Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 1/Chapitre 15
Chapitre 15.
L’Empereur m’a fait appeler de bonne heure pour déjeuner avec lui ; il était triste, soucieux, peu causant ; les paroles ne venaient pas. Le hasard ayant ramené la citation de Londres et de mon émigration, l’Empereur m’a dit, comme pour fixer un sujet et trouver une distraction : « Mais, à Londres vous devez avoir vu la cour, le roi, le prince de Galles, M. Pitt, M. Fox, et autres grands personnages qui figuraient alors ? Dites-moi ce que vous en savez. Quelle était l’opinion ? Faites-moi un historique. – Sire, Votre Majesté oublie en ce moment ou n’a peut-être jamais bien su la position d’un émigré à Londres. Je doute qu’on nous eût reçus à la cour ; le bon vieux George III était plein d’intérêt pour nos malheurs individuels, mais il répugnait fort à nous avouer politiquement. Et eût-on voulu nous y recevoir, nos moyens ne nous permettaient pas d’y paraître. Je n’ai donc pas été à la cour. Toutefois j’ai vu la plupart de ceux que mentionne Votre Majesté, et surtout j’en ai entendu beaucoup parler.
« J’ai vu et entendu le roi de très près plusieurs fois à la chambre des pairs ; le prince de Galles dans les mêmes circonstances, et de plus, dans les cercles de la capitale. Et puis, il n’en est pas de Londres comme de la France ; on n’y retrouve pas cette immense distance entre la cour et la masse de la nation : le pays est si ramassé, les lumières si générales, l’éducation si rapprochée, l’aisance si commune, la sphère d’activité si rapide, que toute la nation semble être dans le même lieu et sur le même plan ; et qu’à la vue de cet ensemble, qu’on pourrait dire distingué, on est tenté de se demander où est le peuple ? ce qui est en effet la question que l’on prête à Alexandre lors de sa visite à Londres. Il en résulte donc qu’ayant vu beaucoup de monde de toutes les classes, de tous les états, de toutes les opinions, je dois avoir reçu des notions qui nécessairement peuvent fort approcher de la vérité. Malheureusement alors je m’occupais peu d’observer et de recueillir, et je crains bien qu’aujourd’hui, après un si long temps, tous ces objets ne sortent que très confusément de ma mémoire.
« George III était le plus honnête homme de son empire ; ses vertus privées le rendaient pour tous un objet de vénération profonde ; une extrême moralité, un grand respect pour les lois, furent le principal caractère de toute sa vie. Roi à vingt ans, et vivement épris des charmes d’une belle Écossaise des premières familles du pays, on craignait fort qu’il ne voulût l’épouser ; mais il suffit de lui rappeler que c’était contraire à la loi, et il consentit dès cet instant à épouser celle qu’on lui désignerait : ce fut une princesse de Mecklembourg. Dans sa douleur il la trouva fort laide, et elle l’était en effet beaucoup ; néanmoins George III est demeuré toute sa vie un époux exemplaire ; jamais on ne lui a connu la moindre distraction.
« L’avènement de George III a été une véritable révolution politique en Angleterre : les prétendants avaient fini ; la maison de Hanovre se trouvait désormais assise ; les whigs, qui l’avaient placée sur le trône, furent évincés de l’administration : c’étaient des surveillants incommodes dont on n’avait plus besoin ; elle fut ressaisie par les torys, ces amis du pouvoir, qui l’ont toujours conservé depuis, au grand détriment des libertés publiques.
Toutefois le roi personnellement était exempt de passion à cet égard : il aimait sincèrement les lois, la justice, et surtout le bien-être et la prospérité de son pays. Si l’Angleterre a pris un parti si violent contre notre Révolution française, c’est bien moins à George III qu’il faut s’en prendre qu’à M. Pitt, qui en fut le véritable boute-feu. Celui-ci était mû par la haine extrême qu’il portait à la France, héritage de son père le grand Chatam ; et aussi par une vive tendance vers le pouvoir de l’oligarchie. M. Pitt, au moment de notre révolution, était l’homme de la nation ; il gouvernait l’Angleterre ; il entraîna le roi, qu’on gagnait toujours par les faits : et il faut convenir que les excès et les souillures de notre premier début étaient, sous ce rapport, des armes bien favorables aux dispositions et à l’éloquence de M. Pitt. Sire, il est à croire que si l’infortuné George III eût conservé sa raison, Votre Majesté en eût à la fin tiré aussi un grand parti, parce qu’elle lui eût présenté d’autres faits, et qu’il s’y serait rendu. George III avait sa nature et sa mesure de caractère : elle était en harmonie avec ses conceptions intellectuelles ; il voulait savoir, être convaincu. Une fois sa route prise, il était difficile de l’en faire sortir, toutefois ce n’était pas impossible ; son bon sens laissait de grandes ressources.
Sa maladie, sous ce rapport, a été un fléau pour nous, un fléau pour l’Europe, un fléau pour l’Angleterre même, qui commence à revenir de la haute opinion qu’elle avait conçue de M. Pitt, dont elle ressent aujourd’hui les funestes erreurs.
Ce fut le premier accès de la maladie du roi qui fixa la réputation de M. Pitt et son crédit. À peine au-dessus de vingt-cinq ans, il osa lutter seul contre la masse de ceux qui abandonnaient le roi, le croyant perdu, contre la masse de ceux qui se hâtaient de proclamer son incapacité pour se saisir du pouvoir sous son jeune successeur. Cette conduite rendit Pitt l’idole de la nation ; c’est la belle époque de sa vie ; et son plus doux triomphe a été sans contredit de conduire George III à Saint-Paul, allant rendre grâces à Dieu de sa guérison au milieu d’un concours immense de peuple ivre de joie et de satisfaction. – Mais, disait l’Empereur, quelle fut la conduite du prince de Galles dans cette circonstance ? – Sire, il faut croire qu’elle fut bonne ; toutefois on parla beaucoup alors d’une caricature très maligne qui représentait un jeune homme fort ressemblant, comme de coutume, s’agitant à plat ventre dans la boue au milieu de la rue ; elle portait pour légende : Jeune héritier courant ventre à terre féliciter son père sur son retour à la santé.
« L’on ne doutait pas que M. Pitt n’eût été en cette occasion le véritable sauveur du roi, ainsi que le sauveur de la paix publique ; car l’expérience prouva que George III avait la capacité de régner encore, et l’on ne doutait pas que si la régence eût été organisée ainsi que le prétendait l’opposition, cette capacité eût été difficilement reconnue par la suite, et eût sans doute donné lieu à une guerre civile.
« J’ai souvent entendu dire que le dérangement mental de George III n’était pas une folie ordinaire, que son aliénation ne venait pas précisément de l’affection locale du cerveau, mais bien de l’engorgement des vaisseaux qui y conduisent ; dérangement produit par une maladie depuis longtemps particulière à cette famille. Son mal, disait-on, était plutôt chez lui du délire que de la folie. La cause cessant, le prince retrouvait aussitôt toutes ses facultés, et avec autant de force que si elles n’avaient subi aucune interruption ; c’est ce qui explique ses nombreuses rechutes et ses nombreux rétablissements. On en donnait pour preuve la force mentale qui avait dû lui être nécessaire pour pouvoir, à l’instant de sa première convalescence, supporter la pompe, le spectacle de la population de Londres réunie sur son passage et remplissant l’air de ses acclamations.
« Une autre preuve non moins remarquable, c’était, après une seconde rechute, le calme et le sang-froid avec lesquels il reçut au spectacle le feu de son assassin en entrant dans sa loge. Il en fut si peu troublé qu’il se retourna aussitôt vers la reine, qui se trouvait encore en dehors, pour lui dire de ne pas s’effrayer, que ce n’était qu’une fusée qu’on venait de tirer dans la salle ; et il demeura sans émotion apparente tout le reste du temps. Certes, tout cela n’annonçait pas une tête faible. Il est vrai qu’on pourrait opposer à ces choses la permanence du mal dans ses dernières années, s’il est certain qu’il n’eut point de longs intervalles lucides.
« George III, ce monarque si honnête homme et si bien intentionné, a manqué périr plus d’une fois de la main des assassins ; sa carrière fournit l’exemple de plusieurs tentatives, et je ne crois pas qu’aucun des coupables ait subi la mort, parce que tous se sont trouvés en démence de fanatisme religieux ou politique. La dernière tentative, la plus fameuse, est en 1794, je crois. Le roi arrivait au spectacle, ce qui, dans ces temps de crise, était une espèce de fête qu’il répétait de temps à autre, comme pour maintenir l’esprit public. En entrant dans sa loge, un homme du parterre l’ajusta avec un pistolet d’arçon, et la balle n’épargna le monarque que parce qu’il se baissait en cet instant pour saluer le public. Qu’on juge du tumulte effroyable ! L’homme ne chercha point à déguiser son forfait ; c’était précisément le fanatique de Schœnbrunn voulant immoler Votre Majesté, et soutenant toujours qu’il n’avait eu d’autre but que la paix et le bonheur de son pays ; le jury le prononça aliéné, et il ne fut condamné qu’à la réclusion.
« Lors de mon excursion à Londres, en 1814, un hasard singulier m’a mis sous les yeux précisément cet assassin. L’esprit encore tout frais de la mission que Votre Majesté m’avait confiée l’année d’auparavant concernant les dépôts de mendicité et les maisons de correction, j’eus la fantaisie de visiter ces mêmes établissements en Angleterre. Comme on me montrait Newgate dans le plus grand détail, j’entrai dans une salle où se trouvait un grand nombre de condamnés jouissant d’une certaine liberté. L’un de ceux qui frappèrent d’abord les regards de mon conducteur se trouva être Heatfield, qu’il me nomma, et dont je me rappelai aussitôt le nom, lui demandant si ce serait l’assassin de George III. C’était lui-même, me dit-il, qui subissait à Newgate la réclusion perpétuelle à laquelle il avait été condamné pour sa folie. Je fis l’observation que dans le temps cette folie avait été pour le public, ainsi que cela arrive toujours, un objet de beaucoup de doute et de grande contestation. Il me fut répondu que Heatfield était incontestablement fou, mais seulement par crise ; que sa folie d’ailleurs était tellement momentanée qu’on le laissait passer le jour en ville sur sa parole, et qu’il était le premier à indiquer qu’on fît attention à lui quand il sentait que son mal allait le reprendre ; et alors mon conducteur l’appela. M’étant hasardé de lui faire quelques questions, il me reconnut aussitôt à mon accent pour Français, et me dit qu’il s’était beaucoup battu contre les nôtres en Flandre. (Il avait été chasseur ou dragon sous le duc d’York.) Il en portait les marques, me disait-il, en me montrant plusieurs balafres ; et pourtant, ajoutait-il, il était loin de les haïr, car ils étaient braves et n’avaient point de tort dans cette affaire ; on avait été se mêler de leurs discussions qui ne regardaient qu’eux. Et il commençait à s’animer beaucoup, ce qui porta mon conducteur à me faire signe et à le renvoyer. Il était là sur la corde délicate, me dit le surveillant, et pour peu qu’on l’y eût tenu, il serait devenu furieux.
