Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 2/Chapitre 11

Ernest Bourdin (Tome IIp. 432-482).


Chapitre 11.


L’épée du grand Frédéric – Il eût voulu épouser une Française – On espère que le lion s’endormira – Nouvelles tracasseries du gouverneur ; il m’enlève mon domestique – Notre sort enviable dans nos misères – Bonheur de l’avoir approché.


Mercredi 13.

Le matin, chez l’Empereur et dans un moment de non-occupation, je considérais la grosse montre du grand Frédéric, accrochée près de la cheminée, ce qui a conduit l’Empereur à dire : « J’ai eu dans mes mains d’illustres et précieux monuments ; j’ai possédé l’épée du grand Frédéric ; les Espagnols m’ont rapporté aux Tuileries l’épée de François Ier ; l’hommage était grand, il a dû leur coûter ; et les Turcs, les Persans, n’ont-ils pas prétendu me faire présent d’armes qui auraient appartenu à Gengis-Kan, à Tamerlan, à Schah-Nadir ou autres, je ne sais ; car je crois bien que ce n’est que dans leur seule démarche et leur seule intention qu’il faut prendre la vérité. »

Et comme à la suite de tout cela je terminais par mon grand étonnement qu’il n’eût pas fait des efforts pour conserver l’épée du grand Frédéric : « Mais j’avais la mienne, » a-t-il repris avec une douceur de voix et un sourire tout particuliers, et me serrant légèrement l’oreille. Et au fait il avait raison, je lui disais là une grosse bêtise.

Plus tard, il revenait sur ce qu’il avait voulu et ce qu’il eût dû, disait-il, en se remariant, épouser une Française. « C’était éminemment national, disait-il, la France était assez grande, son monarque assez puissant pour pouvoir négliger toute considération étrangère. D’ailleurs l’alliance du sang entre souverains ne tient pas contre les intérêts de la politique, et, sous ce rapport même, ne prépare que trop souvent des scandales en morale aux yeux des peuples ; puis, c’est admettre une étrangère aux secrets de l’État : elle peut en abuser ; et si l’on compte soi-même sur les siens au dehors, on peut se trouver n’avoir posé le pied que sur un abîme recouvert de fleurs. En tout, c’est une chimère que de croire que ces alliances garantissent ou assurent jamais rien. »

Quoi qu’il en soit, la mesure d’un nouveau mariage transporta d’aise les citoyens sages qui cherchaient un avenir. Napoléon, peu de jours après cette détermination, dit à un de ses ministres (le duc Decrès), dans un moment de gaieté : « On est donc bien joyeux de mon mariage ? – Oui, Sire, beaucoup. – J’entends, c’est qu’on suppose que le lion s’endormira. – Mais, Sire, pour dire le vrai, nous y comptons un peu. – Eh bien ! dit Napoléon après quelques instants de silence, l’on se trompe, et ce n’est pas aux vices du lion qu’il faudra s’en prendre. Le sommeil lui serait aussi doux peut-être qu’à tout autre ; mais ne voyez-vous pas qu’avec l’air d’attaquer sans cesse, je ne suis pourtant jamais occupé qu’à me défendre. » Cette assertion a pu laisser des doutes tant qu’a duré la lutte terrible ; mais la joie et les indiscrétions de la victoire sont venues depuis consacrer la vérité. On a vu les uns se vanter qu’ils auraient continué la guerre jusqu’à ce qu’ils eussent abattu leur ennemi ; qu’ils n’avaient jamais eu d’autre pensée. D’autres[1] n’ont pas craint de publier que c’était sous le masque des alliances du sang même et sous celui de l’amitié qu’ils avaient ourdi le complot de sa chute !…

Aujourd’hui et les deux jours suivants ont été pour moi remplis par une tracasserie qui m’était personnelle, et qui a trop influé sur mes destinées pour que je ne la mentionne pas ici. Depuis mon séjour à Longwood, j’avais pour domestique un jeune habitant de l’île, mulâtre libre dont j’avais lieu d’être fort content ; tout à coup il prit fantaisie à sir Hudson Lowe de m’en priver.

Poussé par son occupation ingénieuse à nous tourmenter, ou, comme beaucoup d’autres se sont obstinés à le penser, par suite d’un plan perfidement combiné, il me dépêcha l’officier de garde anglais pour m’annoncer qu’ayant conçu quelques inquiétudes sur ce que mon domestique était natif de l’île, il allait me le retirer, et le remplacerait par un autre de son choix. Ma réponse fut simple et positive : « Le gouverneur, disais-je, pouvait m’enlever mon domestique si cela lui plaisait ; mais il devait s’épargner la peine de le remplacer par un autre de son choix. J’apprenais chaque jour à me détacher des jouissances de la vie. Je saurais, au besoin, me servir de mes propres mains : cette privation de plus serait peu de chose au milieu des souffrances dont il nous entourait. »

Alors commencèrent à ce sujet une foule de messages et de notes. Sir Hudson Lowe écrivait jusqu’à trois ou quatre fois par jour à l’officier de garde, chargé de me donner autant de communications. Sir Hudson Lowe ne comprenait pas mes difficultés, disait-il, et n’imaginait pas quelle objection je pouvais avoir contre un domestique donné de sa main… Celui qu’il aurait choisi en vaudrait bien un autre… Son offre de le choisir lui-même n’était qu’une attention de sa part, etc.

Je souffrais des allées et venues du pauvre officier, et j’en étais fatigué pour mon compte. Je le priai donc, pour épargner ses pas, d’assurer le gouverneur que ma réponse demeurait toujours la même ; savoir, qu’il pouvait bien m’enlever mon domestique, mais qu’il ne devait pas songer à m’en faire accepter un de son choix ; qu’il pouvait bien mettre garnison chez moi par la force, mais non jamais de mon propre consentement. Cependant, durant tous ces colloques, on avait fait venir mon domestique, on l’avait questionné, on l’avait retiré une première fois de mon service, puis rendu, et enfin retiré tout à fait.

Je rendis compte du tout à l’Empereur, qui m’approuva fort de n’avoir pas voulu laisser introduire un espion, disait-il, au milieu de nous. « Mais comme votre privation, ajouta-t-il d’une manière charmante, est dans l’intérêt de tous, il n’est pas juste que vous en souffriez seul ; faites venir Gentilini, mon valet de pied, qu’il prenne son service auprès de vous ; il sera enchanté de gagner quelques napoléons de plus ; vous lui direz d’ailleurs que c’est par mon ordre. » Gentilini s’y rendit d’abord avec gaieté ; mais le soir même le pauvre garçon vint me dire qu’on lui avait fait observer qu’il n’était pas convenable qu’un domestique de l’Empereur servît un particulier !!!… Et l’Empereur poussa la bonté jusqu’à faire venir Gentilini pour lui en donner l’ordre de sa propre bouche…

C’était ainsi que ce gouverneur continuait à nous persécuter journellement et sous toutes les formes, bien que je n’en disse plus rien : non que je m’y fusse accoutumé, mais parce que dans la masse de nos peines, celles qui ne nous venaient que de sa mauvaise humeur n’étaient plus que de légers accessoires. Et en effet, qu’auraient-elles pu être auprès de nos grandes misères ?…

Si l’on s’est bien pénétré de toute l’horreur de notre situation, on me voit jeté, et probablement pour jamais, sur une plage déserte à deux mille lieues de la patrie, confiné dans une étroite prison, sous un ciel, dans un climat, sur un sol, qui ne sont pas les nôtres. On me voit errer vivant dans les sinuosités du tombeau, seul terme probable de tant de maux. J’ai perdu ma femme, mes enfants, mes amis, bien qu’ils jouissent encore de la vie, mais leur univers n’est plus le mien ; et privé désormais de la communication des hommes, il me reste à pleurer les épanchements de l’amitié, les douceurs de la famille, les intimités, les charmes de la société… Certes, en lisant ceci, il n’est personne sans doute, quels que soient ses opinions, son pays, ses dispositions naturelles, qui ne m’accorde sympathiquement quelques regrets, et ne se sente arracher quelque mouvement de commisération, tant il me voit à plaindre ; eh bien, pourtant, il aurait tort : je vais me rendre enviable !…

Quel est celui dont le cœur ne bat à de certains actes d’Alexandre ou de César ? Qui approcherait sans émotion des vestiges de Charlemagne ? De quel prix ne nous seraient pas les paroles, le son de voix de Henri IV ? Eh bien ! aux moindres symptômes de quelque abattement moral, si je sentais le besoin de retremper mon âme, le cœur plein de telles sensations, l’esprit rempli de telles idées, je m’écriais : Je possède tout cela, mieux que tout cela ; et ici, ce ne sont point de seules illusions, de simples souvenirs d’histoire ; je suis aux côtés mêmes de l’objet vivant qui a accompli tant de prodiges ; chaque jour, à chaque instant, je considère à mon gré les traits de celui dont un clin d’œil ordonna tant de batailles et décida de tant d’empires ; je lis sur ce front que décorent les lauriers de Rivoli, de Marengo, d’Austerlitz, de Wagram, d’Iéna, de Friedland ; je puis presque toucher cette main qui régit tant de sceptres et distribua tant de couronnes, qui saisit les drapeaux d’Arcole et de Lodi, qui, dans une occasion solennelle, rendait à une femme éplorée les seules preuves de la culpabilité de son mari ; j’entends cette même voix qui, à la vue des pyramides d’Égypte, prononçait à ses soldats : « Enfants, du haut de ces monuments quarante siècles nous contemplent ! » qui, arrêtant sa suite à la vue d’un convoi de blessés autrichiens, disait en se découvrant : « Honneur et respect au courage malheureux. » Je cause presque familièrement avec celui-là même dont les conceptions ont manié l’Europe, qui se faisait un passe-temps des embellissements de nos villes et de la prospérité de nos provinces, qui nous avait élevés si haut dans l’esprit des peuples et avait porté notre gloire jusqu’aux nues !… Je le vois, je l’entends, je le soigne, je m’efforce de lui être agréable, je le console peut-être !… Quelle situation !… Eh bien ! à présent me plaint-on encore ? une foule, au contraire, n’enviera-t-elle pas mon sort ? Qui, au fait, obtint un tel bonheur, réunit des circonstances pareilles aux nôtres ?…


Nouvelles occupations de l’Empereur – Sur les grands capitaines, la guerre, etc., etc. – Ses idées sur diverses institutions pour le bien-être de la société – Avocats – Curés – Autres objets.


Jeudi 14.

L’Empereur, sur les six heures, m’a fait appeler dans sa chambre. Il venait de dicter, m’a-t-il dit, un fort beau chapitre sur les droits maritimes ; il me parlait d’autres plans d’ouvrages ; j’ai osé lui rappeler les quatorze paragraphes dont il avait déjà eu l’idée et que j’ai déjà mentionnés ailleurs. Il en a écouté le ressouvenir avec plaisir, et a assuré qu’il y viendrait certainement un jour.

Il s’est mis à lire et à corriger des notes précieuses qu’il avait dictées au grand maréchal sur la différence des guerres anciennes et modernes, sur l’administration des armées, leur composition, etc., etc. Puis s’étant mis à causer, et se lançant sur le sujet, entre autres choses il a dit : « Il n’est pas de grandes actions suivies qui soient l’œuvre du hasard et de la fortune ; elles dérivent toujours de la combinaison et du génie. Rarement on voit échouer les grands hommes dans leurs entreprises les plus périlleuses. Regardez Alexandre, César, Annibal, le grand Gustave et autres ; ils réussissent toujours. Est-ce parce qu’ils ont du bonheur qu’ils deviennent ainsi de grands hommes ! Non ; mais parce qu’étant de grands hommes, ils ont su maîtriser le bonheur. Quand on veut étudier les ressorts de leurs succès, on est tout étonné de voir qu’ils avaient tout fait pour l’obtenir.

« Alexandre, à peine au sortir de l’enfance, conquiert, avec une poignée de monde, une partie du globe ; mais fut-ce de sa part une simple irruption, une façon de déluge ? Non ; tout est calculé avec profondeur, exécuté avec audace, conduit avec sagesse. Alexandre se montre tout à la fois grand guerrier, grand politique, grand législateur ; malheureusement, quand il atteint le zénith de la gloire et du succès, la tête lui tourne ou le cœur se gâte. Il avait débuté avec l’âme de Trajan ; il finit avec le cœur de Néron et les mœurs d’Héliogabale. » Et l’Empereur développait les campagnes d’Alexandre, et je voyais le sujet sous un jour tout nouveau.

Passant ensuite à César, il disait qu’au rebours d’Alexandre, il avait commencé sa carrière fort tard, et qu’ayant débuté par une jeunesse oisive et des plus vicieuses, il avait fini montrant l’âme la plus active, la plus élevée, la plus belle ; il le pensait un des caractères les plus aimables de l’histoire. « César, observait-il, conquiert les Gaules et les lois de sa patrie ; mais est-ce au hasard et à la simple fortune qu’il doit ses grands actes de guerre ? » Et il analysait encore les hauts faits de César, comme il avait fait de ceux d’Alexandre.

« Et cet Annibal, disait-il, le plus audacieux de tous, le plus étonnant peut-être, si hardi, si sûr, si large en toutes choses ; qui, à vingt-six ans, conçoit ce qui est à peine concevable, exécute ce qu’on devait tenir pour impossible ; qui, renonçant à toute communication avec son pays, traverse des peuples ennemis ou inconnus qu’il faut attaquer et vaincre, escalade les Pyrénées et les Alpes qu’on croyait insurmontables, et ne descend en Italie qu’en payant de la moitié de son armée la seule acquisition de son champ de bataille, le seul droit de combattre ; qui occupe, parcourt et gouverne cette même Italie durant seize ans, met plusieurs fois à deux doigts de sa perte la terrible et redoutable Rome, et ne lâche sa proie que quand on met à profit la leçon qu’il a donnée d’aller le combattre chez lui. Croira-t-on qu’il ne dut sa carrière et tant de grandes actions qu’aux caprices du hasard, aux faveurs de la fortune ? Certes, il devait être doué d’une âme de la trempe la plus forte et avoir une bien haute idée de sa science en guerre, celui qui, interpellé par son jeune vainqueur, n’hésite pas à se placer, bien que vaincu, immédiatement après Alexandre et Pyrrhus, qu’il estime les deux premiers du métier.

« Tous ces grands capitaines de l’antiquité, continuait Napoléon, et ceux qui, plus tard, ont dignement marché sur leurs traces, n’ont fait de grandes choses qu’en se conformant aux règles et aux principes naturels de l’art, c’est-à-dire par la justesse des combinaisons et le rapport raisonné des moyens avec leurs conséquences, des efforts avec les obstacles. Ils n’ont réussi qu’en s’y conformant, quelles qu’aient été d’ailleurs l’audace de leurs entreprises et l’étendue de leurs succès. Ils n’ont cessé de faire constamment de la guerre une véritable science. C’est à ce titre seul qu’ils sont nos grands modèles, et ce n’est qu’en les imitant qu’on doit espérer en approcher.

« On a attribué à la fortune mes plus grands actes, et on ne manquera pas d’imputer mes revers à mes fautes ; mais si j’écris mes campagnes, on sera bien étonné de voir que, dans les deux cas et toujours, ma raison et mes facultés ne s’exercèrent qu’en conformité avec les principes, etc. »

Comme il est à désirer que l’Empereur accomplisse sa pensée d’écrire ses campagnes ! Quels commentaires que ceux de Napoléon !!!

