Ménexène (trad. Cousin)/Argument philosophique

Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome quatrième
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MÉNEXÈNE,

ou

L’ORAISON FUNÈBRE.



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ARGUMENT


PHILOSOPHIQUE.


A Athènes, sous le règne de la publicité et de la discussion universelle, l’éloquence était la condition de toute influence, et la rhétorique l’étude nécessaire de quiconque aspirait à quelque crédit politique. Là où le gouvernement est entre les mains du peuple, et où il faut commencer par le persuader et par lui être agréable avant de lui être utile, l’homme d’état doit être orateur. Or, il est inévitable qu’un pareil ordre social, pour un véritable orateur produise cent démagogues, c’est-à-dire des orateurs uniquement occupés du soin de plaire au peuple au lieu de le servir, en un mot des flatteurs populaires ; car tout souverain, peuple ou roi, a les siens. Les courtisans de ce régime faisaient leur cour par la parole. Les démagogues étaient aux hommes d’état ce que les sophistes étaient aux philosophes : ils abusaient de la rhétorique comme les autres de la dialectique. Homme d’état et philosophe, Platon eut affaire aux uns et aux autres et ne cessa de leur faire la guerre comme aux corrupteurs de la philosophie et de la vraie politique. Quand on pense que Platon fondait la force de l’état sur la vertu des citoyens, sur le courage, la tempérance, la modestie, l’empire sur soi-même et la mâle habitude de sacrifier les passions, même les plus généreuses, au devoir, on peut se faire une idée de l’horreur que lui devaient inspirer des hommes qui mettaient tout leur esprit à étudier les mauvais côtés de leurs semblables, et tout leur talent à les flatter pour les accroître et s’en faire un point d’appui. Ajoutez que Platon, ne séparant pas le beau du bien, ne pouvait considérer comme un art une pratique immorale, et devait voir dans l’habileté la plus consommée à caresser et à exploiter la passion par la parole, non pas un art, mais un métier. De sorte qu’en lui le moraliste et l’homme de goût se réunissaient contre la mauvaise rhétorique ; aussi la poursuit-il partout sans relâche avec une vigueur et une persévérance qui de son temps encore n’étaient pas sans courage et qui plus tôt auraient pu le conduire à la fin de Socrate. Il n’y a guère de vrai dialogue de Platon où cette polémique contre la rhétorique ne joue un rôle plus ou moins considérable. On la trouve presqu’à son début, on la retrouve encore vers le terme de sa carrière. Le Phèdre, un des beaux ouvrages de sa jeunesse, est une critique de la rhétorique sous le rapport de l’art ; le Gorgias, qu’il faut placer assurément dans la plus belle époque de Platon, dans l’âge de son entier développement, le Gorgias est aussi une critique de la rhétorique prise de haut et rattachée aux considérations les plus élevées de la morale et de la philosophie. Entre le Phèdre et le Gorgias est le Ménexène, qui attaque et combat encore la mauvaise rhétorique, sur le point où elle triomphait ordinairement : l’oraison funèbre des guerriers morts pour la patrie.

