Lemerre (p. 55-81).


IV

CÔTÉ DES CHIENS



O n nous a souvent accusé de ne pas aimer les chiens. C’est là une imputation qui, au premier abord, n’a pas l’air bien grave, mais dont nous tenons cependant à nous justifier, car elle implique une certaine défaveur. Ceux qui préfèrent les chats passent aux yeux de beaucoup de gens pour faux, voluptueux et cruels, tandis que les amis des chiens sont présumés avoir un caractère franc, loyal, ouvert, doué enfin de toutes les qualités qu’on attribue à la gente canine. Nous ne contestons nullement le mérite de Médor, de Turc, de Miraut et autres aimables bêtes, et nous sommes prêt à reconnaître la vérité de l’axiome formulé par Charlet : « Ce qu’il y a de mieux dans l’homme, c’est le chien. » Nous en avons possédé plusieurs, nous en avons encore, et si les dépréciateurs venaient à la maison, ils seraient accueillis par les aboiements grêles et furieux d’un bichon de La Havane et d’un lévrier qui leur mordraient peut-être les jambes. Mais notre affection pour les chiens est mélangée d’un sentiment de peur. Ces excellentes bêtes si bonnes, si fidèles, si dévouées, si aimantes, peuvent à un moment donné avoir la rage, et elles deviennent alors plus dangereuses que la vipère trigonocéphale, l’aspic, le serpent à sonnettes et le cobra-capello ; et cela nous modère un peu dans nos épanchements. Nous trouvons aussi les chiens un peu inquiétants ; ils ont des regards si profonds, si intenses ; ils se posent devant vous avec un air si interrogateur, qu’ils vous embarrassent. Gœthe n’aimait pas ce regard qui semble vouloir s’assimiler l’âme de l’homme, et il chassait l’animal en lui disant : « Tu as beau faire, tu n’avaleras pas ma monade. »

Le Pharamond de notre dynastie canine se nommait Luther ; c’était un grand épagneul blanc, moucheté de roux, bien coiffé d’oreilles brunes, chien d’arrêt perdu, qui, après avoir longtemps cherché ses maîtres, s’était acclimaté chez nos parents demeurant alors à Passy. Faute de perdrix, il s’était adonné à la chasse aux rats, où il réussissait comme un terrier d’Écosse. Nous habitions alors une chambrette dans cette impasse du Doyenné, disparue aujourd’hui, où Gérard de Nerval, Arsène Houssaye et Camille Rogier formaient le centre d’une petite bohème pittoresque et littéraire dont la vie excentrique a été trop bien contée ailleurs pour qu’il soit besoin d’y revenir. On était là, en plein Carrousel, aussi libres, aussi solitaires que dans une île déserte de l’Océanie, à l’ombre du Louvre, parmi les blocs de pierre et les orties, près d’une vieille église en ruine, dont la voûte effondrée prenait au clair de lune un aspect romantique. Luther, avec qui nous avions les relations les plus amicales, nous voyant définitivement sorti du nid paternel, s’était tracé le devoir de venir nous visiter chaque matin. Il partait de Passy, quelque temps qu’il fît ; il suivait le quai de Billy, le Cours-la-Reine, et arrivait vers les huit heures, au moment de notre réveil. Il grattait à la porte, on lui ouvrait, il se précipitait vers nous avec un jappement joyeux, posait les pattes sur nos genoux, recevait les caresses que sa belle conduite méritait, d’un air modeste et simple, faisait le tour de la chambre comme s’il passait son inspection, puis il repartait. De retour à Passy, il se présentait devant notre mère, frétillait de la queue, poussait quelques petits abois, et disait aussi clairement que s’il eût parlé : « J’ai vu le jeune maître, sois tranquille, il va bien. » Ayant ainsi rendu compte à qui de droit de la mission qu’il s’était imposée, il lapait la moitié d’un bol d’eau, mangeait sa pâtée et s’allongeait sur le tapis près du fauteuil de maman, pour laquelle il avait une affection particulière, et par une heure ou deux de sommeil se reposait de la longue course qu’il venait de faire. Ceux qui disent que les bêtes ne pensent pas et sont incapables d’enchaîner deux idées, comment expliqueront-ils cette visite matinale qui maintenait les relations de la famille et donnait au nid des nouvelles de l’oiseau récemment échappé ?