L’Empereur a continué d’analyser de la sorte Gustave-Adolphe ; Condé, chez qui il disait que la science semblait avoir été un instinct, la nature l’ayant produit tout savant ; Turenne, qui, au contraire, ne s’était formé qu’avec peine et à force d’instruction. Et m’étant permis de lui dire à ce sujet qu’on avait remarqué pourtant que Turenne n’avait point forme d’élèves, tandis que Condé en avait laissé plusieurs fort distingués : « Pur caprice du hasard, a repris l’Empereur ; c’est le contraire qui eût dû arriver. Mais il ne dépend pas toujours des maîtres de faire de bons écoliers, encore faut-il que la nature s’y prête ; la semence doit rencontrer son terrain. » Il a continué sur Eugène, Marlborough, Vendôme, etc. ; sur le grand Frédéric, qu’il disait avoir été, sur toutes choses, tacticien par excellence, et avoir eu le secret de faire des soldats de véritables machines. À son sujet, il a dit : Combien les hommes diffèrent parfois de ce qu’ils s’annoncent ! Savent-ils bien toujours eux-mêmes ce qu’ils sont ? En voilà un, remarquait-il, qui, au début, prend la fuite devant sa propre victoire, et qui, tout le reste de sa carrière, se montre au feu bien certainement le plus intrépide, le plus tenace, le plus froid des hommes, etc. »

Après dîner, l’Empereur, plein de son travail du jour, traitait en maître une foule d’objets de guerre.

Il revenait sur la grande différence de la guerre des anciens avec celle des modernes. « L’invention des armes à feu a tout changé, observait-il ; cette grande découverte était, du reste, tout à l’avantage des assaillants, bien que jusqu’ici la plupart des modernes aient soutenu le contraire. La force corporelle des anciens, observait-il encore, était en harmonie avec leurs armes offensives et défensives : les nôtres, au contraire, celles de nos jours, sont tout à fait hors de notre sphère. »

L'Empereur voulait que, dans l’état actuel, on donnât plus de consistance au troisième rang de l’infanterie ou bien qu’on le supprimât, et il en développait le motif.

Il voulait que l’infanterie chargée par la cavalerie tirât de fort loin sur elle, au lieu de l’attendre à bout portant, comme on le fait aujourd’hui, et il en démontrait l’avantage.

Il disait que l’infanterie et la cavalerie laissées à elles-mêmes sans artillerie ne devaient point amener de résultat décisif ; mais qu’avec de l’artillerie, et toutes choses d’ailleurs égales, la cavalerie devait détruire l’infanterie ; et il développait très lumineusement toutes ces choses, et une foule d’autres encore.

Il ajoutait que l’artillerie faisait aujourd’hui la véritable destinée des armées et des peuples ; qu’on se battait à coups de canon comme à coups de poings, et qu’en bataille, comme à un siège, l’art consistait à présent à faire converger un grand nombre de feux sur un même point ; que, la mêlée une fois établie, celui qui avait l’adresse de faire arriver subitement et à l’insu de l’ennemi, sur un de ses points, une masse inopinée d’artillerie, était sûr de l’emporter. Voilà quels avaient été, disait-il, son grand secret et sa grande tactique.

Du reste, concluait-il, il ne pouvait pas y avoir ce que, dans sa pensée, il concevait être une véritable armée, sans une révolution dans les mœurs et l’éducation du soldat, peut-être même de l’officier. Il ne pouvait pas y en avoir avec nos fours, nos magasins, nos administrations, nos voitures. Il n’y aurait d’armée que quand, à l’imitation des Romains, le soldat recevrait son blé, aurait des moulins à bras, cuirait son pain sur sa petite platine, etc. Il n’y aurait d’armée que quand on aurait mis en fuite toute notre effroyable administration paperassière, etc., etc.

« J’avais médité, disait-il, tous ces changements ; mais, pour oser les mettre en pratique, il m’eût fallu une profonde paix. Une armée de guerre ne le permettait pas ; elle se fût révoltée, elle m’eût envoyé promener, etc. »

Puisque j’en suis à ce sujet, je vais réunir ici quelques notes éparses, recueillies à différents instants sur les innovations projetées par l’Empereur, non seulement sur l’armée, mais encore sur beaucoup d’autres objets essentiels à l’organisation sociale.

L’Empereur avait le projet, à la paix générale, nous a-t-il dit plus d’une fois, d’amener chaque puissance à une immense réduction des armées permanentes. Il eût voulu que chaque souverain se bornât à sa seule garde, comme cadre du reste de l’armée à composer au besoin. Il eût voulu, s’il avait été contraint de conserver une forte armée en temps de paix, l’employer aux travaux publics, lui donner une organisation, une tenue et une manière de se nourrir tout à fait spéciale.

Il avait éprouvé, disait-il, que la plus grande gêne dans ses plans de campagnes et ses grandes expéditions venait de la nourriture moderne des soldats, du blé qu’il fallait trouver, de la farine qu’il fallait obtenir en le faisant moudre, enfin du pain qu’il fallait parvenir à faire cuire. Or la méthode romaine, qu’il approuvait fort, et qu’il eût adoptée en tout ou en partie, eût remédié à tous ces inconvénients. « Avec elle, disait l’Empereur, on allait au bout du monde ; mais encore fallait-il du temps pour amener à la transition d’un tel régime, il ne pouvait s’opérer par un simple ordre du jour. J’en avais eu la pensée depuis longtemps ; mais, quelle qu’eût été ma puissance, je me fusse bien donné de garde de le commander. Il n’est point de subordination ni de crainte pour les estomacs vides. Ce n’était qu’en temps de paix et à loisir qu’on eût pu y arriver insensiblement ; je l’aurais obtenu en créant des mœurs militaires nouvelles. »

L’Empereur eut constamment tenu à faire passer toute la nation par l’épreuve de la conscription. « Je suis intraitable sur les exemptions, disait-il un jour au Conseil d’État ; elles seraient des crimes. Comment charger sa conscience d’avoir fait tuer l’un au détriment de l’autre ? Je ne sais même pas si j’exempterai mon fils. » Et, dans une autre occasion, il disait encore que la conscription est la racine éternelle d’une nation, l’épuration de son moral, la véritable institution de toutes ses habitudes. Et puis la nation, ajoutait-il, se trouvait de la sorte toute classée dans ses véritables intérêts pour sa défense au dehors et son repos au-dedans. « Organisé, maçonné de la sorte, disait-il, le peuple français eut pu défier l’univers, il eût pu, et avec plus de justesse, renouveler ce mot des fiers Gaulois : Si le ciel venait à tomber, nous le soutiendrions de nos lances. »

Dans son système et ses intentions, la conscription, loin de nuire à l’éducation, en fût devenue l’instrument. L’Empereur en serait arrivé, disait-il, à avoir dans chaque régiment une école pour le commencement ou la continuation de l’enseignement dans tous les genres, soit pour la ligne scientifique, pour les arts libéraux ou pour les simples mécaniques. « Et rien de plus aisé que d’obtenir tout cela, remarquait-il ; le principe une fois adopté, vous eussiez vu chaque régiment tirer tout ce qui eût été nécessaire de ses rangs mêmes. Et quel bienfait le déversement de tous ces jeunes gens avec leurs connaissances acquises, n’eussent-elles été qu’élémentaires, avec les mœurs qui en dérivent nécessairement, n’aurait-il pas été produire dans la masse de la société ! etc. »

Un jour l’Empereur disait encore que, s’il eût eu du loisir, il y avait peu d’institutions sur lesquelles il n’eût porté la main ; et il s’arrêtait sur le fléau des procès, qu’il disait être une véritable lèpre, un vrai cancer social : « Déjà mon Code, disait-il, les avait singulièrement diminués en mettant une foule de causes à la portée de chacun ; mais il restait encore beaucoup à faire au législateur, non qu’il dût se flatter d’empêcher les hommes de quereller : ce devait être de tout temps. Mais il fallait empêcher un tiers de vivre des querelles des deux autres, empêcher qu’il les excitât même, afin de mieux vivre encore. J’aurais donc voulu établir qu’il n’y eût d’avoués ni d’avocats rétribués que ceux qui gagneraient leurs causes. Par là que de querelles arrêtées ! car il est bien évident qu’il n’en serait pas un seul qui, du premier examen d’une cause, ne la repoussât si elle lui semblait douteuse. On ne saurait craindre qu’un homme vivant de son travail voulût s’en charger pour le seul plaisir de bavarder ; et même, dans ce cas encore, le travers ne serait nuisible qu’à lui seul. Mais avec les praticiens, observait l’Empereur, les choses les plus simples se compliquent tout aussitôt. On me présenta une foule d’objections, une multitude d’inconvénients ; et moi, qui n’avais pas de temps à perdre, j’ajournai ma pensée. Mais, encore aujourd’hui, je reste convaincu qu’elle est lumineuse, et qu’en la creusant, la retournant ou la modifiant, on pourrait en tirer grand parti. »

Puis venaient les curés, qu’il eût voulu rendre très importants et fort utiles. « Plus ils sont éclairés, disait-il, moins ils sont portés à abuser de leur ministère. » Aussi à leur cours de théologie aurait-il voulu qu’on eût joint un ours d’agriculture et les éléments de la médecine et du droit. « Par là, disait-il, le dogme et la controverse, qui ne sont que le cheval de bataille et les armes du sot et du fanatique, fussent insensiblement devenus plus rares dans la chaire ; il ne serait plus guère demeuré que la pure morale, toujours belle, toujours éloquente, toujours persuasive, toujours écoutée ; et, comme on aime d’ordinaire à parler de ce qu’on sait, ces ministres d’une religion toute de charité eussent de préférence entretenu les paysans de leur culture, de leurs travaux, de leurs champs ; ils eussent pu donner de bons conseils contre la chicane et de bons avis aux malades : tous y eussent gagné. Alors les pasteurs eussent été une providence pour leurs ouailles ; et, comme on leur eût composé un très bel état, ils auraient joui d’une grande considération ; ils se seraient fort respectés eux-mêmes, et l’eussent été de tous. Ils n’auraient pas eu le pouvoir de la seigneurie féodale, mais ils en auraient eu, sans danger, toute l’influence. Un curé eût été le juge de paix naturel, le vrai chef moral qui eût dirigé, conduit la population sans danger, parce qu’il était lui-même dépendant du gouvernement qui le nommait et le salariait. Si l’on joint à tout cela les épreuves et le noviciat nécessaires pour le devenir, qui garantissent en quelque sorte la vocation et supposent de belles dispositions de cœur et d’esprit, on est porté à prononcer qu’une telle composition de pasteurs au milieu des peuples eût dû amener une révolution morale tout à l’avantage de la civilisation. »

Ceci me rappelle avoir entendu l’Empereur, au Conseil d’État, déclamer contre le casuel des ministres du culte, et faire ressortir l’indécence de les mettre dans le cas de marchander, disait-il, des objets sacrés et pourtant indispensables. Il proposait donc de le détruire. « En rendant les actes de la religion gratuits, observait-il, nous relevons sa dignité, sa bienfaisance, sa charité ; nous faisons beaucoup pour le petit peuple ; et rien de plus naturel et de plus simple que de remplacer ce casuel par une imposition légale, car tout le monde naît, beaucoup se marient, et tous meurent ; et voilà pourtant trois grands objets d’agiotage religieux qui me répugnent et que je voudrais faire disparaître. Puisqu’ils s’appliquent également à tous, pourquoi ne pas les soumettre à une imposition spéciale, ou bien encore les noyer dans la masse des impositions générales ? etc., etc. » Cette proposition n’eut pas de suite.

Il me revient aussi en ce moment l’avoir encore entendu exprimer la proposition que tous les fonctionnaires publics, même les militaires, formassent d’eux-mêmes le fonds de leurs pensions à venir, par une légère retenue de leur salaire annuel. Il y attachait beaucoup de prix : « De la sorte, disait-il, l’avenir de chacun ne sera plus un objet de sollicitation, une faveur ; ce sera un droit, une vraie propriété : ce qui lui aura été retenu sera versé à la caisse d’amortissement chargée de le faire valoir : ce sera son propre bien qu’il suivra des yeux, et qu’il retirera, sans contestation, lors de sa retraite. » On lui objectait qu’il était des traitements, ceux des militaires surtout, qui ne pourraient admettre de retenue. « Eh bien ! j’y suppléerai, répliquait l’Empereur, je les accroîtrai de toute la retenue. – Mais à quoi bon alors, objectait-on encore, si l’on doit faire la même dépense ? il n’y aurait point d’économie ; où seraient donc les avantages ? – Les avantages, répliquait l’Empereur, seraient dans la différence entre le certain et l’incertain, entre le repos du trésor, qui n’aurait plus à se mêler de ces accidents, et la tranquillité des citoyens, qui posséderaient leur garantie, etc., etc. »

L’Empereur défendit cette idée avec beaucoup de chaleur. Il y revint plus d’une fois, elle demeura néanmoins sans résultat. J’ai déjà dit l’avoir vu improviser souvent de la sorte, ou faire discuter, après impression, une foule d’autres projets qui ont éprouvé le même sort. Voici ce qui peut en fort peu de mots donner une idée des travaux et de l’activité de son administration. « On a calculé que le gouvernement de Napoléon, dans un espace de quatorze ans et cinq mois, présente soixante et un mille cent trente neuf délibérations du Conseil d’État sur des objets différents ! » (Histoire critique et raisonnée, etc., de Montvéran.)

Enfin j’ai entendu maintes fois Napoléon, et en diverses circonstances, répéter qu’il eût voulu un Institut européen, des prix européens, pour animer, diriger et coordonner toutes les associations savantes en Europe.

Il eût voulu pour toute l’Europe l’uniformité des monnaies, des poids, des mesures ; l’uniformité de législation. « Pourquoi, disait-il, mon Code Napoléon n’eût-il pas servi de base à un Code européen, et mon Université impériale à une Université européenne ? De la sorte, nous n’eussions réellement, en Europe, composé qu’une seule et même famille. Chacun, en voyageant, n’eût pas cessé de se trouver chez lui, etc. »


L’Empereur change de manière à nous affecter – Le gouverneur nous environne de fortifications. Terreurs de sir Hudson Lowe – Général Lamarque – Madame Récamier et un prince de Prusse.


Vendredi 15.

