion possible, comme les salles des grands restaurants nocturnes ; différence du champagne à la bière ; et le musc ici sent mauvais. Mais, pour qui sait les choses, ces femmes, — il y en a quelquefois plus de deux cents autour de presque pas d’hommes, — se distinguent du reste de la prostitution parisienne par une spécialité. Elles sont celles qu’on vient chercher pour d’anormales et laborieuses débauches. Elles sont les adroites et les infatigables ; elles savent leur métier, l’étudient encore, s’y perfectionnent en l’exerçant ; le lieu où elles s’assemblent serait le salon de quelque maison publique, si elles étaient nues et si elles provoquaient les hommes. Mais, bien qu’elles consentent à suivre celui qui leur fait signe, ce n’est pas à la luxure virile que, fonctionnellement, elles s’offrent. Elles vivent deux par deux au troisième étage de quelque maison garnie, sont jalouses, se querellent, arrivent quelquefois à la crémerie ou à la table d’hôte avec des joues labourées d’ongles ; et, « collées », ayant l’habitude des lits sans mâles, elles vendent à d’autres femmes, — qui savent où les trouver, — ce qu’elles se donnent entre elles. Elles font le commerce du vice qui leur est habituel et, avec quelques unes, agréable ; dans le café ou dans la brasserie qu’elles hantent — sorte d’ignobles Halles — viennent s’approvisionner les entremetteuses chargées d’égayer les fins de souper des étrangères détraquées ou des Parisiennes en folie. Après certains dîners mensuels où les hommes ne sont point admis, des cabotines grises de champagne et de rire, qui ne savent plus à quoi tuer le temps, montent dans des fiacres, s’en vont vers Montmartre ; et elles se mêlent à ces filles, non dans la salle commune, mais au premier étage, ou dans quelque cabinet par delà les billards. À cause des garçons qui passent, l’air digne, levant sur d’énormes plats, tirés des buffets pour la circonstance, des buissons d’écrevisses ou des poulets froids, les habitués devinent tout de suite qu’il y a là des « personnes chic » en train de faire la

« fête » ; les garçons referment la porte très vite. Et le lendemain les cabotines, qui s’anuitèrent dans un hôtel douteux, ou dans quelque appartement garni, s’en retournent par les rues pleines de balayeurs, en hélant des fiacres ; revenues dans le luxe douillet de leurs appartements, elles tombent comme des choses qu’on lâche, sur le lit ou sur la chaise-longue, et s’endorment sans se déshabiller. Car les filles qu’elles suivirent pratiquent méthodiquement, froidement, terriblement, les immondes mystères, savent toutes les étreintes qui brisent, tous les acharnements qui anémient, toutes les violences et toutes les lenteurs. Mais, elles, elles ne se lassent point, — se réservant à leurs amies — et, le jour suivant, pas énervées, en bonne santé, les yeux tranquilles, prêtes à de nouvelles tâches, elles retournent au café ou à la brasserie avec le paisible ennui, sans désir ni rancœur, d’un employé qui revient au bureau ou d’un artisan qui rentre à l’atelier.

Sophor, sous des voilettes épaisses que parfois elle levait effrontément, comme par défi, — qui donc défiait-elle ? — fréquenta ces lieux sinistres. On la remarqua vite. Elle fut, dans ces bouges, célèbre, comme populaire. On ne savait pas son nom. On l’appelait « la grande dame ». Dès son arrivée, des chuchotements parmi les filles groupées entre les tables. Quelques-unes jetaient leur cigarette, parce que peut-être elle n’aimait pas l’odeur du tabac. Et il y avait une légende autour d’elle : qu’elle était très polie, très convenable ; qu’elle avait des dessous de dentelles et de soie comme on n’en avait jamais vu ; qu’elle oubliait sur la cheminée des billets de banque dans des bourses d’or. Aussi, dès qu’elle avait pris place dans le coin le moins lumineux, on rôdait autour d’elle, n’attendant qu’un clignement d’yeux ou qu’un vague geste pour courir à elle, pour s’asseoir à sa table ; celles que, les soirs passés, elle emmena, avaient, là-bas, des airs de mauvaise humeur si elle ne les appelait point. Reconnaissait-elle celles qui l’avaient suivie ? pas même. Pour se souvenir, il aurait fallu qu’elle eût prêté attention. Elle ne choisissait pas. La première venue, voilà celle qu’elle préférait. Toutes lui étaient bonnes, également, puisque toutes lui étaient également horribles. Oui, horribles. Elle les détestait, les méprisait, retournait à elles comme à un vomissement. Elle avait connu l’ennui de son vice, maintenant elle en connaissait le dégoût. Elle sentait un frisson lui courir les reins et des nausées lui gonfler la gorge à la pensée que, tout à l’heure, elle serait touchée, embrassée, par ces mains, par ces bras, que ces bouches lui mettraient une haleine dans la bouche. Mais, docile à quelque fatalité, il fallait qu’elle vînt chercher ces filles, qu’elle les possédât l’une après l’autre, toutes, et qu’après celles-ci, elle en prît d’autres, et après d’autres, d’autres. Non seulement elle le devait, mais elle le voulait. Par une inconcevable aberration, elle enviait ce qui lui était affreux, exigeait ce qui la comblait d’agonie. Elle était décidée au plaisir par l’horreur qu’elle en avait. Au plaisir ! Depuis longtemps, elle ne connaissait plus les affolants bonheurs ; jamais plus elle n’avait dans la gorge de sincères râles d’extase. Même hideux, son péché la laissait calme. Elle ne s’émouvait pas des pires excitations. Pour une seconde d’ivresse ou d’oubli, oh ! que n’eût-elle donné ! mais l’oubli lui était interdit, précisément. Elle n’éprouvait même pas quelque allégresse de victoire lorsqu’en l’accomplissement de sa besogne elle contraignait à un cri l’une de ces filles étonnée de l’inaction que Sophor exigeait d’elle et du spasme qu’elle la condamnait à subir. Elle ne s’en acharnait pas moins à son sale labeur. Elle ne donnerait pas raison aux imbéciles, aux braves gens ! Elle continuerait sa destinée, accomplirait sans relâche son office de bafouer, par l’exemple de ses souillures, la sainteté des mères, l’honnêteté des épouses, la candeur des vierges. Il lui restait l’orgueil d’être scandaleuse ! orgueil sans joie, orgueil cependant. Et elle était soutenue par le Rire dans son oreille, par le Rire si fréquent aujourd’hui, qui l’irritait, l’éperonnait, l’enrageait. Puis, savait-elle si, une nuit ou une autre, elle ne trouverait pas dans l’excès quelque au-delà qui lui rendrait le plaisir ? Elle n’était pas morte tout entière, elle pourrait revivre. Il fallait chercher, chercher encore, chercher toujours. Elle descendit plus avant dans l’ignominie. Elle s’habilla en homme pour visiter les lieux abjects où le parfait abrutissement des filles leur est une espèce de crapuleuse innocence. La prostituée est bête comme un ange. Sophor faillit s’intéresser à ces misérables en qui l’inconscience équivaut presqu’à une pureté. Mais c’était toujours des bouches et des seins et des bras et des lianes ! Ah ! véritablement, les mauvais esprits, tentateurs de l’humanité, manquent d’imagination. Que c’est un petit univers, le vice, et qu’il faut peu de temps pour en achever le tour ! Comme on se retrouve vite aux endroits où l’on séjournait hier ! comme il est borné, l’horizon du mal ! Les Possédés sont des dupes, puisque Celui qui leur promit l’infini leur ouvre un espace à peine plus grand que la fosse où ils seront couchés tout à l’heure avec leurs mauvais désirs devenus vers de terre. C’est bien la peine de ne pas être sains, bons, chastes, de renoncer ici-bas à la conscience paisible et au paradis, là-haut, cette conscience devenue ciel, si l’on ne doit obtenir en échange, d’abord, que de douteux plaisirs toujours les mêmes, et, plus tard, que l’écœurement de les avoir obtenus, avec l’impossibilité d’en conquérir d’autres. On donne son âme, et l’on reçoit — si peu de chose. Pas même peu de chose : rien ! Cependant, sombrement éblouie encore par la vision de Celle qui s’érigeait, sur le trône sabbatique, avec un diadème de diamants noirs, Sophor n’osait pas blasphémer la Démone qui l’élut et l’épousa ; elle se refusait à confesser qu’il n’y a pas de mystères où l’être revit, s’exaspère, ne défaille que pour s’exaspérer encore, et se divinise épouvantablement ! En somme, elle n’avait connu que les douceurs bientôt fades des baisers ; même dans les plus orgiaques outrances, elle n’avait convoité que d’agréables ivresses. Elle n’avait pas tenté la douleur, n’avait pas essayé de demander la joie aux supplices ! C’était peut-être grâce à la souffrance qu’elle cesserait de souffrir. Voir pleurer des yeux, sentir que des cœurs saignent, il y avait là une suprême ressource. Et ce qui l’inclinait à le penser, c’était que, plusieurs fois, au milieu de ses désolations, elle avait trouvé une espèce d’amusement à sentir non loin d’elle le désespoir de Céphise Ador qui, toujours éprise, toujours jalouse, la guettait, la suivait ; de Céphise Ador que, des matins, au sortir de quelque bouge, elle reconnaissait au fond d’un fiacre, sanglotante et se mordant les poings. Ainsi quelque chose en elle s’émouvait encore devant la torture de la femme : elle conçut l’espérance de prendre intérêt à la chair douloureuse. Elle installa dans son nouvel hôtel cet étrange atelier de martyre et de débauche, où la froideur des marbres se hérissait d’angles déchireurs, où des créatures, les unes suspendues à des trapèzes, les autres virant vertigineusement dans des paniers d’acier, tombaient soudain, toutes les cordes rompues, sur des tapis d’épines, d’où elles ne se relevaient, les pieds saignants, que pour y retomber et s’y ensanglanter les mains, la gorge, la face. Elle vit des nudités se tordre en des bains de glace brisée. Chercheuse affamée de ne pas avoir faim, elle s’attabla, hideuse, au festin des corps vivants, mordus et mangés ; elle se saoula de la rougeur des blessures. Elle fut effroyable. Elle fut la diabolique réalisatrice des chimères qu’inventa la satiété des vieux rois et des impératrices lasses. Belle encore, et riche, et illustre en son ignominie, elle fut l’inexorable tourmenteuse de toutes celles qui se donnent ou se vendent, et, parce qu’elle semblait prendre plaisir à leurs tortures, elles lui en étaient reconnaissantes. Mais les gratitudes même ne la surprenaient pas ! Et elle s’ennuyait, intolérablement. Pas même le crime ne la réveillait de sa veule inappétence ; il fallait qu’elle fît effort pour sourire aux gouttes de sang. Hélas ! qu’il lui aurait été doux de ne pas être effrayante, de ne pas chercher, dans les férocités, l’oubli de sa morne détresse ! Ne pas faire du mal, comme elle l’aurait voulu ! puisque faire du mal ne lui faisait pas de bien, puisqu’après les épouvantables tentatives pour s’enfuir hors de l’ennui, elle se trouvait toujours en face de la limite, de la clôture, du mur, qu’elle rêva d’enfoncer, qui ne s’ouvrirait jamais. Oh ! un peu de repos, voilà ce qu’elle eût désiré. Le repos ne lui était pas permis. Il fallait qu’elle suivit son chemin, — si fatiguée pourtant, — qu’elle allât jusqu’au bout du devoir que lui avait fait une exécrable providence. S’évader de son destin, c’était impossible. Une poussée la contraignait de marcher encore, toujours ; une main sur la nuque l’obligeait à boire encore, toujours, l’eau de la source empestée ; et, même avec un goût de sang, cette liqueur ne l’enivrait plus. Vraiment, elle se faisait pitié à elle-même, quelquefois. Plus elle était détestable, plus elle méritait de miséricorde ; l’excès même de son crime, lui semblait-il, l’en absolvait. Mais elle n’avait pas le droit de s’attarder à se plaindre. Elle avait bien autre chose à faire ! Inévitablement elle devait se vouer à la recherche de l’introuvable, au recommencement de l’effort toujours illusoire. Car ce serait trop commode aussi, — après s’être précipitée dans un abîme fangeux — d’en pouvoir remonter, et, ne s’y étant pas rompu le crâne ou les reins, d’en secouer la boue et de s’en aller en chantant. Tu es là ? restes-y. Tous tes soubresauts n’auront d’autre succès que de te faire pénétrer plus avant dans l’opaque et sale profondeur. Tu es la prisonnière de ta faute ! et le pire désespoir de ta descente, les yeux clos, de plus en plus lourde, ce sera la pensée qu’il y a, si loin de toi, là haut, des prairies avec des fleurs et le ciel avec les étoiles.

