Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome sixième
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rhaspsodiquement. L’explication de ῥαψῳδούμενοι par τὸ φλυαρήσαι dans Suidas ne s’applique point ici, et il n’y a point lieu à méconnaître dans ce passage la main de Platon, comme le dit Heindorf.


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NOTES SUR LE MENON

J’ai eu sous les yeux l’édition générale de Bekker, l’édition particulière de Gedicke, publiée de nouveau par Biester (Berlin, 1780) ; les notes d’Ullrich (Berlin, 1821) ; Ficin et Schleiermacher. J’ai pris pour base de ma traduction celle de Grou, en y faisant les corrections nécessaires.

La scène de ce dialogue paraît être une place publique, où une palestre, ou du moins un lieu pas trop solitaire, où Socrate et Menon s’entretiennent en se promenant. Ils ont l’air, tantôt de marcher, tantôt de s’arrêter et de s’asseoir. Menon est suivi par des esclaves à une certaine distance ; il appelle l’un d’eux pour qu’il vienne parler à Socrate, et ensuite il le renvoie. Ils font la rencontre d’Anytus que le hasard a conduit dans ce même endroit. Après un moment de conversation, Anytus se retire d’assez mauvaise humeur, ou peut-être ils le quittent eux-mêmes, ce qui pourtant est moins probable ; et ils achèvent tous les deux leur entretien .

PAGE 143. — Elles (les vertus) ont toutes un caractère commun par lequel elles sont vertus, et c’est sur ce caractère que celui qui doit répondre à la personne qui l’interroge, fait bien de jeter les yeux pour lin’ expliquer ce que c’est que la vertu. ...

… ἕν γέ τι εἶδος ταὐτὸν ἅπασαι ἔχουσιν δι’ ὃ εἰσὶν ἀρεταί, εἰς ὃ κ. τ. λ. BEKK., IIe partie, tom. 1ερ, p. 329.

Εἶδος est ici le général opposé au particulier, c’est l’idée de Platon, idée sans laquelle il ne peut pas y avoir de définition ; et comme la définition est le principe de toute discussion, il suit que le premier effort dans toute discussion doit être d’établir, en laissant là les exemples qui sont toujours des particularités, l’idée générale de la chose en question, laquelle doit dominer tous les exemples particuliers, et les contenir tous dans ce qu'ils ont de commun entre eux. La généralisation est le fondement nécessaire de la définition, de la définition per genus, comme la division ou la résolution de l'idée générale, non dans toutes les particularités indéfinies où elle peut se rencontrer, mais dans ses élémens essentiels, est le fondement de la définition per differentiam. Ces deux points constituent la dialectique platonicienne; le premier est la base du second : l'établir est le premier soin de tous les dialogues dialectiques de Platon, parmi lesquels il faut placer le Menon. Le procédé dialectique que Platon y emploie pour arriver à l'idée de la vertu est exactement celui qu'il a déjà employé dans l'Euthiphron pour établir l'idée de la sainteté ; dans l'Hippias, celle du beau ; dans le Théétète, celle de la science. Le rapport de cette partie du Théétète à celle du Menon est frappant ; il a été un des motifs qui ont déterminé Schleiermacher à placer le Menon à la suite du Théétete.

La méthode dialectique, avec ses deux procédés constitutifs, la généralisation et la division, est déjà dans le Phèdre, c'est-à-dire dans le premier dialogue de Platon, et on la retrouve exposée de nouveau avec plus ou moins d'étendue dans presque tous ses grands dialogues, et particulièrement dans le Philèbe, avec toute la profondeur qui appartient à la maturité de l'âge et du talent. Dans cette méthode, la division repose sur la généralisation, et la généralisation repose sur la théorie des idées, laquelle est le fond de toute la philosophie de Platon. Les termes dans lesquels cette théorie célèbre est exprimée méritent donc une attention particulière : nous leur consacrerons ici quelques lignes.

La langue de Platon s'est fixée peu à peu, ainsi que sa théorie. De même que cette théorie est encore un peu incertaine dans le Phèdre, quoiqu'elle y soit déjà, de même la langue qui 'l'exprime n'y est pas encore aussi arrêtée qu'elle l'est devenue depuis dans le Menon, le Parménide, le Phédon et la République.

Voici les différenst termes qui, dans la langue et dans la théorie de Platon bien constitués, représentent les différents degrés de l'idée, avec la signification précise qu'il faut attacher à chacun d'eux.

D'alord, au faîte de la théorie est l'idée en soi, εἶδος αὐτὸ καθ' αὑτό, l'idée prise absolument, sans aucun rapport ni au monde de l'esprit ni à celui de la nature, l'idée considérée comme l'idéal invisible, la raison première et dernière, éternelle et absolue de toutes les choses qui la. réfléchissent ici-bas dans ce monde du relatif et de l'apparence, perpétuelle métamorphose de phénomènes qui se renouvellent et devien nent sans cesse, sans être jamais substantiellement, γένεσις, τὸ μὴ ὄν, τὰ μὴ ὄντα. Par opposition aux phénomènes, l'εἶδος αὐτὸ καθ' αὑτό, l'idée eh soi, est la vraie essence, οὐσία, τὸ ὂν ὄντως, et elle Féside dans le λόγος θεῖος ou l'intelligence absolue, par delà l'intelligence finie de l'homme et là région inférieure de ce monde.

Mais l'idée ne reste point et ne peut rester à l'état absolu dans le sein de l'éternelle intelligence. Comme elle est cause en même temps qu'elle est essence et attribut substantiel, elle entre par sa propre force et l'énergie dont elle est douée, dans l'action et le mouvement, et elle passe dans l'humanité et dans la nature. Elle n'est plus alors εἶδος αὐτὸ καθ' αὑτό, mais elle devient εἶδος dans l'esprit humain, et εἶδος dans la nature ; elle est là ce qu'il y a d'absolu mêlé au relatif. Dans l'esprit humain εἴδος est l'idée générale, car c'est toujours une notion de généralité qu'il faut attacher à ce mot. Or, la généralité est précisément ce sans quoi il n'y a pas de véritable connaissance possible. En effet, sans généralité, pas de définition; car d'abord toute définition emporte l'idée de l'être, laquelle est essentiellement générale : ensuite toute définition se fait nécessairement per genus, aussi bien que per differentiam, l'élément de la différence supposant toujours un élément général, qui seul classe, c'est-à-dire définit l'individu à définir; de sorte que tout individu et toute espèce doit se rapporter à un genre pour être définissable, c'est-à-dire pour être intelligible; et que la pensée la plus individuelle en apparence, pour être une pensée, implique une notion quelconque de généralité, τι εἶδος. L'εἶδος est donc dans l'esprit humain le fondement de toute connaissance, les principes directeurs de l'entendement, les notions universelles et nécessaires, les lois de tout jugement et de toute conception, les universaux du péripatétisme. Voilà pourquoi l'εἶδος est presque toujours développé dans Platon par le καθ' ὅλου ; par exemple, εἶδος τῆς ἀρέτῆς ou ἀρετὴ καθ' ὅλου, Menon, Bekk., p. 339; et partout ailleurs de la même manière. Κατ' εἶδος, κατ' εἴδη λέγειν, σκοπεῖν, veut dire considérer les choses sous un point de vue général, comme par exemple, le κατ' εἴδη σκοπεῖν du Politique qu'expliqué parfaitement l'expression analogue du Sophiste, κατὰ γένος διακρίνειν, On trouve déjà cette expression technique dans le passage suivant du Phèdre, δεῖ γὰρ ἄνθρωπον ξυνιέναι κατ' εἶδος λεγόμενον, ἐκ πολλῶν ἰὸν αἰσθήσεων εἰς ἓν λογισμῷ ξυναιρούμενον. Bekk., p. 45 et 46 : En effet,, le propre de l'homme est de comprendre le général, c'est-à-dire ce qui, dans la diversité des sensations, peut être compris sous une unité rationnelle, Κατ' εἶδος λεγόμενον (sup pléez τὸ avec Heindorf et Schleiermacher, soit en le sous-entendant, soit en l'insérant dans le texte ) est proprement ici la catégorie de la généralité.