Sur les trois heures, l’Empereur, avec qui j’avais déjà déjeuné le matin, m’a fait appeler. Voulant prendre l’air, il a essayé de marcher dans le bois, mais l’air lui a paru trop vif. Il s’est dirigé alors vers le grand maréchal, chez qui il est entré, et est demeuré assez longtemps assis dans un fauteuil, où il semblait comme absorbé. La diminution de son embonpoint, la teinte de son visage, un affaissement visible nous ont frappés ; nous en avions tous le cœur navré…

En traversant le bois, il avait jeté les yeux sur les fortifications dont on nous entoure : il avait ri de pitié de tous ces travaux. On avait déshonoré nos alentours, disait-il, en enlevant l’espèce de gazon qui s’y trouvait, pour en faire de misérables revêtements inutiles et ridicules. En effet, depuis près de deux mois, le gouverneur ne cesse de remuer le terrain autour de nous ; il creuse des fossés, élève des parapets, plante des palissades : il nous a tout à fait cernés dans Longwood ; il fait en ce moment de l’écurie une véritable redoute, sans qu’on puisse y deviner aucun avantage en équivalent des sommes et des soins qu’elle aura coûtés ; aussi ces travaux excitent-ils tour à tour la mauvaise humeur et le rire des soldats et des Chinois qui y sont employés : ils n’appellent plus Longwood et son écurie que le fort Hudson et le fort Lowe ; et l’Empereur est revenu sur les frayeurs ridicules de sir Hudson Lowe, qu’on nous a assuré se réveiller parfois en sursaut pour rêver à de nouveaux moyens de sûreté. « Assurément, disait l’Empereur, cela tient de la folie ; eh ! que ne dort-il à son aise ! que ne nous laisse-t-il tranquilles ! Comment n’a-t-il pas l’esprit de juger que la force des localités, ici, est bien supérieure encore à toutes ses terreurs paniques ? – Sire, a repris quelqu’un, c’est qu’il se souvient de Capri, où avec deux mille hommes, trente pièces de canon et perché dans les nues, il fut enlevé par douze cents Français que conduisait le brave Lamarque, lequel ne put pénétrer jusqu’à lui qu’à l’aide d’une triple escalade. – Eh bien, a observé l’Empereur, sir Lowe se montre meilleur geôlier que bon général. »

La santé de mon fils, depuis quelque temps, me donnait les plus vives inquiétudes. Ses souffrances étaient tournées en palpitations violentes qui amenaient des évanouissements ; elles le forçaient de se relever la nuit pour marcher ou prendre quelque position particulière.

Le docteur O’Méara craignait d’entrevoir tous les symptômes d’un anévrisme et un péril imminent. J’ai fait prier le docteur militaire en chef Baxter de venir se joindre au docteur O’Méara, pour une consultation à fond. Heureusement le résultat a pu me tranquilliser : il était loin de présenter rien d’aussi alarmant.

Dans les causeries du jour, l’Empereur est revenu encore à madame de Staël, sur laquelle il n’a rien dit de neuf. Seulement il a parlé cette fois de nouvelles lettres vues par la police, et dont madame Récamier et un prince de Prusse faisaient tous les frais.

« Ces lettres, disait l’Empereur, contenaient la preuve non équivoque de tout l’empire des charmes de madame Récamier, et du haut prix auquel le prince les élevait, car elles ne renfermaient rien moins que des offres ou des promesses de mariage de sa part. »

Et voici le nœud de cette affaire, que j’ai appris plus tard. La belle madame Récamier, dont la bonne réputation a eu le rare privilège de traverser sans injure nos temps difficiles, se trouvait auprès de madame de Staël, à laquelle elle s’était héroïquement dévouée, quand un des princes de Prusse, fait prisonnier à Eylau, et se rendant en Italie par la permission de Napoléon, descendit au château de Coppet, avec l’intention de s’y reposer seulement quelques heures ; mais il y fut retenu tout l’été par les charmes qu’il y rencontra. Celle qui s’y était exilée auprès de son amie, et le jeune prince, se regardant tous deux comme des victimes de Napoléon, une haine commune commença peut-être leur intérêt mutuel. Touché d’une vive passion, le prince, malgré les obstacles que lui opposait son rang, conçut la pensée d’épouser l’amie de madame de Staël, et le confia à celle-ci, dont l’imagination poétique saisit avidement un projet qui pouvait répandre sur Coppet un éclat romanesque. Bien que le prince fût rappelé à Berlin, l’absence n’altéra point ses sentiments, il n’en poursuivait pas moins avec ardeur son projet favori ; mais, soit préjugé catholique contre le divorce, soit générosité naturelle, madame Récamier se refusa constamment à cette élévation inattendue.

C’est à cette circonstance, du reste, qu’on doit le tableau de Corinne, qui passe pour une des créations les plus originales du pinceau de Gérard, le prince le lui ayant commandé pour en faire hommage à celle qui avait si profondément occupé ses pensées.

Mais, puisque je suis revenu à madame de Staël, je dirai que la publication des volumes précédents m’ayant valu la visite et les observations de quelques personnes qui lui sont fort attachées, de ses plus intimes m’ont assuré qu’on lui avait prêté des expressions contre Napoléon qui lui étaient absolument étrangères, spécialement celle de Robespierre à cheval, qu’elles pouvaient désavouer pour elle en toute sûreté de conscience, disaient-elles ; bien plus, elles ajoutaient que madame de Staël se montrait parfois, dans la conversation privée, bien plus favorable que ne le témoignaient ses écrits, toujours aiguillonnés, il fallait en convenir, par les ressentiments et le dépit. L’une de ces personnes me disait qu’il avait été vraiment précieux pour elle de lire dans le Mémorial que Napoléon, à Sainte-Hélène, avait comparé madame de Staël tout à la fois à Armide et à Clorinde, parce qu’elle avait entendu madame de Staël, au temps de son enthousiasme, comparer de son côté le jeune général de l’armée d’Italie tout à la fois à Scipion et à Tancrède, alliant, disait-elle, les vertus simples de l’un aux faits brillants de l’autre.

Après dîner, l’Empereur ayant fait venir Racine, son favori, il nous a lu les plus beaux morceaux d’Iphigénie, de Mithridate et de Bajazet. « Bien que Racine ait accompli des chefs-d’œuvre en eux-mêmes, a-t-il dit en finissant, il y a répandu néanmoins une perpétuelle fadeur, un éternel amour, et son ton doucereux, son fastidieux entourage ; mais ce n’était pas précisément sa faute, ajoutait-il, c’étaient le vice et les mœurs du temps. L’amour alors, et, plus tard encore, était toute l’affaire de la vie de chacun. C’est toujours le lot des sociétés oisives, observait-il. Pour nous, nous en avons été brutalement détournés par la révolution et ses grandes affaires. Chemin faisant, il avait condamné aussi tout le fameux plan de campagne de Mithridate. « Il pouvait être beau comme récit, disait-il, mais il n’avait point de sens comme conception. »


Les ministres anglais actuels ; portraits – Tous les ministères, autant de léproseries ; honorables exceptions – Sentiments de Napoléon pour ceux qui l’ont servi.


Samedi 16.

J’ai trouvé l’Empereur avec une espèce d’almanach politique anglais qu’il s’amusait à feuilleter. S’étant arrêté sur les membres du ministère anglais, qu’il passait en revue : « En connaissez-vous quelques-uns ? m’a-t-il dit. Quelle était, de votre temps, l’opinion commune à leur égard ? – Sire, ai-je répondu, il y a si longtemps que j’ai quitté l’Angleterre, que presque tous ceux qui y jouent un rôle aujourd’hui ne faisaient que commencer alors, aucun n’était encore sur la première ligne de la scène. » Alors, nommant lord Liverpool, il a dit : « Lord Liverpool est, dans tout cela, à ce qu’il paraît, ce qu’il y a de plus honnête. On m’en a dit quelque bien : il semble avoir de la tenue, de la décence ; car je ne me fâche point qu’on soit mon ennemi ; on a son métier à faire, son devoir à remplir ; mais j’ai lieu de m’indigner de mesures et de formes ignobles. » À ce sujet, j’appris à l’Empereur que c’était de mon temps que le père de lord Liverpool, M. Jenkenson, devenu plus tard successivement lord Hawkesbury et lord Liverpool, avait fait sa fortune politique. C’était un très honnête homme, disait-on, ami particulier de George III, fort laborieux, et spécialement chargé des documents diplomatiques.

L’Empereur est passé ensuite à lord Sidmouth. « C’était encore un homme assez honnête, m’a-t-on dit, mais de peu de capacité, une de ces braves ganaches qui concourent bonnement au mal. – Sire, de mon temps, et sous le nom d’Addington, il a été orateur de la chambre des communes à la satisfaction générale. C’était la créature, disait-on, de M. Pitt. Ce ministre passait même pour l’avoir nommé à sa propre place en la quittant, afin d’y rentrer plus facilement quand cela lui conviendrait. Ce qu’il y a de certain, c’est que le public fut grandement surpris de voir M. Addington successeur de M. Pitt, tant on jugeait la chose au-dessus de ses forces ; et plus tard, un journal de l’opposition, parlant de lui, rappelait qu’un philosophe, Locke, je crois, avait dit que les enfants n’étaient qu’une feuille de papier blanc sur laquelle la nature n’avait point encore écrit ; et à cela le journal observait plaisamment qu’en écrivant sur la feuille du docteur, c’était le sobriquet donné à M. Addington, il fallait convenir que cette bonne nature avait laissé de furieuses marges. – Et ce mauvais dogue, a repris l’Empereur a la pâture duquel il semble qu’on nous ait livrés, ce lord Bathurst, qu’en savez-vous ? – Absolument rien, Sire, ni sur son origine, ni sur sa personne, ni sur son caractère. – Eh bien ! à moi, il ne m’est donné, a-t-il repris avec une espèce de chaleur, de pouvoir le juger d’ici que d’après ses actes envers moi. Or, à ce titre, je le tiens pour le plus vil, le plus bas, le plus lâche des hommes. La brutalité de ses déterminations, la grossièreté de ses expressions, le choix infâme de son agent, m’autorisent à le prononcer ainsi. On ne trouve pas aussi facilement un bourreau tel que celui qu’il m’a envoyé ; non, on n’a pas la main aussi heureuse ; il a fallu nécessairement le chercher, l’examiner, le juger, l’instruire ; et certes, en voilà assez, à mes yeux, pour prononcer la condamnation morale de quiconque peut descendre à de tels détails : par le bras qu’il dirige, on peut supposer quel doit être son cœur ! »

J’avoue que, cédant à l’impulsion de mon naturel et des bienséances, j’ai été tenté d’abord de supprimer ou d’adoucir les expressions qui précèdent ; mais un scrupule m’a arrêté, et si la grande ombre si grièvement blessée, me suis-je dit, planant en cet instant au-dessus de moi, venait à me faire entendre : « Puisque vous vous avisez de me faire parler, conservez du moins mes paroles ; » et j’ai écrit. Aussi bien, faut-il que justice se fasse. En jouissant des honneurs et du pouvoir, on s’astreint nécessairement à répondre des charges. À l’inculpé à se justifier : s’il y réussit, tant mieux.

L’Empereur étant passé à lord Castlereagh, il a dit : « C’est celui-là qui gouverne tout le reste, et maîtrise jusqu’au prince même, à l’aide de ses intrigues et de son audace. Fort d’une majorité qu’il a lui-même composée, il est toujours prêt à s’escrimer au parlement, et avec la dernière impudeur, contre la raison, le droit, la justice, la vérité ; nul mensonge ne lui coûte, rien ne l’arrête, tout lui est égal ; il sait que les votes sont constamment là pour tout applaudir et tout légitimer. Il a entièrement sacrifié son pays, et le ravale chaque jour en le conduisant au rebours de sa politique, de ses doctrines, de ses intérêts ; il le livre tout à fait au continent. La position se fausse à chaque instant davantage. Dieu sait comment on s’en tirera !

« Lord Castlereagh, a-t-il continué, est regardé en Angleterre même, m’a-t-on assuré, comme l’homme de l’immoralité. Il a débuté par une apostasie politique qui, bien que commune dans son pays, laisse néanmoins toujours une tache indélébile. Il est entré dans la carrière sous les bannières de la cause du peuple, et il s’est fait l’homme du pouvoir et de l’arbitraire. Si on lui fait justice, il doit être exécré des Irlandais, ses compatriotes qu’il a trahis, et des Anglais dont il a détruit les libertés au-dedans et les intérêts au-dehors.

Il a eu l’impudence de produire au parlement, comme faits authentiques, ce qu’il savait très bien avoir été falsifié, ce qu’il avait peut-être fait falsifier lui-même ; et c’est pourtant sur ces actes qu’on a prononcé le détrônement de Murat ! il fait métier de se mentir publiquement à lui-même chaque jour en plein parlement, et dans des assemblées publiques, en mettant dans ma bouche des paroles et des projets propres à m’aliéner ses compatriotes, bien qu’il sache qu’il n’en était rien ; et cet acte est d’autant plus bas, qu’il me tient lui-même dans l’impuissance de répondre.

« Lord Castlereagh, élève de M. Pitt, dont il se croit peut-être l’égal, n’en est tout au plus que le singe : il n’a cessé de poursuivre les plans et les complots de son maître contre la France. Et ici sa pertinacité, son obstination, ont été peut-être ses véritables et seules qualités : mais Pitt avait de grandes vues ; chez lui, l’intérêt de son pays marchait avant tout ; il avait du génie, il créait ; et de son île, comme point d’appui, il gouvernait et faisait agir à son gré les rois du continent : Castlereagh au contraire, substituant l’intrigue à la création, les subsides au génie, s’important fort peu de son pays, n’a cessé d’employer le crédit et l’influence de ces lois du continent pour asseoir et perpétuer son pouvoir dans son île. Toutefois, et voici la marche des choses d’ici-bas, Pitt, avec tout son génie, m’a cessé d’échouer, et Castlereagh, incapable, a complètement réussi. Ô aveuglement de la fortune !!!…

« Castlereagh s’est montré tout à fait l’homme du continent ; maître de l’Europe, il a satisfait tout le monde, et n’a oublié que son pays. Ses actes blessaient tellement l’intérêt national, ils étaient tellement au rebours des doctrines du pays, ils portaient tellement le caractère de l’inconséquence, qu’on ne comprend pas qu’une nation sage se soit laissé gouverner par un tel fou !!!

« Il prend pour base la légitimité, dont il prétend faire un dogme politique, lorsqu’elle saperait dans ses fondements le trône de son propre maître ; et néanmoins il reconnaît Bernadotte, en opposition au légitime Gustave IV, qui s’est immolé pour l’Angleterre. Il reconnaît l’usurpateur Ferdinand VII, au détriment de son vénérable père Charles IV.

Il proclame avec les alliés, comme une autre base fondamentale, le rétablissement de l’ancien ordre de choses, le redressement de ce qu’ils appellent les torts, les injustices, les déprédations passés, enfin le retour de la morale publique, et il sacrifie la république de Venise, qu’il abandonne à l’Autriche ; celle de Gênes, dont il accommode le Piémont ; il agrandit de la Pologne la Russie, son ennemie naturelle ; il dépouille le roi de Saxe en faveur de la Prusse, qui ne peut plus lui être de secours aucun ; il enlève la Norvège au Danemark, qui, plus indépendant de la Russie, pourrait lui ouvrir la clef de la Baltique pour enrichir la Suède, tombée, par la perte de la Finlande et des îles de la Baltique, tout à fait sous la sujétion des Russes. Enfin, en violation des premiers éléments de la politique générale, il néglige, dans sa situation toute-puissante, de ressusciter l’indépendance de la Pologne, et par là livre Constantinople, expose toute l’Europe et prépare mille embarras à l’Angleterre.