Une fois, pour l’un des abominables jeux où s’enrageait sa double impuissance de ne pas les tenter et de s’y plaire, il lui fallait quelque enfant jolie et frêle, douce comme les agneaux que l’on saigne. Les expériences de certains mages exigent ces chétives et tendres créatures que Cagliostro appelait des Colombes. Sophor songea, chercha dans le passé. Son esprit se posa sur Silvie Elven. D’abord, avec pitié. Mais bientôt elle se réjouit, presque. Elle devrait peut-être un réveil de sensation à l’épouvante, aux tourments de cette pauvre mignonne, si délicate, si menue, tout de suite plaintive ; ce serait joli, cette hirondelle blessée. En outre, bien qu’elle n’aimât point Mlle Elven, — puisqu’elle n’aimait plus personne, — elle gardait d’elle un souvenir attendri ; à coup sûr, il lui en coûterait de faire du mal à cette petite, si fragile ; et ce qu’il y aurait de cruel pour elle-même dans l’exécution de son dessein fut précisément ce qui la résolut à l’accomplir.

Par un soir de pluie et de boue, elle monta dans un fiacre, jeta au cocher l’adresse de Mlle Elven. Elle eut un étonnement qui la fit se pencher en dehors de la portière. Il lui semblait avoir entendu un froissement de robe, tout près ; comme si on l’avait guettée, comme si on s’était approché pour écouter l’adresse lancée à haute voix. Elle vit en effet, cachée d’une longue pelisse à capuchon, une femme qui maintenant courait sur le trottoir, le long du mur ; et cette femme monta dans un coupé qui s’éloigna très rapidement. Qui donc ? Céphise Ador ? oui, peut-être ; peu importait en somme. « Eh bien ! partez donc ! » dit-elle au cocher. Pendant le chemin, dans les secousses de la voiture, qui roulait lentement, très lentement, elle pensait à la surprise de Silvie, aux effarouchements qu’elle aurait dès les premières paroles, avec tant de pudeur aux joues et d’effroi dans les yeux. Elle serait comme une poupée vivante à qui l’on viendrait demander de se laisser couper en morceaux. Elle dirait oui pourtant. Sophor savait que d’un geste, d’un regard, elle ferait tout ce qu’elle voudrait de la docile créature. Ou, plutôt, Silvie ne dirait rien ; se laisserait emmener.

Le fiacre avançait si lentement, que Sophor mit une heure presque entière à arriver devant la maison de Silvie. Elle monta très vite, sonna violemment à la porte du troisième étage. Elle avait de ces brusqueries ; ses gestes souvent semblaient plutôt l’effet d’un ressort, que d’une volonté humaine. Et, la porte ouverte, elle se trouva en face — non pas d’une femme de chambre ou de Mlle Elven — mais de Céphise Ador, farouche, rude, échevelée, qui cria :

— Te voilà, toi ! allons, entre. Ça t’étonne que j’ouvre la porte ? qu’est-ce que ça fait ? tu viens pour voir Silvie, entre donc, qu’attends-tu ?

D’abord Sophor sourit. Une pensée, presque amusante, venait de lui traverser l’esprit. Céphise ? chez Silvie ? est-ce que, par hasard ?… Eh bien ! pourquoi non ? Mais la comédienne avait le visage singulièrement pâle ; et sa voix saccadée, tout son air, effaré, hagard, ne permettait à Sophor de croire qu’elle interrompait une tendre mêlée sur la chaise longue ou les peaux d’ours blanc. Elle eut au contraire l’impression qu’il s’était passé ou qu’il allait se passer quelque chose de violent, de formidable ; une curiosité lui vint. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas été curieuse. Elle suivit Céphise. À peine dans l’atelier, où rien n’avait été changé, où riait toujours le joli désordre dont s’amusa jadis le va-et-vient de tant de belles filles, Céphise posa brutalement la lampe sur une petite table, devant la lustrine verte qui voilait la table à modèle, puis, se tournant vers Sophor :

— Oui, je suis ici, moi ! dit-elle ; et, tu sais, nous avons à causer.

Mme d’Hermelinge s’assit.

L’autre, allant et venant, parlait, avec des grincements de dents quelquefois :

— Alors, c’est vrai, je ne me suis pas trompée ! Tu mentais et elle mentait. Tu aimes toujours Silvie, puisque tu viens chez elle ! puisqu’elle t’attendait. Oh ! tu comprends bien que je n’ignore pas ce que tu fais depuis tant de mois, depuis que tu m’as battue et chassée. Tu es épouvantable, il n’y a pas de monstre qui te vaille. Mais cela m’était égal, toutes les femmes que tu emmenais et qui s’en retournaient le lendemain avec des visages de mortes. Je les voyais sortir. Je pensais, en les regardant : « Elle ne les aime pas, elle ne peut pas les aimer. Tant que ce ne sera pas Silvie, je ne dirai rien, je me tiendrai tranquille. » Et je continuais à m’informer, à guetter. Ça ne m’était pas toujours facile, à cause du théâtre. Je ne suis pas riche, moi, et comme je n’ai pas d’amant, il faut, pour vivre, que je joue la comédie. Non ! les enragements que j’avais lorsque, tout à coup, au milieu d’une scène, l’idée me venait que, peut-être, à cette minute justement, tu étais avec Silvie, et que vous faisiez des plaisanteries sur cette pauvre Céphise, en train de jouer, qui ne pouvait pas vous surprendre. Mais, ce soir, je ne sais pas pourquoi, j’ai eu un pressentiment. Aller au théâtre, ça m’aurait été impossible. Je me suis postée devant ta porte. Ils m’attendent, là-bas. Eh bien ! ils peuvent m’attendre : le public cassera les banquettes si c’est son envie ; voilà qui m’est égal, par exemple. Alors, tu croyais que je ne saurais jamais la vérité ? que je n’aurais jamais de preuves ? Je t’ai entendue dire l’adresse au cocher ! Et je suis partie, et je suis arrivée ici avant toi. Tu entends ? avant toi. C’est joliment heureux que je sois arrivée avant toi. Mais voyons, tu ne comprends donc pas ? je te dis que je suis ici depuis longtemps, — depuis très longtemps, — et que Silvie était seule et que je lui ai parlé. Regarde-moi ! M’entends-tu ? Ça ne te fait pas peur que j’aie trouvé Silvie toute seule, et que je lui aie parlé ?

Cette rage de Céphise, Sophor aurait pu la calmer en affirmant que depuis plusieurs années elle n’avait pas revu Silvie ; qu’une circonstance sans lien avec les choses d’autrefois l’avait amenée ici ; la jalouse, dont un mot câlin triomphait si vite, se serait laissée persuader. Mais Mme d’Hermelinge prenait intérêt à la fureur de son ancienne amie grinçante et bégayante sous ses cheveux secoués, qui rôdait par l’atelier, les yeux fous, comme une bête belle et terrible ; il lui semblait de plus en plus, qu’une aventure étrange s’était produite ou allait se produire ; il ne fallait pas apaiser Céphise.

Sophor dit froidement :

— De quel droit m’espionnes-tu ? Je suis libre. Je viens chez Silvie parce qu’il me plaît d’y venir et j’aime qui je veux aimer.

— Misérable ! tu vois bien que j’avais raison !

Céphise sauta sur Mme d’Hermelinge, la saisit par le cou, voulut l’étrangler ; et elle approchait, pour la mordre, sa rouge bouche aux dents haineuses. Mais, d’une seule secousse, Sophor se dégagea, envoya la comédienne rouler sur le tapis. Puis, en se levant :

— Assez de cris et de folie. Il faut que je voie Mlle Elven. Où est-elle ?

Elle marchait vers la porte qui, de l’atelier, ouvre dans la chambre à coucher ; Céphise Ador avait rampé vers elle, la retenait de ses deux bras autour des jambes.

— Reste, reste. Elle n’est pas dans sa chambre. Elle est sortie. Elle va rentrer. Tu la verras dans un instant. Je te jure que tu la verras si tu le veux absolument. D’abord, écoute-moi, j’ai à te parler. J’ai toujours ces colères. C’est plus fort que moi. Je ne peux pas me retenir. Mais je t’assure que c’est grave, ce qui se passe, que j’ai à te parler sérieusement. Et je te supplie de m’écouter. Après, si tu veux, tu verras Silvie. Oh ! mon Dieu, oui, si tu veux, tu la verras.

Elle sanglotait avec des secousses de tout le corps, sous les grands cheveux dont elle-même essuyait ses larmes, étouffait ses cris. Sophor s’était rassise.

— Eh bien, ce que tu as à dire, dis-le, et parle vite.

Parmi des râles et des pleurs :

— J’ai à dire, reprit Céphise Ador, qu’il arrive des choses bien terribles. Vois-tu, ce que nous avons de mieux à faire, c’est de ne pas rester ici, c’est de nous en aller tout de suite. Ailleurs, nous serons mieux. Ailleurs, très loin. Ah ! si tu voulais t’en aller avec moi, très loin ! Pas en France. À l’étranger, où sont des gens qui ne nous connaissent pas. Nous cacher, nous mettre à l’abri, ce serait encore possible. Mais il ne faudrait pas perdre de temps. Si tu voulais, nous prendrions le train ce soir même. Pas besoin de malles. Nous achèterions en route tout ce qu’il nous faudrait, après avoir vendu nos bijoux. Nous irions, si tu veux, en Amérique. Et tu n’aurais à t’inquiéter de rien. Avec mon talent, n’est-ce pas, je gagnerais toujours l’argent nécessaire ? Mais il faudrait partir tout de suite. Demain, il sera trop tard. Oh ! mon amour, mon éternel amour, viens-t’en, je te supplie de t’en venir ! Si tu savais comme je t’aime, et comme je t’aimerai. Tu peux être sûre que jamais plus je n’aurais de méchanceté. Tu feras ce que tu voudras, je ne me plaindrai de rien. Pourvu que tu sois gentille de temps en temps, après m’avoir rudoyée et battue, je me jugerai satisfaite ; je n’aurai rien à désirer, puisque je t’aurai, ma bien-aimée chérie ! Allons, n’est-ce pas, c’est dit ? Nous sortons de cette maison, où nous n’avons que faire. Sophor, je t’en prie, emmène-moi, emporte-moi, j’ai peur ! Nous ferons un grand voyage. Donne-moi tes pieds, que je les embrasse. J’adore tes pieds. Tu vois, je pleure. Aie pitié de moi. Si tu pouvais comprendre combien j’ai peur, combien il est nécessaire que nous nous en allions ! Viens, mon adorée. Un jour, plus tard, bientôt, je t’expliquerai tout. Allons-nous-en.