Nous avons vu que l'idée de la généralité enveloppe et domine dans l'esprit humain les idées les plus particulières, et que par conséquent l'εἶδος est le fond même de l'esprit humain, qui par là se maintient dans un rapport constant avec l'intelligence absolue. Or, la nature est la sœur de l'humanité; elle est fille, comme elle, de l'éternelle intelligence ; elle la réfléchit, elle la représente comme elle, mais d'une autre manière, d'une manière moins intellectuelle et par conséquent moins intelligible, claire pour les sens, obscure à la pensée. L'εἶδος à ce degré est ἰδέα; lἰδέα est l'εἶδος tombé en ce monde, l'esprit devenu matière, revêtu d'un corps et passé à l'état d'image. Mais dans cet état même lἰδέα conserve son rapport et avec l'εἶδος et avec l'εἶδος αὐτὸ καθ' αὑτό, et, par conséquent, elle implique toujours quelque généralité, non plus dans la forme intérieure de la pensée, mais dans la forme extérieure de l'objet. Lἴδέα est la forme idéale de chaque chose ; c'est par elle que la nature aussi est idéale, intellectuelle, et qu'elle a sa beauté. Sans doute la généralité que retient l'ἴδέα est fort au-dessous de celle de l'eTiîoç, comme les lois de la nature sont infiniment moins générales que celles de l'esprit ; cependant on ne peut pas nier que ce mot ne réveille encore indirectement quelque notion de généralité . en même temps qu'il s'applique directement à une image, à quelque chose d'extérieur et de visible. Phédon : τὴν μέντοι ἰδέαν τῆς γῆς. Protagoras : τὴν δ' οὖν ἰδέαν πάνυ καλόχ. Phedre : ὅταν θεοειδὲς πρόσωπον ἰδῇ κάλλος εὖ μεμνημένον ἤ τινα σώματος ἰδέαν.

Tel est le sens propre des mots εἶδος αὐτὸ καθ' αὑτό, εἶδος, ἰδέα, et c'est dans ce sens que Platon les prend ordinairement. Mais il faut convenir que εἶδος et ἰδέα permutent fréquemment, et il n'est pas rare de trouverἰδέα pour εἶδος, Phèdre, Bekk., p. 23, 39, 78 et 79, comme on y trouve aussi quelquefois εἶδος pour une espèce et non pour un genre ; ainsi dans le Phèdre, Bekk., p. 79, κατ' εἴδη τέμνειν veut dire diviser l'idée générale dans ses éléments. Mais alors il ne faut pas entendre par iiεἴδηv toutes les particularités possibles, mais seulement les éléments essentiels d'une idée, ce qui implique encore quelque généralité, comme ἰδέα employé même pour εἶδος implique presque toujours encore un regard au monde extérieur.

Les idées de Platon subsistent sous des noms différents dans la philosophie moderne. Ce sont les vérités éternelles de Leibnitz, dont le dernier fondement est cet esprit suprême et universel qui ne peut manquer d'exis ter, dont l'entendement, a dire vrai, est la région des vérités éternelles... Ces vérités nécessaires contiennent la raison déterminante et le principe régulateur des existences mêmes, et, en un mot, les lois de l'univers. Ainsi ces vérités étant antérieures aux existences des êtres contingent, il faut bien quelles soient fondées dans l'existence d'une substance nécessaire. C'est là où je trouve l'original des idées et des vérités. Leibnitz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, livre IV, ch. II. Ce sont encore les lois de la constitution de la nature humaine, les principes du sens commun de la philosophie écossaise ; mais les Écossais se sont servis de leurs, lois et de leurs principes sans comprendre ni leur nature ni leur portée, sans les compter ni les classer, sans tracer l'histoire de leur apparition et de leur développement dans la conscience, sans les suivre dans leurs conséquences, sans chercher à les rapporter à leur source. Kant a été infiniment plus loin. Le schématisme rappelle l'ἰδέα, les catégories I'εἶδος, et les idées de la raison pure les εἴδη αὐτὰ καθ' αὑτά. J'ose à peine ajouter qu'il y a dix ans, j'ai tenté, selon mes forces; une théorie complète des vérités absolues, dont on peut voir une esquisse imparfaite sous ce titre : Programme des leçons données à l'école normale pendant le premier semestre de 1818 sur les vérités absolues, Fragments philosophiques, p. 263. Paris, 1826. PAGE 152. — La figure est, de toutes les choses qui existent, la seule qui va toujours avec la couleur.

Ἔστω γὰρ δὴ ἡμῖν τοῦτο σχῆμα, ὃ μόνον τῶν ὄντων τυγχάνει χρώματι ἀεὶ ἑπόμενον. BEKK., p. 335.

