Lemerre (p. 101-114).


VI

CHEVAUX



E n voyant ce titre, qu’on ne se hâte pas de nous accuser de dandysme. Chevaux ! ce mot sonne bien glorieusement sous la plume d’un littérateur. Musa pedestris, la Muse va à pied, dit Horace ; et tout le Parnasse n’a qu’un cheval dans son écurie — Pégase ! encore est-ce un quadrupède qui a des ailes et n’est pas du tout commode à atteler, s’il faut en croire la ballade de Schiller. Nous ne sommes pas un sportsman, hélas ! et nous le regrettons fort, car nous aimons les chevaux comme si nous avions cinq cent mille livres de rente, et nous partageons l’avis des Arabes sur les piétons. Le cheval est le piédestal naturel de l’homme ; et l’être complet est le centaure, si ingénieusement inventé par la mythologie.

Cependant, quoique nous ne soyons qu’un simple lettré, nous avons eu des chevaux. Vers 1843 ou 1844, il se rencontra dans le sable du journalisme, passé à l’écuelle de bois du feuilleton, assez de paillettes d’or pour espérer pouvoir nourrir, en dehors des chats, des chiens et des pies, deux autres bêtes un peu plus grosses. Nous eûmes d’abord deux ponies du Shetland, grands comme des chiens, velus comme des ours, qui n’étaient que crinière et queue, et vous regardaient si amicalement, à travers leurs longues mèches noires, qu’on avait plutôt envie de les faire entrer au salon que de les envoyer à l’écurie. Ils venaient prendre le sucre dans les poches comme des chevaux savants. Mais ils étaient décidément trop petits. Ils eussent pu servir de chevaux de selle à des babies anglais de huit ans, ou de carrossiers à Tom Pouce ; mais déjà nous jouissions de cette structure athlétique et capitonnée d’assez d’embonpoint qui nous caractérise et nous a permis de supporter, sans trop ployer sous le faix, quarante ans de copie consécutive ; et la différence entre le maître et les bêtes était vraiment trop grande à l’œil, quoique les ponies noirs enlevassent d’un trot fort allègre le léger phaéton auquel les attachaient des harnais mignons, en cuir fauve, qui semblaient achetés chez le marchand de joujoux.

Il n’y avait pas alors autant de journaux à illustrations comiques qu’aujourd’hui, mais il en existait cependant assez pour faire notre caricature et celle de notre attelage ; il est bien entendu qu’avec l’exagération permise à la charge on nous prêtait des formes d’éléphant comme à Ganesa, le dieu indien de la sagesse, et qu’on réduisait nos ponies à l’état de toutous, de rats et de souris. Il est vrai que sans trop d’effort nous eussions pu porter nos petites bêtes, une sous chaque bras, et notre voiture sur le dos. Un moment nous pensâmes à en atteler quatre ; mais ce four in hand lilliputien eût attiré encore davantage l’attention. Nous les remplaçâmes donc, à notre grand regret, car nous les avions déjà pris en amitié, par deux ponies gris pommelé, d’une taille plus forte, à cou robuste, à large poitrail, d’encolure ramassée, bien loin sans doute d’être des mecklenbourgeois, mais plus visiblement capables de nous traîner. C’étaient deux juments : l’une s’appelait Jane et l’autre Betsy. En apparence elles se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, et jamais attelage ne fut mieux appareillé pour les yeux ; mais autant Jane avait de courage, autant Betsy était paresseuse. Tandis que l’une tirait à plein collier, l’autre se contentait d’accompagner, se ménageant et ne se donnant aucun mal. Ces deux bêtes, de même race, de même âge, destinées à vivre box à box, avaient l’une contre l’autre la plus vive antipathie. Elles ne pouvaient se souffrir, se battaient à l’écurie et se mordaient en se cabrant dans leurs traits. On ne put les réconcilier. C’était dommage, car avec leur crinière droite et coupée en brosse comme celle des chevaux du Parthénon, leurs narines frémissantes et leurs yeux dilatés de colère, elles avaient, en descendant et en montant les Champs-Élysées, une mine assez triomphante. Il fallut chercher une remplaçante à Betsy, et l’on amena une petite jument d’une robe un peu plus claire, car on n’avait pas pu assortir la nuance absolument juste. Jane agréa tout de suite la nouvelle venue et parut charmée de cette compagne, à laquelle elle fit les honneurs de l’écurie avec beaucoup de grâce. La plus tendre amitié ne tarda pas à s’établir entre elles. Jane posait la tête sur le col de la Blanche — qu’on avait surnommée ainsi parce que le gris de son poil tirait sur le blanc, — et quand on les laissait libres dans la cour, après le pansage, elles jouaient ensemble comme des chiens ou des enfants. Si l’une sortait, l’autre qui restait à la maison semblait triste, donnait des signes d’ennui, et, lorsque du plus loin elle entendait sonner sur le pavé les pas de sa camarade, elle poussait comme une fanfare un hennissement de joie auquel l’amie, en approchant, ne manquait pas de répondre.