Sophor s’ennuyait enfin de ce radotage éperdu ; puis, cette femme, rebut des anciens désirs ! Elle se dressa, elle dit rudement :

— Tu es folle. Va-t’en si tu veux, je reste. Où est Silvie ?

Céphise Ador se dressa en un grand cri de rage. Puis, forcenée, la tête en avant, les coudes aux côtes et les poings serrés :

— C’est bien décidé, tu veux la voir ?

— Oui.

— C’est pour elle que tu es venue ?

— Oui.

— Et tu viens ici souvent ?

— Oui.

— Pendant que je répète ou que je joue ?

— Oui.

— Et tu l’aurais embrassée ?

— Oui.

— Sur son lit ?

— Oui.

— Elle aurait dormi avec toi ?

— Oui, oui, oui. Où est-elle ?

Céphise lança un éclat de rire.

— Elle est ici, imbécile ! où veux-tu qu’elle soit ? Elle ne sort pas le soir, cette petite fille. Elle aurait trop peur dans les rues. Elle est ici, c’est certain.

Sophor, étonnée, demanda :

— Pourquoi ne vient-elle pas, si elle nous entend ?

— Eh ! je ne t’ai pas dit qu’elle nous entendait. Non, vraiment, je ne crois pas qu’elle nous entende.

Le rire de Céphise redoubla, plus brutalement sonore. Elle ajouta :

— Si elle ne vient pas, c’est qu’elle dort.

— Dans sa chambre ?…

— Non, non, pas dans sa chambre. Nous t’avons ménagé une surprise, Silvie et moi.

— Silvie et toi ?

— Oui, toutes les deux. Nous sommes très bonnes amies. Je lui ai dit : « Sophor, vous la connaissez bien, n’est pas comme tout le monde. Puisqu’elle va venir, puisque vous l’attendez, puisque vous devez dormir ensemble, il faut l’amuser par de l’imprévu. Une femme, dans un lit, entre les batistes et les dentelles, c’est banal. Il faut trouver quelque chose de plus singulier, de plus nouveau. » Et, comme elle ne trouvait rien, j’ai trouvé pour elle, moi !

— Toi ?

— Moi. D’abord, elle ne voulait pas, elle hésitait, je lui ai fait comprendre que tu serais très contente, elle a fini par m’obéir. Et pour t’amuser, voici ce que j’ai imaginé. Tu sais, autrefois, elle avait commencé un grand tableau. Une Ophélie, parmi des fleurs. Était-ce bien une Ophélie ? enfin une jeune fille étendue, avec des lys et des roses sur une tunique, sur les bras, sur la poitrine. Eh bien ! j’ai couché Silvie sur la table à modèle, elle t’attend là, tu vas voir comme elle est jolie. Ah ! j’espère que tu me diras merci de l’avoir habillée et couchée pour toi !

Alors, levant d’une main la lampe, Céphise, de l’autre, fit glisser la lustrine verte qui voilait la table à modèle : sur la banquette en pente, Silvie Elven, toute mignonne, pâle, en son long peignoir crème jonché de fleurs — ses cheveux légers posés à son front comme de menus papillons d’or, — apparut délicieusement fine et frêle et souriante. Elle ressemblait à une poupée dont on aurait fait la statue d’un tombeau. Et à l’un des seins de l’assassinée, si délicat, si gracile, que le baiser même eût épargné, il y avait le stylet ancien dont le manche figurait une tête de mort aux yeux de rubis.


IV

Maintenant ses complices s’effaraient d’elle. Celles même qui affrontèrent les sanglants travaux dans l’atelier de martyre et de débauche, s’écartaient de Sophor, n’osaient plus la regarder en face, car elle était devenue terrifiante. Elle demandait aux alcools, à l’opium, au pâle poison qui glisse sous le derme comme une délicieuse mort, l’oubli des tristes heures ; mais, dans les plus furieuses ou les plus torpides ivresses, elle ne pouvait pas oublier ; elle revoyait, sur le lit de fleurs, la petite Elven assassinée par Céphise, et Céphise arrêtée, jugée, condamnée, jetée dans une prison ; d’autres visions derrière celles-là s’ébauchaient, se formaient : elle discernait en un vague lointain d’ombre, en deçà d’une soirée de printemps où un nouveau-né tétait le sein d’Emmeline, une autre morte sur un autre lit, Magalo dans la chambre d’hôtel. Et tous les horribles souvenirs qu’avouait en paroles confuses l’emportement ou la veulerie de ses délires, ajoutaient tant d’épouvantement aux fausses joies des libertinages, faisaient d’elle, — si pâle à présent, le fard tenant mal sur sa peau convulsée, — une si spectrale compagnonne, que toutes avaient peur ! En s’éloignant, elles emportaient le frisson de s’être prostituées en un cimetière, d’avoir été étreintes en un linceul par un spectre à qui resterait de la chair.

Et les matins de ces nuits étaient, pour Sophor, épouvantables. Quand elle écartait ses cheveux, à demi réveillée de si courts sommeils, — ses yeux nocturnes comme insultés et méprisés par la pure lumière, — quand le sentiment lui revenait qu’il allait falloir vivre encore, être aujourd’hui ce qu’elle fut hier, recommencer enfin ! une telle horreur d’elle-même et de tout l’emplissait, que des glouglous de bile lui montaient à la gorge ; parfois elle espérait qu’elle allait vomir sa vie. Ô accomplissement définitif ! en être là ! ne plus pouvoir rien espérer qui déjà ne vous ait déçu et en même temps savoir que, par une nécessité inexplicablement dominatrice, on sera forcée de refaire ce qu’on fit, de devoir à de nouveaux efforts trompés une lassitude plus irrémédiable encore qui ne vous préservera pas d’autres efforts toujours inutiles ! Puis, ces mortes, et cette meurtrière, derrière elle… Magalo n’aurait pas agonisé dans un lit de sale chambre garnie, Silvie Elven n’aurait pas été si pâle parmi des fleurs, Céphise Ador ne serait pas à cette heure dans une maison centrale, travaillant en silence, et regardant, par le haut vitrage où l’on ne peut atteindre, naître et mourir le jour lointain, si elles n’avaient, les trois malheureuses, mordu à ce fruit défendu à la femme, le sein de la femme ! La loi du châtiment même dès ce monde, lui apparaissait. Et elle, combien plus encore elle était châtiée, puisque, vivante, et libre, elle était réservée à d’autres crimes, puisqu’elle ne pourrait pas s’empêcher de mériter plus de dégoûts et d’angoisses encore ! Elle aurait bien voulu être enterrée comme Silvie et Magalo, emprisonnée comme Céphise. Mais non, à elle, il lui était permis, c’est-à-dire ordonné, de devenir plus infâme toujours. Dans une heure, levée, habillée, elle combinerait pour le soir quelque débauche, y penserait tout le jour (comme on remâcherait une chose fétide) et, les sens vainement affolés ou alanguis par l’alcool ou les narcotiques, elle tenterait encore des plaisirs plus odieux que l’enfer même qu’ils lui vaudraient. C’est par l’enfer qu’elle méritait l’enfer ! Pendant ce temps, Emmeline, avec son mari et son frère, sur la côte fleurie, habitait la maison tranquille où le rire des enfants trouble seul le bon silence ; c’était un autre rire que Sophor entendait.

Et une chose, — plus terrible encore que ce rire, — était partout sur elle.

Quoi ? une odeur.

Oui, maintenant, presqu’à toute heure, même dans les rares moments de repos que lui donnait la morphine en vain consolatrice, elle se sentait enveloppée d’un parfum tiède, fade, intense pourtant, qu’elle reconnaissait, qu’elle avait aimé, hélas ! Il ne venait pas des meubles, des étoffes autour d’elle ; c’était d’elle-même qu’il s’exhalait : de ses mains qui avaient touché des gorges, de ses cheveux qui s’étaient mêlés à des chevelures, de sa bouche qui avait aspiré des bouches, de tout son corps qui avait opprimé tant de corps. Elle avait thésaurisé l’odeur sexuelle de toutes celles qu’elle posséda ! et voici qu’elle ressortait à présent, comme une vapeur de sueur, cette odeur, toujours plus abondante, toujours plus tièdement fade, toujours plus écœurante. Sophor ne pouvait pas ne pas respirer l’arome, devenu puanteur, de ses anciens plaisirs, de ses récentes répulsions. L’eau froide, qui ruisselle et qui gerce délicieusement la peau, ne l’en délivrait pas, ni les fards, ni les poudres, ni les sachets qu’on met entre les batistes et les soies. Il émanait d’elle intarissablement, il lui demeurait inhérent comme le parfum à la fleur. Et elle le communiquait à tout ce qu’elle touchait. Elle le retrouvait dans ses robes, dans ses linges, dans le fauteuil où elle était assise ; il faisait, expiré d’elle, une buée sur la glace où elle se mirait. Elle en mangeait dans les viandes, elle en buvait avec son vin. C’était un horrible dégoût. Réalité, ou aberration ? quoi qu’il en fût, l’obsession de ce miasme était abominable. Et même dans les jardins, parmi la fraîcheur des arbres que remuent de saines brises, devant le vaste ciel, elle sentait l’insupportable odeur ! Souvent, si on lui offrait quelque bouquet, elle écartait les fleurs, et la main à la gorge, retenait une nausée. Elle aurait consenti à tous les supplices plutôt qu’à celui-là ! être déchirée, être labourée d’ongles de fer, avoir dans le cœur une pointe qui tourne, tourne, tourne encore, être rompue, rouée, écartelée, elle l’aurait voulu, à la condition de ne plus sentir l’affreux remugle lui sortir de tous les pores et lui rentrer dans le corps par la bouche et les narines.

Tant de douleurs, enfin, la fatiguaient, l’éreintaient, l’usaient ; et le dernier ressort dont elle se soutînt, faillit. Oui, l’orgueil s’exténua en elle ; cet orgueil auquel depuis si longtemps elle avait cessé de devoir la joie, auquel elle avait dû au moins de la pouvoir feindre. Si elle essayait encore, en un reste de diabolique jactance, de ne pas avouer aux autres sa défaite, elle n’avait plus la force de la nier à soi-même. Elle était vaincue, elle n’en pouvait plus, elle demandait grâce, elle cessait de railler les bonnes gens simples qui vivent en famille, qui, n’espérant pas d’étranges plaisirs, n’ont pas d’étranges peines. Elle avait eu tort d’être extraordinaire, différente des autres femmes. Définitivement lâche, elle avait perdu jusqu’à la vigueur de se révolter, de se dire que, enfin, elle ne s’était pas faite telle qu’elle était, que la responsabilité de ses fautes remontait à quelque mystérieuse puissance. Elle ne discutait pas. Elle admettait qu’elle était coupable. Le châtiment l’avait convaincue du crime. Seulement, elle aurait bien voulu ne plus souffrir, parce qu’elle avait trop souffert, et qu’elle était excédée. Ah ! cette odeur surtout ! si elle avait pu en être délivrée ! Mais elle n’osait même pas se plaindre. Elle faisait remarquer seulement, avec timidité, — à qui ? elle ne savait pas ? à quelqu’un par qui, lui semblait-il, ses confidences étaient écoutées, — que, son péché, elle l’avait, par son péché même, assez expié ; qu’elle pourrait bien, à présent, ne plus entendre ce rire, ne plus sentir cette odeur, ne plus être obligée à aller chercher, dans le mensonge des sales plaisirs, d’autres remords. Car elle savait qu’elle avait des remords ! Elle se disait : « Oui, c’est des remords que j’ai. » En ces moments-là, — c’était surtout après les excitations de la morphine, dans la veulerie des flasques énervements, qu’elle s’abandonnait à ce point — elle n’aurait pas refusé d’être une personne comme il y en a tant, avec des parents, un mari. Elle enviait, le front à la vitre, les promeneurs du dimanche qui vont dîner à la campagne. Même, certaines fois, la pensée la hantait de demander pardon au baron d’Hermelinge ! s’il ne voulait pas d’elle pour épouse repentie, eh bien ! elle serait une servante dans la maison, qui fait bien son travail, qui ne connaît pas ces épouvantables langueurs. Mais elle se disait vite qu’ils étaient chimériques, ses rêves de repentir, de pardon, d’honnêteté ; qu’elle était rivée à son mal, qu’elle ne s’échapperait jamais de sa désolation.