« Mais je reviens à George III. Le sentiment dominant de ce prince était l’amour du bien public et le bien-être de son pays. Il lui a constamment tout sacrifié, c’est ce qui l’a porté à garder si longtemps M. Pitt, pour lequel il avait conçu une grande répugnance, parce qu’il en était fort maltraité.
« La crise étant des plus grandes pour l’Angleterre, le péril imminent, les talents du premier ministre supérieurs, celui-ci était donc nécessaire. Abusant de cette circonstance, toute-puissante sur l’esprit du monarque, M. Pitt le gouvernait avec dureté et sans aucun ménagement ; à peine lui laissait-il la disposition de la moindre place. Un emploi venait-il à vaquer, le roi avait-il à récompenser quelque serviteur particulier, il arrivait toujours trop tard, M. Pitt venait d’en disposer, et pour le bien de l’État, disait-il, pour le succès du service parlementaire. Si le roi témoignait trop son mécontentement, M. Pitt avait sa phrase toute prête et toujours la même, il allait se retirer et céder sa place à un autre. Arriva enfin une circonstance très délicate pour la conscience du roi, qui était fort religieux : l’émancipation des catholiques d’Irlande, à laquelle il se refusait avec obstination. M. Pitt insistait vivement ; il s’y était engagé, disait-il, et il s’appuya de sa menace ordinaire : pour cette fois le roi le prit au mot, et dans sa joie de se voir délivré, il répétait le jour même à plusieurs qu’il venait de se défaire du taureau qui depuis vingt ans lui donnait de la corne dans le ventre. Et il n’est peut-être pas inutile de faire connaître ici comme une singularité remarquable, au sujet des mauvais traitements de M. Pitt pour le roi, qu’on a entendu dire à George III que de tous ses ministres, M. Fox, tant accusé de républicanisme, et peut-être avec quelque raison, avait été celui qui, venu à la tête des affaires, lui avait constamment montré le plus d’égards, de déférence, de respect et de condescendance.
« Toutefois tel était sur l’esprit du roi l’ascendant de l’utilité publique, qu’en dépit de toute sa répugnance il reprit M. Pitt au bout d’un an. On crut dans le temps que M. Pitt, en se retirant, avait eu l’adresse d’asseoir au ministère M. Addington, sa créature, afin de s’y replacer bientôt sans obstacles ; mais il a été prouvé plus tard que M. Pitt avait été contraint de recourir lui-même aux intrigues pour renverser son successeur et obtenir son second ministère, qui d’ailleurs fut peu digne de lui : il n’est plein que des désastres qu’il avait du reste tous provoqués. Et c’est le boulet victorieux d’Austerlitz qui le tua dans Londres.
« Le temps sape chaque jour davantage la réputation de M. Pitt, non dans l’éminence de ses talents, mais dans leur funeste application. L’Angleterre gémit des maux dont il l’a accablée, et dont le plus fatal est l’école et les doctrines qu’il lui a léguées. C’est lui qui a introduit la police en Angleterre, qui a familiarisé ce pays avec la force armée, et commencé ce système de délation, d’embûches et de démoralisation de toute espèce, si complètement perfectionné par ses successeurs.
« Sa grande tactique fut d’exciter constamment nos excès sur le continent, et de les montrer ensuite comme un épouvantail à l’Angleterre, qui lui accordait dès lors tout ce qu’il voulait. – Mais vous autres, demandait l’Empereur, que disiez-vous de tout cela ? quelle était l’opinion de l’émigration ? – Sire, répondais-je, nous autres nous voyions tout et toujours dans la même lorgnette ; ce que nous avions dit le premier jour de notre émigration, nous le répétions encore le dernier jour de notre exil. Nous n’avions pas avancé d’un pas ; nous étions devenus, nous demeurions peuple. M. Pitt était notre oracle ; tout ce que disaient lui, Burke, Windham et les plus fougueux de ce côté nous semblait délicieux ; ce qu’objectaient leurs adversaires, abominable. Fox, Shéridan, Gray n’étaient pour nous que d’infâmes jacobins, jamais nous ne leur avons donné d’autres épithètes. – C’est bien, disait l’Empereur ; mais reprenez votre George III.
« – Ce prince vertueux aimait par-dessus tout la vie privée et les soins de la campagne ; il consacrait le temps que lui laissaient les affaires à la culture d’une ferme à peu de milles de Londres ; et il ne retournait guère à la capitale que pour ses levers réguliers ou les conseils extraordinaires que nécessitaient les circonstances, et il retournait aussitôt à ses champs, où il vivait sans faste et en bon fermier, disait-il lui-même. Quant aux intrigues, elles demeuraient à la ville autour des ministres et parmi eux.
« George III eut beaucoup de chagrins domestiques. Il eut pour sœur cette Mathilde, reine de Danemark, dont l’histoire est un si malheureux roman ; ses deux frères lui donnèrent beaucoup de contrariétés par leur mariage, et il n’avait pas lieu d’être content de son fils aîné.
« Les deux frères de George III étaient le duc de Cumberland et le duc de Glocester. J’ai beaucoup connu celui-ci en société très privée : c’était le plus digne, le plus honnête, le plus loyal gentilhomme de l’Angleterre. Tous deux, selon l’esprit de la constitution britannique, n’étaient que d’illustres particuliers totalement étrangers aux affaires. Or il parvint au roi que l’un d’eux avait épousé ou allait épouser une simple particulière : c’était une grande faute à ses yeux ; il avait fait, lui, un si grand sacrifice pour ne pas la commettre : il s’en fâcha beaucoup ; et, comme il envoyait à ce sujet un message au parlement contre celui de ses frères qui s’était rendu coupable, voilà qu’il apprend que l’autre s’est évadé à Calais pour en déclarer autant. C’était comme une fatalité, une véritable épidémie ; car on répandait aussi de tous côtés que l’héritier même du trône s’était marié secrètement. – Quoi ! dit l’Empereur, le prince de Galles ? – Oui, Sire, lui-même : on racontait partout son mariage, qu’on entourait de détails trop peu sûrs pour que je me permette de les hasarder ; mais le fait semblait généralement reconnu. Il est vrai que le prince l’a fait démentir plus tard en parlement par l’organe de l’opposition, et dès lors il faut le croire.
« Toutefois je tiens de la bouche même d’un très proche parent de sa prétendue femme que la chose était positive. Je lui ai entendu jeter feu et flamme lors du mariage solennel du prince, et menacer de se porter à des excès personnels. Cela pouvait donc demeurer un point contesté, qui prenait la couleur inévitable de l’esprit de parti : les uns soutenaient avec obstination la réalité de ce mariage, tandis que les autres le niaient avec violence. Peut-être pourrait-on concilier cette contradiction en disant que celle que l’on prétendait qu’il avait épousée (madame Fitz Herbert), étant catholique, cette circonstance rendait le mariage impossible aux yeux de la loi, et parfaitement nul dans l’héritier de la couronne. Quoi qu’il en soit, j’ai souvent rencontré madame Fitz Herbert en société ; sa voiture était aux armes du prince, et sa livrée la livrée du prince. Cette dame était beaucoup plus âgée que lui. Au surplus, belle, aimable, de beaucoup de caractère et d’une fierté peu endurante, ce qui la brouillait souvent avec le prince, et amenait entre eux, disait-on, des scènes de violence fort peu dignes d’un rang aussi élevé. C’est dans une dernière querelle de ce genre, lorsque madame Fitz Herbert avait, assurait-on, fait fermer sa porte obstinément au prince, que M. Pitt eut l’adresse de saisir l’occasion favorable pour le faire consentir à épouser la princesse de Brunswick. – Mais arrêtez-vous, me dit l’Empereur, vous allez beaucoup trop vite, vous passez ce qui m’intéresse davantage. Sous quels auspices le prince de Galles entra-t-il dans le monde ? Quelle fut sa nuance politique ? son attitude avec l’opposition ? etc. – Sire, ce prince se présenta au public avec tous les avantages de la figure, tous ceux du corps et de l’esprit. Il fut accueilli avec un enthousiasme universel ; mais il développa bientôt ces penchants et ces actes, qui, dans le milieu du dernier siècle, semblaient former le rôle obligé de grands seigneurs à la mode. Ce furent la fureur du jeu et ses inconvénients, les excès de la table et le reste ; surtout un entourage en grande partie réprouvé par l’opinion. Alors les cœurs généreux se resserrèrent, les espérances se ternirent, et la portion intermédiaire, qui partout constitue véritablement la nation, et qui en Angleterre, il faut en convenir, présente la population la plus morale de l’Europe, désespéra de son avenir. C’était un adage reçu en Angleterre, répété surtout parmi le peuple, que le prince de Galles ne régnerait jamais ; les diseuses de bonne aventure, les sorciers, disait-on, devaient le lui avoir prédit à lui-même, etc., etc.