Le pauvre Luther finit malheureusement ; il devint taciturne, morose, et un beau matin il se sauva de la maison : se sentant atteint de la rage et ne voulant pas mordre ses maîtres, il prit la fuite ; et tout nous porte à croire qu’il fut abattu comme hydrophobe, car on ne le revit jamais.

Après un interrègne assez considérable, un nouveau chien fut installé à la maison ; il s’appelait Zamore ; c’était une espèce d’épagneul, de race fort mêlée, de petite taille, noir de pelage, excepté quelques taches couleur feu au-dessus des sourcils, et quelques tons fauves sous le ventre. En somme : physique insignifiant, et plutôt laid que beau. Mais au moral, c’était un chien singulier. Il avait pour les femmes le dédain le plus absolu, ne leur obéissait pas, refusait de les suivre, et jamais ni notre mère ni nos sœurs ne parvinrent à en obtenir le moindre signe d’amitié ou de déférence ; il acceptait d’un air digne les soins et les bons morceaux, mais ne remerciait pas. Pour elles, aucun jappement, aucun tambourinage de queue sur le parquet, aucune de ces caresses dont les chiens sont prodigues. Impassible, il restait accroupi dans une pose de sphinx, comme un personnage grave qui ne veut pas se mêler à des conversations d’êtres frivoles. Le maître qu’il s’était choisi était notre père, chez qui il reconnaissait l’autorité de chef de famille, d’homme mûr et sérieux. Mais c’était une tendresse austère et stoïque, qui ne se traduisait pas par des folâtreries, des badinages et des coups de langue. Seulement il avait toujours les yeux fixés sur son maître, tournait la tête à tous ses mouvements, et le suivait partout, le nez au talon, sans se permettre la moindre escapade, le moindre salut aux camarades qui passaient. Notre cher et regretté père était un grand pêcheur devant le Seigneur, et il prit plus de barbillons que Nemrod n’attrapa d’antilopes. Avec lui on ne pouvait dire, certes, que la ligne était un instrument commençant par un asticot et finissant par un imbécile, car il avait beaucoup d’esprit, ce qui ne l’empêchait pas de remplir chaque jour son panier de poisson. Zamore l’accompagnait à la pêche, et, pendant les longues séances nocturnes qu’exige la capture des pièces d’importance qui ne mordent qu’à la ligne de fond, il se tenait au bord extrême de l’eau, dont il semblait vouloir sonder la noire profondeur pour y suivre la proie. Quoique souvent il dressât l’oreille à ces mille bruits vagues et lointains qui, la nuit, se dégagent du silence le plus profond, il n’aboyait pas, ayant compris que le mutisme est la qualité indispensable d’un chien de pêcheur. Phœbé avait beau lever à l’horizon son front d’albâtre réfléchi par le miroir sombre de la rivière, Zamore ne hurlait pas à la lune ; et cependant ces ululations prolongées sont un grand plaisir pour les animaux de son espèce. Seulement, quand le grelot de la ligne tintait, il regardait son maître et se permettait un court aboi, sachant que la proie était prise, et il paraissait s’intéresser beaucoup aux manœuvres nécessaires pour amener sur le bord un barbillon de trois ou quatre livres.

Qui se serait douté que sous cet extérieur calme, détaché, philosophique, dédaigneux de toute frivolité, couvait une passion impérieuse et bizarre, insoupçonnable, et formant le plus complet écart avec le caractère apparent, physique et moral, de cette bête si sérieuse qu’elle en était presque triste ?