Pourtant il y avait une issue. Mourir. Mourir ? Oui.

La première fois que cette idée lui vint, ce fut comme si elle se détendait toute en une douceur enlaçante, en un bain de calme volupté. Elle conçut délicieusement le bien-être de n’être pas. Ah ! cet espoir, qu’il était aimable ! Être morte, c’est-à-dire ne plus penser, ne plus agir, n’avoir plus l’infâme rancœur d’hier, le dégoût plus horrible de demain, ne plus être la laborieuse ouvrière de péché et de remords ; ne plus entendre le Rire, — ne plus sentir l’Odeur ! Comme les puanteurs même du sépulcre, si les cadavres en pouvaient être incommodés, seraient meilleures à ses narines que le parfum de son vice ; comme elle préférerait la putridité de la chair morte à celle de la chair vivante ! Ce que le cercueil a d’exquis, c’est qu’il est trop étroit pour qu’une femme s’y couche à côté de vous. Au moins, quand on n’a plus de lèvres, on ne court plus le péril du baiser ; des bras de squelette ne peuvent pas être obligés à étreindre des corps que les secousses du plaisir mouillent d’une sueur plus gluante et plus fétide que l’humeur des couleuvres d’eau ; enfin, morte, on dort seule ! car il faudrait vraiment qu’une fille fût bien enragée à son métier, bien désireuse de s’acquitter des salaires exigés d’avance, pour aller, après avoir gratté des doigts la terre, apporter à une défunte des soldes de caresses ! Sophor pouvait espérer ne plus entendre, après son dernier soupir, des halètements de poitrine. Puisqu’elle laisserait les autres tranquilles, on la laisserait tranquille, une fois enterrée. Et elle ne s’arrêtait pas à l’appréhension des supplices qui châtient, par delà la vie, les coupables. Quel supplice serait comparable à celui qu’elle endurait ? de toute façon, elle gagnerait au change. D’ailleurs, bien qu’elle eût rêvé parfois aux géhennes expiatoires, elle croyait à la paix dans le tombeau. Elle niait les réveils et les éternelles tortures. Avoir le démon en soi, ce n’est pas une raison pour être convaincu de l’enfer ; en ceux qui conclurent un pacte avec quelque satan, obscur accomplisseur des célestes desseins, il y a souvent cette absurdité de ne pas croire au dieu qu’ils ont renoncé. Beaucoup de possédés sont des athées. Donc, la mort, aux yeux de Sophor, c’était bien le repos, le sommeil sans rêve, la délicieuse inanimation. Et rien ne l’empêchait de s’endormir pour toujours. C’est si facile, mourir. On peut se laisser tomber d’une fenêtre, ou se jeter, d’un pont, dans le fleuve. Il est bien aisé encore de recourir à quelque poison prompt et sûr : Mme d’Hermelinge, qui demandait aux drogues interdites l’exaspération ou l’assoupissement, avait toujours à sa portée — quelques gouttes de plus — la possibilité de mourir.

Pourquoi donc ne s’évadait-elle pas de l’odieuse vie ? ce serait si bon, après quelques minutes d’agonie, l’éternelle inconscience ! ah ! si bon.

Elle n’osait pas.

Pas plus que la force de vaincre l’Ennemie, — l’exécrable Ennemie qui lui ricanait dans l’oreille, — elle n’avait celle de lui échapper par la fuite en l’ombre funéraire. Elle était si absolument alanguie, affaiblie, énervée, qu’elle n’osait pas mourir. Oh ! ce qui la retenait dans l’existence, ce n’était pas l’amour des choses d’ici-bas. Hélas ! vivre, rien de plus abominable ! Mais elle n’était pas capable de ce peu d’énergie qu’il faut pour se précipiter, ou pour avaler l’eau d’un verre, qui a changé de couleur ; et, surtout, surtout, elle avait peur d’être morte ; peur de l’enfer, des châtiments, des supplices ? non, peur de ne plus éprouver, de ne plus souffrir, d’être inexistante. Ce Qu’elle jugeait si doux, si désirable, c’était précisément ce qu’elle redoutait en un frisson glacial. Telle était sa lâcheté, — tous ses nerfs, tous ses muscles enfin surmenés, rompus, devenus pareils à des loques, — qu’elle ne pouvait pas affronter, même pendant la seconde d’un geste, l’idée de l’immobilité dans l’ombre, l’idée d’être endormie d’un sommeil qui n’est pas le sommeil, d’être dans du froid, dans du mou, dans du gras, ou plutôt l’idée de ne pas être du tout, de ne pas sentir qu’on fût. Si elle avait espéré l’enfer, elle se serait tuée, parce que l’incessant tourment, ce n’est pas de la mort, ce n’est pas l’obscur, l’infini, l’innommable Rien ! mais elle se révulsait toute à la pensée qu’elle n’aurait plus le sentiment de soi. Mourir, ce n’est pas seulement cesser de vivre, c’est devenir comme si on n’avait jamais vécu. C’est l’abolition, non seulement d’être, mais d’avoir été. Et, à cela, elle ne pouvait se résoudre. Vingt fois elle porta à ses lèvres la fiole mortelle, vingt fois, montée au plus haut étage de son hôtel, elle se pencha dans le vide vers les pavés. Elle n’osait pas ! et dans les affaissements de sa vitalité, elle était hantée par la chimère absurde d’une mort qui serait la mort sans doute, et qui, en même temps, serait un peu, oh ! presque pas, la vie… Puis les nécessités de sa fonction la ressaisissaient, la rejetaient dans l’ignominie des atroces ou nauséabonds plaisirs ; et elle voyait bien qu’elle ne sortirait jamais de l’angoisse, de l’effroi, du lent, enveloppeur, engluant ennui, puisque toutes les issues se fermaient devant elle, — même la belle, l’auguste porte d’ébène incrusté de diamants noirs, qui, tournant sur des gonds muets, offre à tous les autres vivants l’allée magnifiquement silencieuse descendante entre de royaux cyprès vers le pacifique et éternel sépulcre.


V

Le valet de chambre annonça :

Mme la baronne d’Hermelinge.

Urbain Glaris se leva, pas trop vite, du sopha où, paresseusement étendu, il feuilletait une brochure ; il salua la visiteuse, lui montra silencieusement un fauteuil, et attendit, debout.

Les années n’avaient guère modifié l’apparence de l’élégant médecin. Avec un peu de grisaille blanchissante aux tempes et de fatigue dans le sourire, il avait toujours cet air à la fois emphatique et discret qui sied à un mage mondain. Mais, en ce moment, il cachait mal, sous les paupières baissées, la lueur vive qui pétillait dans ses yeux, — lueur de vanité satisfaite. Cette femme que depuis bien des années il observait, dont il avait prophétisé la déchéance, cette malade d’autant plus intéressante qu’elle avait retardé plus longtemps que tout autre l’avènement de la crise finale, recourait à lui ! C’était donc qu’elle cédait, qu’elle lui donnait raison, qu’elle était vaincue comme il l’avait prédit ; il s’enorgueillissait. Mais, quand, tombée dans le fauteuil comme quelqu’un qui défaille, elle eût levé sa voilette, il n’éprouva plus qu’une grande pitié, tant la baronne Sophor d’Hermelinge était blême, malgré le fard, peinture de momie plutôt que maquillage de Parisienne ; tant elle avait dans ses yeux fixes, sous les rares cils, l’irrémédiable désillusion de tout.

Après un long silence :

— Docteur…

Dans quel but venait-elle ? elle n’aurait pas su le dire précisément. Sans désir ni espérance, pareille à tout ce qui est infirme, à tout ce qui est atone, trop faible pour endurer la vie ou pour affronter la mort, incapable d’aucune volonté, — épave à vau-l’eau d’un sale courant, — elle venait, instinctivement, demander secours. Comme toutes les femmes de Paris, elle savait qui était le docteur Urbain Glaris ; le connaissait, pour l’avoir entendu plus d’une fois, jadis, professer dans les boudoirs ses paradoxales théories. Même, très souvent, au temps de son orgueil, elle avait souri de cette espèce de savant qui tenait du sorcier, qui gâtait d’une hâblerie d’empirique sa très légitime autorité d’expérimentateur, qui avait l’impertinent mauvais goût de nier la joie et le rire, de ne pas croire au bonheur des heureux ; à plus d’une reprise, elle s’était senti des colères contre cet homme dont l’œil, au Bois, aux théâtres, la cherchait, la trouvait, ne la lâchait pas, avec un air de constater des symptômes ; et par agacement, elle l’avait haï. Mais, maintenant, elle était de l’avis d’Urbain Glaris ; elle savait quel deuil désole, sous l’extériorité en fête, la conscience de ceux qui transgressèrent la loi humaine. Pareille aux tristes enviés qu’il appelait ses clients, elle était la lamentable chercheuse d’oubli. Et, parce qu’elle n’avait plus la force des rancunes, parce qu’elle aurait demandé pardon même à qui l’offensa, elle était venue, en une vague intuition de quelque soulagement peut-être. Cet adepte, qui raffinait la science d’un peu de magie, pouvait avoir des secrets, des façons d’endormir, sinon de supprimer tout à fait, les douleurs semblables à celles dont elle était navrée ; elle s’adressait à ce spécialiste un peu charlatan, comme une malade condamnée.

Après ce mot : « docteur », elle n’en dit point d’autre. Elle avait rencontré le regard d’Urbain Glaris, elle ferma vite les paupières. Elle comprenait qu’elle n’avait rien à lui apprendre, qu’elle avait pour lui l’âme et le cœur ouverts comme les flancs d’un cadavre sur une table d’amphithéâtre ; et, déchue des anciennes arrogances, elle ne se révolta point contre la miséricorde de ce regard, accepta cette perspicacité qui lui aurait paru, naguère, outrageante ; au contraire, elle éprouva une sorte de satisfaction, comme quelqu’un qui, atteint d’un mal ignominieux, n’aura pas besoin, grâce à la clairvoyance du médecin, d’en détailler les symptômes.

Ils se taisaient.

À quoi songeait-il, lui ? aux angoisses de cette vaincue. Il devinait les ennuis où elle avait succombé enfin, et la défaillance de ses fiertés, et son va-tout de demander aux drogues mortelles l’oubli de la vie, et ses lâchetés devant la mort, et tout son cœur vide, et tout le néant qui était en elle. Il dit enfin, d’une voix très douce :

— Ainsi, plus rien ?…

Elle se détourna, honteuse.