« L’opposition, dans les bras de laquelle il s’était jeté, ainsi que cela n’est que trop commun aux héritiers présomptifs ; l’opposition, dont il était l’appui et les espérances, cherchant à s’aveugler ou autrement, se tirait d’affaire, quand on lui exposait tous ses griefs, en répondant qu’il renouvellerait Henri V ; que Henri V avait montré un bien mauvais sujet pour prince de Galles ; mais qu’il était devenu le premier roi de la monarchie, et ils en concluaient que le prince de Galles serait un de leurs plus grands rois. – Mais, disait l’Empereur, est-ce qu’il a pris le parti de la révolution et défendu nos idées modernes ? – Non, Sire ; à mesure que la crise des principes allait chez nous en croissant, la décence le forçait de s’éloigner de l’opposition qui en prenait la défense ; il cessait une alliance ostensible, et remplissait le vide de sa vie en s’abandonnant aux plaisirs et à leurs inconvénients ; il était constamment surchargé de dettes, bien que le parlement les eût déjà payées plusieurs fois ; elles l’embarrassaient fort, et compromettaient son caractère et sa popularité. Ce fut dans une de ses gênes extrêmes, combinées avec la querelle de madame Fitz Herbert, que M. Pitt s’empara du prince, en offrant de faire acquitter encore une fois ses dettes, s’il voulait enfin se rapprocher tout à fait de son père et consentir à se marier. Il lui fallut en passer par tout ce qu’on voulut, et la main de la princesse de Brunswick fut demandée et obtenue. Mais dans le court intervalle de la négociation, une femme célèbre qui convoitait depuis longtemps de gouverner le prince, trouvant la place vide, s’y établit. On lui prête d’avoir dit qu’elle y visait depuis vingt ans ; car elle était encore beaucoup plus âgée que lui, circonstance qui était comme un goût particulier à la famille ; on l’a remarquée aussi dans plusieurs de ses frères. Cette personne fut aussitôt nommée dame d’honneur de la future princesse de Galles ; elle fut même la chercher, et l’amena en Angleterre. Ce fut sous de tels auspices, et sous cette maligne influence, que la nouvelle épouse mit le pied sur le sol britannique. Aussi assure-t-on que cette malheureuse princesse n’eut même pas la douceur de vingt-quatre heures complètes de cet instant privilégié, si significativement appelé par les Anglais la lune de miel. Dès le lendemain, les moqueries, les manques d’égards, le mépris, demeurèrent son partage.
« Tout ce qu’il y avait de généreux, de moral en Angleterre prit parti pour elle, et jeta les hauts cris. Néanmoins le plus odieux, il faut en convenir, en retomba sur celle qui en était la cause, et qu’on accusa d’avoir ensorcelé le prince. Elle devint l’exécration publique, et toutefois le prince, assurait-on, n’avait même pas pour excuse les prestiges de son aveuglément ; car on prétend qu’à la suite d’un repas très gai, au milieu de ses joyeux compagnons, l’un d’eux fut conduit par la conversation à dire qu’il connaissait la madame de Merteuil de notre roman des Liaisons dangereuses. Un grand nombre d’autres s’écrièrent aussitôt qu’ils en connaissaient aussi une. Alors le prince, dit-on, proposa follement que chacun écrivît à part son secret. Tous les billets furent jetés dans un vase, et il en sortit autant de lady *** qu’il y avait de convives ; le prince lui-même n’ayant pas soupçonné une telle unanimité, et n’imaginant pas être reconnu, avait aussi, dit-on, écrit ce nom !!!
« J’ai connu cette dame, et il faut avouer que sa figure et tout son ensemble répondaient si peu à son âge, qu’il était bien difficile de le deviner. Elle avait tous les charmes de la première jeunesse, rehaussés de toute la grâce des meilleures manières, et je dois dire que dans les cercles où je l’ai vue, elle exerçait même une certaine attraction de bienveillance ; soit que les mœurs de cet étage disposassent à l’indulgence, soit qu’en effet elle ne méritât pas toutes les malédictions dont on l’accablait dans la rue.
« Une faculté tout à fait privilégiée dans le prince de Galles semble avoir été ce que les Anglais appellent le pouvoir de la fascination. Il en est doué au dernier degré : on dirait qu’il suffit de sa volonté pour ramener la multitude et corrompre en quelque sorte l’opinion ; il la reconquiert au moindre pas qu’il fait vers elle. Sa vie est pleine de ces pertes, de ces retours de popularité, et peut-être est-ce la certitude de cet heureux secret qui l’a porté si souvent à affronter, ainsi qu’on le lui a reproché, cette opinion publique. Ses ennemis ont dit de lui qu’il avait porté cette espèce de courage jusqu’à l’héroïsme. Ils lui ont reproché l’audace avec laquelle, sous la condamnation lui-même d’une vie domestique désordonnée, disaient-ils, il s’était acharné à vouloir trouver dans sa femme ce dont il était le trop coupable exemple ; inconséquence qu’on ne doit attribuer pourtant sans doute qu’aux suggestions funestes de pernicieux conseillers ennemis de sa gloire et de son repos. Toujours est-il certain qu’on a employé contre la princesse et la corruption la plus basse et le secours des lois, et toute l’influence de l’héritier du trône ; et tout cela en vain : ce qui, disait-on, faisait le supplice du prince, et le livrait au ridicule ; car on riait de son guignon sans exemple, de ne pouvoir venir à bout de prouver ce que tant d’autres maris paieraient si cher pour tenir secret. La haine s’accrut à chaque nouvelle défaite, et les tourments de la victime avec elle. On la réduisit à une espèce d’exil à quelques milles à Londres ; on la priva de sa fille, on l’outragea à la vue des souverains alliés venus à Londres. Toutefois les expressions manifestées par la multitude étaient constamment là pour la venger ; et il fallut en venir à lui faire quitter l’Angleterre, ce qu’on obtint d’elle-même à l’aide des insinuations perfides, peut-être, de quelques prétendus amis. »
Ici l’Empereur m’a interrompu de nouveau, disant que j’omettais encore un point trop essentiel. Quand et comment le prince était-il arrivé au pouvoir royal ? Comment s’était-il arrangé avec l’opposition ? Qu’avait-il fait de ses anciens amis ? « Sire, ai-je dit, ici finissent mes véritables informations. Il a été un temps où la crise politique a porté Votre Majesté à couper toute communication entre l’Angleterre et la France. Les journaux ne nous parvenaient plus ; les lettres nous étaient interdites ; les deux peuples n’avaient plus rien de commun. Il existe donc en moi une véritable lacune que je craindrais de ne remplir que par de vrais barbouillages. Toutefois je crois avoir compris qu’après des chutes et des rechutes du vieux roi, tous les partis s’accordèrent enfin à remettre au prince de Galles la régence, avec le plein exercice de l’autorité souveraine. Alors arriva cette époque tant attendue de changements et d’espérances. Le ciel s’ouvrait enfin pour cette opposition si longtemps panégyriste du prince, pour ces anciens amis, qui, dès l’enfance, semblaient avoir uni leurs destinées à la sienne. Mais, à la grande surprise de tous, et par je ne sais quelle rouerie, dit-on, de lord Castlereagh, rien ne fut changé. Ces anciens ministres, si longtemps l’objet de la réprobation du prince, demeurèrent, et ces amis si chers, si tendres, si longtemps flattés, n’arrivèrent point !
« L’opposition jeta les hauts cris : mais on lui répondit plaisamment que, quand le méchant prince de Galles était devenu un grand roi, son premier acte avait été de repousser son entourage. Cela pouvait être gai, mais nullement applicable ; car les plus beaux caractères de l’empire se trouvaient à la tête de cette opposition, et ils étaient loin d’être des Falstaff ou autres bouffons et autres mauvais sujets de la sorte ; aussi montrèrent-ils dès cet instant pour le prince un éloignement absolu : les uns ne voulurent plus le voir ; d’autres refusèrent ses invitations ou repoussèrent les avances qui leur étaient faites. On en cite un pourtant qui, par la suite, se laissa aller, dit-on, à accepter du prince un dîner privé. Celui-ci, recourant à ses moyens de séduction constamment victorieux, essaya de lui prouver, avec sa grâce accoutumée, qu’il n’avait pas pu agir différemment, et demanda de lui dire enfin ce dont ses anciens amis pouvaient l’accuser avec justice. Le convive, le cœur encore gros, profita de l’occasion et lui récapitula sans ménagement tous ses torts ; et le tout avec une telle chaleur que la princesse Charlotte, qui se trouvait à table et penchait peut-être en secret pour l’opinion du convive, se mit à fondre en larmes. Cette scène étant parvenue le lendemain à lord Byron, il la consacra dans des vers qui firent quelque bruit.
« Pleure, fille des rois, y était-il dit, pleure les fautes de ton père ! Puisse chacune de tes larmes effacer un de ses torts ! Puisse surtout le peuple d’Angleterre, pressentant dans la douleur son heureux avenir, payer d’un sourire chacun de tes pleurs[1] !
« En 1814, lors de ma course à Londres, j’ai eu l’honneur d’être présenté au prince de Galles à Carlton-House. – Et que diable alliez-vous faire là ? m’a dit l’Empereur. – Votre Majesté a certainement bien raison ; mais j’y fus conduit par une espèce de point d’honneur ; je crus ne pouvoir pas faire autrement : beaucoup de Français étaient en cet instant à Londres ; j’étais le seul qui eût approché Votre Majesté, porté ses couleurs, suivi la ligne qu’on semblait réprouver en cet instant. Quelqu’un m’ayant dit que les autres ne souffriraient certainement pas ma présentation, cela me décida. Nous fûmes en effet vingt-deux Français présentés à la fois à un des grands levers du prince, et je dois dire que je ne vis jamais plus de grâce dans les manières, plus de charmes dans l’expression, plus d’harmonie dans tout l’ensemble, je crus apercevoir le beau idéal du bon ton. Je conçus tout le pouvoir, toute la vérité de cette magie d’enchantement que j’avais entendu si souvent lui attribuer ; et encore en ce moment, Sire, en me retraçant cette belle figure où je croyais lire l’élévation d’âme, l’appréciation, le désir de la gloire, je suis, à me demander comment Votre Majesté se trouve ici ; comment des ministres atroces ont pu le faire condescendre à se déclarer le geôlier, le bourreau ! – Mon cher, m’a dit l’Empereur, c’est que peut-être vous n’êtes pas physionomiste, vous avez pris l’auréole de la coquetterie pour celle de la grandeur, l’occupation de plaire pour l’amour de la gloire ; et puis l’amour de la gloire n’est pas précisément sur la figure ; il se trouve au fond du cœur, et vous ne l’avez pas fouillé[2].
