Lemerre (p. 35-53).


III

DYNASTIE NOIRE



D on-Pierrot-de-Navarre, comme originaire de La Havane, avait besoin d’une température de serre chaude. Cette température, il la trouvait au logis ; mais autour de l’habitation s’étendaient de vastes jardins, séparés par des claires-voies capables de donner passage à un chat, et plantés de grands arbres où pépiaient, gazouillaient, chantaient des essaims d’oiseaux ; et parfois Pierrot, profitant d’une porte entr’ouverte, sortait le soir, en se mettant en chasse, courant à travers le gazon et les fleurs humides de rosée. Il lui fallait attendre le jour pour rentrer, car, bien qu’il vînt miauler sous les fenêtres, son appel n’éveillait pas toujours les dormeurs de la maison. Il avait la poitrine délicate, et prit, une nuit plus froide que les autres, un rhume qui dégénéra bientôt en phtisie. Le pauvre Pierrot, au bout d’une année de toux, était devenu maigre, efflanqué ; son poil, d’une blancheur autrefois si soyeuse, rappelait le blanc mat du linceul. Ses grands yeux transparents avaient pris une importance énorme dans son masque diminué. Son nez rose avait pâli, et il s’en allait, à pas lents, le long du mur où donnait le soleil, d’un air mélancolique, regardant les feuilles jaunes de l’automne s’enlever en spirale dans un tourbillon. On eût dit qu’il récitait l’élégie de Millevoye. Rien de plus touchant qu’un animal malade : il subit la souffrance avec une résignation si douce et si triste ! On fit tout ce qu’on put pour sauver Pierrot ; il eut un médecin très habile qui l’auscultait et lui tâtait le pouls. Il ordonna à Pierrot le lait d’ânesse, que la pauvre bête buvait assez volontiers dans sa petite soucoupe de porcelaine. Il restait des heures entières allongé sur notre genou comme l’ombre d’un sphinx ; nous sentions son échine comme un chapelet sous nos doigts ; et il essayait de répondre à nos caresses par un faible ronron semblable à un râle. Le jour de son agonie, il haletait couché sur le flanc ; il se redressa par un suprême effort. Il vint à nous, et, ouvrant des prunelles dilatées, il nous jeta un regard qui demandait secours avec une supplication intense ; ce regard semblait dire : « Allons, sauve-moi, toi qui es un homme. » Puis, il fit quelques pas en vacillant, les yeux déjà vitrés, et il retomba en poussant un hurlement si lamentable, si désespéré, si plein d’angoisse, que nous en restâmes pénétré d’une muette horreur. Il fut enterré au fond du jardin, sous un rosier blanc qui désigne encore la place de sa tombe.

Séraphita mourut, deux ou trois ans après, d’une angine couenneuse que les secours de l’art furent impuissants à combattre. Elle repose non loin de Pierrot.

Avec elle s’éteignit la dynastie blanche, mais non pas la famille. De ce couple blanc comme neige étaient nés trois chats noirs comme de l’encre. Explique qui voudra ce mystère. C’était alors la grande vogue des Misérables de Victor Hugo ; on ne parlait que du nouveau chef-d’œuvre ; les noms des héros du roman voltigeaient sur toutes les bouches. Les deux petits chats mâles furent appelés Enjolras et Gavroche, la chatte reçut le nom d’Éponine. Leur jeune âge fut plein de gentillesse, et on les dressa comme des chiens à rapporter un papier chiffonné en boule qu’on leur lançait au loin. On arriva à jeter la boule sur des corniches d’armoire, à la cacher derrière des caisses, au fond de longs vases, où ils la reprenaient très adroitement avec leur patte. Quand ils eurent atteint l’âge adulte, ils dédaignèrent ces jeux frivoles et rentrèrent dans le calme philosophique et rêveur qui est le vrai tempérament des chats.