— Plus rien…

— Vous avez essayé ?…

— De tout, dit-elle, la tête entre les mains.

— Même de prier ?

— Hélas !

— Même d’être aimée par un homme ?

Elle se tourna vers lui, le regarda avec un parfait étonnement. Le malheur de cette femme était encore plus irrémédiable qu’il ne pensait ; elle ne concevait pas la possibilité de la rénovation par quelque naturel amour. Perdue, plus définitivement perdue que les naufragés qui ont sombré dans la profonde mer. Et la pitié d’Urbain Glaris devenait douloureuse ; il pensait, il cherchait, ne quittait pas du regard la misérable. Des mots lui sortirent des lèvres, lentement : « Cela, peut-être, ce serait le salut, ou, du moins, un assoupissement de la torturante anxiété… » Elle tendit les mains, elle balbutia, presque suppliante :

— Parlez, parlez ! un moyen de salut, ou de moins souffrir, vous en connaissez un ?

— Peut-être, mais ce moyen, précisément, vous n’y pouvez pas recourir.

— Qu’en savez-vous ! indiquez-le moi, seulement. Oh ! je vous en conjure !

Il reprit :

— Il est un sentiment, — ou un instinct — plus fort que tous les sentiments humains, à cause justement de ce qu’il a d’instinctif, de bestial même. En celles qui l’éprouvent il absorbe tous les désirs, toutes les pensées. Dès qu’une femme le connaît, elle ne sent plus que lui. Il n’est pas sujet aux différences, aux augmentations, aux affaiblissements ; tant qu’on vit, il ne meurt pas, parce qu’il est un besoin du corps autant qu’une passion de l’âme. Par lui, pour lui, on oublie — tout ! Oui, je pense que, dans les vivantes qu’il occupe, il ne laisserait même pas place aux mauvais souvenirs. Il est si jaloux qu’il ne laisse rien subsister qui ne soit lui-même ; il n’est pas une vertu, il est une nécessité physique, et, grâce à lui, on vit hors de soi.

— De grâce, quel est ce sentiment ? dit-elle.

— L’amour d’une femme pour une créature qu’elle a enfantée. Ce n’est pas vrai qu’après la naissance, l’enfant ne tient plus à la mère. Rien ne rompt la génésique attache ; l’enfant toujours se relie aux entrailles maternelles. Mais vous, madame, puisque vous avez vécu sans mari, sans amant…

Elle baissa la tête, plissa le front, comme si d’un effort elle regardait au lointain de sa vie, là-bas, là-bas, dans de l’ombre. Elle pensait. Elle releva la tête.

— J’ai un enfant, dit-elle.

Il s’étonnait.

— Une fille, la fille du baron d’Hermelinge. Je l’ai vue, un instant, je ne l’ai jamais revue. Elle est née, on l’a emportée. Sur mon ordre, quand elle a été un peu grande, on l’a mise dans un couvent, pas loin de Paris. Tous les trois mois je fais envoyer de l’argent pour qu’elle soit très bien élevée, pour qu’on ait soin d’elle. Elle s’appelle Carola. C’est Mag…, c’est une de mes amies qui lui a donné ce nom. Elle doit avoir quinze ans à présent, un peu plus, seize ans. Oui, c’est vrai, j’ai une fille.

Elle parlait à voix basse, sans inflexion. Elle répéta :

— C’est vrai. J’ai une fille. Carola. Elle a seize ans.

Et elle réfléchit, les prunelles fixes. Après un long temps elle demanda :

— Ainsi vous croyez qu’une femme qui aurait un enfant, qui l’aimerait ?…

— Essayez, dit-il.

Elle se leva, gagna la porte, sortit sans un coup d’œil vers Urbain Glaris, sans un salut. Il la regardait s’éloigner, traverser l’antichambre. Elle disparut. « Qui sait ? » dit-il ; mais il secoua la tête tristement, et haussa l’épaule, comme un praticien qui lui-même ne croit pas à l’effet de son ordonnance.


VI

Être une mère ! aimer l’enfant que l’on porta, que l’on mit au monde ! ne vivre que pour lui, le dorloter, le choyer, le serrer sur son cœur, et le parer, le trouver plus beau que tous les autres enfants, et, la nuit, se lever pour aller écouter, au bâillement de la porte, s’il dort bien sur l’oreiller que dans la blancheur des rideaux protègent des ailes de séraphins ! Sophor savait bien qu’elle n’était pas de celles à qui de telles joies sont permises ; elle se souvenait de l’instant, autrefois, où elle regarda sa fille et s’enorgueillit de ne pas sentir son cœur battre. Oui, elle s’était enorgueillie de ne pas être une mère. Comme on change ! comme elle aurait voulu, à présent, être capable de l’émotion jadis redoutée et méprisée ! Hélas, elle n’avait pas assez changé. Toujours la même incompréhension de la tendresse qui incline la femme vers les berceaux ; la seule différence, c’était, pour un surcroît de désolation, qu’elle ne se faisait plus gloire d’être comme elle était. À son remords, — parce qu’il n’était pas le repentir, parce qu’il était seulement l’ennui de la satiété, — elle devait l’horreur du mal, non la possibilité du bien ; chose affreuse : ne pas pouvoir, se haïssant et se méprisant, devenir tout à fait différente de soi ! Elle n’espérait pas qu’elle aimerait jamais l’enfant qui était né d’elle ; et, de ne pas l’aimer, elle se détesterait davantage ; seul résultat du conseil que lui avait donné Urbain Glaris.

Pourtant il eût été si doux de ne pas être toujours un monstre, que, d’un réveil d’illusion, elle se raccrochait à l’idée d’être une mère, elle aussi, comme tant d’heureuses personnes. Des groupes d’enfants, aperçus dans les promenades, des pièces qu’elle avait vu jouer, de ses lectures, elle évoquait des scènes maternelles ; s’efforçant de s’incarner en les jeunes femmes qui rient à de petits garçons ou à de petites filles ; se demandant quelquefois, — au fond d’elle, quelle cruelle réponse ! — s’il était bien sûr qu’elle n’aurait pas plaisir à caresser les boucles blondes d’une mignonne tête. Mais la main qu’elle étendait vers un front imaginaire, retombait découragée.

Alors elle s’imagina que le rêve seul n’avait pas assez de puissance pour faire naître en elle un sentiment qui lui était si étrange ; il fallait sans doute à cette éclosion la force active de la réalité. Ah ! mon Dieu, si, tout à coup, en voyant Carola, — elle disait : Carola, exprès, répétait ce nom, très souvent, pour s’habituer, — elle allait éprouver une ardente et pure tendresse ! devenir folle de bonheur ! s’écrier : « Ma fille », comme dans les mélodrames ! Quelle joie d’aimer une enfant à qui l’on serait chère, de ne plus songer qu’à elle, de se dévouer à elle, toute entière. Ces idées, sans espérance encore, l’emplissaient d’une douceur qu’elle n’avait jamais connue. Elle résolut de partir, d’aller au couvent de Carola. Enfin ce n’était pas impossible, — si effrayante, si horrible qu’elle fût, — qu’il lui restât quelque chose d’humain. Et voici que, dans le wagon, — elle était partie à une heure de l’après-midi, arriverait avant le soir, — Sophor éprouvait une mansuétude qui ressemblait à un pressentiment de salut. La maternité lui avait paru odieuse surtout à cause des rudesses du mâle, des hideurs de l’enfantement, à cause des nouveau-nés qui s’acharnent au sein des nourrices, — oh ! Emmeline tétée ! — à cause de toutes les malpropretés de l’hymen et de la première enfance. Mais à présent elle ne se souvenait presque plus de l’époux, de la grossesse, de l’accouchement ; et Carola était une grande personne. Du premier âge, elle n’avait plus les vilenies, la puérile animalité ; elle n’en gardait que les saines innocences et la fraîcheur nouvelle. Pourquoi Sophor ne serait-elle pas heureuse d’être la mère d’une belle demoiselle, intelligente, bonne, chaste, pieuse ? Et bien que, dans l’intimité de son être, quelqu’un la raillât, — tantôt ne voulant pas croire qu’elle fût sincère, tantôt la menaçant d’une désillusion suprême, — elle s’efforçait ardemment vers cette vertu, vers cette santé, vers cette rédemption : chérir sa fille. Elle n’osait pas croire tout à fait qu’elle la chérirait ! elle le voulait tant qu’elle le croyait presque. Enfin, le voyage qu’elle faisait, était une preuve déjà qu’elle n’était pas indifférente à l’égard de cette enfant. Si rien ne l’appelait, pourquoi serait-elle partie ? elle ne s’avouait pas que la perspective d’au moins quelque répit dans ses transes était la seule chose qui l’attirait. « Carola ! Carola ! » En vérité, ce nom n’était point si déplaisant qu’il lui avait paru autrefois ; Magalo n’avait pas eu tort de… Magalo ! elle répudia ce souvenir, se reprocha d’avoir songé à cette fille. Il s’agissait bien de Magalo ! Entre Magalo et Carola, rien de commun. C’était vraiment absurde et coupable d’avoir mêlé dans la même pensée deux personnes à tel point différentes. Carola devait être si candide, si ignorante de tout ce qui est mal : une espèce de petit ange, en habit de pensionnaire. Adorer cette jeune âme encore céleste, quel religieux charme, quel oubli de tout le péché ! Sophor eut un serrement de cœur, comme le train, après une station, se remettait en marche. Elle se rappelait que, pleine d’un espoir plus vraisemblable que celui d’à présent, elle avait naguère tenté un voyage, — le voyage vers Emmeline ; elle avait rencontré, dès l’arrivée, le plus abject des désenchantements. Mais il eût été stupide d’assimiler le mauvais désir qui l’avait entraînée vers son amie, — il avait été, ce désir, justement puni — et l’honnête dessein qui la conduisait vers sa fille ! Cette fois elle méritait de ne pas être déçue. Les providences avaient eu raison, naguère, de la bafouer ; elles auraient tort, aujourd’hui, si elles lui refusaient la félicité sacrée qu’elle ambitionnait. Sophor se blâmait presque autant d’avoir songé à Emmeline, qu’elle s’était blâmée tout à l’heure d’avoir évoqué Magalo. Il fallait s’occuper de Carola, de Carola seulement. Elle la rêvait très modeste, grande, un peu pâle, avec des cheveux châtains. La voix de la chère enfant devait être infiniment douce, mais nette, sans intonation trop tendre, une voix habituée à chanter des cantiques. Et que feraient-elles, après s’être embrassées ? elles partiraient tout de suite ; Sophor ne laisserait pas sa fille au couvent. Des gens racontent que les jeunes personnes dans les dortoirs ont parfois, l’une pour l’autre, des amitiés trop tendres, prennent de mauvaises habitudes. Sophor frémit ! elle avait eu tort de laisser Carola dans ce cloître. La crainte que sa fille ne fût pas aussi ingénue que les plus jeunes saintes la bourrelait cruellement. Elle changea de pensée ; elle ne voulait rien imaginer de triste, d’attentatoire à son rêve ; elle revint à son projet de prompt départ. Assurément, elles n’iraient pas à Paris. Oh ! non ! pas à Paris. Un frisson la parcourait toute à l’idée que son enfant pourrait loger dans l’affreuse maison où tant de femmes… jamais ! Elles feraient un grand voyage en Angleterre ou en Italie. Carola serait ravie de toutes les belles choses qu’elle verrait. Ils seraient adorables, les mots qu’elle trouverait pour dire les naïvetés de sa surprise et de son admiration. « Ah ! mon Dieu ! si j’allais ne pas l’aimer ! » Sophor éloignait cette alarme. Elle l’aimerait ! elle l’aimerait ! parce que Carola devait être digne d’affection, et, surtout, parce qu’une mère doit aimer sa fille. C’est naturel, cela. De plus en plus, Mme d’Hermelinge se persuadait que l’intérêt de son repos, de sa conscience rassérénée, n’était pour rien dans son attirance vers l’enfant inconnue ; elle croyait décidément qu’elle n’obéissait qu’à un très cher et très noble devoir ; et elle trouvait la quiétude d’une espèce de rédemption déjà dans la conviction de son désintéressement. Puis, après le grand voyage, quand elles reviendraient en France, elles habiteraient Auteuil, ou Versailles, dans une maison un peu isolée, d’aspect bourgeois. Elles seraient bien tranquilles, toutes les deux. Elles feraient de la musique ensemble, liraient à haute voix, l’une après l’autre. Cependant, Sophor ne savait pas si elle permettrait à sa fille de lire. Pour les jeunes filles, tous les livres sont mauvais, même les plus chastes, parce qu’ils suscitent en ces jeunes âmes le souci de l’inconnu, de l’irréel ; et il ne faut pas être romanesque. Pas de musique non plus ; les mauvais anges, les esprits tentateurs planent dans le vague des sons ; c’est le mystérieux battement de leurs ailes qui rythme les mélodies. Au lieu de lire, au lieu de jouer des nocturnes ou des sonates, elles travailleraient. On avait dû instruire assez mal Carola dans ce couvent de province ; Sophor recommencerait l’éducation de sa fille. Elle réapprendrait pour les lui enseigner les histoires, les sciences. Pas de maîtres, pas de maîtresses (pourquoi donc, à ce mot, frissonna-t-elle ?) elle-même, elle seule, serait l’institutrice de son enfant. Les professeurs qu’on paie font leur devoir, rien de plus ; c’est encore bien heureux quand ils n’inculquent pas de mauvaises pensées à leurs élèves. Surtout Carola ne resterait jamais seule avec les domestiques ; une jeune fille entend un vilain mot, ne le comprend pas, y rêve, finit par le comprendre, étrangement. Ensuite, quand Carola aurait vingt ans, — pas plus tôt — il arriverait qu’un homme très honnête, très sain d’esprit et de cœur, s’éprendrait d’elle, l’épouserait. Alors, que deviendrait Sophor ? eh bien ! elle vivrait avec la jeune femme et le jeune mari. Comme l’on serait loin de toutes les vilenies, de toutes les angoisses ! Comme il serait bon d’être heureux ensemble, avec des gamins et des gamines pas plus hauts que ça, — voici qu’elle s’intéressait, oui, même à la plus petite enfance ! — et, pour passer la belle saison, ils auraient une propriété à la campagne, loin de Paris, où ils dîneraient au crépuscule sous la tonnelle. Ne plus souffrir, ne plus languir ! Ne plus être à soi-même un objet d’horreur et de dégoût ! Être une mère ! une grand’mère ! les petits, au dessert, lui grimperaient aux jambes et s’asseoiraient sur ses genoux.