« Je ne dirai rien du monstrueux contresens d’un ministre, le représentant de la nation libre par excellence, qui remet l’Italie sous le joug, y maintient l’Espagne, concourt de tous ses efforts à river des fers sur tout le continent. Penserait-il donc que la liberté n’est applicable qu’aux Anglais, et que le continent n’est pas fait pour elle[2] ! Mais, dans ce cas même, il se trouverait en tort vis-à-vis de ses propres compatriotes, qu’il prive chaque jour de quelques-uns de leurs droits : c’est la suspension de l’habeas corpus à tort et à travers ; c’est l’alien-bill en vertu duquel, le croirait-on bien ? la femme d’un Anglais, si elle est étrangère, peut être chassée d’Angleterre sous le bon plaisir du ministre ; c’est l’espionnage et la délation qu’il répand à l’infini ; ce sont des agents provocateurs, création infernale, à l’aide desquels on est toujours sûr de trouver des coupables et de multiplier les victimes ; c’est une froide violence, un joug de fer qu’il fait peser sur des dépendances étrangères. Non, lord Castlereagh n’est point le ministre d’un grand peuple libre chargé d’imprimer le respect aux nations étrangères ; c’est un visir des rois du continent, façonnant, à leur instigation, ses compatriotes à l’esclavage ; c’est le chaînon, le conducteur à l’aide duquel se déversent sur le continent les trésors de la Grande-Bretagne et s’importent en Angleterre toutes les doctrines malfaisantes du dehors.

Il semble se montrer le partisan, l’obséquieux associé de cette mystérieuse sainte-alliance, alliance universelle dont je ne saurais d’ici deviner ni le sens ni le but, qui ne peut présenter rien d’utile ni faire augurer rien de bon. Serait-elle dirigée contre les Turcs ? Mais ce serait alors aux Anglais à s’y opposer. Serait-ce pour maintenir, en effet, une paix générale ? Mais c’est une chimère dont ne sauraient être dupes des cabinets diplomatiques. Il ne saurait y avoir des alliances que par opposition et comme contrepoids. On ne saurait être alliés entre tous ; alors ce n’est plus rien. Je ne la comprendrais que comme alliance des rois contre les peuples ; mais alors qu’a à faire lord Castlereagh là-dedans ? S’il en était ainsi, ne pourrait-il pas, ne devrait-il pas le payer cher un jour ?…

« J’ai eu ce lord Castlereagh en mon pouvoir, a dit l’Empereur ; il était occupé à intriguer à Châtillon, lorsque, dans un de nos succès momentanés, mes troupes dépassèrent le congrès qui se trouva enveloppé. Le premier ministre anglais se trouvait sans caractère public, et demeurait en dehors du droit des gens : il le sentit, et se montrait dans la plus affreuse anxiété de se trouver ainsi entre mes mains. Je lui fis dire de se tranquilliser, qu’il était libre : je le fis pour moi, non pour lui ; car, certes, je n’en attendais rien de bon. Cependant, à quelque temps de là, sa reconnaissance se manifesta d’une manière toute particulière ; quand il me vit choisir l’île d’Elbe, il me fit proposer l’Angleterre pour asile, et employa alors son éloquence, sa subtilité pour m’y déterminer ; mais aujourd’hui les offres d’un Castlereagh ont le droit de m’être suspectes ; et nul doute qu’il ne méditât déjà en cela l’horrible traitement qu’on exerce en cet instant sur ma personne !

« C’est un grand malheur pour le peuple anglais que son ministre dirigeant ait été traiter lui-même en personne avec les souverains du continent ; c’est une violation de l’esprit de sa constitution. L’orgueil anglais n’a aperçu alors que son représentant allant dicter des lois ; mais il a de quoi se repentir, aujourd’hui que l’évènement lui prouve qu’il n’est allé stipuler, au contraire, que des embarras, de la déconsidération, des pertes.

« Il est de fait certain que lord Castlereagh eût pu tout obtenir ; mais soit aveuglement, soit incapacité, soit perfidie, il a tout sacrifié. Assis au banquet des rois, il semble avoir rougi de dicter la paix en marchand, et s’est avisé de la traiter en monsieur. Son orgueil y a gagné, et il est à croire que ses intérêts n’y ont pas perdu : son pays seul en a souffert et en souffrira beaucoup et longtemps.

« Et les rois du continent aussi ont à expier peut-être la faute d’avoir mis en contact personnel leurs ministres dirigeants. Ne semble-t-il pas en être résulté que tous ces premiers ministres se sont créés, contre leurs propres maîtres, une espèce de souveraineté secondaire ; qu’ils se la sont garantie réciproquement, et l’ont accompagnée, est-on autorisé à croire, de véritables subsides, fournis de l’aveu même de leurs maîtres ? Voici comment l’on conçoit que la chose peut très bien s’être arrangée ; rien de plus simple ni de plus ingénieux à la fois : en fixant le budget secret dans un endroit, on fera arrêter qu’un tel sur le continent a été fort utile, qu’il peut l’être encore, et qu’il faut savoir le reconnaître. Celui-ci, à son tour, aura soin de démontrer chez lui qu’un autre, au loin, a rendu de grands services, qu’il a été même jusqu’à compromettre ses intérêts, et qu’il faut lui en tenir compte. Ce sont des arrangements de la sorte sans doute qui ont fait dire à un grand personnage à Vienne, dans un moment de dépit : Un tel me coûte les yeux de la tête. Nul doute que ces ignobles transactions, ces honteuses menées ne soient publiques un jour. Alors on connaîtra les énormes fortunes léguées ou mangées ; de nouvelles lettres de Barillon les consacreront avec le temps ; mais elles ne découvriront rien, ne flétriront aucun caractère, parce que les contemporains auront pris les devants. »

Après cette vigoureuse et longue sortie, dans laquelle je voyais Napoléon, pour la première fois peut-être, s’exprimer dans l’intimité avec tant de chaleur et d’amertume contre ceux dont il avait personnellement à se plaindre, il a gardé le silence quelques instants, puis il a repris : « Et ce Castlereagh a eu l’art de s’appuyer tout à fait de lord Wellington (que l’Empereur trouvait en ce moment parmi les membres du ministère). Wellington, a-t-il dit, est devenu sa créature ! Quoi, le moderne Marlborough se traîner à la suite d’un Castlereagh ! atteler ses victoires aux turpitudes d’un saltimbanque politique ! cela se conçoit-il ? Comment Wellington ne s’indigne-t-il pas qu’on puisse en concevoir la pensée ! Son âme ne serait-elle donc pas à la hauteur de ses succès ?… »

J’ai pu remarquer qu’en général il répugnait à l’Empereur de mentionner lord Wellington. Il évitait d’ordinaire, lorsque l’occasion s’en présentait, de laisser connaître son jugement. Sans doute il se sentait gauche à ravaler publiquement celui sous lequel il avait succombé. Toutefois ici il s’est abandonné sans mesure, et a livré sa pensée tout entière. Le sentiment de toutes les indignités dont on se plaît à l’abreuver agissait sans doute en ce moment dans toute sa force. Je ne l’avais jamais vu, lui d’ordinaire si impassible, si calme au sujet de ceux qui lui ont fait le plus de mal, s’exprimer avec autant de chaleur : ses gestes, son accent, ses traits s’étaient élevés de l’amertume à l’imprécation ; j’en étais ému moi-même.

« On m’assure, a-t-il dit, que c’est par lui que je suis ici, et je le crois[3]. C’est digne, du reste, de celui qui, au mépris d’une capitulation solennelle, a laissé périr Ney, avec lequel il s’était vu souvent sur le champ de bataille ! Il est sûr que pour moi je lui ai fait passer un mauvais quart d’heure. C’est d’ordinaire un titre pour les grandes âmes ; la sienne ne l’a pas senti. Ma chute et le sort qu’on me réservait lui ménageaient une gloire bien supérieure encore à toutes ses victoires, et il ne s’en est pas douté. Ah ! qu’il doit un beau cierge au vieux Blucher : sans celui-là, je ne sais pas où serait Sa Grâce, ainsi qu’ils l’appellent ; mais moi, bien sûrement, je ne serais pas ici. Ses troupes ont été admirables, ses dispositions, à lui, pitoyables, ou pour mieux dire il n’en a fait aucune. Il s’était mis dans l’impossibilité d’en faire, et, chose bizarre, c’est ce qui a fini par le sauver. S’il eût pu commencer sa retraite, il était perdu. Il est demeuré maître du champ de bataille, c’est certain ; mais l’a-t-il dû à ses combinaisons ? Il a recueilli les fruits d’une victoire prodigieuse ; mais son génie l’avait-il préparée ? Sa gloire est toute négative, ses fautes sont immenses. Lui, généralissime européen, chargé d’aussi grands intérêts, ayant en front un ennemi aussi prompt, aussi hardi que moi, laisser ses troupes éparses, dormir dans une capitale, se laisser surprendre ! Et ce que peut la fatalité quand elle s’en mêle ! en trois jours j’ai vu trois fois les destins de la France, celui du monde, échapper à mes combinaisons.

« D’abord, sans la trahison d’un général, qui sort de nos rangs (Bourmont) et court avertir l’ennemi, je dispersais et détruisais toutes ces bandes, sans qu’elles eussent pu se réunir en corps d’armée.

« Puis, sur ma gauche, sans les hésitations inaccoutumées de Ney aux Quatre-Bras, j’anéantissais toute l’armée anglaise. Enfin, sur ma droite, les manœuvres inouïes de Grouchy, au lieu de me garantir une victoire certaine, ont consommé ma perte et précipité la France dans le gouffre.

« Non, a-t-il repris encore, Wellington n’a qu’un talent spécial : Berthier avait bien le sien ! Il y excelle peut-être, mais il n’a point de création ; la fortune a plus fait pour lui qu’il n’a fait pour elle. Quelle différence avec ce Marlborough, désormais son émule et son parallèle ! Marlborough, tout en gagnant des batailles, maniait les cabinets et subjuguait les hommes ; pour Wellington, il n’a su que se mettre à la suite des vues et des plans de Castlereagh. Aussi madame de Staël avait-elle dit de lui que hors de ses batailles il n’avait pas deux idées. Les salons de Paris, d’un goût si fin, si délicat, si juste, ont prononcé tout d’abord qu’elle avait raison, et le plénipotentiaire français à Vienne l’a consacré. Ses victoires, leur résultat, leur influence hausseront encore dans l’histoire ; mais son nom baissera, même de son vivant… etc., etc. »

Puis, revenant aux ministères en général, aux ministères collectifs surtout, à toutes les intrigues, à toutes les grandes et petites passions qui agitent ceux qui les composent, l’Empereur a dit : « Mon cher, c’est qu’après tout, ce sont autant de léproseries ; nul n’y échappe à la contagion. On peut y aspirer vertueux, qu’on n’en sort jamais sans y avoir laissé sa pureté. Je n’en excepterais que deux peut-être, le mien et celui des États-Unis d’Amérique : le mien, parce que mes ministres n’étaient que mes hommes d’affaires, et que je demeure seul responsable ; celui des États-Unis, parce que les ministres n’y sont que les gens de l’opinion, toujours droite, toujours surveillante, toujours sévère. » Et il a conclu par cette fin remarquable :

« Je ne crois pas qu’aucun souverain se soit jamais mieux entouré que j’avais fini par l’être. Quel cri eût pu avec justice s’élever à cet égard ? Et si l’on ne m’en a pas tenu compte, c’est qu’il n’est que trop souvent de mode parmi nous de fronder sans cesse. » Et il s’est mis à passer en revue sur ses doigts les différents ministres.

« Mes grands dignitaires, disait-il, Cambacérès et Lebrun, deux personnes très distinguées et tout à fait bienveillantes.

Bassano et Caulaincourt, deux hommes de cœur et de droiture ; Molé, ce beau nom de la magistrature, caractère appelé probablement à jouer un rôle dans les ministères futurs ; Montalivet, si honnête homme ; Decrès, d’une administration si pure et si rigoureuse ; Gaudin, d’un travail si simple et si sûr ; Mollien, de tant de perspicacité et de promptitude : et tous mes conseillers d’État, si sages, si bons travailleurs ! Tous ces noms demeurent inséparables du mien. Quel pays, quelle époque présentèrent jamais un ensemble mieux composé, plus moral ! Heureuse la nation qui possède de tels instruments et sait les mettre à profit !… Bien que je ne fusse pas louangeur de mon naturel, et que mon approbation fût en général purement négative, je n’en étais pas moins éclairé sur ceux qui servaient bien et qui ont des titres à ma reconnaissance. Le nombre en est immense, et les plus modestes ne sont pas les moins méritants. Aussi ne m’arriverait-il pas d’essayer de les nommer, tant serait senti et pourrait sembler ingrat de ma part le tort de se voir oubliés !… etc. »


Retour sur les généraux de l’armée d’Italie – Le père d’un de ses aides de camp – Ordures de Paris – Famille La Rochefoucauld, etc..


Dimanche 17.

L’Empereur était souffrant et n’avait vu personne de tout le jour ; le soir il m’a fait appeler. Je me montrais fort inquiet sur sa santé, mais il m’a dit être plus mal disposé d’esprit que souffrant de corps, et il s’est mis à causer, parcourant un grand nombre d’objets qui l’ont remis.

Il s’est trouvé passer en revue de nouveau les généraux de l’armée d’Italie ; il est revenu sur leur caractère, a cité des anecdotes qui les concernent, a parlé de l’avidité de l’un, de la forfanterie d’un autre, des sottises d’un troisième, des déprédations de plusieurs, des bonnes qualités d’autres, et des grands et vrais services qu’en général ils ont tous rendus. Il s’est arrêté sur un de ceux qu’il y avait le plus aimé (Marmont), sur sa défection ; l’Empereur disait en avoir eu le cœur navré, et terminait en remarquant que pour ce qu’il connaissait de lui, il devait être parfois bien malheureux. Jamais, observait-il, défection n’avait été plus avouée ni plus funeste ; elle se trouve consignée dans le Moniteur, et de sa propre main ; elle a été la cause immédiate de nos malheurs, le tombeau de notre puissance, le nuage de notre gloire, etc… Et pourtant, disait-il avec une espèce de ressouvenir d’affection, je le répète parce que je le pense, ses sentiments vaudront mieux que sa réputation ; son cœur l’emporte sur sa conduite. Et lui-même, a continué l’Empereur, ne semble-t-il pas penser ainsi ? les papiers nous disent qu’en sollicitant vainement pour Lavalette, il répond avec effusion aux difficultés du monarque, en lui disant : Mais, Sire, moi je vous ai donné plus que la vie ! D’autres nous ont livré aussi, disait l’Empereur, et d’une manière bien autrement vilaine encore ; mais leur acte du moins n’est pas consacré par des pièces officielles comme celui-ci. »

De là, l’Empereur, revenant en arrière, disait l’avoir élevé comme un père eût pu le faire de son fils. Il n’avait pu entrer dans le corps royal de l’artillerie, et avait dû s’attacher à un régiment provincial. « Neveu, disait l’Empereur, d’un de mes camarades à Brienne et au régiment de La Fère, qui me le recommanda en partant pour l’émigration, cette circonstance m’avait mis dans le cas de lui servir d’oncle et de père, ce que j’avais réellement accompli ; j’y pris un véritable intérêt, et j’avais de bonne heure fait sa fortune. Son père était chevalier de Saint-Louis, propriétaire de forges en Bourgogne, et jouissait d’une fortune considérable. »

Plus tard, l’Empereur, parlant des mœurs de Paris et de l’ensemble de son immense population, énumérait toutes les abominations inévitables, disait-il, d’une grande capitale, où la perversité naturelle et la somme de tous les vices se trouvaient aiguillonnées à chaque instant par le besoin, la passion, l’esprit et toutes les facilités du mélange et de la confusion ; et il répétait souvent que toutes les capitales étaient autant de Babylones.