Gedicke veut qu'on lise σώματι au lieu de χρώματι,

1° parce que la figure peut être conçue sans couleur, mais non pas sans corps; 2° parce que Socrate, qui dit ici que la figure est de toutes les choses celle qui va toujours avec la couleur, aurait fait un cercle en définissant ensuite la couleur une émanation de la figure. Je réponds que la figure abstraite et mathématique peut bien être conçue sans couleur par la raison, maia non la figure réelle et naturelle qu'il est impossible à l'imagination et à la sensibilité de se représenter non colorée. Or, la définition de la figure, comme inséparable de la couleur, ne considère que la figure réelle et non la figure en soi; elle ne s'adresse qu'à la sensibilité et à l'imagination : et c'est pour cela qu'elle est non pas fausse, mais imparfaite ; et elle pouvait l'être, car elle n'est là que pour servir de degré et de préparation à la vraie définition abstraite et rationnelle de la figure en tant que borne du solide. C'est là le dernier et le vrai mot de Platon. Il est possible que la première définition ne lui appartienne point ; mais quand même on définition ne lui appartienne point ; mais quand même on admettrait avec Schleiermacher que c'est une ancienne définition de Platon que les philosophes de son temps avaient mal accueillie et qu'il défend ici dans une certaine mesure, tout en lui préférant et lui substituant la vraie définition de la figure comme borne du solide, toujours est-il certain que Platon se prononce positivement pour la dernière définition et l'adopte comme sienne. Il est donc inexact d'argumenter contre lui de la première définition, puisqu'il l'abandonne. Il y a plus : on ne peut pas argumenter davantage de la définition qu'il présente ensuite de la couleur, comme émanation de la figure ; car cette définition est mise par lui-même bien au-dessous de la première définition de la figure comme inséparable de la couleur. Nous savons qu'elle n'est pas de Platon, et qu'il ne la cite que pour mieux se faire entendre de Menon, en se placant un moment dans le système philosophique avec lequel il est familier : elle est d'Empédocle, maître de Gorgias, lequel est le maître chéri de Menon, et elle appartient à la philosophie atomistique, comme le remarque Schleiermacher. Ainsi, des deux définitions en question, l'une n'est mise en avant et montrée un instant, pour ainsi dire, qu'afin d'être un peu défendue, puis retirée, et sinon désavouée au moins remplacée ; et l'autre est absolument étrangère à Platon. Que ces deux définitions forment donc ou ne forment pas un cercle, cela ne touche en rien Platon ; et pour sauver sa dialectique, qui n'est pas ici engagée, il n'est pas besoin d'altérer son texte et de changer χρώματι en σώματι.

PAGE 153. — Eh bien, après?

Εἶεν. BEKK.. P. 335.

Les critiques disputent pour savoir s'il faut rapporter εἶεν à Socrate, qui, ayant entendu auparavant Menon avancer que sa définition est inepte, et la lui voyant maintenant répéter sans la réfuter, le gourmande et le presse ( soit, avancons ) ; ou s'il faut rapporter ce mot à Menon comme le signe d'une concession et d'une approbation provisoire avant l'argumentation (oui; mais.... ). D'un côté on peut dire que ce mot ne se trouve guère pris absolument, et qu'ordinairement il est placé au commencement d'une phrase, ou pour lier ce qui suit à ce qui précède, ou pour exprimer une concession préalable. D'un autre côté on trouve dans le Cratyle εἶεν employé absolument par Hermogène. L'alternative n'a pas grande importance : toutefois il vaudrait mieux peut-être mettre εἶεν dans la bouche de Menon, avec Buttmann, Ullrich et Schleiermacher dans sa note, contre Grou et Bekker, pour la plus grande liaison et pour l'agrément du discours. Selon toi, la figure est ce qui va toujours avec la couleur. A la bonne heure ! Mais si Ton disait...

PAGE 153. — Mais si c'étaient deux amis, comme toi et moi, qui voulussent converser ensemble, il faudrait répondre d'une manière plus douce et plus conforme aux lois de la dialectique.

... Διαλεκτικώτερον ἀποκρίνεσθαι. BEKK., p. 336,

Gedicke veut qu'on traduise : d'une manière plus conforme aux regles de la conversation familière. C'est entendre Platon d'une manière plus socratique que platonicienne. Ce qui était conversation pour Socrate devint dialectique entre les mains de Platon . Platon éleva la conversation à la dialectique, et se contenta d'en modifier et d'en régulariser la forme, sans en changer le nom. Διαλεκτικώτερον a ici les deux sens, son sens propre et ordinaire, et un sens relevé et caché : le premier est l'enveloppe du second. A défaut d'un mot qui présente ces deux sens, et quand on est forcé de sacrifier l'un des deux, il faut garder celui que Platon avait particulièrement en vue. Nous approuvons donc Grou. qui a traduit par dialectique, et Schleiermacher par kunstmœssig. PAGE 153. — De n'y faire entrer que des choses dont celui qui est interrogé avoue qu'il est instruit.

... Ἐρωτώμενος. BEK.K., p. ibid.

Grou paraît avoir lu ἐρόμενος, car il traduit : celui qui interroge. Cornaro, Buttmann et Schleiermacher proposent aussi ἐρόμενος ; Ficin : qui rogat. En effet, c'est Menon qui interroge ; et si Socrate fait entrer dans ses réponses des choses dont ne convient pas celui qui l'interroge, il trouble de plus en plus la discussion au lieu de l' éclairer. Malgré cette raison, Bekker a conservé ἐρωτώμενος avec tous les manuscrits, et Ullrich, après Gedicke, maintient cette leçon. Ullrich pense que, dans cet endroit du discours de Socrate, il n'est plus question de savoir qui a interrogé précédemment, et que ce passage doit être pris en lui-même comme exprimant un principe général. Or, le principe général est que le maître, celui qui interroge, ne doit faire entrer dans ses interrogations que des choses dont le disciple, celui qui est interrogé, avoue qu'il est instruit. Et il importe peu qui, du maître ou du disciple, a pris l'initiative de l'interrogation ; car dans la méthode de Socrate, l'interrogeant devient toujours l'interrogé, et le vrai maître, qu'il ait été d'abord interrogé ou interrogeant, finit toujours par interroger, ce qui arrive au moment même ; car Socrate ajoute : C'est de cette manière que je vais essayer de te parler ; et il interroge véritablement Menon. L'observation d'Ullrich nous paraît indubitable. Ἐρωτώμενος se rapporte, non à l'interrogation précédente de Menon, mais à l'interrogation qui suit de Socrate.

PAGE 157 — 160. La discussion où Socrate prouve à Menon qu'au fond nul ne veut le mal, mais le bien, et que tout désir du mal suppose qu'on ne sait pas que ce qu'on désire est mauvais, et qu'on prend le mal pour le bien, cette discussion se retrouve dans le Gorgias très développée. Or, comme elle est ici trop étendue pour être une simple allusion à une doctrine déjà exposée, et que, d'un autre côté, en règle générale, un moindre développement est antérieur à un plus grand, on pourrait conclure de ce passage, contre Schleiermacher, que le Menon est antérieur au Gorgias.

PAGE 185. — Cette ligne qui va d'un angle à l'autre ne coupe-t-elle pas en deux chacun de ces espaces?

Οὐκοῦν ἐστιν αὕτη γραμμὴ ἡ ἐκ γωνίας εἰς γωνίαν τείνει τέμνουσα κ. τ. λ. BEKK,, p. 357.

C'est la correction de Wolf approuvée par Schleier macher, au lieu de ἐστὶν αὐτὴ γραμμὴ ἐκ γωνίας εἰς γωνίαν τινα... que donnent tous les manuscrits. On peut encore, selon Schleiermacher et Bekker, retrancher τινα et prendre absolument ἐκ γωνίας εἰς γωνίαν.

PAGE 186. — Celui qui ignore a donc en lui-même sur ce qu'il ignore des opinions vraies.

Τῷ οὐκ εἰδότι ἄρα περὶ ὧν ἂν μὴ εἰδῇ ἔνεισιν ἀληθεῖς δόξαι περὶ τούτων ὧν οὐκ οἶδεν. BEKK., p. 358.