Ce fut par une longue allée de platanes, presque déserte, silencieuse, que le lourd fiacre ancien où Sophor monta en sortant de la gare, la conduisit vers le couvent.

Dans la clarté encore d’avant le crépuscule, presque point de passants ; sur un banc, une très vieille femme, dodelinant de la tête, qui est restée toute la journée où on l’a mise, et qu’une servante va venir chercher à l’heure du dîner ; plus loin, quelque officier en retraite, la moustache grise et le nez rougissant, qui fume une pipe éteinte, et du bout de la canne, entre ses jambes écartées, fait des ronds dans le cailloutis. Et pas un bruit, sinon, au lointain, vers les champs, un sifflet de locomotive, ou, vers la ville, l’aboi perdu d’un chien. Cette paix, cette rareté de vie, ne déplaisait pas à Sophor, l’emplissant de silence et de solitude, lui mettant dans le cœur comme un décor propice à l’apparition, bientôt, d’une enfant calme et réservée, qui parle à peine, baisse les yeux.

C’est une grande façade, carrée, de pierres noircies, celle du cloître des dames de la Salutation ; sur le bois de la haute porte, le marteau fit, en retombant, ce bruit profond du lourd dans le creux, que l’on entend lorsqu’on laisse choir un morceau de roche sur un sol autrefois volcanique ; derrière un treillis de fer, les yeux de la tourière furent comme de vieilles petites flammes mortes. Et lorsque Mme d’Hermelinge, après s’être nommée, après avoir dit qu’elle était attendue, — car, par une dépêche, elle avait annoncé sa visite, — fut entrée sous le porche, froid et morne, qui s’allongeait vers une cour là-bas, elle eut l’impression de pénétrer dans une vaste tombe où le sommeil s’éternise, doucement taciturne.

Ce fut à ce moment-là qu’elle s’aperçut d’une chose si douce à laquelle, depuis plusieurs heures, elle devait, sans y avoir pris garde, un repos, une accalmie de toutes ses angoisses : elle n’entendait plus le Rire dans son oreille, elle ne sentait plus sortir d’elle l’Odeur, comme si quelque chose ou quelqu’un de railleur et de nauséabond, qu’elle portait en soi, s’était dérobé, n’était plus là ; elle avait en tout son être une disparition d’anxiété ; c’est cela que les possédés doivent éprouver après l’exorcisme.

La tourière l’introduisit dans le parloir en disant : « Mme la supérieure va venir, avec Mlle d’Hermelinge. » Sophor resta seule, assise devant une grille, dans la chambre aux murs nus. Elle attendait, elle espérait. Elle était, vers cette grille, comme une prisonnière attentive à un signal que va donner une cloche lointaine ; signal de joie ou de désespérance… de joie, à coup sûr ! de tranquille et rassérénante joie ! Ce ne fut pas derrière la grille que Mlle d’Hermelinge apparut ; une porte s’ouvrit, et, presque poussée par une religieuse bleue et blanche, une jeune personne entra, la tête détournée, les bras le long du corps.

— Voici votre mère, embrassez-la, dit la Supérieure.

L’enfant n’osait pas s’approcher davantage, n’osait pas regarder la visiteuse, et par faiblesse, ou par un instinct de respect, elle tomba sur les deux genoux ; puis, les mains sous le menton, se mit à dire une prière. Eh bien ! pourquoi Sophor ne lui ouvrait-elle pas les bras, ne l’étreignait-elle pas, en criant : « Ma fille ! » Elle avait espéré ce brusque essor de tendresse. Elle ne bougeait pas, l’observait. Elle ne la trouvait pas très jolie. Point laide cependant. Assez grande, au long buste, et maigre, pâlotte, avec des taches de rousseur sous les yeux. Mlle d’Hermelinge ressemblait un peu à ces fillettes, élevées par la miséricorde des communautés, qu’on rencontre dans les promenades. Et Sophor n’était pas plus émue que le jour où elle considéra fixement la nouvelle-née présentée par la sage-femme. Quoi donc ? était-elle à jamais incapable de connaître le maternel amour ? aucune tendresse ne s’éveillerait en elle pour l’être qu’elle avait enfanté ? Eh ! ce qui l’empêchait d’être émue, c’était la présence de la religieuse, et le froid de cette pièce, et aussi la timidité de Carola qui aurait dû lui sauter au cou. Aussi résolut-elle de s’éloigner tout de suite. Elle s’excusa d’un si bref séjour, prétexta la nécessité de rentrer sans retard à Paris, l’heure du train express ; quelques instants après, — elle n’avait pas même donné le temps de faire les malles de l’enfant — elle remontait dans le fiacre avec sa fille, jetait au cocher l’ordre de retourner à la gare, très vite. Dès qu’elles furent seules dans la voiture, elle saisit les deux mains de Carola, la regarda dans les yeux, cherchant une flamme où quelque chose en elle s’allumerait ! La pensionnaire était bien troublée ; ne savait que dire ni que faire ; se tournait vers la rue, balbutiait des mots qu’elle-même n’entendait pas. Voir sa mère, ainsi, tout à coup, quand on ne l’a jamais vue ; quitter le couvent pour aller elle ignorait où, avec une personne inconnue, c’était effrayant ! Mais aussi c’était très doux d’avoir une maman, qui se montre enfin, qui vous emmène… Tout à coup, elle pencha sa tête vers l’épaule de Sophor, et elle avait de courts sanglots qui ressemblaient à de petits cris de joie. Puis elle se mit à bavarder, fillette, en pleurant de plaisir. Ah ! qu’elle était contente ! elle avait bien cru que tout était fini pour elle ; qu’on ne la tirerait jamais de ce cloître où on était très bon pour elle, mais où elle s’ennuyait tant. Alors, vraiment, elle serait comme les autres demoiselles ? elle ne ressemblerait plus aux orphelines, aux abandonnées ? Comme ce doit être bon de ne pas être seule ! « Maman ! maman ! » Et son père, est-ce qu’elle le verrait aussi ? oui ? bientôt ? quel bonheur ! Mais elle disait surtout : « maman ». Ce mot qu’elle n’avait jamais dit, lui paraissait si charmant à prononcer qu’elle le répétait à tout propos, à toute minute. Oui, sans doute, elle avait de bonnes amies qui devaient être bien tristes de son départ ; elle irait les voir de temps en temps. Mais, une camarade de classe, ce n’est pas une maman. Il y a les petites mères, en pension, ce ne sont que de plus grandes amies, ce ne sont pas des mamans véritables. Ah ! Dieu ! être la fille d’une belle dame qui vous cajole, qui vous embrasse, qui vous dit qu’elle vous aime, c’est cela qui doit être meilleur que le paradis ! Parmi ces bavardages, Carola, avec ses doigts grêles, envoyait à sa mère, de tout près, des baisers que, timide encore, elle n’osait pas lui donner des lèvres. Ces tendres, ces ingénues mignardises s’insinuaient en Mme d’Hermelinge comme une fraîcheur gaie, comme un réveil matinal, qui éclaire, rassérène, amuse ; c’était quelque chose comme ce gazouillis des petits oiseaux qui entre dans la chambre, après les mauvaises nuits, par la fente lumineuse des volets. C’était très vif et très doux. Sophor n’avait pas éprouvé, dès l’apparition de Carola, l’emportement de tendresse qu’elle avait souhaité ; mais, à cela, rien d’extraordinaire ; c’est seulement dans les romans, dans les drames, que les passions ont de ces soudainetés ; puis elle n’avait pas l’habitude d’être une mère, elle n’avait pas passé sa vie à attendre la minute où elle retrouverait sa fille perdue ; il était donc naturel que sa maternité n’eût pas éclaté en sanglots, en cris de joie, et le peu à peu de cette affection nouvelle était un signe peut-être qu’elle serait plus profonde, plus durable. Oui, très profonde et très durable, délicieuse aussi ! Pendant que sa fille lui parlait, elle sentait en elle des éclosions de bienveillance, d’aise ; depuis des heures elle n’avait pas eu une mauvaise pensée ! À vrai dire elle ne trouvait pas son enfant tout à fait semblable à la jeune fille qu’elle s’était imaginée ; un peu niaise, Carola ne disait pas toujours les mots qui auraient véritablement ému. Mais cette maladresse impliquait une candeur qui la faisait plus aimable. Sophor ne regrettait pas non plus que sa fille fût à peine jolie. D’être presque laide avec son teint trop pâle, et ses taches de rousseur, et ses lèvres pas assez roses, elle semblait plus virginale, plus filiale. Trop de beauté ne l’eût pas révélée aussi pure ; sa disgrâce était comme une pudeur de plus. Sophor ne l’avait pas encore embrassée, lui avait à peine touché les mains, un instant ; mais elle avait la certitude que bientôt elle aimerait tout à fait cette petite fille et qu’elle serait vraiment une mère, avec des tendresses calmes, sans nul souvenir des vaines agitations de jadis.