Le faubourg Saint-Germain a conduit à passer en revue les premiers noms de la capitale. L’Empereur s’est arrêté sur celui de La Rochefoucauld et sur divers membres de cette famille ; sur la dame d’honneur de l’impératrice Joséphine ; son mari, qu’il avait fait ambassadeur à Vienne et en Hollande ; son frère, le législateur ; leur père, M. de Liancourt, qu’il estimait et considérait ; enfin sur la fille, qu’il avait fait épouser au prince Aldobrandini, frère du prince Borghèse. Il a répété qu’il avait eu un moment la pensée de la donner pour femme à Ferdinand VII. De là il a nommé un autre M. de La Rochefoucauld, mort en prison au commencement de son règne, me demandant ce qu’il était à ceux-là. Je n’ai pu le lui dire, je ne connaissais ni la personne ni la circonstance que mentionnait l’Empereur.

« C’était l’auteur, m’a-t-il dit, d’une conspiration de plus contre ma personne, dont je ne vous ai point parlé encore : elle ne me revient à l’esprit qu’en cet instant.

« Ce M. de La Rochefoucauld organisait à Paris, dans l’intérêt du roi, encore alors à Mittau, une conspiration dont le premier coup devait être la mort du chef du gouvernement. Ce M. de La Rochefoucauld a fini en prison après quatre ou cinq ans de détention. Quelqu’un ayant procuré les fils de cette affaire, un affidé de la police entra dans la conspiration pour en devenir un des agents les plus actifs. Celui-ci fut prendre ses lettres de créance dans un château en Lorraine, auprès d’un vieux gentilhomme qui avait tenu un rang distingué dans l’armée de Condé, et devait son retour à l’amnistie du Premier Consul. C’était lui qui était chargé d’accréditer et de procurer les moyens de parvenir jusqu’à Louis XVIII à Mittau. Ce bon et brave gentilhomme, il faut lui rendre justice, disait l’Empereur, ne s’y prêta qu’avec beaucoup de peine et une extrême répugnance ; il était désormais bien tard, observait-il, pour revenir à de pareilles entreprises… la France commençait à goûter du repos… Et il protestait surtout de son éloignement absolu à voir courir le moindre danger au Premier Consul, devenu désormais pour lui, disait-il, un homme extraordinaire et sacré, etc. Après avoir vu plusieurs fois Louis XVIII à Mittau, l’agent revint connaissant tout ; on arrêta M. de La Rochefoucauld et sa bande ; et s’ils savaient à qui ils le durent !…, etc. »


Poniatowski, le vrai roi de Pologne – Traits caractéristiques sur Napoléon – Dires épars ; notes perdues.


Lundi 18, mardi 19.

Nous parlions de la Pologne ébranlée à la voix de l’Empereur, des rois auxquels nous l’avions crue destinée : chacun nommait le sien. L’Empereur, qui avait gardé le silence, l’a interrompu en disant : « Le vrai roi de Pologne, c’était Poniatowski : il en réunissait tous les titres et il en avait tous les talents. » Et il s’est tu.

Dans un autre moment, l’Empereur riait de l’importance qu’on avait mise à effacer ses emblèmes ou son chiffre sur les monuments qu’il avait créés. On a pu, disait-il, avoir eu la petitesse de les enlever aux regards du vulgaire ; mais on ne saurait les effacer des pages de l’histoire ni du sentiment des connaisseurs et des artistes. J’ai agi différemment, ajoutait-il, j’ai respecté tous les vestiges royaux que j’ai trouvés encore ; j’ai même fait rétablir des fleurs de lis ou autres emblèmes, quand l’ordre chronologique le réclamait, etc. »

À cela quelqu’un s’est permis de dire que le prince Lucien avait montré précisément les mêmes sentiments. Logé au Palais-Royal, où l’Empereur l’avait placé à son arrivée en 1815, et frappé, en montant le bel escalier, du groupe de fleurs de lis qui tapissent la muraille, il dit à l’officier de l’Empereur en service auprès de lui : « Nous ôterons bientôt tout cela, n’est-ce pas ? – Pourquoi, Monseigneur ? – Mais parce que ce sont les insignes de l’ennemi. – Eh bien ! Monseigneur, pourquoi ne demeureraient-elles pas nos trophées ? – Et vous avez bien raison, répliqua-t-il vivement ; car ce sont aussi mes principes et ma manière de voir. »

Aujourd’hui j’ai eu peu à recueillir de l’Empereur, et malheureusement bientôt je n’aurai plus à l’entendre. Je vais remplir ce vide et celui du jour suivant en insérant ici bien des objets que je trouve indiqués par des notes éparses sur la couverture même de mon Journal ; car d’habitude j’y inscrivais de la sorte ce que je m’apercevais avoir oublié de mettre en son lieu, comme aussi d’anciens souvenirs quand ils me revenaient, ou bien encore des points délicats que la prudence et la circonspection commandaient à notre état de captivité ; enfin on trouvera ici même des choses apprises plus tard, mais de sources incontestables.

Beaucoup de ces articles n’ont point de liaisons entre eux ; toutefois ils concourent tous au but constant de ce recueil, soit qu’ils démentent les couleurs mensongères sous lesquelles, dans le temps, on nous peignait Napoléon, soit qu’ils fassent ressortir, au contraire, les véritables nuances de son caractère. Puisse la lecture du Mémorial porter ceux qui l’ont approché à consacrer de leur côté ce qu’ils en savent ou ce qu’ils en ont entendu de lui-même !

– Il n’était jadis bruit que de la grande brutalité et de l’extrême violence de l’Empereur envers son entourage : or, il est reconnu à présent que tout ce qui le servait, dans son plus petit intérieur, l’adorait précisément à cause de sa bonté et de l’excellence de son cœur. Quant à son atmosphère extérieure, je tiens, depuis mon retour en Europe, de quelqu’un du plus haut rang, dont le nom seul suffirait pour commander la croyance par la considération dont il jouit, et que ses fonctions attachaient constamment à la personne de l’Empereur, soit dans ses expéditions de guerre, soit dans le séjour de ses palais, qu’il ne l’a jamais vu qu’une seule fois s’emporter au point de frapper, et c’était un de ses palefreniers qui, lors de la retraite de Saint-Jean-d’Acre, se refusait à donner son cheval pour le transport des malades, lorsque lui, général en chef, avait livré le sien et forcé tout son état-major à en faire autant. Et encore, me disait-on, il était aisé d’apercevoir dans cet acte bien plus de politique que d’impulsion naturelle, la chose se passant devant des soldats découragés, auxquels il fallait prouver le vif intérêt qu’on leur portait.

– Il était passe en habitude de répéter que Napoléon était le plus désobligeant à sa cour, ainsi que pour ceux de son service ; qu’il n’avait jamais rien de gracieux ou d’aimable à dire à personne. Or, voici ce que, entre autres choses, j’ai moi-même entendu : L’Empereur, à son arrivée de la désastreuse campagne de Leipsick, reçut à une heure inusitée les officiers de sa maison ; il se présenta à nous avec un air de tristesse. Arrivé à M. de Beauveau, qui était à côté de moi, et dont le fils, encore enfant, était parti pour cette campagne dans les gardes d’honneur ou autrement, Napoléon lui dit : « Votre fils s’est conduit à merveille ; il a fait honneur à son nom, il est blessé, mais ce n’est rien. Toutefois il pourra se vanter avec orgueil d’avoir vu couler son sang de bonne heure pour la patrie. »

À la même époque, à un de ses levers, après avoir donné quelques ordres à mon voisin, le général Gérard, dont la réputation commençait à attirer tout à fait l’attention, il termina par quelques phrases évidemment bienveillantes, mais au fait assez obscures ; et après avoir fait quelques pas pour continuer sa tournée, il revint tout à coup au général Gérard, ayant lu apparemment sur sa figure qu’il ne l’avait pas compris, prononçant distinctement cette fois : « Je disais que si j’avais bon nombre de gens comme vous, je croirais nos pertes réparées, et me considérerais comme au-dessus de mes affaires. »

– C’est à la même époque que j’ai vu quel pouvait être l’ascendant moral de l’Empereur sur certains esprits, et l’espèce de culte qu’on pouvait lui porter : Un général dont je ne sais pas le nom, grièvement blessé à la jambe, s’était traîné au lever de l’Empereur, qui vers ce temps en avait étendu de beaucoup la faveur. Apparemment qu’on avait instruit Napoléon que l’amputation était absolument indispensable, et que ce malheureux officier s’y refusait tout à fait ; car, arrivé à lui, il dit : « Comment pouvez-vous vous refuser à une opération qui doit vous conserver la vie ? Ce ne saurait être la crainte qui vous arrête ; vous vous êtes exposé si souvent dans les batailles ! Serait-ce le mépris de la vie ? Mais comment votre cœur ne vous dit-il pas qu’avec une jambe de moins on peut encore être utile à la patrie, rendre de grands services à son pays ? » L’officier gardait le silence ; sa figure, sa contenance étaient calmes, douces, mais négatives ; et l’Empereur, attristé, avait déjà passé plusieurs personnes, quand l’officier, semblant avoir recueilli ses forces et pris une résolution soudaine, s’avança vers l’Empereur et lui dit : « Sire, si Votre Majesté m’en donne l’ordre, j’y vais en sortant d’ici. » À quoi l’Empereur répliqua : « Mon cher, mon autorité ne s’étend pas jusque-là ; c’est la persuasion dont j’aurais souhaité vous pénétrer ; mais de commandement, le ciel m’en préserve ! » Et je crois me rappeler que le bruit fut alors que le malheureux officier, en sortant, avait été se soumettre à l’opération fatale.

– Au retour de l’île d’Elbe, l’Empereur étant entré le soir fort tard aux Tuileries, son premier lever, le lendemain, fut, comme on suppose, des plus nombreux. Quand la porte s’ouvrit, à son apparition devant nous, il me serait difficile de rendre le vague de mes idées et la nature de mes sensations. Il apparaissait là comme de coutume, comme s’il n’y avait pas eu d’intervalle ; il me semblait le même que si je l’avais vu la veille : la même figure, le même costume, la même attitude, les mêmes manières. Je me sentais vivement remué, et je crois que chacun partageait les mêmes sensations. Toutefois, à sa vue, le sentiment l’emportant sur le respect, on se précipita vers lui ; lui-même se montrait visiblement ému, et il embrassa plusieurs des plus distingués. Puis commença, comme de coutume, sa tournée ordinaire ; sa voix était douce, sa figure satisfaite, ses manières affectueuses, il parlait successivement avec bienveillance à chacun. « Ah ! monsieur le major général de l’armée blanche, » dit-il à deux pas de moi à quelqu’un avec un mélange visible de plaisanterie et d’affection. Plusieurs des assistants n’étaient pas sans quelque embarras par les divers grands évènements qui s’étaient passés ; pour Napoléon, il semblait n’en vouloir connaître aucun : il n’oubliait pas qu’il avait dégagé chacun à Fontainebleau.

Les traits suivants prouvent la justesse de son raisonnement et le sang-froid de ses actes ; ils démontrent surtout que, bien qu’au sommet du pouvoir, sa modération et son équité ne fléchissaient point devant ce qui lui était le plus directement personnel, et sur le sujet le plus délicat et le plus sensible.

– Lorsque, compromis dans l’affaire de Georges et Pichegru, Moreau se trouva arrêté, un des aides de camp du Premier Consul, qui l’avait été aussi peut-être de Moreau, ou du moins avait servi sous ses ordres, n’hésita pas à l’aller visiter avec un intérêt marqué. « Cela peut être bien, dit Napoléon en l’apprenant ; je ne saurais précisément blâmer un tel acte ; mais je dois chercher un autre aide de camp. Ce poste est tout de confiance et d’un entier dévouement ; il ne saurait admettre de partage dans une affaire aussi personnelle que celle-ci. » Et il donna un régiment à cet aide de camp, le colonel Lacuée.

Voici qui fait voir que Napoléon n’était pas disposé à sévir trop promptement contre une certaine indépendance même déraisonnable.

Je tiens de M. de Montalivet, alors ministre de l’intérieur, que, demeuré seul avec l’Empereur après un conseil des ministres, il lui dit : « Sire, ce n’est pas sans un grand embarras que j’ose entretenir Votre Majesté d’une circonstance vraiment ridicule ; mais un préfet, jeune auditeur, s’obstine ouvertement à me refuser un titre que l’usage a consacré pour tous vos ministres. Des subalternes de mes bureaux s’étant aperçus qu’il ne me donnait jamais le monseigneur, et croyant y voir de l’affectation, ont eu la gaucherie de le lui réclamer en mon nom ; à quoi il a répondu péremptoirement qu’il n’en ferait rien. Je suis tout honteux qu’on ait élevé cette difficulté ; mais pourtant la chose en est venue à un point qui ne permet pas de reculer. » Une telle obstination parut d’abord incroyable à l’Empereur ; il ne revenait pas, disait-il, d’une pareille folie dans le jeune préfet. Cependant, après quelques instants de méditation, il répondit à M. de Montalivet en riant : « Mais c’est qu’après tout une telle obligation n’est pas dans le Code, et ce jeune homme est peut-être un bon fruit qui n’est pas mûr. Toutefois un tel scandale ne doit pas se prolonger, et il faut en finir : faites-moi venir son père ; je suis sûr que le jeune homme ne résistera pas à un ordre de sa part. » Tournure remarquable de la plus délicate morale.

– Le 20 mars au soir, l’Empereur à peine entré dans ses appartements aux Tuileries, le capitaine des dragons G. D… se présente à lui : il était porteur de la capitulation de Vincennes, qui venait d’être obtenue par une rare audace et une grande adresse. Napoléon sourit d’abord aux détails qu’il se fait raconter ; puis, frappé du ton d’exaltation et des expressions enflammées du narrateur, se rappelant tout à coup le gouverneur Puyvert, à qui Vincennes a déjà été funeste, il s’écrie brusquement : « Mais, Monsieur, vous ne me parlez pas du gouverneur ; qu’en a-t-on fait ? – Sire, reprend l’officier avec plus de calme, on lui a délivré un passeport, on l’a fait escorter, il est hors de Paris. » Napoléon, faisant alors deux pas, saisit la main de l’officier avec une expression qui trahit toute l’anxiété qu’il venait d’éprouver : « Je suis content, Monsieur, lui dit-il avec chaleur, c’est bien, très bien, parfaitement bien ! »

– On trouve que Napoléon a donné soixante batailles, César n’en avait livré que cinquante.