Eh quoi ! allez-vous dire que cet honnête Zamore avait des vices cachés : il était voleur ? — Non. — Libertin ? — Non. — Il aimait les cerises à l’eau-de-vie ? — Non. — Il mordait ? — Nullement. Zamore avait la passion de la danse ! C’était un artiste éperdu de chorégraphie.

Sa vocation lui fut révélée de la façon suivante : Un jour parut sur la place de Passy un âne grisâtre, à l’échine pelée, aux oreilles énervées, une de ces malheureuses bourriques de saltimbanque, que Decamps et Fouquet savaient si bien peindre ; deux paniers, en équilibre sur le chapelet écorché de son échine, contenaient une troupe de chiens savants déguisés en marquis, en troubadours, en Turcs, en bergères des Alpes ou en reines de Golconde, selon le sexe. L’impresario mit les chiens par terre, fit claquer son fouet, et tous les acteurs quittèrent subitement la ligne horizontale pour la ligne perpendiculaire, se transformant de quadrupèdes en bipèdes. Le fifre et le tambourin se mirent à jouer, et le ballet commença.

Zamore, qui flânait gravement par là, s’arrêta émerveillé du spectacle. Ces chiens habillés de couleurs voyantes, galonnés de clinquant sur toutes les coutures, un chapeau à plumet ou un turban sur la tête, se mouvant en cadence sur des rythmes entraînants avec une vague apparence de personnes humaines, lui semblaient des êtres surnaturels ; ces pas si bien enchaînés, ces glissements, ces pirouettes, le ravirent mais ne le découragèrent pas. Comme Corrège à la vue d’un tableau de Raphaël, il s’écria en son langage canin : « Et moi aussi je suis peintre, anch’io son pittore ! » et, saisi d’une noble émulation, quand la troupe passa devant lui formant la queue-du-loup, il se dressa, en titubant un peu, sur ses pattes de derrière, et voulut s’y joindre, au grand divertissement de l’assemblée.

L’impresario prit assez mal la chose, détacha un grand coup de fouet sur les reins de Zamore, qui fût chassé du cercle, comme on mettrait à la porte du théâtre un spectateur qui, pendant la représentation, s’aviserait de monter sur la scène et de se mêler au ballet.

Cette humiliation publique ne découragea pas la vocation de Zamore ; il rentra, la queue basse et l’air rêveur, à la maison. Toute la journée, il fut plus concentré, plus taciturne, plus morose. Mais, la nuit, nos sœurs furent réveillées par un petit bruit d’une nature inexplicable qui venait d’une chambre voisine de la leur, qu’on n’habitait pas, et où couchait ordinairement Zamore sur un vieux fauteuil. Cela ressemblait à un trépignement rythmique que le silence de la nuit rendait plus sonore. On crut d’abord à un bal de souris, mais le bruit des pas et des sauts sur le parquet était bien fort pour la gent trotte-menu. La plus brave de nos sœurs se leva, entr’ouvrit la porte, et que vit-elle à la faveur d’un rayon de lune plongeant par le carreau ? Zamore debout, ramant dans l’air avec ses pattes de devant et travaillant, comme à la classe de danse, les pas qu’il avait admirés le matin dans la rue. Monsieur étudiait !

Ce ne fut pas là, comme on pourrait le croire, une impression fugitive, une fantaisie passagère. Zamore persista dans ses idées chorégraphiques et devint un beau danseur. Toutes les fois qu’il entendait le fifre et le tambourin, il courait sur la place, se glissait entre les jambes des spectateurs, et observait avec une attention profonde les chiens savants exécutant leurs exercices ; mais, gardant le souvenir du coup de fouet, il ne se mêlait plus à leurs danses ; il notait leurs pas, leurs poses et leurs grâces, et il les travaillait, la nuit, dans le silence du cabinet, sans jamais se départir, le jour, de son austérité d’attitude. Bientôt il ne lui suffit plus de copier, il inventa, il composa ; et nous devons dire que, dans le genre noble, peu de chiens le surpassèrent. Nous allions souvent le voir par la porte entrebâillée ; il mettait un tel feu à ses exercices, qu’il lapait, chaque nuit, la jatte d’eau posée au coin de la chambre.