« Et ne me traduisiez-vous pas l’autre jour, a continué alors l’Empereur je ne sais quel papier ou quel ouvrage où il était dit que le prince régent avait fait un grand étalage d’intérêt et de sympathie en faveur des derniers Stuart ? qu’il a mis le plus haut prix à obtenir ce qui leur avait appartenu, ce qu’ils avaient laissé ? qu’il parlait d’élever un monument au dernier d’entre eux ? Il y a là-dedans, a ajouté l’Empereur, encore bien plus de calcul que de magnanimité ; c’est qu’il est soigneux d’affirmer et de consacrer leur extinction. Là commence, se dit-il, sa légitimité, sa sécurité, et il a raison. Si de mon temps et dans les circonstances où les ministres anglais avaient plongé l’Angleterre, il se fût trouvé encore quelque jeune Stuart, brave, entreprenant, capable, à la hauteur du siècle, il eût été débarqué en Irlande, escorté des doctrines modernes, et l’on eût vu sans doute le spectacle des Stuart régénérés, chassant à leur tour les Brunswick dégénérés. L’Angleterre aussi eût eu son 20 mars. Et ce que c’est pourtant qu’un trône et tous ses poisons ; à peine y est-on assis, qu’on en ressent la contagion. Ces Brunswick, amenés par les idées libérales, élevés par la volonté du peuple, sont à peine assis, qu’ils ne recherchent que l’arbitraire et la toute-puissance ; il leur faut absolument rouler dans l’ornière qui a fait culbuter leurs devanciers ; et cela, parce qu’ils sont devenus rois !… Et l’on dirait que c’est la marche inévitable ! Cette belle tige des Nassau, par exemple, ces patrons en Europe d’une noble indépendance, eux dont le libéralisme devrait être dans le sang et jusque dans la moelle de leurs os ; ces Nassau enfin, qui ne seront qu’à la queue par leur territoire, et qui pourraient se placer à la tête par leurs doctrines, on vient à les asseoir sur un trône ; eh bien ! vous les verrez infailliblement ne s’occuper que de se rendre ce qu’on appelle aujourd’hui légitimes, en prendre les principes, la marche, les travers, etc. Eh ! mon cher, moi-même, après tout, ne m’a-t-on pas fait le même reproche ? et peut-être n’est-ce pas sans quelque apparence de raison, car enfin peut-être bien des nuances se seront dérobées à moi-même. J’ai pourtant déclaré dans une circonstance solennelle qu’à mes yeux la souveraineté n’était point dans le titre, ni le trône dans son appareil. On m’a reproché qu’à peine au pouvoir j’avais exercé le despotisme, l’arbitraire ; mais c’est la dictature qu’il fallait dire, et les circonstances m’absoudront assez. Ce qu’on m’a reproché encore, c’est de m’être laissé enivrer par mon alliance avec la maison d’Autriche, de m’être cru bien plus véritablement souverain après mon mariage, en un mot, de m’être cru dès cet instant Alexandre devenu le fils d’un dieu ! Mais tout cela était-il bien juste ? Ai-je donc prêté véritablement à de tels travers ? Il m’arrivait une femme jeune, belle, agréable ; ne m’était-il donc pas permis d’en témoigner quelque joie ? Ne pouvais-je donc, sans encourir le blâme, lui consacrer quelques instants ? Ne m’était-il donc pas permis, à moi aussi, de me livrer à quelques moments de bonheur ? Eût-on donc voulu qu’à la façon de votre prince de Galles, j’eusse maltraité ma femme dès la première nuit ? Ou bien encore attendait-on que j’eusse fait voler sa tête, à la façon de ce sultan, pour échapper aux reproches de la multitude ? Non, ma seule faute dans cette alliance a été vraiment d’y avoir apporté un cœur trop bourgeois… J’avais si souvent répété que le cœur d’un homme d’État ne devait être que dans sa tête !… Malheureusement ici le mien était demeuré à sa place pour les sentiments de famille, et ce mariage m’a perdu, parce que je croyais surtout à la religion, à la piété, à la morale, à l’honneur de François. Je l’estimais essentiellement… Il m’a cruellement trompé !… Je veux bien qu’on l’ait trompé à son tour ; aussi je lui pardonne… Mais l’histoire l’épargnera-t-elle ? Si toutefois… »
Et Napoléon a gardé le silence quelques instants, la tête appuyée sur une de ses mains. Puis se réveillant : « Quel roman pourtant que ma vie !… a-t-il dit en se levant. Mais ouvrez ma porte et marchons. » Et nous avons parcouru quelque temps les diverses pièces adjacentes…
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J’ai déjà fait observer qu’il était impossible, dans un recueil comme le mien, de maintenir en quoi que ce soit l’unité d’intérêt et de but ; or je vais essayer d’y ramener, en retraçant ici en bien peu de mots, et sans interruption, les aggravations dont on a frappé l’Empereur pendant ces trois mois ; les mauvais traitements qu’on a multipliés, la détérioration visible de sa santé, l’ensemble de ses habitudes et les principaux objets de sa conversation ; en un mot, le bulletin physique et moral de sa personne.
Dans cette courte période :
1° Un nouveau gouverneur arrive, et il se trouve que c’est un homme à vues fort étroites ou très méchant ; un caporal avec sa consigne, et non un général avec ses instructions.
2° On exige de chacun des captifs une déclaration comme quoi il se soumet d’avance à toutes les restrictions qu’on pourrait imposer à Napoléon, le tout dans l’espoir de les détacher de sa personne.
3° On nous communique officiellement la convention des souverains alliés qui, sans autre forme de procès, proclament et consacrent l’ostracisme, l’emprisonnement de Napoléon.
4° Nous recevons le bill du parlement d’Angleterre qui convertissait en loi l’acte oppressif des ministres anglais sur la personne de Napoléon.
5° Enfin des commissaires viennent, au nom de leurs monarques, surveiller les chaînes et contempler les souffrances de la victime. Ainsi notre horizon se rembrunit de plus en plus, les chaînes se raccourcissent, toute espérance d’amélioration future nous échappe, et le plus sinistre avenir seul demeure.
L’arrivée du nouveau gouverneur est le signal des grandes misères. C’est pour la personne de l’Empereur le commencement d’un supplice nouveau ; chaque jour il reçoit un coup d’épingle.
Le premier pas de sir Hudson Lowe est une insulte ; une de ses premières paroles, une barbarie ; un de ses premiers actes, une méchanceté.
Bientôt il ne semble plus avoir d’autre occupation, n’avoir reçu d’autre emploi que de nous tourmenter et de nous faire souffrir sous toutes les formes, sur tous les objets, de toutes les manières.
L’Empereur, qui s’était promis d’abord de s’en tenir au plus complet stoïcisme, s’en émeut néanmoins et s’en exprime fortement. Les conversations sont chaudes, la brèche s’ouvre, chaque jour va l’agrandir.
La santé de l’Empereur s’altère visiblement, et nous le voyons changer à vue d’œil. Contre sa nature, il se sent incommodé très souvent ; une fois il garde sa chambre jusqu’à six jours de suite sans sortir du tout ; une mélancolie secrète qui se déguise à tous les yeux, peut-être aux siens propres, un mal concentré, commencent à le saisir ; il rétrécit chaque jour le cercle déjà si resserré de son mouvement et de ses distractions ; il renonce au cheval ; il n’invite plus d’Anglais à dîner ; il abandonne même son travail régulier ; ses dictées, auxquelles jusque-là il avait semblé trouver quelques charmes, ne vont plus : le dégoût l’avait saisi, et il ne se trouvait plus le courage, me disait-il parfois, de s’y remettre. La plupart de ses journées se passent à parcourir des livres dans sa chambre ou en conversations avec nous, publiques ou privées, et le soir il nous lit lui-même, après son dîner, quelques pièces de théâtre de nos grands maîtres, ou toute autre production amenée par le hasard ou les caprices du moment.
Toutefois la sérénité de son âme, son égalité de caractère, n’éprouvent par ces circonstances nulle altération vis-à-vis de nous ; au contraire, nous n’en semblons que plus resserrés en famille ; il est plus à nous, et nous lui appartenons davantage ; ses conversations présentent plus d’abandon, d’épanchement et d’intérêt.
Il me faisait venir à présent très souvent dans sa chambre pour causer, et ses conversations privées le conduisaient parfois à des sujets très importants, tels que la guerre de Russie, celle d’Espagne, les conférences de Tilsit et d’Erfurt, qu’on rencontre dans cette période de mon recueil. Et ici je dois faire ou répéter quelques observations que je prie ceux qui me liront de ne pas perdre de vue durant tout le cours de cet ouvrage ; elles serviront à prévenir quelques reproches ou objections qu’on serait tenté d’élever sur le manque d’ordre, l’insuffisance et le peu de fini d’objets aussi essentiels. C’est que, si je ne l’ai déjà dit, en conversation publique ou privée avec l’Empereur, je ne me suis jamais permis aucune observation ou demande d’éclaircissements, lors même qu’ils m’ont semblé les plus nécessaires ; je me sentais cette réserve commandée :
1° Par le respect et la bienséance ;
2° Par la crainte d’interrompre une conversation constamment précieuse ;
3° Par l’espoir de prendre la vérité, pour ainsi dire, au vol, et de la saisir de la sorte plus naturellement ;
4° Par la persuasion d’être à demeure maintenant et pour toujours auprès de l’Empereur ; la certitude par là qu’avec le temps j’entendrais mentionner de nouveau les mêmes objets qui se redresseraient et se compléteraient d’eux-mêmes ;
5° Parce que l’Empereur devait, avec le temps, voir lui-même mon Journal, et que je ne doutais pas qu’encouragé parce qu’il y trouverait déjà sur ces divers objets, il ne les convertît en dictées régulières ; je ne les ai pas eues, et par là, de quels morceaux nous demeurons privés !
6° Enfin, et ceci a été un de mes grands motifs, c’est que l’Empereur, arrivé parfois dans le cours de longues conversations tout à fait familières à des objets de la plus haute importance, ne racontait pas néanmoins pour m’apprendre, mais le plus souvent par désœuvrement, seulement pour causer ; et l’on eût pu dire par forme de rabâchage, s’il était permis d’appliquer une telle expression à une telle personne et à de tels objets. Il s’en entretenait avec moi comme si j’eusse dû les connaître aussi bien que lui-même.
Or, j’étais tout à fait étranger à ses grands projets, à ses hautes conceptions, circonstance d’ailleurs que je me suis convaincu plus tard ici m’être commune avec la plupart de ceux qui, lors de sa puissance, l’approchaient davantage, voire même ses ministres ; aussi lui arrivait-il quelquefois, soit que ma figure exprimât trop l’étonnement, soit que revenant à lui, et sachant bien ce qu’il en était, de me dire : « Mais cela est peut-être neuf pour vous ? » À quoi je n’avais rien de mieux à répondre, pour être vrai, que : « Oui, Sire, et tout à fait, pour la plus grande partie. » Qu’eût-ce donc été si, dans ces occasions inappréciables, j’eusse été gauchement l’interrompre pour lui faire apercevoir que j’avais de la peine à le suivre ou à l’entendre ! je n’eusse pas manqué le dégoûter de causer, et moi j’aurais perdu beaucoup. Je le laissais donc aller, quelque désir que j’eusse eu parfois de m’éclaircir. Ce que j’en saisissais une première fois me semblait déjà du plus haut prix. L’Empereur se répétait souvent, je le savais : Alors j’en apprendrai davantage avec le temps, me disais-je, et je ne désespérais pas d’arriver de la sorte à être assez maître de la matière pour oser me permettre par la suite de la raisonner tant soit peu avec lui ; ce que sa bonté pour moi, dans les derniers temps, eût daigné trouver convenable ; je lui eusse même été agréable, j’en suis sûr, en ce que cela eût réveillé ses idées et fourni un aliment nouveau à sa conversation. Malheureusement mon enlèvement subit et imprévu d’auprès de sa personne m’a laissé les seuls détails que j’avais recueillis jusque-là ; et à la douleur d’avoir été enlevé à des soins pieux qui étaient devenus mon bonheur, se joindront désormais d’éternels regrets d’avoir, par ma trop grande circonspection peut-être, perdu pour l’histoire une occasion unique qui ne peut se renouveler jamais.