Le train express venait de partir lorsqu’elles arrivèrent à la gare. Par bonheur, il y avait, à minuit vingt minutes, un autre train pour Paris. Un train omnibus. N’importe, elles le prendraient. Seulement, que faire pendant quatre heures environ ? « Si nous retournions chez les Dames de la Salutation ? » dit Carola. Il était beaucoup plus simple d’entrer dans l’une des hôtelleries voisines du chemin de fer, de s’y reposer en attendant le moment du départ. Elles allèrent vers une auberge qui avait assez bonne apparence, demandèrent une chambre. À cause de tant d’émotions, la pensionnaire était si lasse, qu’à peine entrée, elle tomba dans un fauteuil ; elle avait aussi une envie de dormir, parce que c’était l’heure où on se couche au couvent. « Oui, oui, dit d’Hermelinge, dormez, je vous éveillerai quand il sera temps. » Et dans le grand fauteuil, Carola, mi-étendue, ensommeillée, avait aux lèvres le sourire bon et charmant de s’endormir, là, loin de la pension, si près de sa maman ; Sophor, sous l’abat-jour d’une lampe, pas défaite, en chapeau, en manteau, les coudes à la table, contemplait sa fille.

Elle se sentait heureuse, fière aussi, à cause de sa victoire sur elle-même. Donc Urbain Glaris avait eu raison ! L’amour maternel peut chasser les mauvaises hantises, triompher des douleurs et des faux désirs. Cet amour, elle ne le connaissait encore qu’à demi ; mais ce qu’elle en éprouvait lui était comme une promesse qu’elle l’éprouverait tout entier. Déjà elle ne pensait plus qu’à Carola, ne se souvenait plus des péchés, des remords. Toute différente de ce qu’elle avait été jusqu’à ce jour. Un devoir à remplir, voilà ce qui l’occupait. Elle s’imaginait une vie pleine de calme et de douceur. Véritablement, elle était apaisée. Et elle était sauvée. Une longue série de jours placides, — pareille à l’allée de platanes par où elle était allée vers le couvent, — s’ouvrait devant elle, silencieuse et déserte, interminable…

Elle regardait toujours la dormeuse, en souriant.

Elle avait eu tort tout à l’heure de ne pas la trouver jolie. Les cheveux, châtains en effet, mettaient sur le front étroit une ombre si douce ; il y avait une transparence bleue au renflement des paupières baissées. La bouche était un peu trop grande, mais entre les minces lèvres les dents étaient bien rangées et très blanches, claires jusqu’à la diaphanéité. Et sous le corsage de pensionnaire, le lent mouvement des seins révélait la puberté récente. Sophor frissonna… Elle avait cru entendre dans son oreille le petit bruit pareil à un rire… Non, non, elle regardait sa fille, elle l’emmènerait, elles seraient heureuses toutes les deux ; les choses d’autrefois étaient comme si elles n’avaient pas été. Ah ! bien, ce n’était pas ici que la tentatrice oserait la railler ! elle était bien vaincue, la démone ! Sophor pensait à la grande maison, bourgeoise, en un faubourg, où longtemps, bien longtemps, et si paisible, elle vivrait seule avec sa fille.

Carola, tout à fait endormie, se tourna dans le fauteuil. Elle avait quelque rêve qui l’oppressait, la fatiguait. Elle respirait d’un air de malaise. Instinctivement, d’une main qui tâtonne, elle dégrafa, sans s’éveiller, le haut de son corsage. Un peu de chair pâle, sous le menton, apparut, glissée de blancheur lisse vers les jeunes seins vierges, et Sophor, — tandis que le rire sonnait plus distinctement dans son oreille, — se penchait sous la lampe, regardait cette blancheur pâle, humait, les narines gonflées, un parfum reconnu, plus doux de sortir d’une plus fraîche fleur…

Miséricorde ! Elle se dressa, se prit la tête à deux mains, se jeta hors de la chambre, descendit l’escalier, se trouva dans la nuit, dans la solitude, et elle s’en allait, s’en allait, ne reviendrait jamais sur ses pas, parce que c’était épouvantable, ce qu’elle venait de ressentir dans cette chambre, là-haut, parce qu’elle était monstrueuse, inguérissablement ! Oh ! que c’était hideux ! près de cette enfant, exquisement pure, près de cette enfant, pas même jolie, et qui était sa fille (sa fille ! suprême crime ! infamie extrahumaine !) elle avait subi la diabolique poussée qui la jeta vers tant de détestées créatures. Aucun désir, non ! il y avait longtemps que le désir était mort en elle ; mais l’habitude invétérée survivait à la convoitise, l’obligeait au recommencement du mal. Elle ne pouvait pas ne pas être immonde. À vrai dire, elle n’aurait pas soupçonné qu’elle pût l’être à ce point ! ceci, vraiment, c’était trop. Qu’une telle abomination fût possible, elle s’en étonnait ! D’un ricanement elle complimenta la perfection de son ignominie. Et dire qu’elle n’avait pas le courage de se rompre le crâne, là, contre le mur, sous ce réverbère ! Elle courait le long des maisons, s’arrêtait un instant pour reprendre haleine, se remettait à courir, aurait voulu courir plus vite, être loin de toutes les choses, être loin d’elle-même surtout. Hélas ! on ne laisse pas tomber en chemin ses vilenies, comme les ordures d’une tonne défoncée ; où qu’elle allât elle emporterait avec elle et son vice et ses affres. Certes ! si abjecte qu’elle se jugeât, elle espérait bien qu’elle ne le serait jamais assez pour céder à la tentation qui tout à l’heure l’avait assaillie ; faible, et lâche, et vaincue, elle trouverait un reste de volonté pour se refuser à l’incomparable forfait, pour ne pas regarder sa fille avec des yeux d’amante. Mais, n’importe, l’attentat qu’elle n’achèverait point, elle l’avait conçu ! La sacrilège idée, un instant, s’était insinuée en elle ; et ne dût-elle, chassée, jamais revenir, le seul fait de l’avoir eue défendait à Sophor les familiarités maternelles. Emmener Carola, vivre auprès d’elle, l’écouter, se plaire à la voir sourire, lui était interdit. Elle ne pourrait pas embrasser sa fille sans se souvenir qu’elle avait songé à une plus ardente étreinte ; sa bouche au front de l’enfant ne se distrairait pas de la préoccupation d’une bouche si proche. Comme elle se haïssait ! comme elle se plaignait aussi ! et bientôt elle n’osa même plus chercher un réconfort dans la conviction qu’elle demeurerait effectivement innocente. Avait-elle le droit, après tant de veules capitulations, de croire à la fermeté de son honnête dessein ? Malgré la sincérité de sa résolution actuelle, pouvait-elle affirmer à elle-même que cette résolution ne faiblirait jamais ? Oh ! quelle abominable chose si, quelque soir, dans la maison tranquille, à Auteuil ou à Versailles, éveillée par la nécessité du mal, elle se glissait, en l’ombre du corridor, haletante, les mains en avant, vers la chambre où, dans un lit de mousseline et de pudeur, Carola endormie… Exécrable accomplissement des destinées ! Elle ne pouvait pas tenter la maternité sans s’exposer à l’inceste, oh ! à quel effroyable inceste encore inimaginé ! Sa suprême ressource de salut lui serait une occasion de plus de crime, de plus de honte, d’une plus irrémédiable damnation. Et elle comprenait bien que c’en était fait d’elle.

Elle s’était assise, comme une chose tombe, sur une borne, près d’une porte cochère. Un genou entre ses mains jointes, elle regardait, sans le voir, le pavé, avec des yeux fixes et vides. On eût dit qu’elle ne vivait pas. Pourtant elle songeait, si douloureusement ! Elle était là, immobile, depuis plus d’une heure, lorsqu’une horloge sonna dans le ténébreux silence. Sophor se leva. Elle paraissait calme, comme après une résolution prise. Elle regarda autour d’elle. Elle devina, dans l’ombre, l’allée de platanes vers la gare. Elle se mit à marcher, sans trop de hâte, d’un pas ferme, pareille à quelqu’un qui sait où il va, et qui arrivera, malgré tout obstacle.

Dans la chambre, Carola dormait encore. Sophor, sans la toucher, en la nommant, l’éveilla ; elle se tenait près de la fenêtre, loin du fauteuil. Elle ajouta : « C’est l’heure, venez. » L’enfant se leva, empressée, offrit son front ; mais Sophor : « Nous n’avons pas de temps à perdre, allons ». Elles sortirent de l’hôtel, traversèrent une place, entrèrent, après les billets pris, dans la salle d’attente. Elles n’échangeaient pas une parole. Surprise, épouvantée de l’air froid, presque sinistre, qu’avait sa mère, Carola n’osait pas lui parler ; elle s’isolait, les yeux baissés, dans une appréhension. Et, durant le voyage, ce fut le même silence. Assise un peu loin de Carola, Mme d’Hermelinge, le front à la vitre, regardait la nuit. Parfois, sous la lueur de la petite lampe, elle consultait un indicateur des chemins de fer ; puis elle revenait vers son coin, restait là, attentive aux ténèbres. La pensionnaire avait cette impression qu’il se passait quelque chose de triste, de mauvais, — qu’il valait mieux ne pas bouger, se taire ; si elle s’était approchée, caressante, si elle avait parlé, elle eût été repoussée sans doute, d’un geste dur, d’un mot qui glace. Une seconde — car ils se refermèrent tout de suite — elle vit les yeux de sa mère ; elle frissonna. Cependant les heures nocturnes s’écoulaient. Mme et Mlle d’Hermelinge, un peu avant le jour, descendirent de wagon, s’assirent sur un banc de bois, sous une marquise, et attendirent. Puis, elles montèrent dans un autre train. Carola eut l’intuition qu’elles n’allaient plus où d’abord elles avaient dû aller, que sa mère avait changé d’avis, modifié leur itinéraire. Quand ce fut l’aube, elle ne vit pas le visage de Mme d’Hermelinge ; celle-ci avait baissé sa voilette très épaisse qui lui mettait un masque de dentelle. Qu’y avait-il derrière ce masque ? l’enfant s’imaginait une figure très blême, avec des yeux fixes, effrayants. À cause du matin, à cause de sa crainte, elle avait froid. Elle s’enveloppa toute de son manteau, feignit de dormir. Vers dix heures du matin, le train se ralentissant, un employé cria : « Gemmilly ! — Nous sommes arrivées », dit Mme d’Hermelinge. Elles traversèrent le quai, la gare ; sur le seuil de l’hôtellerie, une grosse femme, rougeaude, au ventre énorme, attendait des voyageurs. Elles pénétrèrent dans une salle du rez-de-chaussée, suivies par l’aubergiste dont les sandales sonnaient sur les carreaux. Mme d’Hermelinge demanda de quoi écrire, traça quelques lignes, ferma l’enveloppe, puis, après ces mots à l’hôtesse : « Je reviens dans un instant, » elle fit signe à sa fille de la suivre, et sortit. Tout ceci s’accomplissait sans hâte ni lenteur, avec une précision de rite. Elles commencèrent de monter une route ensoleillée et fleurie de fleurs tombées, entre une double file d’acacias remués par la brise ; au sommet s’élevait une maison de briques roses, à la façade escaladée de vignes folles et de lierres grimpants.