– On se demandait un jour, devant Napoléon, comment il arrivait que des malheurs encore incertains frappaient parfois beaucoup plus que les malheurs déjà arrivés ? « C’est, repartit-il, que dans l’imagination comme dans le calcul, la force de l’inconnu est incommensurable. »

– « Allez, Monsieur, courez, disait d’ordinaire l’Empereur après avoir donné une mission importante ou tracé la marche d’un grand travail, et n’oubliez pas que le monde a été fait en six jours. »

Dans une occasion de ce genre, il terminait vis-à-vis de quelqu’un, disant : « Demandez-moi tout ce que vous voudrez, hormis du temps : c’est la seule chose hors de mon pouvoir. »

Une autre fois, ayant donné un travail fort pressé, qu’il attendait dans la journée même, on ne le lui apporta que le lendemain très tard ; l’Empereur s’en montrait mécontent ; et comme la personne, pour se justifier, l’assurait qu’elle avait travaillé tout le jour : « Mais, Monsieur, n’aviez-vous pas encore toute la nuit ? » lui repartit Napoléon.

– L’Empereur, s’occupant soigneusement de la commodité et des embellissements des marchés de la capitale, avait coutume de dire : « La halle est le Louvre du peuple. »

– L’égalité des droits, c’est-à-dire cette même faculté pour chacun d’aspirer, de prétendre et d’obtenir, était un des grands traits du caractère de Napoléon, inné en lui, tout à fait dans sa propre nature. « Je n’ai pas toujours régné, disait-il ; avant d’avoir été souverain, je me souviens d’avoir été sujet ; et je n’ai pas oublié tout ce que ce sentiment de l’égalité a de fort sur l’imagination, et de vif dans le cœur. » Il en disait de même de la liberté.

Donnant un jour un projet à rédiger à un de ses conseillers d’État, il lui disait : « Surtout n’y gênez pas la liberté, et bien moins encore l’égalité ; car, pour la liberté, à toute rigueur, serait-il possible de la froisser, les circonstances le veulent, et nous excuseront ; mais, pour l’égalité, à aucun prix. Dieu m’en garde ! Elle est la passion du siècle, et je suis, je veux demeurer l’enfant du siècle ! »

– Le mérite était un à ses yeux, et récompensé de même ; aussi voyait-on les mêmes titres, les mêmes décorations atteindre également l’ecclésiastique, le militaire, l’artiste, le savant, l’homme de lettres ; et il est vrai de dire que jamais nulle part, chez aucun peuple, à aucune époque, le mérite ne fut plus honoré, ni le talent plus magnifiquement récompensé. Ses intentions là-dessus étaient sans bornes. J’ai déjà rapporté qu’il dit un jour : « Si Corneille vivait, je le ferais prince. »

– L’Empereur disait un jour à Sainte-Hélène : « Je crois que la nature m’avait calculé pour les grands revers ; ils m’ont trouvé une âme de marbre, la foudre n’a pu mordre dessus, elle a dû glisser. »

– Une autre fois, à l’occasion d’une nouvelle vexation, il échappa à l’un de ceux qui étaient auprès de Napoléon de s’écrier : « Ah ! Sire, voilà bien de quoi vous faire haïr les Anglais encore davantage. » Sur quoi Napoléon, haussant les épaules, lui répondit moitié gaieté, moitié commisération : « Homme à préjugé, esprit commun et vulgaire, demandez-moi plutôt, et tout au plus, si je haïrais davantage tel ou tel Anglais. Mais, puisque nous y sommes, sachez qu’un homme, véritablement homme, ne hait point ; sa colère et sa mauvaise humeur ne vont point au-delà de la minute, le coup électrique… L’homme fait pour les affaires et l’autorité ne voit point les personnes ; il ne voit que les choses, leur poids et leur conséquence. »

– Dans une certaine circonstance, il disait qu’il ne doutait nullement que sa mémoire ne gagnât beaucoup à mesure qu’elle avancerait dans la postérité ; les historiens se croiraient obligés de le venger de tant d’injustices contemporaines. Les excès entraînent toujours leurs réactions ; d’ailleurs, à une grande distance, on le verrait sous un jour plus favorable, il paraîtrait débarrassé de mille encombrements ; on le jugerait dans les grandes vues, et non dans les petits détails : on planerait sur les grandes harmonies ; les irrégularités locales demeureraient inaperçues : surtout on ne l’opposerait plus à lui-même, mais à ce qu’on aurait alors sous la main, etc. ; et il concluait que dès aujourd’hui, comme dans ces temps-là, il pourrait se présenter avec fierté devant le tribunal le plus sévère, et lui soumettre tous ses actes privés, il s’y montrerait vierge de crime.

– L’Empereur me disait un jour qu’il concevait dans sa tête et se proposait d’entreprendre son Histoire diplomatique, ou l’ensemble de ses négociations, à partir de Campo-Formio jusqu’à son abdication. S’il a accompli sa pensée, quel trésor historique !

L’Empereur, parlant d’éloquence militaire, disait : « Quand, au fort de la bataille, parcourant la ligne, je m’écriais : Soldats, déployez vos drapeaux, le moment est venu ! il eût fallu voir nos Français, ils trépignaient de joie ; je les voyais se centupler ; rien alors ne me semblait impossible. »

On connaît une foule d’allocutions militaires de Napoléon. En voici une que je tiens de celui-là même qui l’a recueillie sur le terrain. Passant en revue le second régiment de chasseurs à cheval, à Lobenstein, deux jours avant la bataille d’Iéna, il demande au colonel : « Combien d’hommes présents ? – Cinq cents, répond le colonel ; mais parmi eux beaucoup de jeunes gens. – Qu’importe, lui dit l’Empereur d’un air qui marquait sa surprise d’une pareille observation ; ne sont-ils pas tous Français ?… » Puis, se tournant vers le régiment, il ajouta : « Jeunes gens, il ne faut pas craindre la mort ; quand on ne la craint pas, on la fait rentrer dans les rangs ennemis. » Et le mouvement de son bras exprimait vivement l’action dont il parlait. À ces mots, on entendit comme un frémissement d’armes et de chevaux, et un soudain murmure d’enthousiasme, précurseur de la victoire mémorable qui, quarante-huit heures après, renversa la colonne de Rosbach.

– À la bataille de Lutzen, la plus grande partie de l’armée se trouvait composée de conscrits qui n’avaient jamais combattu. On raconte que l’Empereur, au plus fort de l’action, parcourait en arrière le troisième rang de l’infanterie, le soutenant parfois de son cheval en travers, et criant à ces jeunes soldats : « Ce n’est rien, mes enfants ; tenez ferme ; la patrie vous regarde, sachez mourir pour elle ! »

– Napoléon avait une estime toute particulière pour la nation allemande. « J’ai pu lui imposer bien des millions, disait-il, c’était nécessaire ; mais je me serais bien donné de garde de l’insulter par du mépris. Je l’estimais. Que les Allemands me haïssent, cela est assez simple : on me força dix ans de me battre sur leurs cadavres ; ils n’ont pu connaître mes vraies dispositions, me tenir compte de mes arrière-pensées ; et elles étaient grandes pour eux. »

– L’Empereur disait un jour, en parlant d’une de ses déterminations : Je n’en voulais rien faire, je me laissai toucher, je cédai ; j’eus tort : le cœur d’un homme d’État doit être dans sa tête. »

– L’Empereur faisait remarquer que nos facultés physiques s’aiguisent par nos périls ou nos besoins. « Ainsi, disait-il, le Bédouin du désert a la vite perçante du lynx, et le sauvage des forêts a l’odorat des bêtes. »

– On citait quelqu’un qui, distingué par ses conceptions et ses faits, laissait pourtant paraître parfois des lacunes choquantes dans ses manières et ses expressions. L’Empereur expliquait cette désharmonie en disant : « Vous verrez qu’il pèche par l’éducation de la peau ; ses langes auront été trop communs, trop sales. »

– L’Empereur, parlant du danger qu’il avait couru aux Cinq-Cents lors de brumaire, l’attribuait militairement au seul local de l’Orangerie, où il avait été obligé d’entrer par une des extrémités, pour en parcourir la longueur. « Le malheur fut, disait-il, que je ne pus me présenter de front ; je fus contraint de prêter le flanc. »

– On parlait de quelqu’un qui semblait croire pouvoir imposer par un ton et des expressions approchant parfois de la menace. « C’est ridicule aujourd’hui, disait l’Empereur ; personne n’a peur à présent ; un enfant n’a plus peur : et voilà le petit Emmanuel, montrant mon fils, prêt à tirer un coup de pistolet, j’en suis sûr, avec quiconque pourrait le désirer. » Ces paroles de Napoléon influeront peut-être sur le reste de sa vie.

– Napoléon, au retour de la campagne de Russie, se montrait si frappé de la force d’âme qu’il disait avoir été déployée par Ney, qu’il le nomma prince de la Moscowa, et qu’il répéta alors à plusieurs reprises : « J’ai 200.000.000 dans mes caves ; je les donnerais pour Ney. »

– L’Empereur, appuyant sur l’infaillibilité, en dernière analyse, du triomphe des idées modernes, disait : « Comment ne l’emporteraient-elles pas ? Observez bien le train des choses : même en opprimant, aujourd’hui on se pervertit selon eux ! Car voyez le style, les concessions, l’allure forcée des oppresseurs. »

– Dans une certaine circonstance où on appuyait sur ce qu’il n’aimait pas à se faire valoir : « C’est, répondait l’Empereur, que la moralité, la bonté, chez moi, ne sont point dans ma bouche, elles se trouvent dans mes nerfs. Ma main de fer n’était pas au bout de mon bras, elle tenait immédiatement à ma tête : la nature ne me l’a pas donnée, le calcul seul la faisait mouvoir. »

– Napoléon, dans un moment de dépit contre la malveillance et les murmures de Paris, demandait, après tout ce qu’il avait accompli, ce qu’on attendait donc de lui ! « Sire, se permit-on de lui répondre, on voudrait que Votre Majesté arrêtât son cheval. – Arrêter mon cheval ! c’est bientôt dit… Il est vrai que j’ai les bras assez forts pour arrêter d’un coup de bride tous les chevaux du continent ; mais je n’ai pas de brides pour arrêter les voiles anglaises, et c’est là que gît tout le mal ; comment n’a-t-on pas l’esprit de le sentir ? »

– Reprochant un jour à quelqu’un de ne pas se corriger des vices qu’il convenait connaître : « Monsieur, lui disait-il, quand on connaît son mal moral, il faut savoir soigner son âme comme on soigne son bras ou sa jambe. »

– L’Empereur, parlant de la noblesse qu’il avait créée, se récriait sur ce qu’on l’eut si peu compris : c’était pourtant, disait-il, une de ses plus grandes idées, des plus complètes, des plus heureuses. Il avait pour but trois objets de la première importance, et tous les trois auraient été atteints, savoir : réconcilier la France avec l’Europe, et rétablir l’harmonie avec elle, en semblant adopter ses mœurs ; réconcilier par la même voie, amalgamer entièrement la France nouvelle avec la France ancienne ; enfin faire disparaître tout à fait la noblesse féodale, la seule offensante, la seule oppressive, la seule contre nature. « Par ma création, disait l’Empereur, je venais à bout de substituer des choses positives et méritoires à des préjugés antiques et détestés. Mes titres nationaux rétablissaient précisément cette égalité que la noblesse féodale avait proscrite. Tous les genres de mérite y parvenaient : aux parchemins je substituais les belles actions, et aux intérêts privés les intérêts de la patrie. Ce n’était plus dans une obscurité imaginaire, dans la nuit des temps, qu’on eût été placé son orgueil, mais bien dans les plus belles pages de notre histoire. Enfin je faisais disparaître la prétention choquante du sang ; idée absurde, en ce qu’il n’existe réellement qu’une seule espèce d’hommes, puisqu’on n’en a pas vu naître les uns avec les bottes aux jambes, et d’autres avec un bât sur le dos.

« Toute la noblesse de l’Europe, et qui la gouverne de fait, y fut prise : elle, applaudit unanimement à une institution qui, dans ses idées, se présentant comme nouvelle, relevait sa prééminence ; et pourtant cette nouveauté allait la saper dans ses fondements, et l’eût infailliblement détruite. Pourquoi a-t-il fallu que l’opinion que je faisais triompher eût la gaucherie de servir précisément ses ennemis ? Mais j’ai eu ce malheur plus d’une fois. »


Sur les difficultés de l’histoire – Georges, Pichegru, Moreau, le duc d’Enghien.


Mercredi 20.

Je vais revenir sur un point historique que j’ai promis depuis longtemps, et qui eût dû avoir sa place fort antérieurement : je veux dire la conspiration de Georges et Pichegru et le jugement du duc d’Enghien. On va connaître tout à l’heure la véritable cause de cette transposition et d’un aussi long retard.

« Il y avait quelque temps, disait l’Empereur, que la guerre avait recommencé avec l’Angleterre ; tout à coup nos rivages, les grandes routes, la capitale se trouvèrent inondés d’agents des Bourbons. On en saisit un grand nombre, mais on ne pouvait encore pénétrer leurs motifs. Ils étaient de tous rangs, de toutes couleurs. Toutes les passions se réveillèrent ; la rumeur devint extrême ; l’opinion publique s’accumulait en véritable orage ; la crise devenait des plus sombres ; la police était aux abois et ne pouvait rien obtenir. Ce fut ma sagacité qui me sauva, remarquait Napoléon. Me relevant dans la nuit, ainsi que cela m’était fort ordinaire, pour travailler, le hasard, qui gouverne le monde me fait jeter les yeux sur un des derniers rapports de la police, contenant les noms de ceux qu’on avait déjà arrêtés pour cette affaire, dont on ne tenait encore aucun fil. J’y aperçus un chirurgien des armées ; je ne doutai pas qu’un tel homme ne fût plutôt un intrigant qu’un fanatique dévoué. Je fis diriger aussitôt sur lui tous les moyens propres à obtenir un prompt aveu ; une commission militaire fut à l’instant saisie de son affaire ; au jour il était jugé, et menacé de l’exécution s’il ne parlait. Une demi-heure après, il avait découvert jusqu’aux plus petits détails. Alors on connut toute la nature et l’étendue du complot ourdi à Londres, et bientôt après on sut les intrigues de Moreau, la présence de Pichegru à Paris, etc. »

Je passe tous les détails de cette affaire, on peut les voir dans les lettres écrites du Cap, en réfutation de celles du docteur Warden, et dans l’ouvrage de M. O’Méara. Les miens seraient précisément les mêmes que ces derniers ; ils viennent tous de la même source.