Pour les gens qui débarquent en Amérique dans une colonie à esclaves, tous les nègres sont des nègres et ne se distinguent pas les uns des autres. De même, aux yeux indifférents, trois chats noirs sont trois chats noirs ; mais des regards observateurs ne s’y trompent pas. Les physionomies des animaux diffèrent autant entre elles que celles des hommes, et nous savions très bien distinguer à qui appartenaient ces museaux, noirs comme le masque d’Arlequin, éclairés par des disques d’émeraude à reflets d’or.

Enjolras, de beaucoup le plus beau des trois, se faisait remarquer par une large tête léonine à bajoues bien fournies de poils, de fortes épaules, un râble long et une queue superbe épanouie comme un plumeau. Il avait quelque chose de théâtral et d’emphatique, et il semblait poser comme un acteur qu’on admire. Ses mouvements étaient lents, onduleux et pleins de majesté ; on eût dit qu’il marchait sur une console encombrée de cornets de Chine et de verres de Venise, tant il choisissait avec circonspection la place de ses pas. Quant à son caractère, il était peu stoïque ; et il montrait pour la nourriture un penchant qu’eût réprouvé son patron. Enjolras, le sobre et pur jeune homme, lui eût dit sans doute, comme l’ange à Swedenborg : « Tu manges trop ! » On favorisa cette gloutonnerie amusante comme celle des singes gastronomes, et Enjolras atteignit une taille et un poids rares chez les félins domestiques. On eut l’idée de le raser à la façon des caniches, pour compléter sa physionomie de lion. On lui laissa la crinière et une longue floche de poils au bout de la queue. Nous ne jurerions pas qu’on ne lui eût même dessiné sur les cuisses des favoris en côtelettes comme en portait Munito. Accoutré ainsi, il ressemblait, il faut l’avouer, bien moins à un lion de l’Atlas ou du Cap qu’à une chimère japonaise. Jamais fantaisie plus extravagante ne fut taillée dans le corps d’un animal vivant. Son poil rasé de près laissait transparaître la peau, prenait des tons bleuâtres, les plus bizarres du monde, et contrastait étrangement avec le noir de sa crinière.

Gavroche était un chat à expression futée et narquoise, comme s’il eût tenu à rappeler son homonyme du roman. Plus petit qu’Enjolras, il avait une agilité brusque et comique, et remplaçait les calembours et l’argot du gamin de Paris par des sauts de carpe, des cabrioles et des postures bouffonnes. Nous devons avouer que, vu ses goûts populaires, Gavroche saisissait au vol l’occasion de quitter le salon et d’aller faire, dans la cour et même dans la rue, avec des chats errants,

De naissance quelconque et de sang peu prouvé,

des parties d’un goût douteux où il oubliait complètement sa dignité de chat de La Havane, fils de l’illustre Don-Pierrot-de-Navarre, grand d’Espagne de première classe, et de la marquise Doña Séraphita, aux manières aristocratiques et dédaigneuses. Quelquefois il amenait à son assiette de pâtée, pour leur faire fête, des camarades étiques, anatomisés par la famine, n’ayant que le poil sur les os, qu’il avait ramassés dans ses vagabondages et ses écoles buissonnières, car il était bon prince. Les pauvres hères, les oreilles couchées, la queue entre les jambes, le regard de côté, craignant d’être interrompus dans leur franche lippée par le balai d’une chambrière, avalaient les morceaux doubles, triples et quadruples ; et, comme le fameux chien Siete-Aguas (sept eaux) des posadas espagnoles, rendaient l’assiette aussi propre que si elle avait été lavée et écurée par une ménagère hollandaise ayant servi de modèle à Mieris ou à Gérard Dow. En voyant les compagnons de Gavroche, cette phrase, qui illustre un dessin de Gavarni, nous revenait naturellement en mémoire : « Ils sont jolis les amis dont vous êtes susceptible d’aller avec ! » Mais cela ne prouvait que le bon cœur de Gavroche, qui aurait pu tout manger à lui seul.