J’ai été bien aise d’entrer minutieusement ici dans ces détails, afin qu’on comprît comment j’ai obtenu une portion de mes récits, et qu’en me lisant, on pût se répondre à soi-même pourquoi des objets aussi importants demeurent aussi imparfaits.
Toutefois, si l’historien n’y trouve pas la trace lumineuse qu’il recherche et qu’il aurait cru devoir y trouver, du moins y rencontrera-t-il une foule d’étincelles propres à le mettre inévitablement sur la voie ; circonstance spéciale qui me servira à caractériser moi-même mon propre recueil, en disant qu’il y a de tout et qu’il n’y a rien ; qu’il n’y a rien, mais qu’il y a de tout. Et en disant qu’il n’y a rien, je me trompe assurément, car on y rencontrera une foule de traits sur les qualités privées, les dispositions naturelles, le cœur et l’âme de l’homme extraordinaire auquel cet ouvrage est consacré ; si bien qu’il deviendra impossible à tout homme de bonne foi et recherchant la vérité de n’être pas à même de se fixer sur son caractère. Or, je prie de se rappeler que tel a été mon unique but, le seul que j’aie annoncé.
Hier mon fils, dans sa promenade, emporté par son cheval, et craignant de se frapper aux arbres, avait cru devoir se jeter à terre. Il s’était foulé le pied assez fortement pour être condamné à un mois de chaise longue.
L’Empereur a daigné entrer dans ma chambre, sur les onze heures, pour connaître la situation de mon fils, dont il a fort grondé la maladresse. Je l’ai suivi dans le jardin.
La conversation est tombée sur le pillage des armées et les horreurs qu’il entraîne.
Pavie, disait l’Empereur, était la seule place qu’il eût jamais livrée au pillage : il l’avait promis, à ses soldats pour vingt-quatre heures ; mais au bout de trois il n’y put tenir davantage, et le fit cesser. « Je n’avais que douze cents hommes, disait-il ; les cris de la population, qui parvenaient jusqu’à moi, l’emportèrent. S’il y eût eu vingt mille soldats, c’eût été eux dont la masse, au contraire, eût étouffé les plaintes de la population ; il ne serait rien parvenu jusqu’à moi. Du reste, continuait-il, heureusement la politique est parfaitement d’accord avec la morale pour s’opposer au pillage. J’ai beaucoup médité sur cet objet ; on m’a mis souvent dans le cas d’en gratifier mes soldats ; je l’eusse fait si j’y eusse trouvé des avantages. Mais rien n’est plus propre à désorganiser et à perdre tout à fait une armée. Un soldat n’a plus de discipline dès qu’il peut piller ; et si en pillant il s’est enrichi, il devient aussitôt un mauvais soldat, il ne veut plus se battre. D’ailleurs, observait-il encore, le pillage n’est pas dans nos mœurs françaises : le cœur de nos soldats n’est point mauvais ; le premier moment de fureur passé, il revient à lui-même. Il serait impossible à des soldats français de piller pendant vingt-quatre heures : beaucoup emploieraient les derniers moments à réparer les maux qu’ils auraient faits d’abord. Dans leur chambrée, ils se reprochent plus tard les uns aux autres les excès commis, et frappent eux-mêmes de réprobation et de mépris ceux d’entre eux dont les actes ont été trop odieux. »
Sur les trois heures, le nouvel amiral, sir Pulteney Malcolm, et tous ses officiers ont été présentés à l’Empereur. L’amiral a causé d’abord seul avec lui près de deux heures. Il a dû être très frappé de la conversation, car il a dit en sortant qu’il venait de prendre une bien belle et bonne leçon sur histoire de France.
L’Empereur a dû lui dire, en terminant : « Vous avez levé une contribution de sept cents millions sur la France ; j’en ai imposé une de plus de dix milliards sur votre pays. Vous avez levé la vôtre par vos baïonnettes ; j’ai fait lever la mienne par votre parlement. » – Et c’est bien là la véritable analyse des affaires, a répondu l’amiral.
L’amiral était à Bruxelles à dîner avec lord Wellington, lorsque Blucher envoya dire qu’il était attaqué. Wellington, disait l’amiral, avait à Waterloo quatre-vingt-dix mille hommes, et Bulow vingt-cinq mille. C’était précisément là le compte qu’avait estimé l’Empereur ; l’amiral ramenait d’Amérique douze mille hommes de vieille troupe, sans aucun soupçon du nouvel état de l’Europe. À la mer, un bâtiment lui apprit la révolution du retour de l’île d’Elbe ; elle lui sembla si magique qu’il ne put la croire. Toutefois, à la vue de Plymouth, il reçut ordre de continuer en toute hâte sur Ostende ; il l’atteignit à temps, quatre mille hommes purent prendre part à la bataille, et ils étaient sans contredit ce qu’il y avait de meilleur dans toute la ligne, assurait l’amiral. Qui peut assigner leur degré d’influence ! Les Anglais crurent la bataille perdue tout le jour, et ils conviennent qu’elle l’était sans la faute de Grouchy. L’amiral était venu de sa personne durant la bataille à portée de Wellington.
Le temps était délicieux. L’Empereur a fait au galop deux tours en calèche. J’étais seul avec lui. Il m’a beaucoup parlé de mon fils, de son avenir, avec un intérêt et une bonté qui me remplissaient le cœur. Il disait que, vu son âge, cette circonstance de Sainte-Hélène était sans prix pour le reste de sa vie ; que son moral s’y serait trouvé en serre chaude, etc., etc.
Après dîner, l’Empereur est revenu sur le 18 brumaire, et nous l’a raconté avec une infinité de petits détails. Comme il l’a dicté depuis longtemps au général Gourgaud, c’est là que je renverrai pour la masse de l’évènement. Je n’en vais donner ici que quelques traits ou accessoires qui ne s’y trouveront sans doute pas.
La situation de Napoléon, à son retour d’Égypte, fut unique. Il s’était vu aussitôt sollicité par tous les partis, et avait reçu tous leurs secrets. Il en était trois bien distincts : le Manège, dont un général fort connu, Bernadotte, était un des chefs ; les Modérés, conduits par Siéyes, et les Pourris, disait-il, ayant Barras à leur tête.
La détermination que prit Napoléon de s’associer aux Modérés lui fit courir de grands dangers, disait-il. Avec les Jacobins il n’en eût couru aucun ; ils lui avaient offert de le nommer dictateur : « Mais après avoir vaincu avec eux, disait l’Empereur, il m’eût fallu presque aussitôt vaincre contre eux. Un club ne supporte point de chef durable, il lui en faut un pour chaque passion. Or, se servir un jour d’un parti, pour l’attaquer le lendemain, de quelque prétexte que l’on s’enveloppe, c’est toujours trahir ; ce n’était pas dans mes principes.
« Mon cher, me disait l’Empereur dans un autre moment, après avoir parcouru de nouveau l’évènement de brumaire, il y a loin de là, vous en conviendrez, à la conspiration de Saint-Réal, qui offre bien plus d’intrigues et bien moins de résultats : la nôtre ne fut que l’affaire d’un tour de main. Il est sûr, ajoutait-il, que jamais plus grande révolution ne causa moins d’embarras, tant elle était désirée ; aussi se trouva-t-elle couverte des applaudissements universels.
« Pour mon propre compte, toute ma part dans le complot d’exécution se borna à réunir à une heure fixe la foule de mes visiteurs, et à marcher à leur tête pour saisir la puissance. Ce fut du seuil de ma porte, du haut de mon perron, et sans qu’ils en eussent été prévenus d’avance, que je les conduisis à cette conquête ; ce fut au milieu de leur brillant cortège ; de leur vive allégresse, de leur ardeur unanime que je me présentai à la barre des Anciens pour les remercier de la dictature dont ils m’investissaient.
On a discuté métaphysiquement, et l’on discutera longtemps encore si nous ne violâmes pas les lois, si nous ne fûmes pas criminels ; mais ce sont autant d’abstractions bonnes tout au plus pour les livres et les tribunes, et qui doivent disparaître devant l’impérieuse nécessité ; autant vaudrait accuser de dégât le marin qui coupe ses mâts pour ne pas sombrer. Le fait est que la patrie sans nous était perdue, et que nous la sauvâmes. Aussi les auteurs, les grands acteurs de ce mémorable coup d’État, au lieu de dénégations et de justifications, doivent-ils, à l’exemple de ce Romain, se contenter de répondre avec fierté à leurs accusateurs : Nous protestons que nous avons sauvé notre pays, venez avec nous en rendre grâces aux dieux.
Et, certes, tous ceux qui dans le temps faisaient partie du tourbillon politique ont eu d’autant moins de droits de se récrier avec justice, que tous convenaient qu’un changement était indispensable, que tous le voulaient ; et que chacun cherchait à l’opérer de son côté. Je fis le mien à l’aide des Modérés ; la fin subite de l’anarchie, le retour immédiat de l’ordre, de l’union, de la force, de la gloire, furent ses résultats. Ceux des Jacobins ou ceux des Immoraux auraient-ils été supérieurs ? Il est permis de croire que non. Toutefois il n’est pas moins très naturel qu’ils en soient demeurés mécontents, et en aient jeté les hauts cris. Aussi, n’est-ce qu’à des temps plus éloignés, à des hommes plus désintéressés qu’il appartient de prononcer sainement sur cette grande affaire. »
Au surplus, voici deux traits qui aideront à juger de l’état réel de la république à l’époque de brumaire. Après cette journée, il ne se trouva pas au trésor de quoi expédier un courrier ; et quand le Consul voulut se procurer la force précise de l’armée, il fut réduit à envoyer des personnes sur les lieux, « Mais, disait-il, vous devez avoir des rôles au bureau de la guerre ? – À quoi nous serviraient-ils ? répondait-on, il y a eu tant de mutations dont on n’a pu tenir compte. – Mais du moins vous devez avoir l’état de la solde qui nous mènera à notre but ? – Nous ne la payons pas. – Mais les états de vivres ? – Nous ne les nourrissons pas. – Mais ceux de l’habillement ? – Nous ne les habillons pas. »
La révolution de brumaire accomplie, il se trouva trois Consuls provisoires : Napoléon, Siéyes et Ducos. Il fallait un président. La crise était chaude et rendait le général bien nécessaire : aussi saisit-il le fauteuil, et ses deux acolytes n’eurent garde de le lui disputer. Ducos, d’ailleurs, se prononça dès cet instant une fois pour toutes. Le général seul pouvait les sauver, disait-il ; et dès lors il se déclarait pour toujours de son avis en toutes choses. Siéyes s’en mordit les lèvres ; mais il dut en faire autant.