Quant à l’inculpation relative, à la mort de Pichegru, qu’on disait avoir été étranglé par les ordres du Premier Consul, Napoléon disait qu’il serait honteux de chercher à s’en défendre, que c’était par trop absurde. « Que pouvais-je y gagner ? faisait-il observer. Un homme de mon caractère n’agit pas sans grands motifs. M’a-t-on jamais vu verser le sang par caprice ? Quelques efforts qu’on ait faits pour noircir ma vie et dénaturer mon caractère, ceux qui me connaissent savent que mon organisation est étrangère au crime ; il n’est point dans toute mon administration un acte privé dont je ne pusse parler devant un tribunal, je ne dis pas sans embarras, mais même avec quelque avantage. Tout bonnement, c’est que Pichegru se vit dans une situation sans ressource ; son âme forte ne put envisager l’infamie du supplice, il désespéra de ma clémence ou la dédaigna, et il se donna la mort. Si j’eusse été porté au crime, continuait-il, ce n’est pas sur Pichegru, qui ne pouvait rien, que j’eusse dû frapper, mais bien sur Moreau, qui, en cet instant, me mettait dans le plus grand péril. Si, par malheur, ce dernier se fût aussi donné la mort dans sa prison, il aurait rendu ma justification bien autrement difficile, par les grands avantages que j’eusse trouvés à m’en défaire. Vous autres, au-dehors, et les royalistes forcenés au-dedans, vous n’ayez jamais connu l’esprit de la France. Pichegru, une fois démasqué comme traître à la nation, n’avait plus l’intérêt de personne ; bien plus, ses seuls rapports avec Moreau suffirent pour perdre celui-ci : une foule de ses partisans l’abandonnèrent ; tant, dans la lutte des partis, la masse s’occupait bien plus de la patrie que des individus. Je jugeai si bien dans cette affaire que quand Réal vint me proposer d’arrêter Moreau, je m’y opposai sans hésiter. Moreau est un homme trop important, lui dis-je ; il m’est trop directement opposé, j’ai un trop grand intérêt à m’en défaire pour m’exposer ainsi aux conjectures de l’opinion. — Mais si Moreau pourtant conspire avec Pichegru ? continuait Réal. — C’est alors bien différent : produisez-en la preuve, montrez-moi que Pichegru est ici, et je signe aussitôt l’arrestation de Moreau. Réal avait des avis indirects de la venue de Pichegru ; mais il n’avait pu joindre encore ses traces. Courez chez son frère, lui dis-je : s’il a déserté sa demeure, c’est déjà un fort indice que Pichegru est sur les lieux ; si son frère se trouve encore dans son logement, assurez-vous de sa personne : sa surprise vous fera bientôt connaître la vérité. C’était un ancien religieux, vivant à Paris dans un quatrième étage. Dès qu’il se vit saisi, sans attendre aucune question, il demanda quelle pouvait être sa faute ; si on lui faisait un crime d’avoir reçu malgré lui la visite de son frère. Il avait été le premier, disait-il, à lui peindre son péril et à lui conseiller de s’en retourner. C’en fut assez, l’arrestation de Moreau fut ordonnée et accomplie. Il sembla d’abord s’en inquiéter peu ; mais arrivé à la prison, quand il sut que c’était pour avoir conspiré contre l’État, de concert avec Georges et Pichegru, il fut fort déconcerté, son trouble fut extrême. Quant à la multitude du parti, continuait Napoléon, le nom de Pichegru sembla pour elle un triomphe ; ils s’écriaient de toutes parts que Pichegru était à Londres, que sous peu de jours on aurait prouvé l’alibi, soit qu’ils ne sussent pas en effet qu’il fût dans Paris, ou qu’ils crussent qu’il lui serait aisé de s’en échapper. »

Depuis longtemps le Premier Consul avait rompu avec Moreau. Celui-ci était entièrement gouverné par sa femme. « Malheur toujours funeste, disait l’Empereur, parce qu’on n’est alors ni soi ni sa femme ; qu’on n’est plus rien. » Moreau se montrait tantôt bien, tantôt mal pour le Premier Consul ; tantôt obséquieux, tantôt caustique. Le Premier Consul, qui eût désiré se rattacher, se vit obligé de s’en éloigner tout à fait. « Moreau finira, avait-il dit, par venir se casser la figure sur les colonnes du palais. » Et il n’y était que trop poussé par les inconséquences ridicules et les prétentions de sa femme et de sa belle-mère. Celle-ci allait jusqu’à vouloir disputer le pas à la femme du Premier Consul. Le ministre des relations extérieures avait été obligé une fois, disait Napoléon, d’employer la force pour l’arrêter dans une fête ministérielle.

Moreau arrêté, le Premier Consul lui fit savoir qu’il lui suffisait d’avouer qu’il avait vu Pichegru, pour que toute procédure à son égard fût finie. Moreau répondit par une lettre fort haute ; mais depuis, quand Pichegru fut lui-même arrêté, que l’affaire prit une tournure sérieuse, alors Moreau écrivit au Premier Consul une lettre très soumise, mais il n’était plus temps.

Moreau avait, en effet, conféré avec Pichegru et Georges ; il avait répondu à leurs propositions : « Dans l’état présent des choses, je ne pourrais rien pour vous autres, je n’oserais pas vous répondre même de mes aides de camp ; mais défaites-vous du Premier Consul, j’ai des partisans dans le Sénat, je serai nommé immédiatement à sa place. Vous, Pichegru, vous serez examiné sur ce qu’on vous reproche d’avoir trahi la cause nationale ; ne vous le dissimulez pas, un jugement vous est nécessaire ; mais je réponds du résultat : dès lors vous serez second consul ; nous choisirons le troisième à notre gré, et nous marcherons tous de concert et sans obstacle. » Georges présent, que Moreau n’avait jamais connu, réclama vivement cette troisième place. « Cela ne se peut, lui dit Moreau ; vous ne vous doutez pas de l’esprit de la France, vous avez toujours été blanc, vous voyez que Pichegru aura à se laver d’avoir voulu l’être. – Je vous entends, dit Georges en colère, quel jeu est ceci, et pour qui me prenez-vous ? Vous travaillez donc pour vous autres seuls, et nullement pour le roi ? S’il devait en être ainsi, bleu pour bleu, j’aimerais mieux encore celui qui s’y trouve. » Et ils se séparèrent fort mécontents, Moreau priant Pichegru de ne plus lui amener ce brutal, ce taureau dépourvu de bon sens et de toute connaissance.

« Lors du jugement, disait Napoléon, la fermeté des complices, le point d’honneur dont ils ennoblirent leur cause, la dénégation absolue recommandée par l’avocat, sauvèrent Moreau. Interpellé si les conférences, les entrevues qu’on lui reprochait étaient vraies, il répondit non. Mais le vainqueur d’Hohenlinden n’était pas habitué au mensonge, une rougeur soudaine parcourut tous les traits de sa figure. Aucun des spectateurs ne fut dupe. Toutefois il fut absous, et la plupart des complices, condamnés à mort.

« Je fis grâce à beaucoup ; tous ceux dont les femmes ou de vives intercessions purent pénétrer jusqu’à moi obtinrent la vie. Les Polignac, M. de Rivière et d’autres auraient infailliblement péri sans des circonstances heureuses. Il en fut de même de gens moins connus, d’un nommé Borel, d’Ingand-de-Saint-Maur, de Rochelle, etc., etc., qui eurent le même bonheur.

« Il est vrai, remarquait-il, qu’ils reconnurent peu, par la suite, une telle faveur, et que, s’ils méritaient qu’on daignât suivre leurs actions, elles ne seraient pas propres à encourager la clémence. L’un d’eux (M. de Rivière) qui, dans cette occasion devait la vie principalement aux instances de Murat, est précisément celui qui a mis sa tête à prix en Provence en 1815. S’il a pensé que la fidélité devait l’emporter sur la reconnaissance, le sacrifice, du moins, aura dû lui être bien pénible. Un autre est celui qui a le plus propagé l’imputation aussi ridicule que celle sur Pichegru était absurde, de l’assassinat du lieutenant anglais Wright, etc.[4].

Et au milieu de toutes les affaires de Georges, Pichegru et Moreau, arriva, disait l’Empereur, celle du duc d’Enghien, qui vint les compliquer d’une étrange manière, » Et il est entré alors dans les détails de celle-ci. Or, c’est cette dernière circonstance qui m’a porté, dans le temps, à déplacer et à renvoyer jusqu’à aujourd’hui la totalité de l’article que je donne en ce moment, tant je répugnais à aborder un sujet aussi affligeant en lui-même ; et si douloureux pour un grand nombre de mes connaissances, qui avaient eu des relations directes avec le prince et lui étaient personnellement attachées. Je redoutais surtout le malheur de réveiller de trop légitimes douleurs dans une haute personne (le duc de Bourbon) qui m’honora jadis de quelques bontés, dont le souvenir m’est toujours demeuré précieux. Voilà mes motifs : on les comprendra, on les approuvera. Mais enfin j’arrive au terme de mon recueil, et mon devoir de narrateur fidèle me commande impérieusement de toucher ce triste sujet ; autrement, on pourrait donner peut-être à mon silence absolu une interprétation qui ne serait pas ma pensée. Toutefois, et par les motifs déjà exprimés, je m’interdirai tous les détails que l’on connaît déjà, et qu’on a pu lire dans les ouvrages cités plus haut (les Lettres du Cap et l’ouvrage de M. O’Méara) ; mon récit serait au fond le même, car toutes ces relations sortent également de la bouche de Napoléon. Je ne me permettrai que quelques-unes des particularités qui sont demeurées étrangères à ces écrits, celles seulement qui tiennent de trop près aux nuances caractéristiques de Napoléon, pour que je ne me croie pas forcé de les mentionner.

Cet événement avait dans le temps frappé mon esprit, ainsi que toute la masse de Paris : peut-être l’avais-je ressenti plus vivement encore, pour mon propre compte, à cause des principes de mon enfance, des habitudes, des relations de ma jeunesse, de la ligne de mes opinions politiques, car alors j’étais loin encore de m’être rallié ; cette première impression m’était toujours demeuré dans toute sa force, et mes idées sur ce point étaient telles que je n’eusse certainement pas osé prononcer le nom du prince devant l’Empereur, tant il m’eût semblé qu’il devait emporter avec soi l’idée du reproche. C’est au point que la première fois que je le lui entendis prononcer à lui-même, j’en devins rouge d’embarras. Heureusement je marchais à sa suite dans un sentier étroit ; autrement il n’eût pu manquer de s’en apercevoir. Néanmoins, en dépit de toutes ces dispositions de ma part, lorsque pour la première fois, l’Empereur développa l’ensemble de cet événement, ses détails, ses accessoires, lorsqu’il exposa ses divers motifs avec sa logique serrée, lumineuse, entraînante, je dois confesser que l’affaire me semblait prendre à mesure une face nouvelle ! Quand il eut fini de parler, je demeurais surpris, absorbé ; je réfléchissais en silence sur mes idées antérieures, je m’en voulais d’avoir peu ou point à répondre en ce moment, et il me fallut convenir avec moi-même que je me trouvais, en effet, bien plus fort en sentiments qu’en arguments, en objections solides.

L’Empereur traitait souvent ce sujet, ce qui m’a servi à remarquer dans sa personne des nuances caractéristiques des plus prononcées. J’ai pu voir, à cette occasion, très distinctement en lui, et maintes fois, l’homme privé se débattant avec l’homme public ; et les sentiments naturels de son cœur aux prises avec ceux de sa fierté et de la dignité de sa position. Dans l’abandon de l’intimité, il ne se montrait pas indifférent au sort du malheureux prince ; mais sitôt qu’il s’agissait du public, c’était toute autre chose. Un jour, après avoir parlé avec moi de la jeunesse et du sort de l’infortuné, il termina disant : « Et j’ai appris depuis, mon cher, qu’il m’était favorable : on m’a assuré qu’il ne parlait pas de moi sans quelque admiration ; et voilà pourtant la justice distributive d’ici-bas !… » Et ces dernières paroles furent dites avec une telle expression, tous les traits de la figure se montraient en telle harmonie avec elle, que si celui que Napoléon plaignait eût été en ce moment en son pouvoir, je suis bien sûr que, quels qu’eussent été ses intentions ou ses actes, il eût été pardonné avec ardeur. C’est un sentiment du moment, une situation inopinée, sans doute, que je surprenais là ; et je ne pense pas qu’ils aient été saisis par beaucoup ; Napoléon n’en devait pas être prodigue ; ce point délicat touchait de trop près à sa fierté et à la trempe spéciale de son âme ; aussi variait-il tout à fait ses raisonnements et ses expressions à cet égard, et cela à mesure que le cercle s’élargissait autour de lui. On vient de voir ce qu’il témoignait dans l’épanchement du tête-à-tête ; quand nous étions rassemblés entre nous, c’était déjà autre chose : cette affaire avait pu laisser en lui des regrets, disait-il, mais non créer des remords, pas même des scrupules. Y avait-il des étrangers, le prince avait mérité son sort.

L’Empereur avait coutume de considérer cette affaire sous deux rapports très distincts : celui du droit commun ou de la justice établie, et celui du droit naturel ou des écarts de la violence. Avec nous il raisonnait volontiers et d’ordinaire d’après le droit commun, et l’on eût dit que c’était à cause de la familiarité existante ou de sa supériorité sur nous qu’il daignait y descendre, concluant habituellement, par son adage accoutumé : qu’on pourrait lui reprocher peut-être d’avoir été sévère, mais qu’on ne saurait l’accuser d’aucune violation de justice, parce que, bien qu’en eussent répandu la malveillance et la mauvaise foi, la calomnie et le mensonge, toutes les formes avaient été régulièrement et strictement observées.

Mais, avec les étrangers, l’Empereur s’attachait presque exclusivement au droit naturel et à la haute politique. On voyait qu’il eût souffert de s’abaisser avec eux à trop faire valoir les droits de la justice ordinaire ; c’eût été paraître se justifier : « Si je n’avais pas eu pour moi, contre les torts du coupable, les lois du pays, leur disait-il, au défaut de condamnation légale, il me serait resté les droits de la loi naturelle, ceux de la légitime défense. Lui et les siens n’avaient d’autre but journalier que de m’ôter la vie ; j’étais assailli de toutes parts et à chaque instant : c’étaient des fusils à vent, des machines infernales, des complots, des embûches de toute espèce. Je m’en lassai ; je saisis l’occasion de leur renvoyer la terreur jusque dans Londres, et cela me réussit. À compter de ce jour, les conspirations cessèrent. Et qui pourrait y trouver à redire ? Quoi ! journellement, à cent cinquante lieues de distance, on me portera des coups à mort ; aucune puissance, aucun tribunal sur la terre ne sauraient m’en faire justice, et je ne rentrerais pas dans le droit naturel de rendre guerre pour guerre ! Quel est l’homme de sang-froid, de tant soit peu de jugement et de justice qui oserait me condamner ? De quel côté ne jetterait-il pas le blâme, l’odieux, le crime ? Le sang appelle le sang ; c’est la réaction naturelle, inévitable, infaillible ; malheur à qui la provoque !… Quand on s’obstine à susciter des troubles civils et des commotions politiques, on s’expose à en tomber victime. Il faudrait être niais ou forcené pour croire et imaginer, après tout, qu’une famille aurait l’étrange privilège d’attaquer journellement mon existence, sans me donner le droit de le lui rendre, elle ne saurait raisonnablement prétendre être au-dessus des lois pour détruire autrui et se réclamer d’elles pour sa propre conservation : les chances doivent être égales.

« Je n’avais personnellement jamais rien fait à aucun d’eux ; une grande nation m’avait placé à sa tête : la presque totalité de l’Europe avait accédé à ce choix ; mon sang, après tout, n’était pas de bouc ; il était temps de le mettre à l’égal du leur. Qu’eût-ce donc été si j’avais étendu plus loin mes représailles ! Je le pouvais : j’eus plus d’une fois l’offre de leurs destinées ; on m’a fait proposer leurs têtes, depuis le premier jusqu’au dernier ; je l’ai repoussé avec horreur. Ce n’est pas que je le crusse injuste dans la position où ils me réduisaient ; mais je me trouvais si puissant, je me croyais si peu en danger, que je l’eusse regardé comme une basse et gratuite lâcheté. Ma grande maxime a toujours été qu’en guerre comme en politique, tout mal, fût-il dans les règles, n’est excusable qu’autant qu’il est absolument nécessaire : tout ce qui est au-delà est crime.