La chatte qui portait le nom de l’intéressante Éponine avait des formes plus sveltes et plus délicates que ses frères. Son museau un peu allongé, ses yeux légèrement obliqués à la chinoise et d’un vert pareil à celui des yeux de Pallas-Athênê à laquelle Homère donne invariablement l’épithète γλαυκώπις, son nez d’un noir velouté ayant le grain d’une fine truffe de Périgord, ses moustaches d’une mobilité perpétuelle, lui composaient un masque d’une expression toute particulière. Son poil, d’un noir superbe, frémissait toujours et se moirait d’ombres changeantes. Jamais bête ne fut plus sensible, plus nerveuse, plus électrique. Quand on lui passait deux ou trois fois la main sur le dos, dans l’obscurité, des étincelles bleues jaillissaient de sa fourrure, en pétillant. Éponine s’attacha particulièrement à nous comme l’Éponine du roman à Marius ; mais, moins préoccupé de Cosette que ce beau jeune homme, nous acceptâmes la passion de cette chatte tendre et dévouée, qui est encore la compagne assidue de nos travaux et l’agrément de notre ermitage aux confins de la banlieue. Elle accourt au coup de sonnette, accueille les visiteurs, les conduit au salon, les fait asseoir, leur parle, — oui, leur parle, — avec des ramages, des murmures, de petits cris qui ne ressemblent pas au langage que les chats emploient entre eux, et simulent la parole articulée des hommes. Que dit-elle ? elle dit de la manière la plus intelligible : « Ne vous impatientez pas, regardez les tableaux ou causez avec moi, si je vous amuse ; Monsieur va descendre. » À notre entrée, elle se retire discrètement sur un fauteuil ou sur l’angle du piano et écoute la conversation, sans s’y mêler, comme un animal de bon goût et qui sait son monde.

La gentille Éponine a donné tant de preuves d’intelligence, de bon caractère et de sociabilité, qu’elle a été élevée d’un commun accord à la dignité de personne, car une raison supérieure à l’instinct la gouverne évidemment. Cette dignité lui confère le droit de manger à table comme une personne et non dans un coin, à terre, sur une soucoupe, comme une bête. Éponine a donc sa chaise à côté de nous au déjeuner et au dîner ; mais, vu sa taille, on lui a concédé de poser sur le bord de la table ses deux pattes de devant. Elle a son couvert, sans fourchette ni cuiller, mais avec son verre ; elle suit tout le dîner plat par plat, depuis la soupe jusqu’au dessert, attendant son tour d’être servie et se comportant avec une décence et une sagesse qu’on souhaiterait à beaucoup d’enfants. Au premier tintement de cloche elle arrive ; et quand on entre dans la salle à manger on la trouve déjà à son poste, debout sur sa chaise et les pattes appuyées au rebord de la nappe, qui vous présente son petit front à baiser, comme une demoiselle bien élevée et d’une politesse affectueuse envers les parents et les gens âgés.

On trouve des pailles au diamant, des taches au soleil, des ombres légères à la perfection même. Éponine, il faut l’avouer, a un goût passionné pour le poisson ; ce goût lui est commun avec tous les chats. Contrairement au proverbe latin :

Catus amat pisces, sed non vult tingere plantas,

elle tremperait volontiers sa patte dans l’eau pour en retirer une ablette, un carpillon ou une truite. Le poisson lui cause une espèce de délire, et, comme les enfants qu’enivre l’espoir du dessert, quelquefois elle rechigne à manger sa soupe, quand les notes préalables qu’elle a prises à la cuisine lui font savoir que la marée est arrivée, et que Vatel n’a aucune raison de se passer son épée à travers le corps. Alors on ne la sert pas, et on lui dit d’un air froid : « Mademoiselle, une personne qui n’a pas faim pour la soupe ne doit pas avoir faim pour le poisson », et le plat lui passe impitoyablement sous le nez. Bien convaincue que la chose est sérieuse, la gourmande Éponine avale son potage en toute hâte, lèche la dernière goutte de bouillon, nettoie la moindre miette de pain ou de pâte d’Italie, puis elle se retourne vers nous et nous regarde d’un air fier, comme quelqu’un qui est désormais sans reproche, ayant accompli consciencieusement son devoir. On lui délivre sa part, qu’elle expédie avec les signes d’une satisfaction extrême ; puis, ayant tâté de tous les plats, elle termine en buvant le tiers d’un verre d’eau.