Les mots περὶ τούτων ὧν οὐκ οἶδεν se trouvent dans tous les manuscrits. Schleiermacher ne voyant en eux qu'une tautologie ne les a pas traduits, et Bekker les a mis entre parenthèse. Grou les avait aussi négligés. Gedicke, pour les sauver, sous-entend ὥσπερ τούτῳ, savoir τῷ παιδί, après δόξαι. Ullrich les explique raisonnablement de la manière suivante : » Celui qui ne sait pas, en quoi que ce soit qu'il ne sache pas, a donc en lui des opinions vraies sur ce qu'il ne sait pas. » On pourrait alors traduire : Ainsi, en toutes choses, celui qui ignore a en lui-même sur ce qu'il ignore des opinions vraies.

PAGES 190 et 191. — Si cette figure est telle qu'en décrivant un cercle sur ses lignes données, il y ait autant d'espace dans ce cercle que dans la figure, il en résultera telle chose, et autre chose si cette condition n'est pas remplie.

Εἰ μέν ἐστιν τοῦτο τὸ χωρίον τοιοῦτον, οἷον παρὰ τὴν δοθεῖσαν αὐτοῦ γραμμὴν παρατείναντα ἐλλείπειν τοιούτῳ χωρίῳ οἷον ἂν αὐτὸ τὸ παρατεταμένον ᾖ, ἄλλο τι συμβαίνειν μοι δοκεῖ, καὶ ἄλλο αὖ, εἰ ἀδύνατόν ἐστιν ταῦτα παθεῖν. BEKK., p. 362.

Ficin : Si est hoc spatium tale ut udpositam ejus lineam protendens ab eo deficiat quantum ipsum protensum est, etc.

De Serres : Si quidem est spatium tale ut addatam ipsius lineam ei qui eam extendere instituent, ab eo tanto spatio desit, quantum est ipsum illud quod extensum est. . .

Grou : Si cette figure est telle, qu'en la prolongeant suivant une de ses lignes données, il y ait autant d'espace hors de la figure que dans la figure même...

Nous admirons comment trois hommes aussi consciencieux et aussi raisonnables ont pu écrire des mots aussi parfaitement inintelligibles sans avertir au moins le lecteur de n'y chercher aucun sens. Gedicke est le premier qui ait mis en lumière la difficulté de ce passage. Dans sa note il la déclare inextricable, mais dans un excursus il essaie de la résoudre. L'essai n'est pas heureux . Gedicke, pour expliquer le passage, le détruit, et avec lui le Vrai problème et ses conditions. Il change χώριον τρίγωνον en χώριον τετράγωνον, παρατείναντα en παρατέμνοντας qu'il entend comme le διχατέμνειν qui est plus haut et παρατετωμένον en περιλελείμένον. — Nous donnerons ici toute la note de Schleiermacher, et parce qu'elle met sur la route d'une solution raisonnable, et parce qu'elle rend compte de quelques autres tentatives ingénieuses.

« Fixer le vrai sens de cet endroit difficile, et faire les changements de texte nécessaires, est un succès qui paraît réservé aux mathématiciens et aux philologues d'une époque plus avancée. Le devoir du traducteur est de rendre compte de sa manière de voir qui ne fait qu'ajouter une nouvelle opinion à celles de ses devanciers dont aucune ne lui a paru satisfaisante. Il croit avoir bien exprimé le (problème : les mots ne permettent aucun autre sens, et le problème se conçoit fort bien sous le rapport mathématique, D'ailleurs il n'y a aucune trace de corruption dans le texte, et ce serait par conséquent une témérité étrange que de vouloir altérer les motifs qui expriment le problème, en faveur de ceux qui expriment la solution, quand c'est justement cette partie du texte qai pourrait bien être corrompue plutôt que la première. Cette témérité ne détruirait elle pas toute base possible de légitime inter prétation? Enfin nous n'avons aucun droit de faire des interprétations arbitraires telles que celle de Sydenham, qui soutient contre la signification fondamentale du mot ἐκτείνειν, qu'il se dit d'une figure qui peut être inscrite dans l'espace qui l'entoure sans en toucher les contours par ses angles, et ifi'ἐγγράφειν est le terme propre pour exprimer cette dernière circonstance. Il est douteux qu'il y ait d'autre différence entre ces deux termes, sinon que l'usage d'ἐκτείνειν a précédé celui d'ἐγγράφειν ; et peut-être aussi qu'ἐγγράφειν doit être employé quand la figure, qu'il s'agit d'inscrire dans un espace, n'est pas donnée, mais seulement la loi de sa construction ; et ἐκτείνειν au contraire, quand la figure elle-même est donnée. Or, il n'y a pas d'autre solution du problème que celle-ci : Un triangle donné peut être inscrit dans un cercle donné, si la distance du sommet de ses angles jusqu'à la section des lignes perpendiculaires appliquées au milieu de ses côtés est égale au rayon du cercle. Il est impossible de trouver cette condition exprimée dans le texte grec tel que nous l'avons, où de l'y porter sans le détruire entièrement. Aussi Platon, si c'était là le sens de sa phrase, n'aurait-il proposé aucune hypothèse et par conséquent aucun exemple du procédé qu'il veut expliquer. C'est pourtant sur une conséquence immédiate de cette formule générale que se fonde l'explica tion de Joh. Wolfg. Müller dans son Commentaire sur deux passages mathématiques obscurs de Platon. (Allem . Nuremberg, 1797), que nous avons déjà cité dans le Théétète. On ne saurait trouver rien à redire dans la partie mathématique de cette explication, mais sous le rapport philologique elle n'est pas soutenable. Supposé même qu'on voulût admettre ὑποτείνειν dans le sens que Müller lui donne, au lieu de παρατείνειν, la disposition des mots rendrait absolument impossible de séparer τὴν δοθεῖσαν et γραμμήν de manière que τήν δοθεῖσαν se rapportât au diamètre du cercle et γραμμὴν à un côté du triangle. Ces raisons et d'autres encore qu'il serait trop long de développer, ne nous ont pas permis de faire usage de l'explication de Müller, auprès de laquelle les essais de Biester, dans son édition du Menon, ne méritent pas même d'être cités.