Siéyes calcule volontiers ses intérêts. Dès la première réunion des trois Consuls en séance, et dès qu’ils furent seuls, Siéyes alla mystérieusement regarder aux portes si personne ne pouvait entendre ; puis, revenant à Napoléon, il lui dit avec complaisance et à demi voix, en lui montrant une commode : « Voyez-vous ce beau meuble ? vous ne vous doutez peut-être pas de sa valeur ? » Napoléon crut qu’il lui faisait considérer un meuble de la couronne, et peut-être qui aurait servi à Louis XVI. « Ce n’est pas du tout cela, lui dit Siéyes voyant sa méprise ; je vais vous mettre au fait. Il renferme huit cent mille francs !!! et ses yeux s’ouvraient tout grands. Dans notre magistrature directoriale, nous avions réfléchi qu’un directeur sortant de place pouvait fort bien rentrer dans sa famille sans posséder un denier, ce qui n’était pas convenable. Nous avions donc imaginé cette petite caisse, de laquelle nous tirions une somme pour chaque membre sortant. En cet instant, plus de directeurs ; nous voilà donc possesseurs du reste. Qu’en ferons-nous ? » Napoléon, qui avait prêté une grande attention, et commençait enfin à comprendre, lui répondit : « Si je le sais, la somme ira au trésor public ; mais si je l’ignore, et je ne le sais point encore, vous pouvez vous la partager, vous et Ducos, qui êtes tous deux anciens directeurs ; seulement, dépêchez-vous, car demain il serait peut-être trop tard. Les collègues ne se le firent pas dire deux fois, observait l’Empereur. Siéyes se chargea hâtivement de l’opération, et fit le partage, comme dans la fable, en lion. Il fit nombre de parts ; il en prit une comme plus ancien directeur, une autre comme ayant dû rester en charge plus longtemps que son collègue, une autre parce qu’il avait donné l’idée de cet heureux changement, etc., etc. ; bref, dit l’Empereur, il s’adjugea six cent mille francs, et n’en envoya que deux cent mille au pauvre Ducos, qui, revenu des premières émotions, voulait absolument réviser ce compte et lui chercher querelle. Tous les deux revenaient à chaque instant, à ce sujet, à leur troisième collègue pour qu’il les mît d’accord ; mais celui-ci répondait toujours : Arrangez-vous entre vous ; soyez surtout silencieux, car si le bruit remontait jusqu’à moi, il vous faudrait abandonner le tout.
« Lorsqu’il fallut se fixer sur une constitution, disait l’Empereur, Siéyes donna une autre scène fort plaisante. Les circonstances et l’opinion publique en avaient fait une espèce d’oracle en ce genre ; il déroula donc aux commissions des deux Conseils, mystérieusement et avec poids et mesure, les différentes bases, qui furent toutes adoptées, bonnes, imparfaites ou mauvaises. Enfin il couronna l’œuvre en dévoilant la sommité, ce qu’on attendait avec une vive et curieuse impatience. Il proposa un grand électeur qui résiderait à Versailles, jouirait de six millions annuels, représenterait la dignité nationale et n’aurait d’autre fonction que de nommer deux Consuls : celui de la paix, celui de la guerre, tout à fait indépendants dans leurs fonctions. Encore si cet électeur avait fait un mauvais choix, le Sénat devait-il l’absorber lui-même. C’était l’expression technique, c’est-à-dire le faire disparaître en le faisant rentrer par forme de punition dans la foule des citoyens. »
Napoléon, faute d’expérience dans les assemblées, et aussi par une circonspection commandée par le moment, avait pris peu ou point de part à ce qui avait précédé ; mais ici, à ce point décisif, il se mit à rire, dit-il, au nez de Siéyes, et sabra ce qu’il appelait ses niaiseries métaphysiques. Siéyes n’aimait pas à se défendre, disait l’Empereur, et ne savait pas le faire. Il essaya pourtant ici de dire qu’après tout un roi n’était pas autre chose. Napoléon lui répondait : « Mais vous prenez l’abus pour le principe, l’ombre pour le corps. » Puis il l’acheva en lui disant : « Et comment avez-vous pu imaginer, Monsieur Siéyes, qu’un homme de quelque talent et d’un peu d’honneur voulût se résigner au rôle d’un cochon à l’engrais de quelques millions ? » Après une telle sortie, qui, disait l’Empereur, fit rire aux éclats tous les assistants, la création de Siéyes demeura noyée ; il n’y eut plus moyen pour lui de revenir à son grand électeur, et l’on se décida pour un Premier Consul à décision suprême, ayant la nomination à tous les emplois, et deux Consuls accessoires à voix délibératives seulement. C’était au fait, dès cet instant, l’unité du pouvoir. Le Premier Consul était un vrai président d’Amérique, gazé sous des formes que commandait encore l’esprit ombrageux du moment ; aussi l’Empereur dit-il que son règne commença réellement dès ce jour-là.
L’Empereur regrettait en quelque sorte que Siéyes n’eût pas été l’un des trois Consuls. Celui-ci, qui le refusa d’abord, le regretta aussi, mais quand, il n’était plus temps. Il s’était mépris sur la nature de ces Consuls, disait Napoléon ; il craignait pour son amour-propre et redoutait d’avoir à chaque instant le Premier Consul à combattre. « Ce qui eût été vrai, observait l’Empereur, si tous les Consuls eussent été égaux : nous aurions été alors tous ennemis ; mais la constitution les ayant faits subordonnés, il n’y avait plus de lutte d’amour-propre, aucune cause d’inimitié, mais mille d’une véritable union. » Siéyes le reconnut, mais trop tard. L’Empereur disait qu’il eût pu être fort utile au conseil, meilleur peut-être que les autres, parce qu’il avait parfois des idées neuves et très lumineuses ; mais que du reste il n’était pas du tout propre à gouverner. En dernière analyse, disait l’Empereur, pour gouverner il faut être militaire : on ne gouverne qu’avec des éperons et des bottes. Siéyes, sans être peureux, avait peur de tout : ses espions de police troublaient son repos. Au Luxembourg, durant le Consulat provisoire, il réveillait souvent Napoléon ; son collègue, et le harcelait avec les trames nouvelles qu’il apprenait à chaque instant de sa police particulière. « Mais a-t-on gagné notre garde ? lui disait celui-ci. – Non. – Eh bien, allez dormir. En guerre comme en amour, pour conclure, mon cher, il faut se voir de près. Il sera temps de nous inquiéter quand on attaquera nos six cents hommes. »
L’Empereur disait qu’au demeurant il avait choisi en Cambacérès et Lebrun deux hommes de mérite, deux personnages distingués ; tous deux sages, modérés, capables, mais d’une nuance tout à fait opposée. L’un, avocat des abus, des préjugés, des anciennes institutions, du retour des donneurs, des distinctions, etc. ; l’autre, froid, sévère, insensible, combattant tous ces objets, y cédant sans illusion, et tombant naturellement dans l’idéologie.
L’Empereur revenait à faire observer que Siéyes aurait peut-être contribué à donner une autre couleur, une autre tournure, d’autres nuances à l’administration impériale ; mais on répliquait que cette variante n’eût pu qu’être nuisible ; car on avait beaucoup loué dans le temps le choix de Napoléon. Les hommes qu’il avait appelés, lui disait-on, n’étaient pas dans le cas d’être désavoués de personne en Europe. Ils avaient beaucoup contribué à lui ramener l’opinion des diverses nuances parmi nous en France, il n’en eût pas été de même de Siéyes. Son nom et son souvenir eussent aux yeux de beaucoup nui aux actes auxquels il eût participé, et on cita dans ce temps, avec un empressement qui faisait voir toute la malveillance qu’on lui portait, une anecdote qu’on disait s’être passée aux Tuileries entre lui et l’Empereur. Il était échappé à Siéyes, disait-on, parlant de Louis XVI à l’Empereur, de dire le tyran, « Monsieur l’abbé, faisait-on répondre à l’Empereur, s’il eût été un tyran, vous diriez la messe, et moi je ne serais pas ici. » L’Empereur a souri à cette anecdote, sans exprimer autrement si elle était vraie ou non. On verra plus loin qu’elle était fausse.