Quand il se crut sûr de lui et l’égal des plus forts danseurs quadrupèdes, il sentit le besoin d’ôter le boisseau de dessus la lumière et de faire connaître le mystère de son talent. La cour de la maison était fermée, d’un côté, par une grille assez large pour permettre à des chiens d’embonpoint médiocre de s’y introduire aisément. Un matin, quinze ou vingt chiens de ses amis, fins connaisseurs sans doute, à qui Zamore avait envoyé des lettres d’invitation pour son début dans l’art chorégraphique, se trouvèrent réunis autour d’un carré de terrain bien uni, que l’artiste avait préalablement balayé avec sa queue ; et la représentation commença. Les chiens parurent charmés et manifestèrent leur enthousiasme par des : Ouah ! ouah ! ressemblant fort aux bravos des dilettantes de l’Opéra. Sauf un vieux barbet assez crotté, et de piteuse mine, un critique sans doute, qui aboya quelque chose sur l’oubli des saines traditions, tous proclamèrent que Zamore était le Vestris des chiens et le diou de la danse. Notre artiste avait exécuté un menuet, un pas de gigue et une valse à deux temps. Bien des spectateurs bipèdes s’étaient joints aux spectateurs à quatre pattes, et Zamore eut l’honneur d’être applaudi par des mains humaines.

La danse était si bien passée dans ses habitudes, que, quand il faisait la cour à quelque belle, il se tenait debout, faisant des révérences, et les pieds en dehors, comme un marquis de l’ancien régime ; il ne lui manquait que le claque fourré de plumes sous le bras.

Hors de là, il était atrabilaire comme un acteur comique et ne se mêlait pas au mouvement de la maison. Il ne se bougeait que lorsqu’il voyait son maître prendre sa canne et son chapeau. Zamore mourut d’une fièvre cérébrale, causée, sans doute, par la surexcitation du travail qu’il s’était donné pour apprendre la scotisch, alors dans toute sa vogue. Sous sa tombe Zamore peut dire, comme la danseuse grecque dans son épitaphe : « Ô terre, sois-moi légère, j’ai si peu pesé sur toi. »

Comment, avec des talents si distingués, Zamore ne fut-il pas engagé dans la troupe de M. Corvi ? Nous étions déjà un critique assez influent pour lui négocier cette affaire. Mais Zamore ne voulait pas quitter son maître, et il sacrifia son amour-propre à son affection, dévouement qu’il ne faut pas chercher chez les hommes.

Le danseur fut remplacé par un chanteur nommé Kobold, king-Charles de la plus pure race, venant du célèbre chenil de lord Lauder. Rien de plus chimérique que cette petite bête, à l’énorme front bombé, aux gros yeux saillants, au museau cassé à sa racine, aux longues oreilles traînant jusqu’à terre. Transporté en France, Kobold, qui ne savait que l’anglais, parut comme hébété. Il ne comprenait pas les ordres qu’on lui donnait ; dressé avec les go on et les come here, il restait immobile aux viens et va-t’en français : il lui fallut un an pour apprendre la langue du nouveau pays où il se trouvait et pouvoir prendre part à la conversation. Kobold était très-sensible à la musique et chantait lui-même de petites chansons avec un fort accent anglais. On lui donnait le la au piano, et il prenait le ton juste et modulait avec un soupir flûté des phrases vraiment musicales et n’ayant aucun rapport avec l’aboi ou le jappement. Quand on voulait le faire recommencer, il suffisait de lui dire : « Sing a little more », et il reprenait sa cadence. Nourri le plus délicatement du monde, avec tout le soin qu’on devait naturellement prendre d’un ténor et d’un gentleman de cette distinction, Kobold avait un goût bizarre : il mangeait de la terre comme un sauvage de l’Amérique du Sud ; on ne put lui faire perdre cette habitude qui lui causa une obstruction dont il mourut. Il avait le goût des grooms, des chevaux, de l’écurie, et nos poneys n’eurent pas de camarade plus assidu que lui. Il passait son temps entre la box et le piano.