» Ce qui se présenta facilement à l'esprit du traducteur, c'est que Socrate ne trace que le cercle qu'il n'avait pas encore, et que le triangle dont il s'agit dans le problème était donné, c'est-à-dire, était un de ces quatre triangles qui forment ensemble le double carré, et qui, par conséquent, sont supposés rectangulaires, et dont l'hypothénuse se présente toujours comme la base à cause de leur position. Ainsi le problème de général devient spécial, savoir : l'inscription d'un triangle rectangulaire donné — τόδε τὸ χωρίον τρίγωνον. Ces mots ne pouvaient paσ s'appliquer à un triangle quelconque, ou le problème serait devenu si général qu'il eût exigé une hypothèse bien plus compliquée que celle qu'il e«t possible de trouver dans ces mots : εἰς τόνδε τὸν κύκλον dans un cercle qui vient d'être tracé. Quant à ce. dernier problème, il a sa solution particulière, et, ce qu'il faut aussi considérer ici, il se rattache au problème précédent et au passage mathématique du Théétète. Voici cette solution connue : Le triangle rectangulaire peut être inscrit dans le cercle si son hypothénuse est égale un diamètre du cercle. Cette solution se découvre aisément dans notre texte, à l'aide de quelques changements. Le traducteur n'ose pas se prononcer décidément sur la manière dont ces ehangemens doivent être faits avec le moins de corrections possible, mais ii peut, il doit même tracer la route qu'il faudra suivre, à celui qui, en partant de sa manière de voir, entreprendra un jour la restauration du texte corrompu. Socrate dit : Si le triangle, est tel (τοιοῦτον est ici parfaitement à sa place, puisque, par la supposition que le triangle est rectangulaire, il est clair qu'il ne s'agit pas ici seulement de l'aire), que quand on décrit le cercle autour de la ligne. donnée (l'hypothénuse comme base du triangle, c'est-à-dire si on essaie de faire de l'hypothénuse du triangle la sous-tendante du cercle), il reste un espace du cercle égal à celui qui est embrassé par la ligne (c'est-à-dire si l'hypothénuse devient le diamètre), il s'ensuivra, ce me semble, que l'inscription est possible, sinon (c'est-à-dire s'il ne peut pas résulter une pareille division du cercle par l'hypothénuse) l'inscription est impossible. On voit que de cette manière il naît une hypothèse telle que Socrate la veut, une hypothèse dont on peut tirer une affirmation ou une négation générale par rapport au cas donné. Aussi n'est-il pas besoin de faire de grands changements de texte. Toujours ceux qui ont compris le problème, ont voulu changer παρὰ en περὶ. Mais malheureusement les manuscrits même nouvellement collationnés n'autorisent aucunement cette correction. Ensuite, s'il est un peu dur de suppléer τὸν κύκλον, toute autre explication qui ne s'écarte pas trop de l'inscription du triangle dans le cercle, dont certainement il s'agit ici, n'est-elle pas forcée d'y recourir aussi! Serait-il possible que dans une pareille question il ne soit pas du tout fait mention du cercle? On pourrait m'opposer encore que, mon explication admise, une chose tout-à-fait simple se trouverait exprimée très péniblement, et que Platon l'aurait pu faire d'une manière plus courte et plus facile, comme je l'ai fait moi-même en passant. Mais cette objection n'est fondée que lorsqu'on suppose que le diamètre du cercle est aussi donné, ce qui ne peut pas avoir lieu dans une figure tracée librement sur le sable de la palestre. Mais laissons à l'explication elle-même le soin de se défendre, et de gagner autant de partisans qu'elle le pourra.

« II a paru depuis une nouvelle explication de ce passage dans les Commentationes mathematico-philologicœ très par Molweide (Lips., 1813). Cette explication, qui vient d'un habile mathématicien, mérite toute notre attention. Sa partie mathématique m'attire beaucoup, je l'avoue; mais un examen rigoureux me paraît prouver que sa partie philologique n'est pas admissible. Indépendamment de ce que personne n'entendra l'expression, appliquer un triangle semblable à la base du triangle donné, autrement que d'un triangle dont le second côté devient parallèle au second côté du triangle donné, et que, par conséquent, Platon aurait mis le lecteur sur une fausse route, je ne puis aucunement croire que l'expression τοιοῦτον οἷον π. τ. δ. ἀ. γ. παρατείναντα ἐλλείπεν τοιούτῳ signifie τοιοῦτον ὥστε ἄλλο τοιοῦτον π. τ. δ. α. γ. παρατείναντα τοῦτο ἐλλείπειν τοιούτῳ, etc. Ainsi la question ne me paraît en rien avancée par ce nouvel essai, qui d'ailleurs est fort estimable et plein de mérite. On y trouvera parfaitement bien exposées toutes les explications qui ont été données jusqu'ici de ce passage. » Ullrich : « Si l'on admet l'explication de Schleiermacher, le triangle est un de ceux que la figure tracée par Socrate avait fait trouver, et, par conséquent, rectangulaire ; et comme régime de παρατείναντα on supplée κύκλον, qui se conclut facilement de l'ensemble. Peut-être même n'en a-t-on pas besoin en prenant γραμμὴν non pour côté, mais pour ligne, et en le rapportant à la fois à δοθεῖσαν et à παρατείναντα, de sorte que γραμμὴν παρατείναντα, traçant la ligne autour, serait dit pour κύκλον παρατείναντα. L'hypothèse serait donc que l'autre partie ( du cercle ) est égale à celle où se trouve le triangle, c'est-à-dire que la base du triangle est le diamètre du cercle. Αὐτὸ τὸ παρατεταμένον n'est pas le triangle entouré ( ce qui aurait dû être exprimé par τὸ εντεταμένον), mais la partie du cercle. »

Nous n'avons rien d'essentiel à ajouter à l'explication de Schleierrnacher adoptée par Ullrich, et que nous adoptons aussi. Nous inclinons à penser avec Ullrich que γραμμὴν pourrait se rapporter aussi bien à παρατείναντα qu'à παρὰ τὴν δοθεῖσαν, si toutefois on ne veut pas entendre, ce qui nous paraîtrait bien préférable, παρατείναντα dans le sens absolu de faire un tracé, expression qui serait obscure dans un livre, et qui est suffisamment claire quand celui qui parle explique ses paroles par les figures qu'il décrit. Γραμμὴν est évidemment ligne et non côté, la ligne, le tracé triangulaire. Sekleiermacher a l'air de regretter que Bekker n'ait pas trouvé περὶ τὴν δοθεῖσαν et περιτείναντα dans ses manuscrits. Mais παρὰ est plus juste que περὶ, et peint mieux le trace d'un cercle autour des lignes données d'uft triangle. Sur les lignes données, exprimerait seulement un triangle un peu plus grand que le premier et non pas une figure circulaire, laquelle doit entourer le triangle, au lieu de suivre le tracé de ses lignes, Nous corrigeons donc ainsi notre propre traduction ; Si cette figure est telle qu'en décrivant un cercle autour île ses lignes . . . .