Il y a longtemps que je n’ai parlé du gouverneur. Nous cherchions à l’éloigner le plus possible de notre pensée ; nous ne l’apercevions presque plus. Ses mauvaises manières, ses vexations me forcent d’y revenir aujourd’hui : elles semblent prendre une nouvelle activité. Il vient de nous garder des lettres d’Europe, bien qu’elles fussent venues ouvertes et de la manière la plus ostensible ; mais seulement parce qu’elles n’avaient point passé par les mains du secrétaire d’État, sans faire attention qu’un manque de formalité peut se réparer facilement en Angleterre, mais qu’il demeure sans remède pour nous à deux mille lieues de distance. Si encore, en exécutant aussi rigoureusement la lettre de ses instructions, il avait l’humanité de nous laisser savoir qu’il a reçu ces lettres et de qui elles sont, il nous tranquilliserait sur des personnes dont nous pleurions la négligence ou la santé ; mais il a la barbarie de nous en faire un mystère. Il y a peu de jours que la comtesse Bertrand ayant écrit à la ville, il a fait saisir le billet et le lui a renvoyé comme ayant été écrit sans son aveu. Il a accompagné cette injure d’une lettre officielle par laquelle il nous interdit dès à présent toute communication par écrit ou même verbale avec les habitants sans avoir été soumise à son visa ; et, chose absurde et peu croyable c’est qu’il nous a fait cette interdiction vis-à-vis de personnes qu’il nous laisse la liberté d’aller visiter à notre gré. Il a accompagné la publication du bill qui nous concerne de commentaires qui ont répandu la terreur parmi les habitants ; il se récrie sur l’excessive dépense de la table de l’Empereur ; il insiste sur de fortes diminutions. On n’avait point entendu que le général Bonaparte aurait autant de personnes autour de lui. Les ministres, nous dit-il ingénument, n’avaient point douté que la permission qu’il nous avait apportée de nous en aller ne nous eût décidés à quitter l’Empereur, etc. Toutes ces tracasseries ont amené un échange de notes assez vives. À un article du gouverneur, dans lequel il disait que si les restrictions qu’on nous impose nous semblaient trop dures, nous pourrions nous en affranchir en nous en allant, l’Empereur a dicté lui-même l’addition suivante à la réponse que nous avions déjà faite : « Qu’honorés par lui dans sa prospérité, nous placions notre plus douce jouissance à le servir, aujourd’hui qu’il ne pouvait rien pour nous ; et tant pis pour quiconque ne comprenait pas cette conduite. »
Les vexations du gouverneur continuent, et il ne cesse de gagner du terrain sur notre malheureuse situation. Son parti semble pris de nous mettre au secret. Il a publié une proclamation en ville, ordonnant de lui envoyer, sous peine de châtiment, dans les vingt-quatre heures tous billets ou lettres que nous pourrions adresser aux habitants, pour quelque motif que ce fût. Il a interdit à ceux-ci de visiter le grand maréchal et sa femme, qui se trouvent en tête de notre enceinte. Les premiers moments de ce nouveau blocus de madame Bertrand ont été si sévères, que des médicaments envoyés d’ici par le docteur à un des gens du grand maréchal qui était à la mort n’ont pu y entrer, et que ce n’est que par accommodement que l’officier a pris sur lui de les faire parvenir par-dessus le mur.
Le gouverneur, ayant lu dans une de mes lettres pour l’Europe que je demandais plusieurs objets de vêtements et de toilette, est venu me dire que je pouvais prendre la plupart de ces objets parmi ce que le gouvernement avait envoyé ici pour Napoléon ; et comme je lui ai répondu que je préférais les acheter, ne voulant pas gêner mes sentiments d’aucune reconnaissance, le gouverneur a observé sèchement qu’il me serait loisible de les payer si j’en avais la fantaisie ; à quoi j’ai répliqué : « Pardonnez, monsieur, j’aime à choisir mes boutiques. » Il en est résulté que le gouverneur m’a fait dire plus tard par le docteur qu’il allait porter des plaintes contre moi aux ministres pour avoir refusé avec mépris, disait-il, les dons du gouvernement. À quoi je lui ai riposté aussitôt que je lui serais obligé, étant bien plus heureux qu’il eût à transmettre à ses ministres des refus que des demandes.
L'Empereur a rencontré le petit Tristan, fils aîné de M. de Montholon, qui n’a guère que sept ans, et court tout le jour. L’Empereur l’a fait approcher entre ses deux jambes et a voulu lui faire réciter quelques fables, dont le pauvre enfant sur dix mots n’en comprenait pas deux. L’Empereur en riait beaucoup, condamnait qu’on donnât La Fontaine aux enfants qui ne pouvaient l’entendre, et s’est mis à expliquer ces fables à Tristan, à vouloir les lui rendre sensibles, et rien de plus curieux que ses développements, leur simplicité, leur justesse, leur logique.
Dans la fable du Loup et de l’Agneau, rien n’était plus risible comme de voir le petit bonhomme dire Sire et Votre Majesté, et en parlant du loup, et en parlant de l’Empereur, mêler à tort et à travers tout cela dans sa bouche, et bien plus encore probablement dans sa tête.
L’Empereur trouvait qu’il y avait beaucoup trop d’ironie dans cette fable pour être à la portée des enfants. Elle péchait d’ailleurs, disait-il dans son principe et sa morale, et c’était la première fois qu’il s’en sentait frappé. Il était faux que la raison du plus fort lût la meilleure ; et, si cela arrivait en effet, c’était là le mal, disait-il, l’abus qu’il s’agissait de condamner. Le loup donc eût dû s’étrangler en croquant l’agneau, etc., etc.
Tristan est fort paresseux. Il avouait à l’Empereur qu’il ne travaillait pas tous les jours. « Ne manges-tu pas tous les jours ? disait l’Empereur. – Oui, Sire. – Eh bien ! tu dois travailler tous les jours, car on ne doit point manger si l’on ne travaille pas. – Oh bien ! en ce cas, je travaillerai tous les jours, disait vivement l’enfant. – Voilà bien l’influence du petit ventre, disait l’Empereur en lapant sur celui de Tristan ; c’est la faim, c’est le petit ventre qui fait mouvoir le monde. Allons, mon petit, si tu es sage, nous te ferons page de Louis XVIII. » – « Mais je ne veux pas, » disait Tristan en grognant et faisant la grimace.
Cette après-dînée, lisant un ouvrage où l'auteur observait que la figure trompait souvent sur le caractère, l’Empereur s’est arrêté, a posé le livre avec un visage pénétré, un accent convaincu ; il a dit : « C’est bien vrai, et, quelque étude que l’on fasse, l’on ne saurait se flatter d’y parvenir. Que de preuves j’ai dans ce genre ! par exemple, j’avais quelqu’un auprès de moi ; sa figure, sans doute… Mais après tout, en effet, ce quelqu’un avait un œil de pie ; j’aurais dû y deviner quelque chose. » Et il s’est étendu sur le caractère de cette personne. Ils s’étaient connus dès l’enfance, disait-il ; il lui avait donné longtemps toute sa confiance ; il avait du talent, des moyens ; l’Empereur croyait même qu’il avait été attaché, fidèle. « Mais il était aussi par trop avide, disait-il, il aimait trop l’argent. Quand je lui dictais et qu’il lui arrivait d’avoir à écrire des millions, ce n’était jamais sans un mouvement sur toute sa figure, un lèchement de lèvres, une certaine agitation sur sa chaise qui, plus d’une fois, m’avait porté à lui demander ce que c’était, ce qu’il avait, etc. »
L’Empereur disait que le vice était trop prononcé pour qu’il eût pu garder cette personne auprès de lui. Mais que, vu ses autres qualités, il eût dû peut-être se contenter de la placer différemment, etc., etc.
La conversation a conduit aujourd’hui à traiter le Masque de Fer. On a passé en revue ce qui a été dit par Voltaire, Dutens etc., et ce que l’on trouve dans les Mémoires de Richelieu ; ceux-ci le font comme l’on sait, frère jumeau de Louis XIV et son aîné. Or, quelqu’un a ajouté que, travaillant à des cartes généalogiques, on était venu lui démontrer sérieusement que, lui, Napoléon, était le descendant linéal de ce Masque de Fer, et par conséquent l’héritier légitime de Louis XIII et de Henri IV, de préférence à Louis XIV et à tout ce qui en était sorti. L’Empereur de son côté a dit en avoir, en effet, entendu quelque chose, et il a ajouté que la crédulité des hommes est telle, leur amour du merveilleux si fort, qu’il n’eût pas été difficile d’établir quelque chose de la sorte pour la multitude, et qu’on n’eût pas manqué de trouver certaines personnes dans le Sénat pour le sanctionner, et probablement celles-là mêmes qui plus tard se sont empressées de le dégrader sitôt qu’elles l’ont vu dans l’adversité.
On est passé alors à développer les bases et la marche de cette fable. Le gouverneur des îles Sainte-Marguerite, disait-on, auquel la garde du Masque de Fer était alors confiée, se nommait M. de Bonpart, circonstance au fait déjà fort singulière. Celui-ci, assurait-on, ne demeura pas étranger aux destinées de son prisonnier. Il avait une fille ; les jeunes gens se virent, ils s’aimèrent. Le gouverneur en donna connaissance à la cour ; on y décida qu’il n’y avait pas grand inconvénient à laisser cet infortuné chercher dans l’amour un adoucissement à ses malheurs, et M. de Bonpart les maria.
Celui qui parlait en ce moment disait que quand on lui raconta la chose, qui l’avait fort amusé, il lui était arrivé de dire qu’il la trouvait très ingénieuse, sur quoi le narrateur s’était fâché tout rouge, prétendant que ce mariage pouvait se vérifier aisément sur les registres d’une des paroisses de Marseille qu’il cita, et qui en attestait, disait-il, toutes les traces. Il ajoutait que les enfants qui naquirent de ce mariage furent clandestinement ou sans bruit écoulés vers la Corse, où la différence de langage, le hasard ou l’intention avaient transformé leur nom de Bonpart en Bonaparte et Buonaparte ; ce qui au fond présente le même sens.
À cette anecdote on a ajouté qu’au moment de la révolution on avait fait une histoire semblable en faveur de la branche d’Orléans. On la fondait sur une pièce trouvée à la Bastille. On supposait qu’Anne d’Autriche, qui accoucha après vingt-trois ans de stérilité, avait mis au monde une fille ; la crainte qu’elle n’eût point d’autre enfant avait porté Louis XIII à éloigner cette fille et lui substituer faussement un garçon, qui avait été Louis XIV. Mais l’année suivante la reine accoucha encore, et cette fois ce fut un garçon, Philippe, chef de la maison d’Orléans, qui se trouvait ainsi, lui et les siens, les héritiers légitimes, tandis que Louis XIV et les siens n’étaient plus que des intrus et des usurpateurs. Dans cette version, le Masque de Fer était une fille. Une brochure courut les provinces à ce sujet lors de la prise de la Bastille. Mais l’histoire ne fit pas fortune ; elle mourut sans avoir même un instant, à ce qu’il paraît, occupé la capitale.