De Kobold, le king-Charles, on passe à Myrza, petite bichonne de La Havane, qui eut l’honneur d’appartenir quelque temps à la Giulia Grisi qui nous la donna. Elle est blanche comme la neige, surtout quand elle sort de son bain et n’a pas encore eu le temps de se rouler dans la poussière, manie que certains chiens partagent avec les oiseaux pulvérisateurs. C’est une bête d’une extrême douceur, très caressante, et qui n’a pas plus de fiel qu’une colombe ; rien de plus drôle que sa mine ébouriffée et son masque composé de deux yeux pareils à des petits clous de fauteuil et son petit nez qu’on prendrait pour une truffe du Piémont. Des mèches, frisées comme les peaux d’Astrakan, voltigent sur ce museau avec des hasards pittoresques, lui bouchant tantôt un œil, tantôt l’autre, ce qui lui donne la physionomie la plus hétéroclite du monde en la faisant loucher comme un caméléon.

Chez Myrza, la nature imite l’artificiel avec une telle perfection que la petite bête semble sortir de la devanture d’un marchand de joujoux. À la voir avec son ruban bleu et son grelot d’argent, son poil régulièrement frisé, on dirait un chien de carton, et, quand elle aboie, on cherche si elle n’a pas un soufflet sous les pattes.

Myrza, qui passe les trois quarts de son temps à dormir, dont, si on l’empaillait, la vie ne serait pas changée, et qui ne semble pas très-spirituelle dans le commerce ordinaire, a cependant donné un jour une preuve d’intelligence telle, que nous n’en connaissons pas d’autre exemple. Bonnegrâce, l’auteur des portraits de Tchoumakoff et de M. E. H…, si remarqués aux expositions, nous avait apporté, pour en avoir notre avis, un de ces portraits peints à la manière de Pagnest, dont la couleur est si vraie et le relief si puissant. Quoique nous ayons vécu dans la plus profonde intimité avec les bêtes et que nous puissions citer cent traits ingénieux, rationnels, philosophiques, de chats, de chiens, d’oiseaux, nous devons avouer que le sens de l’art manque totalement aux animaux. Nous n’en avons jamais vu aucun s’apercevoir d’un tableau, et l’anecdote sur les oiseaux becquetant les raisins peints par Zeuxis nous paraissait controuvée. Ce qui distingue l’homme de la brute, c’est précisément le sens de l’art et de l’ornement. Aucun chien ne regarde une peinture et ne se met de boucles d’oreilles. Eh bien, Myrza, à la vue du portrait dressé contre le mur par Bonnegrâce, s’élança du tabouret sur lequel elle était roulée en boule, s’approcha de la toile et se mit à aboyer avec fureur, essayant de mordre cet inconnu qui s’était ainsi introduit dans la chambre. Sa surprise parut extrême lorsqu’elle fût forcée de reconnaître qu’elle avait affaire à une surface plane, que ses dents ne pouvaient saisir, et que ce n’était là qu’une trompeuse apparence. Elle flaira la peinture, essaya de passer derrière le cadre, nous regarda tous deux avec une interrogation étonnée et retourna à sa place, où elle se rendormit dédaigneusement, ne s’occupant plus de ce monsieur peint. Les traits de Myrza ne seront pas perdus pour la postérité : il existe d’elle-même un beau portrait de M. Victor Madarasz, artiste hongrois.