Elles se présentaient au harnais avec une docilité étonnante, et allaient se ranger d’elles-mêmes près du timon à la place assignée. Comme tous les animaux qu’on aime et qu’on traite bien, Jane et la Blanche devinrent bientôt de la familiarité la plus confiante ; elles nous suivaient sans laisse comme le chien le mieux dressé, et, quand nous nous arrêtions, mettaient, pour se faire caresser, le museau sur notre épaule. Jane aimait le pain, la Blanche le sucre, toutes deux à la folie les écorces de melon ; et, pour ces friandises, il n’est pas de tours qu’on n’en eût obtenus.

Si l’homme n’était pas odieusement féroce et brutal, comme il l’est trop souvent envers les bêtes, comme elles se rallieraient de bon cœur à lui ! Cet être qui pense, parle et fait des actions dont le sens leur échappe, occupe leur pensée obscure ; c’est pour elles un étonnement et un mystère. Souvent elles vous regardent avec des yeux pleins d’interrogations auxquelles on ne peut répondre, car on n’a pas encore trouvé la clef de leur langage. Elles en ont un pourtant qui leur sert à échanger, au moyen de quelques intonations que nous n’avons pas notées, des idées très-sommaires, sans doute, mais enfin des idées, telles que peuvent les concevoir des animaux dans leur sphère de sentiment et d’action. Moins stupides que nous, les bêtes parviennent à comprendre quelques mots de notre idiome, mais pas en assez grand nombre pour causer avec nous. Ces mots se rapportent d’ailleurs à ce que nous exigeons d’elles, et l’entretien serait court. Mais que les animaux se parlent, cela est indubitable pour quiconque a vécu un peu familièrement avec des chiens ou chats, des chevaux ou toute autre bête.

Par exemple, Jane était naturellement intrépide, ne reculait devant aucun obstacle et ne s’effrayait de rien ; après quelques mois de cohabitation avec la Blanche, elle changea de caractère et manifesta quelquefois des peurs soudaines et inexplicables. Sa compagne, beaucoup moins brave, lui racontait, la nuit, des histoires de revenants. Souvent, traversant aux heures sombres le bois de Boulogne, la Blanche s’arrêtait brusquement ou faisait un écart, comme si un fantôme, invisible pour nous, se dressait devant elle. Tous ses membres tremblaient, sa respiration devenait bruyante, son corps se couvrait instantanément de sueur ; elle s’acculait sur ses jarrets si on voulait, avec le fouet, la déterminer à se porter en avant. L’effort de Jane, si vigoureuse pourtant, ne pouvait l’entraîner. Il fallait descendre, lui couvrir les yeux et la conduire à la main pendant quelques pas jusqu’à ce que la vision fût évanouie. Jane finit par se laisser gagner à ces terreurs, dont la Blanche, rentrée à l’écurie, lui révélait sans doute les motifs ; et nous-mêmes, avouons-le franchement, lorsqu’au milieu d’une allée déchiquetée de clair et d’ombre par la lueur fantastique de la lune, la Blanche, s’arc-boutant soudain sur ses quatre pieds comme si un spectre lui eût sauté à la bride, refusait de passer outre avec une obstination invincible, elle, si docile d’ordinaire qu’il eût suffi du fouet de la reine Mab, fait d’un os de grillon, ayant pour corde un fil de la Vierge, pour lui faire prendre le galop, nous ne pouvions nous empêcher de sentir un léger frisson nous courir sur le dos, et de fouiller l’ombre d’un regard assez inquiet, trouvant parfois l’air spectral d’un Caprice de Goya à d’innocentes silhouettes de bouleau et de hêtre.