Quand nous avons quelques personnes à dîner, Éponine, sans avoir vu les convives, sait qu’il y aura du monde ce soir-là. Elle regarde à sa place, et, s’il y a près de son assiette couteau, cuiller et fourchette, elle décampe aussitôt et va se poser sur un tabouret de piano, qui est son refuge en ces occasions. Ceux qui refusent le raisonnement aux bêtes expliqueront, s’ils le peuvent, ce petit fait, si simple en apparence, et qui renferme tout un monde d’inductions. De la présence près de son couvert de ces ustensiles que l’homme seul peut employer, la chatte observatrice et judicieuse déduit qu’il faut céder, ce jour-là, sa place à un convive, et elle se hâte de le faire. Jamais elle ne se trompe. Seulement, quand l’hôte lui est familier, elle grimpe sur les genoux du survenant, et tâche d’attraper quelque bon lopin, par sa grâce et ses caresses.

Mais en voilà assez ; il ne faut pas ennuyer ses lecteurs. Les histoires de chats sont moins sympathiques que les histoires de chiens, mais cependant nous croyons devoir raconter la fin d’Enjolras et de Gavroche. Il y a dans le rudiment une règle ainsi conçue : « Sua eum perdidit ambitio » ; — on peut dire d’Enjolras : « sua eum perdidit pinguetudo », son embonpoint fut la cause de sa perte. Il fut tué par d’imbéciles amateurs de civet. Mais ses meurtriers périrent dans l’année de la façon la plus malheureuse. La mort d’un chat noir, bête éminemment cabalistique, est toujours vengée.

Gavroche, pris d’un frénétique amour de liberté ou plutôt d’un vertige soudain, sauta un jour par la fenêtre, traversa la rue, franchit la palissade du parc Saint-James qui fait face à notre maison, et disparut. Quelques recherches qu’on ait faites, on n’a jamais pu en avoir de nouvelles ; une ombre mystérieuse plane sur sa destinée. Il ne reste donc de la dynastie noire qu’Éponine, toujours fidèle à son maître et devenue tout à fait une chatte de lettres.

Elle a pour compagnon un magnifique chat angora, d’une robe argentée et grise qui rappelle la porcelaine chinoise truitée, nommé Zizi, dit « Trop beau pour rien faire. » Cette belle bête vit dans une sorte de kief contemplatif, comme un thériaki pendant sa période d’ivresse. On songe, en le voyant, aux Extases de M. Hochenez. Zizi est passionné pour la musique ; non content d’en écouter, il en fait lui-même. Quelquefois, pendant la nuit, lorsque tout dort, une mélodie étrange, fantastique, qu’envieraient les Kreisler et les musiciens de l’avenir, éclate dans le silence : c’est Zizi qui se promène sur le clavier du piano resté ouvert, étonné et ravi d’entendre les touches chanter sous ses pas.

Il serait injuste de ne pas rattacher à cette branche Cléopâtre, fille d’Éponine, charmante bête que son caractère timide empêche de se produire dans le monde. Elle est d’un noir fauve comme Mummia, la velue compagne d’Atta Troll, et ses yeux verts ressemblent à deux énormes pierres d’aigue-marine ; elle se tient habituellement sur trois pattes, la quatrième repliée en l’air, comme un lion classique qui aurait perdu sa boule de marbre.

Telle est la chronique de la dynastie noire. Enjolras, Gavroche, Éponine, nous rappellent les créations d’un maître aimé. Seulement, lorsque nous relisons les Misérables, il nous semble que les principaux rôles du roman sont remplis par des chats noirs, ce qui pour nous n’en diminue nullement l’intérêt.