Terminons par l’histoire de Dash. Un jour, un marchand de verres cassés passa devant notre porte, demandant des morceaux de vitre et des tessons de bouteille. Il avait dans sa voiture un jeune chien de trois ou quatre mois, qu’on l’avait chargé d’aller noyer, ce qui faisait de la peine à ce brave homme, que l’animal regardait d’un air tendre et suppliant comme s’il eût compris de quoi il s’agissait. La cause de l’arrêt sévère porté contre la pauvre bête était qu’il avait une patte de devant brisée. Une pitié s’émut dans notre cœur, et nous primes le condamné à mort. Un vétérinaire fut appelé. On entoura la patte de Dash d’attelles et de bandes ; mais il fut impossible de l’empêcher de ronger l’appareil, et il ne guérit pas : sa patte, dont les os ne s’étaient pas rejoints, resta flottante comme une manche d’amputé dont le bras est absent ; mais cette infirmité n’empêcha pas Dash d’être gai, alerte et vivace. Il courait encore assez vite sur ses trois bons membres.

C’était un pur chien des rues, un roquet grediné dont Buffon lui-même eût été fort embarrassé de démêler la race. Il était laid, mais avec une physionomie grimacière, étincelante d’esprit. Il semblait comprendre ce qu’on lui disait, changeant d’expression selon que les mots qu’on lui adressait, sur le même ton, étaient injurieux ou flatteurs. Il roulait les yeux, retroussait les babines, se livrait à des tics nerveux désordonnés, ou riait en montrant ses dents blanches, et il arrivait ainsi à de hauts effets comiques dont il avait conscience. Souvent il essayait de parler. La patte posée sur notre genou, il fixait sur nous son regard intense et commençait une série de murmures, de soupirs, de grognements, d’intonations si variées qu’il était difficile de n’y pas voir un langage. Quelquefois, à travers cette conversation, Dash lançait un jappement, un éclat de voix ; — alors nous lui jetions un coup d’œil sévère et nous lui disions : « Cela c’est aboyer, ce n’est pas parler ; est-ce que par hasard vous seriez un animal ? » Dash, humilié de cette insinuation, reprenait ses vocalises, auxquelles il donnait l’expression la plus pathétique. On disait alors que Dash racontait ses malheurs. Dash raffolait du sucre. Au dessert, il paraissait à l’instant du café, réclamant de chaque convive un morceau avec une insistance toujours couronnée de succès. Il avait fini par transformer ce don bénévole en impôt régulier qu’il prélevait rigoureusement. Ce roquet, dans un corps de Thersite, avait une âme d’Achille. Infirme comme il l’était, il attaquait, avec la folie du courage héroïque, des chiens dix fois gros comme lui, et se faisait affreusement rouler. Comme Don Quichotte, le brave chevalier de la Manche, il avait des sorties triomphantes et des rentrées piteuses. Hélas ! il devait être victime de son courage. Il y a quelques mois on le rapporta, les reins cassés par un terre-neuve, aimable bête qui le lendemain brisa l’échine à une levrette. La mort de Dash fut suivie de toute sorte de catastrophes : la maîtresse de la maison où il avait reçu le coup qui termina son existence fut, quelques jours après, brûlée vive dans son lit, et son mari eut le même sort en voulant la sauver. C’était coïncidence fatale et non expiation, car c’étaient les meilleures gens du monde, aimant les animaux comme des Brahmes et purs du trépas malheureux de notre pauvre Dash.

Nous avons bien un autre chien qui s’appelle Néro. Mais il est trop récent encore pour avoir une histoire.

Dans le prochain chapitre nous ferons la chronique des caméléons, des lézards, des pies et autres bestioles qui ont vécu dans notre ménagerie intime.

N. B. Hélas ! Néro est mort empoisonné tout récemment comme s’il avait soupé chez les Borgia ; et l’épitaphe s’inscrit au premier chapitre de la vie.