Le Ménexène est à-la-fois une critique des oraisons funèbres ordinaires, et l’essai d’une manière meilleure, le genre admis. Platon reproche aux orateurs chargés de louer les guerriers morts dans les combats, d’abaisser un ministère aussi grave à l’emploi de flatteurs populaires, occupés des vivans plus que des morts, s’adressant moins à la douleur et au courage du peuple qu’à sa vanité, et l’exaltant au profit de la leur, sans parler des défauts de goût auxquels devait les condamner un but aussi peu noble, la recherche du style, les lieux communs, enfin tout le cortège de la mauvaise rhétorique ; et lui-même, pour prouver qu’il ne serait pas impossible de sortir de la route battue, il essaye et propose indirectement une oraison funèbre, où toutes les convenances du genre soient gardées, la vanité des auditeurs ménagée, les formes et l’ordonnance des oraisons funèbres scrupuleusement observées, et même, jusqu’à un certain point, le style d’usage employé avec un tout autre caractère dans l’ensemble et la direction morale la plus sublime. En effet, comparez l’oraison funèbre de Platon à celles que l’antiquité nous a conservées ; vous la diriez jetée dans le même moule que toutes les autres. Les formes extérieures se ressemblent, l’esprit seul est différent. Puisqu’il s’agissait de faire l’éloge de guerriers athéniens devant le peuple athénien, avec un certain nombre de conditions données, par exemple, l’apologie de la guerre où les guerriers ont succombé, celle de la république et de ses institutions, et un retour flatteur sur l’histoire entière de la nation, Platon devait se soumettre à ces conditions, ou il eût manqué à l’hypothèse même qu’il avait choisie, au problème qu’il s’était chargé de résoudre : celui d’une oraison funèbre raisonnable ; c’eût été même un contre-sens ridicule. Mais en même temps qu’il se conforme à l’usage et fait l’éloge et de la guerre présente et des institutions et de l’histoire d’Athènes, il donne à ces éloges obligés un caractère moral, et les dirige vers un but supérieur. Il n’attaque point les défauts des Athéniens, mais il ne loue que ce qu’il y a de bon en eux ; il ne censure aucune partie des institutions démocratiques d’Athènes, mais il prend ces institutions sous leur côté vraiment estimable ; il se garde bien de reprocher aux Athéniens les actions condamnables qui leur sont échappées, mais il ne relève que celles qui ont en effet immortalisé leur mémoire ; il évite toujours le blâme, mais en ne faisant tomber l’éloge que sur ce qui le mérite, il en fait un encouragement et une leçon indirecte ; il montre à ses compatriotes ce qu’ils pourraient être, plutôt que ce qu’ils sont, pour les exhorter à devenir ce qu’ils devraient être ; et sans mentir ni sans se tenir étroitement à l’histoire, il élève le caractère athénien à son véritable idéal, qu’il grave en traits aussi purs que brillans dans l’imagination populaire, pour le faire passer de l’imagination dans la conscience, et de la conscience dans les mœurs et dans la vie.

Tel est l’esprit du Ménexène. Le panégyrique y est employé comme moyen d’un but supérieur que l’orateur ne montre jamais et poursuit toujours, l’élévation morale de ceux qui l’écoutent. C’est là le caractère qui sépare le discours de Platon de tous les autres discours funèbres. C’est par là qu’il est encore en quelque sorte une composition philosophique, qu’il se rattache aux autres ouvrages de Platon, et prend sa place entre le Phèdre et le Gorgias. L’accusation qu’on a faite à Platon de tomber ici dans le défaut même qu’il reproche aux orateurs populaires, vient de ce qu’on n’a pas vu que tout en donnant à cette oraison funèbre un haut caractère moral, il veut qu’elle reste toujours une oraison funèbre, et par conséquent qu’elle en reproduise les formes et en garde les habitudes ; savoir, le ton général du panégyrique, et un peu d’appareil et d’éclat dans la diction. Mais cette diction même, où la rhétorique se sent, il est vrai, et devait se sentir, n’en est pas moins généralement saine et grande ; enfin, selon nous, quand on se met sans préjugé en présence du Ménexène, il est impossible de n’y pas sentir, au milieu des entraves du genre, une direction morale tout-à-fait digne d’un philosophe, d’un moraliste, de Platon. Nous en admettons donc l’authenticité. Nous admettons aussi celle de l’introduction et de la conclusion dialoguées, malgré quelques taches apparentes ou réelles qu’une critique sévère y a signalées. Nous ne voyons pas, quoi qu’en dise Schleiermacher, comment il serait possible de détacher le dialogue du discours, car sans cette préparation on ne saurait pas si le Ménexène est une simple leçon de bonne et noble rhétorique, ou une vraie oraison funèbre destinée réellement à être prononcée. Laissons donc ce cadre, tout modeste qu’il est, à un tableau qu’il ne gâte point, et qu’il met dans son vrai jour.

Telles sont les raisons qui nous décident à admettre l’authenticité du Ménexène. Elles sont prises du Ménexène même et de son rapport avec les autres dialogues de Platon, où la critique de la mauvaise rhétorique et des démagogues ne joue guère un moindre rôle que la critique de la mauvaise dialectique et des sophistes. Quant aux raisons extérieures, elles surabondent. Le Ménexène est déjà cité par l’auteur de la rhétorique, et non-seulement le discours, mais le dialogue. Cicéron vante plusieurs fois cette oraison funèbre, et rapporte, comme un fait connu, qu’elle plut si fort aux Athéniens, que plus tard ils se la faisaient réciter chaque année. Enfin Denys d’Halicarnasse, Plutarque, Athénée, Longin, Proclus et Synesius la citent et la commentent. Cette suite non interrompue de témoignages, qui remonte jusqu’au siècle même de Platon, descend jusqu’au cinquième siècle après notre ère, et ne disparaît qu’avec l’antiquité elle-même et toute tradition platonicienne, nous paraît aussi un argument grave qu’il est impossible à une saine critique de négliger ni de dédaigner.


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