Au moment où nous terminons cette note, nous recevons la dissertation de M. Wex sur le passage en discussion ( Commentatio de loco mathematico in Platonis Menone, Halœ, 1825). N'ayant pas entre les mains la dissertation de Molweide, qui rend compte des tentatives antérieures à la sienne, à ce que nous apprend Schleiermacher, nous avons trouvé avec plaisir dans la dissertation de M. Wex l'indication de plusieurs travaux qui nous étaient inconnus sur cette difficulté célèbre, par exemple, l'essai de Buttmann dans la quatrième édition des quatre dialogues publiés d'abord par Gedjoke, et ensuite par Biester et par Buttmann ; celui de Klugel, Lexicon mathematicarum artium, tom. II, p. 657 ; celui de Jean Trembley, Observations sur un passage du dialogue de Platon intitulé Menon, lues à l'académie de Berlin en 1799, Mémoire de l'académie royale, Berlin, 1803, p. 241 ; un article des Annonces savantes de Gœttingue, 1805, n° 124, sur la dissertation de Molweide ; un autre de Niekel, dans un journal de Silésie, Schlesische Provinzialblœtter, fascicul. 8, 1812 ; un autre de Michelsen, sans indication précise ; et celui d'un anonyme dans la Bibliothèque germanique, tom. L., p. 278, sans parler des travaux que le lecteur connaît déjà, ceux de Schleiermacher, de Müller et de Gedicke. La note d'Ullrich a échappé à M. Wex. Il est à regretter qu'il fasse connaître et réfute si brièvement les opinions de ses devanciers. A cet égard, quelques lignes et souvent quelques mots lui suffisent. Par exemple, la seule objection qu'il fasse à l'explication de Schleiermacher, que nous avons adoptée, est le changement de παρὰ en περὶ, changement, selon nous, inutile et même vicieux, mais qui ne peut être une raison suffisante de rejeter sans autre examen toute l'explication. M, Wex nous dit bien que Klugel prétend que l'obscurité du passage controversé vient de ce qu'il y manque plusieurs mots ; mais on ne voit pas quelle est l'opinion positive de Klugel. On ne voit pas davantage quelle est celle de Michelsen, ni de Buttmann, ni de Niekel, seulement M. Wex affirme que leurs explications reposent sur des conjectures hasardées. Müller et Molweide obtiennent seuls de M. Wex une mention plus étendue ; mais le lecteur connaît déjà leurs opinions, suffisamment réfutées par Schleiermacher. Quant à celle de M. Wex, elle se recommande sous le rapport philologique, en ce qu'elle ne fait au texte aucun autre changement que celui de παρατείναντα en παρατείναντος ( suppléez τινός. Sophocl., Antig., v. 256, Phèdre, § 48. ), d'après la permutation perpétuelle dans les manuscrits de α et ος ( voyez Schœffer, Gregor. Corinth., p. 413 et 584 ) ; changement très justifiable, sans doute, s'il était nécessaire ; mais, selon nous, fort mutile, l'accusatif absolu étant ici tout aussi naturel que le génitif absolu [Symp. κραιπαλῶντα. Bekk., p. 377. Euthyph. λέγοντα).

Selon M. Wex, ἐντείναιν ou ἐγγράφειν τρίγωνον εἰς κύκλον veut dire précisément inscrire un triangle dans un cercle, sous cette condition, que les angles se trouvent à la circonférence du cercle, et il s'appuie sur un passage du livre IV d'Euclide. Il s'appuie encore sur un autre passage du même Euclide, livre VI, propositions 27, 28 et 29, et sur le commentaire de Proclus, p. 109, pour établir qu'ἐλλείπειν χωρίῳ τινι se dit d'une figure qui manque d'une certaine partie, si on la compare ou avec elle-même prise dans sa totalité ou avec une autre figure. Cette partie qui manque s'appelle toujours ἔλλειμα, comme la partie excédante est toujours désignée par ὑπερβολὴ, ὑπερβάλλειν χωρίῳ τινι παρατείνειν ne voudrait point dire, d'après M. Wex, tracer autour, mais prolonger une ligne, producere et protendere, comme ont traduit Ficin et Grou, et cela d'après l'analogie des mots παρέρχομαι, παροίχομαι, παρατρέχω, d'après la valeur propre de παρὰ, et la remarque de Casaubon sur Athénée, IV, ch. XIV : proprie extensionem id verbum signifient. Par γραμμὴν M. Wex entend, non tout le tracé triangulaire, mais la ligne qui forme la base du triangle rectangle. Enfin par χώριον il entend, non la figure triangulaire, mais l'espace contenu entre ses angles, l'aire du triangle. On peut très bien, comme on le fait souvent, appliquer à la figure elle-même l'expression qui proprement ne désigne que son aire ; mais ici, selon M. Wex, il ne s'agit que de l'aire en elle-même, sans égard à sa forme. Après ces prémisses philologiques vient l'explication mathématique. Elle consiste à voir dans le problème indiqué par Platon, celui de la transformation d'un triangle rectangle donné en un autre triangle équivalent dans lequel l'un des deux angles aigus du premier triangle soit conservé. Supposez que le triangle rectangle donné étant appliqué sur la surface du cercle de telle manière que le sommet d'un de ses angles aigus, par exemple, du plus grand, soit sur la circonférence, les sommets des deux autres angles se trouvent, l'un en dehors du cercle, et l'autre dans l'intérieur du même cercle ; prolongez le côté le plus court jusqu'à la circonférence, retranchez en même temps de l'hypothénuse tout ce qui est en dehors du cercle, et joignez les deux extrémités de ces deux lignes ainsi déterminées ; vous aurez ainsi un nouveau triangle ayant un angle et une portion de surface communs avec l'ancien ; si la portion de surface que vous avez perdue d'un côté est égale à celle que vous avez acquise de l'autre, le triangle sera inscriptible, etc., etc.

On voit que cette nouvelle explication repose sur deux fondements philologiques à peu près aussi raisonnables que l'explication de Schleiermacher, que nous avons adoptée ; mathématiquement, elle n'a rien non plus qui ne soit assez plausible, et nous la présentons ici à ceux qui la préféreraient à la première, sans vouloir prononcer entre elles et même sans en sentir la nécessité, sur un peint aussi délicat, aussi controversé : et après tout assez peu important.

PAGE 194. — Nous nous sommes débarrassés promptement de cette question : La vertu étant telle on peut l'enseigner ; étant telle on ne peut pas.

... ὅτι τοιοῦδε μὲν ὄντος διδακτόν, τοιοῦδε δ' οὔ. BEKK. p. 363. Bekker lit ainsi avec dix manuscrits ; trois ont : μὴ τοιοῦδε, leçon que Ficin, Grou, Biester et Schleiermacher adoptent, et qu'Ullrich défend sur cette supposition que τοιοῦδε μὲν ὄντος représentant ἐπιστήμης, s'il n'y a point μὴ avant le second τοιοῦδε, on ne peut plus l'expliquer par ἐπιστήμης, et que dans ce cas il faudrait en opposition à ἐπιστήμης une notion positive. Ullrich remarque encore qu'un peu plus haut il y avait ἀλλοῖον et οἷον ἐπιστήμη, et immédiatement après αλλοῖον ἐπιστήμνς, de sorte que c'est ἐπιστήμη qui domine tout ce passage. Malgré ces raisons, nous suivons, avec Bekker, la majorité des manuscrits. Ullrich n'a pas vu que cette phrase n'est pas spéciale, mais générale, qu'elle ne se rapporte point à la question particulière de savoir si la vertu est science ou non, mais à cette question de méthode, savoir, dans quelle hypothèse peut s'enseigner la vertu, c'est-à-dire la vertu étant ceci ou cela, εἰ ποῖόν τε ἐστι τῶν περὶ τὴν ψυχὴν ὄντων ἀρετὴ... L indéterminé ποῖον et l'alternative qu'il exprime, sont représentés dans la phrase qui nous occupe par τοιοῦδε μὲν, τοιοῦδε δὲ.