Notre plaisir était de conduire nous-même ces charmantes bêtes, et la plus intime intelligence ne tarda pas à s’établir entre nous. Si nous tenions les guides en main, c’était par contenance pure. Le plus léger clappement de langue suffisait à les diriger, à leur faire prendre la droite ou la gauche, à leur faire accélérer le pas, à les arrêter. Bientôt elles connurent toutes nos habitudes. Elles allaient d’elles-mêmes au journal, à l’imprimerie, chez les éditeurs, au bois de Boulogne, dans les maisons où nous dînions à certains jours de la semaine, avec tant d’exactitude qu’elles finissaient par être compromettantes. Elles auraient donné les adresses de nos visites les plus mystérieuses. Quand il nous arrivait d’oublier l’heure, dans quelque conversation intéressante ou tendre, elles nous la rappelaient en hennissant et en frappant du pied devant le balcon.

Malgré le plaisir de courir la ville en phaéton avec nos petites amies, nous ne pouvions nous empêcher de trouver parfois la bise aigre et la pluie froide, quand vinrent ces mois si bien caractérisés sur le calendrier républicain : brumaire, frimaire, pluviôse, ventôse et nivôse ; et nous achetâmes un petit coupé bleu, doublé de reps blanc, que l’on compara à l’équipage du nain célèbre à cette époque, injure qui nous fut peu sensible. Un coupé brun, capitonné de grenat, succéda au coupé bleu, et fut lui-même remplacé par un coupé œil de corbeau, tapissé de bleu foncé, car nous roulâmes carrosse, nous pauvre feuilletoniste, n’ayant aucune rente sur le grand-livre et n’ayant pas fait le moindre héritage, pendant cinq ou six ans ; et nos ponies, pour se nourrir de littérature, avoir des substantifs pour avoine, des adjectifs pour foin et des adverbes pour paille, n’en étaient pas moins gras et rebondis ; mais, hélas ! vint, on ne sait trop pourquoi, la révolution de Février ; beaucoup de pavés furent déplacés dans un but patriotique, et la ville devint peu praticable pour les chevaux et les voitures ; nous aurions bien escaladé les barricades avec nos agiles ponies et leur léger équipage, mais nous n’avions plus crédit que chez le rôtisseur. Nous ne pouvions nourrir nos chevaux avec des poulets rôtis. L’horizon était assombri de gros nuages noirs, traversés de lueurs rouges. L’argent avait peur et se cachait ; la Presse, où nous écrivions, était suspendue ; et nous fûmes bien heureux de trouver quelqu’un qui voulût acheter bêtes, harnais et voitures, pour le quart de ce qu’ils valaient. Ce fut pour nous un amer chagrin, et nous ne jurerions pas que quelques larmes n’aient roulé de nos yeux sur les crinières de Jane et la Blanche lorsqu’on les emmena. Parfois elles passaient avec leur nouveau propriétaire devant leur ancienne maison. Nous entendions de loin résonner leur pas vif et rapide ; et, toujours, un brusque arrêt sous nos fenêtres nous témoignait qu’elles n’avaient pas oublié le logis où elles avaient été si aimées et si bien soignées ; et un soupir s’exhalait de notre poitrine émue et sympathique et nous disions : « Pauvre Jane, pauvre Blanche, sont-elles heureuses ? »

Dans l’écroulement de notre mince fortune, c’est la seule perte qui nous ait été sensible.