« On aurait eu mauvaise grâce à se rejeter sur le droit des gens, quand on le violait si manifestement soi-même. La violation du territoire de Bade, sur laquelle on s’est tant récrié, demeure étrangère au fond de la question. L’inviolabilité du territoire n’a pas été imaginée dans l’intérêt des coupables, mais seulement dans celui de l’indépendance des peuples et de la dignité du prince. C’était donc au souverain de Bade seul à se plaindre, et il ne le fit pas ; qu’il ne cédât qu’à la violence et à son infériorité politique, nul doute ; mais encore que faisait tout cela au mérite intrinsèque des machinations et des attentats dont j’avais à me plaindre et, dont je pouvais, en tout droit, me venger ? » Et il concluait alors que les véritables auteurs, les seuls vrais et grands responsables de cette sanglante catastrophe, étaient, au dehors, précisément les auteurs, les fauteurs, les excitateurs des assassinats tramés contre le Premier Consul. « Car, disait-il, ou ils y avaient fait tremper le malheureux prince, et par là ils avaient prononcé son sort ; ou, en ne lui en donnant pas connaissance, ils l’avaient laissé dormir imprudemment sur le bord du précipice, à deux pas de la frontière, quand on allait frapper un si grand coup au nom et dans les intérêts de sa famille. »

Avec nous et dans l’intimité, l’Empereur disait que la faute, au-dedans, pourrait en être attribuée à un excès de zèle autour de lui ou à des vues privées, ou enfin à des intrigues mystérieuses. Il y avait été, disait-il, poussé inopinément ; on avait pour ainsi dire surpris ses idées ; on avait précipité ses mesures, enchaîné ses résultats. « J’étais seul un jour, racontait-il ; je me vois encore à demi assis sur la table où j’avais dîné, achevant de prendre mon café ; on accourt (M. de Talleyrand) m’apprendre une trame nouvelle ; on me démontre avec chaleur qu’il est temps de mettre un terme à de si horribles attentats ; qu’il est temps enfin de donner une leçon à ceux qui se sont fait une habitude journalière de conspirer contre ma vie ; qu’on n’en finira qu’en se lavant dans le sang de l’un d’entre eux, que le duc d’Enghien devait être cette victime, puisqu’il pouvait être pris sur le fait, faisant partie de la conspiration actuelle ; qu’il avait paru à Strasbourg ; qu’on croyait même qu’il était venu jusqu’à Paris qu’il devait pénétrer par l’est au moment de l’explosion, tandis que le duc de Berry débarquerait par l’ouest. Or, nous disait l’Empereur, je ne savais pas même précisément qui était le duc d’Enghien ; la révolution m’avait pris bien jeune ; je n’allais point à la cour, j’ignorais où il se trouvait. On me satisfit sur tous ces points. Mais s’il en est ainsi, m’écriai-je, il faut s’en saisir et donner des ordres en conséquence. Tout avait été prévu d’avance ; les pièces se trouvèrent toutes prêtes, il n’y eut qu’à signer ; et le sort du prince se trouva décidé. Il était depuis quelque temps à trois lieues du Rhin, dans les États de Bade. Si j’eusse connu plus tôt ce voisinage et son importance, je ne l’eusse pas souffert, et cet ombrage de ma part, par l’évènement, lui eût sauvé la vie.

« Quant aux diverses oppositions que je rencontrai, aux nombreuses sollicitations qui me furent faites, a-t-on répandu dans le temps, rien de plus faux ; on ne les a imaginées que pour me rendre plus odieux. Il en est de même des motifs si variés qu’on m’a prêtés : ces motifs ont pu exister peut-être dans l’esprit et pour les vues particulières des acteurs subalternes qui y concoururent ; de ma part il n’y a eu que la nature du fait en lui-même et l’énergie de mon naturel. Assurément, si j’eusse été instruit à temps de certaines particularités concernant les opinions et le naturel du prince, si surtout j’avais vu la lettre qu’il m’écrivit et qu’on (M. de Talleyrand) ne me remit, Dieu sait par quel motif, qu’après qu’il n’était plus, bien certainement j’eusse pardonné. » Et il nous était aisé de voir que le cœur et la nature seuls dictaient ces paroles de l’Empereur et seulement pour nous, car il se serait senti si humilié qu’on put croire un instant qu’il cherchait à se décharger sur autrui ou descendît à se justifier ; sa crainte à cet égard ou sa susceptibilité était telle qu’en parlant à des étrangers ou dictant sur ce sujet pour le public, il se restreignait à dire que, s’il eût eu connaissance de la lettre du prince, peut-être lui eût-il fait grâce, vu les grands avantages politiques qu’il en eût pu recueillir ; et, traçant de sa main ses derrières pensées, qu’il suppose devoir être consacrées parmi les contemporains et dans la postérité, il prononce sur ce sujet, qu’il suppose bien être regardé comme un des plus délicats pour sa mémoire, que si c’était à refaire, il le ferait encore !  !  ![5] Tels étaient l’homme, la trempe de son âme, le tour de son caractère.

À présent, que ceux qui scrutent le cœur humain, qui se plaisent à visiter ses derniers replis pour en déduire des conséquences et en tirer des analogies, s’exercent à leur gré, je viens de leur livrer des documents prononcés et des données précieuses. En voici une dernière qui ne sera pas la moins remarquable.

Napoléon me disait un jour sur le même sujet : « Si je répandis la stupeur par ce triste évènement, de quel autre spectacle n’ai-je pas pu frapper le monde, et quel n’eût pas été le saisissement universel !…

« On m’a souvent offert, à 1.000.000 par tête, la vie de ceux que je remplaçais sur le trône ; on les voyait mes compétiteurs, on me supposait avide de leur sang ; mais ma nature eût-elle été différente, eussé-je été organisé pour le crime, je me serais refusé à celui-ci, tant il m’eût semblé purement gratuit. J’étais si puissant, je me trouvais si fortement assis, ils paraissaient si peu à craindre ! Qu’on se reporte à l’époque de Tilsit, à celle de Wagram, à mon mariage avec Marie-Louise, à l’état, à l’attitude de l’Europe entière ! Toutefois, au fort de la crise de Georges et de Pichegru, assailli d’assassins, on crut le moment favorable pour me tenter et l’on renouvela l’offre contre celui (M. le comte d’Artois) que la voix publique, en Angleterre aussi bien qu’en France, mettait à la tête de ces horribles machinations. Je me trouvais à Boulogne, où le porteur de paroles était parvenu ; j’eus la fantaisie de m’assurer par moi-même de la vérité de la contexture de la proposition ; j’ordonnai qu’on le fît paraître devant moi. Eh bien, Monsieur ? lui dis-je en le voyant. – Oui, Premier Consul, nous vous le livrerons pour 1.000.000. – Monsieur, je vous en promets deux, mais si vous l’amenez vivant. – Ah ! c’est ce que je ne saurais garantir, balbutia l’homme, que le ton de ma voix et la nature de mon regard déconcertaient fort en ce moment. – Et me prenez-vous donc pour un pur assassin ! Sachez, Monsieur, que je veux bien infliger un châtiment, frapper un grand exemple, mais que je ne recherche pas un guet-apens. Et je le chassai. Aussi bien c’était déjà une trop grande souillure que sa seule présence. »


Visite clandestine du domestique, qui m’avait été enlevé – Ses offres – Seconde visite – Troisième ; je lui confie mystérieusement ma lettre au prince Lucien : cause de ma déportation.


Du jeudi 21 au dimanche 24.

La veille au soir, j’étais resté auprès de l’Empereur aussi tard qu’une ou deux heures après minuit ; en rentrant chez moi, je trouvai que j’avais eu une petite visite qui s’était lassée de m’attendre.

Cette petite visite reçue par mon fils, et que dans le temps la prudence me commandait d’inscrire dans mon Journal avec déguisement et mystère, peut aujourd’hui et va recevoir en ce moment toute son explication.

Cette visite n’était rien moins que la réapparition clandestine du domestique que sir Hudson Lowe m’avait enlevé, qui, à la faveur de la nuit et de ses habitudes locales, avait franchi tous les obstacles, évité les sentinelles, escaladé quelques ravins, pour venir me voir et me dire que, s’étant mis au service de quelqu’un qui partait sous très peu de jours pour Londres, il venait m’offrir de prendre mes commissions en toutes choses. Il m’avait attendu fort longtemps dans ma chambre, et, ne me voyant pas revenir de chez l’Empereur, il avait pris le parti de retourner, dans la crainte d’être surpris ; mais il promettait de revenir, soit sous le prétexte de voir sa sœur qui était employée dans notre établissement, soit en renouvelant les mêmes moyens qu’il venait d’employer.

Je n’eus rien de plus pressé, le lendemain, que de faire part à l’Empereur de ma bonne fortune. Il s’en montra très satisfait et parut y attacher du prix. J’étais fort ardent sur ce sujet ; je répétais avec chaleur qu’il y avait déjà plus d’un an que nous nous trouvions ici sans que nous eussions encore fait un seul pas vers un meilleur avenir : au contraire, nous étions resserrés, maltraités, suppliciés chaque jour davantage. Nous demeurions perdus dans l’univers ; l’Europe ignorait notre véritable situation, c’était à nous de la faire connaître. Chaque jour les gazettes nous apprenaient les impostures dont on entourait notre prison, les impudents et grossiers mensonges dont nos personnes demeuraient l’objet. C’était à nous, disais-je, de publier la vérité. Elle remonterait aux souverains qui l’ignoraient peut-être ; elle serait connue des peuples, dont la sympathie serait notre consolation, dont les cris d’indignation nous vengeraient du moins de nos bourreaux, etc.

Nous nous mîmes dès cet instant à analyser nos petites archives. L’Empereur en fit le partage, en destinant, disait-il, la part de chacun de nous pour leur plus prompte transcription ; toutefois la journée s’écoula sans qu’il fût question de rien à ce sujet. Le lendemain vendredi, dès que je vis l’Empereur, j’osai lui rappeler l’objet de la veille ; mais il m’en parut cette fois beaucoup moins occupé, et termina en disant qu’il faudrait voir. La journée se passa comme la veille, j’en étais sur des charbons ardents.

À la nuit, et comme pour m’aiguillonner davantage, mon domestique reparut, me réitérant ses offres les plus entières. Je lui dis que j’en profiterais, et qu’il pourrait agir sans scrupule, parce que je ne le rendrais nullement criminel ni ne le mettrais aucunement en danger. À quoi il répondit que cela lui était bien égal, et qu’il se chargerait de tout ce que je voudrais lui donner, m’avertissant seulement qu’il viendrait le prendre sans faute le surlendemain dimanche, veille probable de son appareillage.

Le lendemain samedi, en me présentant chez l’Empereur, je me hâtai de lui faire connaître cette dernière circonstance, appuyant sur ce qu’il ne nous restait plus que vingt-quatre heures ; mais l’Empereur me parla très indifféremment de toute autre chose. J’en demeurai frappé. Je connaissais l’Empereur ; cette insouciance, cette espèce de distraction ne pouvaient être l’effet du hasard, encore moins du caprice. Mais quels pouvaient donc être ses motifs ? J’en fus préoccupé, triste, malheureux tout le jour. La nuit arriva, et le même sentiment qui m’avait agité toute la journée m’empêchait de dormir. Je repassais avec douleur dans mon esprit tout ce qui pouvait avoir rapport à cet objet, quand un trait de lumière vint m’éclairer tout à coup. Que prétends-je de l’Empereur ? me dis-je ; le faire descendre à l’exécution de petits détails déjà beaucoup trop au-dessous de lui ! Nul doute que le dégoût et une humeur secrète auront dicté le silence qui m’a affecté. Devons-nous lui demeurer inutiles ? ne pouvons-nous le servir qu’en l’affligeant ? Et alors beaucoup de ses observations passées me revinrent à l’esprit. Ne lui avais-je pas donné connaissance de la chose, ne l’avait-il pas approuvée ? que voulais-je de plus[6] ? C’était à moi désormais à agir : aussi mon parti fut pris à l’instant. Je résolus d’aller en avant sans lui en reparler davantage, et, pour que la chose demeurât secrète, je me promis de la garder pour moi seul.

Il y avait plusieurs mois que j’étais parvenu à faire passer la fameuse lettre en réponse à sir Hudson Lowe, touchant les commissaires des alliés, la première, la seule pièce qui jusque-là eût été expédiée en Europe. Celui qui avait bien voulu s’en charger m’avait apporté un grand morceau de satin sur une partie duquel elle fut écrite. Il m’en restait encore ; c’était là précisément mon affaire. Ainsi tout concourait à me précipiter vers le gouffre où j’allais tomber.

Dès que le jour parut, je donnai à mon fils, de la discrétion duquel j’étais sûr, le reste du satin, sur lequel il passa toute la journée à tracer ma lettre au prince Lucien. La nuit venue, mon jeune mulâtre fut fidèle à sa parole. Il était un peu tailleur. Je lui fis coudre devant moi, dans ses vêtements, ce que je lui confiais, et il prit congé, moi lui promettant encore de nouvelles choses s’il revenait, ou lui souhaitant un bon voyage si je ne devais pas le revoir ; et je me couchai le cœur allégé, l’esprit satisfait comme d’une journée bien et heureusement remplie. Que j’étais loin en ce moment d’imaginer que je venais de trancher de mes propres mains le fil de mes destinées à Longwood !!!

Hélas ! on va voir que vingt-quatre heures n’étaient pas écoulées, que, sous prétexte de cette lettre, j’étais déjà enlevé de Longwood, et que ma personne et tous mes papiers se trouvaient au pouvoir et à l’entière disposition du gouverneur sir Hudson Lowe. À présent, si l’on me demande comment je pouvais avoir aussi peu de défiance et ne soupçonner aucunement qu’il était possible qu’on me tendît un piège, je réponds que mon domestique m’avait paru honnête, je le croyais fidèle, et puis j’étais encore étranger à toute idée d’agents provocateurs, invention nouvelle dont les ministres anglais d’alors peuvent réclamer l’honneur, et qui a tant prospéré depuis sur le continent.

  1. Observateur autrichien, 1817 ou 1818.
  2. Et vraiment plus tard lord Castlereagh a eu la cynique impudence de faire précisément cette déclaration en plein parlement et presque dans les mêmes paroles, au sujet des constitutions de Bade et de Bavière.
  3. Cette idée de Napoléon s'est reproduite dans les dernières lignes qu'il a tracées au moment de sa mort.
  4. Voyez les Lettres du Cap.
  5. « J’ai fait arrêter le duc d’Enghien, a dit Napoléon dans son testament. Dans de pareilles circonstances, je ferais encore de même. »
        Qu’on considère bien, ceci est très-essentiel et a échappé à beaucoup de monde, l’empereur dit arrêter et juger, il ne dit pas exécuter, parc qu’en effet il est notoire aujourd’hui que l’exécution du prince a eu lieu sans ses ordres et sans même qu’il en ait eu connaissance. C’est ce que Napoléon exprime et ce dont il se plaint positivement dans l’une de ses dictées à M. de Montholon, t. II, p. 341.
  6. Le journal du docteur O’Méara m’apprend, au bout de six ans, que j’avais précisément deviné l’Empereur.