PAGE 197, — N'en est-il pas ainsi de la tempérance et de la facilité d'apprendre qui sont utiles lorsqu'on les applique et les met en oeuvre avec sagesse?... Schleiermacher remarque que ce passage du Menon suppose celui du Charmides, où la tempérance sans sagesse est réduite à peu de chose, et où la tempérance et la mesure sont, une fois pour toutes, liées à la sagesse pour être utiles. D'ailleurs le Charmides tient au Menon par plus d'un autre côté.

PAGE 202. — Qui ne doit point sa fortune au hasard ni à la libéralité d'autrui, comme Isménias le Thébain, qui vient de recevoir tout récemment les biens de Polycrate.

. . . Οὐκ ἀπὸ τοῦ αὐτομάτου οὐδὲ δόντος τινός, ὥσπερ ὁ νῦν νεωστὶ εἰληφὼς τὰ Πολυκράτους χρήματα Ἰσμηνίας ὁ Θηβαῖος. BEKK., p. 368.

Nous avouons que nous ne savons point quel est cet Isménias le Thébain, et s'il s'agit ici des richesses d'un nommé Polycrate, ou de celles de l'ancien tyran de Samos, ou s'il ne faut pas voir dans χρήματα Πολυκράτους une simple expression proverbiale, et si, par conséquent, il ne serait pas seulement question ici d'un Thébain qui venait tout-à-coup de recevoir des mains du hasard ou de quelqu'un une immense fortune, événement qui aurait fait une grande sensation en Grèce. Grou, Gedicke et Ullrich ne disent rien. La première hypothèse est inadmissible, l'histoire ne nous donnant aucun autre Polycrate célèbre par ses richesses que le tyran de Samos. Sydenham paraît avoir adopté la seconde hypothèse et supposé qu'il s'agit ici d'un Isménias, qui aurait hérité réellement des richesses de Polycrate, par les descendants d'Orontès, le meurtrier de ce prince. Grou doit avoir entendu ainsi, puisqu'il traduit : lequel a hérité depuis peu. des biens de Polycrate. Εἰληφὼς, dans le sens d'hériter, ne va point avec ἀπὸ αὐτομάτου οὐδὲ δόντος τινός. Schleiermacher traite cette supposition de pure invention et prend le dernier parti; il ne voit dans χρήματα Πολυκράτους qu'une locution proverbiale pour exprimer une grande fortune. Reste à savoir quel est cet Isménias de Thèbes, devenu tout-à-coup si riche qu'on ait pu lui appliquer cette locution. Voici la note de Schleiermacher :

« Le nom d'Isménias est très connu dans l'histoire. Parmi tous ceux qui l'ont porté, il y en a deux à qui on peut penser ici, et qu'il faut bien distinguer. Quant au premier, Plutarque nous apprend qu'il fut envoyé avec Pélopidas chez le grand roi (ol. 103, 2); et Diodore, qu'il était l'ami intime de Pélopidas et le compagnon de ses exploits. Or, comme ce fut surtout Pélopidas qui gagna la faveur du grand roi dans cette ambassade, Isménias ne paraît y avoir joué qu'un rôle secondaire, et par conséquent il ne peut guère avoir reçu des présents considérables. Il y a un autre Isménias, antérieur au précédent, qui, à l'époque de l'occupation de la citadelle de Thèbes (ol. 99, 3) par les Lacédémoniens, était à la tête du parti opposé, et qui pour cela fut mis à mort, selon Xénoph., Hell. II, 2, 25, 36. Ce même Xénophon nous raconte, III, 5, 1, que Ti-thraustès, pour opérer une diversion contre les Lacédémoniens, qui lui faisaient alors la guerre en Asie sous Agésilas, avait envoyé cinquante talents d'argent à Thèbes, à Corinthe et à Argos, dont Isménias, qui nous occupe maintenant, reçut une partie. Dans la guerre que les manœuvres de Tithraustès excitèrent, Isménias commanda les Thébains, selon Diodore, XIV, probablement dans l'an 2 de la 96e ol. Et c'est là l'événement auquel Platon doit faire allusion, si la somme qui pouvait être échue à Isménias de ces cinquante talents, n'est pas trop petite pour justifier l'expression proverbiale des richesses de Polycrate. Quoi qu'il en soit, nous avons ici un de ces anachronismes que Platon n'a pas toujours évités : Socrate parle d'un événement qui n'est arrivé qu'après sa mort. Il s'ensuit en même temps que νεωστὶ se rapporte à l'époque de la composition du Menon, ce qui s'accorde parfaitement avec la place que nous avons donnée à ce dialogue, pourvu qu'on ne prenne pas trop à la rigueur ce terme νεωστὶ.

Remarquons que ces conclusions de Schleiermarcher, relativement à l'anachronisme commis par Platon et à l'époque précise de la composition du Menon, reposent sur une explication que Schleiermacher lui-même ne donne: pas comme parfaitement satisfaisante. Aussi Socher attaque-t-il ces conclusions dans leur base, qui lui paraît inadmissible; car il est clair qu'il faut une grande somme reçue pour justifier cette expression ; les richesses de Polycrate. Quelle somme reçut Isménias pour sa part? Xénophon dit que Tithraustès envoya en Grèce cinquante talents. Or, de partageants, il y avait, au rapport du même Xénophon, à Thèbes, Androcidas, Isménias et Galaxidoros; à Corinthe, Timolaos et Polyanthès; à Argos, Cyclon et les siens. Isménias ne put donc recevoir que la cinquième ou la sixième partie de cinquante talents d'argent, somme à laquelle il est absurde d'appliquer la locution proverbiale. Soeher cite un passage de la République, liv. I, qui panait avoir échappé aux autres critiques, où Isménias le Thébain est donné comme un homme riche et mis sur la même ligne que Périander, Perdiccas et Xerxès. Socher en conclut que l'Isménias du Menon et de la République ne peut être celui de Xénophon, et que l'hypothèse de Schleiermacher, et toutes celles qu'il bâtit sur celle-là, sont sans fondement. Mais lui-même ne nous fournit aucune lumière. On pourrait rendre l'hypothèse de Schleiermacher moins improbable, en corrigeant le passage de Xénophon et en augmentant la somme envoyée en Grèce par Tithraustee, laquelle en effet paraît un peu mesquine pour une aussi grande entreprise; enfin, en supposant qu'Isménias fut mieux traité, ou se traita mieux que les autres et se fit à lui-même la part du lion, car la phrase de la République a l'air de mêler l'idée d'injustice à celle de richesse. Mais voilà bien des hypothèses pour appuyer une hypothèse, et pour ne pas convenir tout simplement que ce passage est encore un de ceux qui attendent pour être éclaircis de nouveaux documents historiques.