Sophor fit halte à mi-côte. Elle dit à Carola :

— Vous voyez cette habitation, là-haut ? C’est là que vous allez, c’est là que vous vivrez, avec votre père. Voici une lettre pour lui.

— Oh ! maman ? dit Carola en tendant les mains.

— Non, je ne peux pas vous suivre. Adieu.

— Mais, maman, toute seule…

— Soyez sans crainte ; il n’y a personne sur la route ; et, dans cette maison, vous serez bien reçue. Allez, je le veux.

Elle n’avait pas levé sa voilette. Elle parlait comme de très loin à travers la dentelle obscure. L’enfant courba le front, prit la lettre, continua de monter la côte. Sophor, sans mouvement, toute sombre au milieu de la gaieté de la matinée et des fleurs, la regardait s’éloigner. L’enfant se retournait quelquefois, espérant un geste qui rappelle ou qui veut dire : « Je viens aussi. » Rien. Elle montait toujours. Elle arriva devant la grille. Elle tira le cordon de fer de la clochette : ce fut un bruit clair, joyeux, pétillant, que Sophor entendit, qui lui entra dans le cœur comme vingt blessures rapides et légères. Et la grille fut ouverte par une servante. Carola, après un dernier regard vers sa mère, disparut. Ce qui disparaissait, ce qui entrait chez le baron d’Hermelinge, dans la maison familiale, dans l’honnêteté et la paix du foyer, c’était le dernier espoir de Sophor. Elle attendit longtemps. Carola ne se remontra point. On l’avait accueillie. Alors la baronne Sophor d’Hermelinge revint sur ses pas, sans un coup d’œil en arrière, prit le train pour Paris, rentra dans l’irrémissible…

FIN DU LIVRE TROISIÈME

C’en est fait, elle ne résiste plus ; depuis longtemps vaincue, voici qu’elle est esclave avec soumission ; elle veut bien du vice sans plaisir, du châtiment aux rares trêves, accepte la captivité dans le mal sans espoir d’évasion. Elle n’essaye même plus de vouloir mourir ! Et ceux qui la voient s’étonnent d’elle, en s’alarmant. Entre la toque qui cache tous les cheveux et le col de toile ferme qui serre le cou, son visage est blafard, avec des yeux ronds, striés de sang, sans cils ni sourcils. Elle regarde droit devant elle, il semble qu’elle ne voit rien, mais qu’elle vient d’assister à quelque spectacle terrible. Son immobilité est celle d’une stupéfaction où se perpétue un reste d’épouvante. Ses traits qui certainement se convulsèrent de peur, gardent la distension d’une grimace dans la paix pâle et morte où ils se sont figés ; la rectitude aussi de toute sa pose est un frisson pétrifié. D’avoir contemplé Méduse on devait demeurer tel. Elle suscite l’idée de l’après de quelque chose d’horrible, de la minute qui suit le forfait, — c’est cette minute, éternisée, qui sera l’enfer, — et, fardée, elle apparaît comme la momie d’un remords. À vrai dire, sous les mépris et les haines, elle garde encore une apparence de fierté. Imperturbable, hautaine, officielle, dirait-on, la baronne Sophor d’Hermelinge, en sa fixité sinistre, en sa pâleur de morte mal ressuscitée, semble l’impératrice blême de quelque macabre Lesbos. Mais, lorsque nul ne l’observe, lorsqu’elle est rentrée dans l’hôtel que décrient de sinistres légendes, lorsqu’elle est seule, alors elle est pitoyable. Voici que ses paupières, sur les mornes prunelles, palpitent en des sursauts comme sanglotants, et dans ses yeux ronds, sans cils ni sourcils, où tout à l’heure s’approfondissait une transparence de néant, dans ses yeux plus écarquillés, montent, affleurent, descendent, remontent des ombres pareilles à ces fumées de boue qui s’évasent dans de l’eau remuée ; et elle considère en des affres de peur… quoi donc ? Ce regard-là, c’est celui de Macbeth vers le fauteuil occupé par une spectrale absence. Puis, tout à coup, en un dodelinement désespéré de la tête, elle porte ses mains à ses oreilles, comme pour ne pas entendre. Il n’y a personne dans la chambre sinon elle-même, ni aucun bruit ; qu’est-ce donc que perçoit son ouïe ? est-ce en ses oreilles qu’il est né, qu’il persiste, qu’il s’acharne, le son sans doute épouvantable, car elle frissonne entière, par secousses, balbutie des mots qui demandent pitié ; et, rigide naguère, sa face, — le front, la joue et les lèvres, — devenue, de pâle, livide, de livide, terreuse, se détend, s’allonge, défaille en une lâcheté comme pâteuse et grassement fluide ; on dirait d’une momie qui va couler en putréfaction. Jamais aucun visage humain n’a exprimé avec une plus parfaite hideur le découragement d’avoir vécu, l’aveu d’une irrémédiable agonie. Oh ! quel dégoût de soi, quel cancéreux remords habite en cette femme et la mange pour que, avant le trépas, elle ressemble au cadavre d’une créature enterrée vive et qu’on vient d’exhumer, pas squelette encore ? Par instants elle tend l’une de ses mains vers un meuble à tiroirs placé non loin d’elle ; son geste est celui d’un noyé qui veut empoigner une épave, mais, le geste, elle ne l’achève pas, comme en l’inanité de toute espérance, comme dans la certitude de l’impossible sauvetage ; même elle doit savoir qu’à tenter le salut s’exaspérerait l’angoisse de son désastre, puisque, rien que d’en avoir eu l’intention, s’ajoute à la peur de sa sinistre face, oui, encore, s’ajoute de la peur. Cependant, tout à coup retournée, avec la décision longtemps combattue d’un affamé qui va voler du pain, elle se précipite vers le meuble, en ouvre l’un des tiroirs, saisit un flacon doré et un mince étui de nacre où, le couvercle levé, apparaît, tout petit, long, effilé, un instrument de métal et de cristal qui s’achève en aiguille, — la seringue de Pravaz ; et la baronne l’emplit de la morphine contenue dans le flacon, puis, sa jupe levée au-dessus de la jarretière, elle trouve tout de suite sur sa peau, vers le bas de la cuisse, la place accoutumée, un calus gris et noir, rond, large comme un sou, qui se hausse, à peu près semblable aux arêtes écailleuses d’un cheval ; c’est hideux, sur la pâle soie crème de la chair, parmi les bouffements de batiste et de Valenciennes, à côté du ruban rose qui serre le bas noir, la croûte un peu bouffie et sèche de cette espèce de plaie. L’aiguille creuse de la seringue prise entre le pouce et le médius, pénètre dans la chair, élargissant d’une piqûre le cercle du calus ; et par une pression, légère, adroite, d’un seul ongle, celui de l’index, la liqueur se répand sous le derme, s’insinue, rayonne comme une tiédeur, gagne en une glissante descente la paume des mains, le dessous des pieds, remonte, monte encore, en passant serre le cœur, d’une caresse reconnue, qui signifie : « Tu sais, c’est moi, » s’infiltre jusqu’au cerveau, — les paupières, calmes, ne battent plus, les yeux toujours grand ouverts se sont mouillés d’une lueur liquide, — fait éclore sous le crâne un développement de lumineuses et lentes rêveries où l’esprit s’ensommeille comme dans le hamac d’une sieste au soleil. Alors, — car le royal et miséricordieux Poison verse très vite ses largesses en ceux qui ont coutume de les implorer, ainsi qu’un Dieu s’empresse d’exaucer ses fidèles, — c’est, un instant, l’infini bien-être sans le reproche d’aucun devoir, le dédain de tout ce qui n’est pas la minute actuelle (minute ? éternité peut-être !) la fonte de toutes les amertumes en une doucereuse langueur, l’ignorance d’hier et de demain, la vie arrêtée au plus exquis moment de toujours, la paix, l’oubli, le rien divin. Le visage de la baronne Sophor d’Hermelinge, — rappelant ces singulières fleurs fanées, fripées, loques du printemps mort, qui, trempées dans une mixture, reprennent toute la splendeur souriante des anciens midis, — s’ouvre, s’épanouit, rayonne béatifiquement. Mais voici qu’elle s’agite, faiblement d’abord, en même temps qu’une expression de gêne déforme le calme de son sourire ; et de ses deux mains, qui s’élèvent et battent l’air, elle voudrait, dirait-on, — comme un dormeur, inconsciemment, chasse une mouche — écarter de ses oreilles l’importunité d’un frôlement ou d’un bruit ; sans doute elle n’y réussit pas ; car elle s’agite plus violemment, les jambes tendues, puis ramenées, puis ouvertes jusqu’à l’écartellement ; ensuite, la tête entre ses deux poings clos, elle se lève d’un seul élan ; et, l’œil exorbité, les traits zigzagant comme en des tics de démoniaque ou d’hystérique, elle se met à courir par la chambre ! En fuyant, — car, sans quitter la pièce, elle a l’air de fuir, — elle regarde derrière elle, sur le tapis, comme si quelque grouillement invisible de bêtes la poursuivait pour la mordre ou lui monter aux jambes ; cette fuite ne s’arrête pas, allant d’un mur à l’autre, évitant les miroirs ; et maintenant la baronne Sophor d’Hermelinge pousse les longs cris plaintifs d’un chien qu’on bat ou d’un loup qui aboie à la lune ! Oh ! quels hurlements ! et, tout à coup, dans une plus déchirante clameur que suit un silence, elle s’effondre toute, le front vers la plinthe ou vers la cheminée. Là elle se torsionne, roule deux fois sur soi-même, saisit la planche entre ses dents ou le cuivre des chenets, et mord, une mousse blanche aux lèvres ; quiconque la verrait, hésiterait à lui porter secours, tant elle paraît, en ces crises, hideuse et formidable ; et, durant les rares accalmies, quand s’apaise le bouleversement de tout son être, quand se ralentit la palpitation de sa poitrine et de son ventre, elle a dans ses yeux le morne néant des définitives désespérances. Et telle sera sa vie, jusqu’au jour qui la verra, vieillissante, l’âme éteinte, semblera-t-il, dans l’hébétude et le corps enlizé dans l’inertie, devenir, — pour le parfait accomplissement d’une atavique fatalité ou pour le triomphe de la Démone tentatrice — pareille aux idiotes hagardes qui, les mains sous le menton, se tiennent assises dans la cour des Salpétrières ; exemplaire lamentable de la Névrose ou de la Possession, elle bavera, face grasse et livide sous d’éparses mèches grises, la nausée des sales baisers ; mais la totale inconscience ne lui sera pas accordée ! toujours, sans fuite possible, elle croira voir grouiller, et grimper sur elle, comme un assaut de vermine, la fourmilière de ses anciens péchés ; et c’est en vain qu’elle voudra se réfugier en l’aveugle et sourde imbécillité, car un bruit, pour tenir son âme éveillée, sonnera dans son oreille : l’étrange et détestable bruit ! persistant symptôme d’un mal héréditaire, ou bien rire effrayant de Méphistophéla.




  1. ndws. La correction du « pas » manquant est faite dans l’édition Fasquelle, 1903 (édition définitive), p. 285.