PAGE 204. — Voilà déjà longtemps, Anytus. — BEKK, p. 370.

Schleiermacher remarque que ces choses insignifiantes, comme recevoir et congédier les étrangers d'une manière digne d'un homme de bien, parmi tant d'autres vertus importantes, font soupçonner ici une allusion personnelle. Peut-être Socrate veut-il par là rappeler à Anytus la politesse avec laquelle il faut traiter ses concitoyens et les étrangers, les recevoir et les congédier, au moment où il se présente lui même et présente Menon à Anytus, et réclame de sa complaisance un moment d'entretien.

PAGE 208. — Et peut-être tu ne te trompes point.

Καὶ ἴσως τι λέγεις. BEKK., p. 373.

Les éditions Grou et Schleiermacher, attribuent ces mots à Anytus. Je les ai laissés avec Ficin, Bekker et Ullrich à Socrate.

PAGE 308. — Il n'a qu'à s'adresser au premier Athénien vertueux.

... ὅτῳ γὰρ ἂν ἐντύχῃ Ἀθηναίων τῶν καλῶν κἀγαθῶν. BEKK., p. 374.

Ficin traduit : ex bonis clarisque hominibus. Morgenstern fonde une partie de sa dissertation ( Quid Plato spectaverit in dialogo qui Meno inscribitur componendo, Halae Sax., 1794) sur l'interprétation de καλοὶ κἀγαθοί par des hommes célèbres dans l'administration de la république. C'est une interprétation tout-à-fait contraire à la pensée et au but de Platon. Il s'agit dans le Menon de savoir si la vertu peut être enseignée, et pour le savoir on cherche si la vertu est une science ou non, et pour cela même on se demande si la vertu a des maîtres et des disciples Si la vertu peut avoir des maîtres, ce sont assurément les hommes qui la possèdent qui peuvent l'enseigner. Il faut donc savoir si en fait les hommes vertueux ont pu enseigner la vertu : de là des exemples d'hommes réputés vertueux, dont tous les efforts n'ont pu communiquer à ce qu'ils avaient de plus cher au monde, à leurs enfants, la vertu qu'ils possédaient incontestablement ; et comme ces exemples sont pris dans tous les partis et dans tous les rangs, il demeure prouvé que la vertu ne peut avoir des maîtres, par conséquent qu'elle n'est pas une science, et par conséquent qu'elle ne peut s'enseigner. Tel est le fond de l'argumentation de ce passage. Il faut donc entendre nécessairement par καλοὶ κἀγαθοί les hommes vertueux. En effet, cette expression par elle-même emporte une idée de beauté et de bonté morale, Il est vrai que dans le détail quelquefois elle admet des nuances légèrement différentes, mais qui se rapportent toujours au sens fondamental. καλοὶ κἀγαθοί sont ce qu'on appellerait aujourd'hui les honnêtes gens, dont Anytus croyait bien faire partie.

PAGE 213. — Et de peur que tu ne te figures que la chose n'a été impossible qu'à un petit nombre d'Athéniens, gens du commun ..... Ὀλίγους οἴῃ καὶ τοὺς φαυλοτάτους τῶν Ἀθηναίων BEKK., p. 377.

Il faut convenir que ce passage est étrange et que l'épithète de φαυλοτάτους appliquée à Thémistocle, à Aristide et à Périclès , en opposition de Thucydide , semble une mystification inintelligible. La correction de Gedicke, μὴ ὀλίγους καὶ φιλιδήμους , est au-dessous de la discussion , bien que l'idée qui a dirigé Gedieke ne soit pas inadmissible. Buttmann entend par φαυλοτάτους ignobiles. Schleiermacher prétend qu'on ne peut interpréter φαυλοτάτους par hommes de basse naissance et du parti populaire , parce que , dit-il , ce n'est que plus bas que φαῦλος est positivement employé dans ce sens; et il conclut par désespérer de ce passage et par y voir même une négligence de Platon. Peut-être eût-il été plus sage d'y voir seulement une difficulté grave. La raison qui empêche Schleiermacher d'interpréter φαυλοτάτους par hommes d'une basse naissance et démocrates, ne vaut rien ; car, quand m῀εme φαῦλος viendrait plus bas encore ou ne viendrait pas du tout, φαυλοτάτους par lui-même peut très bien se prendre dans ce sens, et signifier des hommes qui ne valent pas grand' chose, des hommes de peu en général, et dans le cas particulier, en opposition à Thucydide , personnage aristocratique , des misérables , des hommes qui appartiennent au parti de la canaille et qui pour cela sont appelés du nom de ceux qu'ils représentent, quels que soient d'ailleurs leur naissance personnelle et leur mérite. Il ne faut donc pas traduire φαυλοτάτους avec Buttmann exclusivement par gens de basse naissance , ni avec Gedicke par démocrates , mais par une expression complexe qui se prête à ces deux nuances. Nous avons adopté celle de gens du commun. II faut voir ici, selon nous, une malice de Socrate, qui, parlant à un démagogue d'ailleurs honnête homme, lui suppose en souriant des sentiments aristocratiques et s'excuse plaisamment de n'avoir encore pris ses exemples que dans le peuple. Aussi Anytus, qui jusque-là avait tenu bon, dès ce moment prend de l'humeur, et bientôt s'en va en menaçant Socrate, également blessé de ce qu'il dit et de la manière dont il le dit. Il semble que la supposition d'un peu d'ironie est le seul moyen de faire passer l'expression si forte de φαυλοτάτους ? Toutefois, si nous ne concluons pas, comme Schleiermacher, qu'il y a ici une négligence de Platon, nous convenons qu'il y a encore pour nous une difficulté qui n'est point éclaircie.

PAGE 314. — II est plus facile en toute autre ville peut-être de faire du mal que du bien à qui l'on veut. BEKK, p. 378. Tous les manuscrits , Ficin , Grou et Ullricb , donnent et maintiennent ῥάδιον. J'ai adopté la correction de Buttmann ῥᾶον, que Bekker a admise dans le texte et que Schleiermacher a suivie dans sa seconde édition.

PAGE 228. — Or, puisque la vertu ne peut pas s'enseigner, déjà elle n'est pas la science.

Οὐκοῦν ἐπειδὴ οὐ διδακτόν ἐστι, οὐδ' ἐπιστήμη δὴ ἔτι γίγνεται ἡ ἀρετή. BEKK., p. 387.

Grou a lu, avec les éditions et les manuscrits ,οὐδ' ἐπιστήμη ἐπιγίγνεται ἡ ἀρετή. Schleiermacher a le premier changé ἐπιστήμη ἐπιγίγνεται en ἐπιστήμη ἔτι γίγνεται, comme Ficin a traduit ; et Bekker a admis cette correction dans le texte. En effet, la question n'est pas, si la vertu s'acquiert par la science, mais si elle est science, et si par conséquent elle peut être enseignée.