Durant le dîner, au sujet de toilette et de parure, on disait que, parmi les grands personnages du jour, aucun n’en avait poussé le ridicule plus loin que Murat, et encore, observait-on, était-elle la plupart du temps tellement singulière, tellement bizarre, que le public l’en appelait le roi Franconi. L’empereur en a beaucoup ri, confessant qu’il était vrai que certains costumes et certaines manières lui donnaient en effet parfois l’apparence d’un opérateur, l’air d’un charlatan. En revenant à la toilette, on ajoutait que Bernadotte y mettait aussi un soin infini, et Lannes beaucoup de temps. L’Empereur s’est montré fort surpris de ce qu’on lui apprenait des deux derniers. Cela l’a conduit naturellement bientôt à répéter ses vifs regrets sur la perte du maréchal Lannes, qu’il a terminés en disant : « Ce pauvre Lannes, dans son agonie, à chaque instant, me demandait ; il se cramponnait à moi, disait Napoléon, de tout le reste de sa vie ; il ne voulait que moi, ne pensait qu’à moi. Espèce d’instinct ! Assurément il aimait mieux sa femme et ses enfants que moi ; il n’en parlait pourtant pas : c’est qu’il n’en attendait rien ; c’était lui qui les protégeait, tandis qu’au contraire moi j’étais son protecteur ; j’étais pour lui quelque chose de vague, de supérieur ; j’étais sa providence, il m’implorait !… »
Quelqu’un observa alors que le bruit des salons avait été bien différent ; qu’on y avait répandu que Lannes était mort en furieux, maudissant l’Empereur, contre lequel il se montrait enragé, et on ajoutait qu’il avait toujours eu de l’éloignement pour lui, et le lui avait souvent témoigné avec insolence… « Quelle absurdité ! a repris l’Empereur ; Lannes m’adorait au contraire. C’était assurément un des hommes au monde sur lequel je pouvais le plus compter. Il est bien vrai que dans son humeur fougueuse il eût pu laisser échapper quelques paroles contre moi ; mais il était homme à casser la tête de celui de qui il les aurait entendues. »
Revenant ensuite à Murat, quelqu’un observa qu’il avait grandement influé sur les malheurs de 1814. « Il les a décidés, a repris l’Empereur ; il est une des grandes causes que nous sommes ici. Du reste la première faute en est à moi. Ils étaient plusieurs que j’avais faits trop grands ; je les avais élevés au-dessus de leur esprit. Je lisais, il y a peu de jours, sa proclamation en se séparant du vice-roi ; je ne la connaissais pas encore. Il est difficile de concevoir plus de turpitude : il y dit que le temps est venu de choisir entre deux bannières, celle du crime ou de la vertu. Or c’est la mienne qu’il appelle celle du crime. Et c’est Murat, mon ouvrage, le mari de ma sœur, celui qui me doit tout, qui n’eût été rien, qui n’existe, qui n’est connu que par moi, qui écrit cela ! Il est difficile de se séparer du malheur avec plus de brutalité, de courir avec plus d’impudeur au-devant d’une fortune nouvelle. »
Madame Mère, depuis cet instant, ne voulut avoir aucun rapport avec lui ni avec sa femme, quelques efforts d’ailleurs qu’ils fissent vis-à-vis d’elle sa constante réponse était qu’elle avait en horreur les traîtres et la trahison. Dès qu’elle fut à Rome, après les désastres de 1814, Murat s’empressa de lui envoyer de ses écuries de Naples huit très beaux chevaux. Madame n’en voulut point entendre parler. Elle repoussa de même toutes les tentatives de sa fille Caroline, qui ne cessait de répéter qu’après tout il n’y avait pas de sa faute, qu’elle n’y était pour rien, qu’elle n’avait pu commander son mari. Mais Madame répondait comme Clytemnestre : « Si vous n’avez pu le commander, vous auriez dû le combattre ; or quels combats avez-vous livrés ? quel sang a coulé ? Ce n’est qu’au travers de votre corps que votre mari devait percer votre frère, votre bienfaiteur, votre maître. »
« À mon retour de l’île d’Elbe, continuait l’Empereur, la tête tourna à Murat de me voir débarqué. Les premières nouvelles lui apprirent que j’étais dans Lyon. Il était habitué à mes grands retours de fortune. Il m’avait vu plus d’une fois dans des circonstances prodigieuses. Il me crut déjà maître de l’Europe, et ne songea plus qu’à m’arracher l’Italie, car c’était là son but et ses espérances. Vainement des gens à grand crédit parmi les peuples qu’il voulait soulever se jetèrent-ils à genoux, lui dirent-ils qu’il s’abusait ; que les Italiens avaient un roi, que celui-là seul avait leur amour et leur estime : rien ne put l’arrêter. Il se perdit, et contribua à nous perdre une seconde fois, parce que les Autrichiens, ne doutant pas que ce ne fût à mon instigation, ne voulurent pas croire à mes paroles et se défièrent de moi. La malheureuse fin de Murat répond à toute cette conduite. Murat avait un très grand courage et fort peu d’esprit. La trop grande différence entre ces deux qualités l’explique en entier. Il était difficile, impossible même, d’être plus brave que Murat et Lannes. Murat n’était demeurée que brave. L’esprit de Lannes avait grandi au niveau de son courage ; il était devenu un géant.
« Au surplus, a terminé l’Empereur, l’exécution de Murat n’en est pas moins horrible ! C’est un évènement dans les mœurs de l’Europe, une infraction aux bienséances publiques. Un roi a fait fusiller un roi reconnu comme tel par tous les autres !!!… Quel charme il a violé !…»
Sur les dix heures, l’Empereur est entré dans ma chambre ; il voulait me surprendre, voulant se promener. Je l’ai suivi ; il a marché quelque temps vers le bois, où la calèche est venue le prendre ; il y avait bien longtemps qu’il n’en avait fait usage. J’étais seul avec lui, et la conversation a roulé tout le temps sur le bill qui le concerne et qui nous est étranger… . . . . . . .
Au retour, l’Empereur a hésité s’il déjeunerait sous les arbres ; mais il s’est décidé à rentrer, et n’est pas ressorti de tout le jour ; il a dîné seul.
Après son dîner il m’a fait appeler ; il lisait des Mercures ou journaux anciens. Il y trouvait diverses anecdotes et circonstances de Beaumarchais. Cette lecture était piquante par l’extrême différence des mœurs, bien que dans des temps si voisins. Elle lui a présenté le voyage de Louis XVI à Cherbourg, sur lequel il s’est arrêté quelque temps, puis il a passé aux travaux de Cherbourg et a parcouru leur historique avec cette clarté, cette précision, ce piquant qui caractérise tout ce qu’il dit.
Cherbourg se trouve au fond d’une anse semi-circulaire, dont les deux extrémités sont l’île Pelée à droite, et la pointe Querqueville à gauche. L’alignement qui joint ces deux points forme la corde ou le diamètre, et court de l’est à l’ouest.
En face, au nord, et à très peu de distance, vingt lieues environ, est le fameux Portsmouth, le premier arsenal des Anglais. Le reste de leurs côtes court presque parallèlement aux nôtres. La nature a tout fait pour nos rivaux ; à nous elle a tout refusé. Leurs rivages sont sains et se nettoient encore chaque jour ; ils présentent beaucoup de fond, une multitude d’abris, de havres, de ports excellents ; nos côtes, au contraire, sont remplies d’écueils, elles ont peu d’eau et s’encombrent journellement davantage. Nous n’avons pas un seul véritable port de grande dimension dans ces parages ; si bien que les escadres ennemies, mouillées à Portsmouth, n’ont pas même besoin de mettre sous voiles pour nous inquiéter ; il leur suffit de quelques bâtiments légers pour les avertir ; et en un moment, sans peine et sans danger, elles se trouvent sur leur proie : on pourrait dire que de là les Anglais sont tout à la fois et chez eux et chez nous.
Si nos escadres, au contraire, osent se hasarder dans la Manche, qui ne devrait s’appeler à bien dire que la Mer Française, elles s’y trouvent en péril permanent ; la tempête ou la supériorité de l’ennemi peut amener leur destruction totale, parce que dans les deux cas il n’est point d’abri pour elles. C’est ce qui arriva à la fameuse journée de la Hogue, où Tourville, à la gloire d’un combat aussi inégal, eût pu joindre encore la gloire d’une belle retraite, s’il eût existé un port où se réfugier.
Dans cet état de choses les gens à bonnes vues, aimant le bien de leur pays, vinrent à bout, à force de projets et de mémoires, de déterminer le gouvernement à chercher dans le secours de l’art ceux dont nous avait privés la nature ; et après beaucoup d’hésitation et de tâtonnement, on s’arrêta sur la baie de Cherbourg, qu’il s’agissait d’abriter à l’aide d’une immense digue jetée dans la mer. Par là nous devions obtenir aux portes mêmes de l’ennemi une rade artificielle où nos vaisseaux pourraient à toute heure et par tous les vents courir sur lui ou échapper à sa poursuite.
« C’était une magnifique et glorieuse entreprise, disait l’Empereur, bien forte pour le faire et pour les finances de l’époque. On imagina de former la digue par d’immenses cônes construits à vide dans le port, et remorqués ensuite jusque sur leur emplacement, où ils étaient immergés à force de pierres dont on les remplissait[3], ce qui du reste était fort ingénieux. Louis XVI vint honorer ces opérations de sa présence ; il quitta Versailles, et ce fut un grand évènement. Dans ces temps-là un roi de France ne quittait jamais sa demeure ; ses excursions n’allaient pas au-delà d’une partie de chasse ; les rois ne couraient pas comme aujourd’hui ; et je crois bien, ajoutait l’Empereur, que moi je n’ai pas peu contribué à les mobiliser.
Toutefois, comme il fallait bien que les choses portassent le cachet du temps, voilà la discussion interminable, la rivalité éternelle de la terre et de la mer qui va son train. On eût dit à cet égard qu’en France il y avait deux rois, ou que celui qui régnait avait deux intérêts et devait avoir deux volontés, ce qui faisait plutôt qu’il n’en avait aucune. Ici, il ne s’agissait que de la mer, et pourtant l’on prononça pour la terre, non pour la bonté de ses raisons, mais par la priorité de ses droits ; et où il s’agissait du sort de l’empire, on ne vit sans doute qu’une affaire de hiérarchie, et par cela seul le grand but, la magnifique entreprise se trouva manquée. La terre s’établit à l’île Pelée, et au fort Querqueville : elle n’était appelée là que comme auxiliaire de la digue, qui était elle-même l’affaire principale ; mais, au lieu de cela, la terre commença par s’asseoir, et força ensuite la digue de se subordonner à sa bienséance, de se placer, de se courber selon son tir. Qu’arriva-t-il ? C’est que l’abri qu’on créait et qui devait être calculé pour recevoir la masse de nos flottes, soit qu’il s’agît de frapper au cœur de l’ennemi, soit que le hasard les y fît prendre refuge, n’offrit plus de place qu’à une quinzaine de vaisseaux au plus, quand il en eut fallu pour cent et au-delà, ce que l’on eût obtenu sans plus de peines, ni beaucoup plus de dépenses, si l’on se fût porté plus en avant dans la mer, seulement au-delà des points que s’était adjugés et qu’avait fixés la terre.
Une autre bévue bien caractéristique et qu’on aurait de la peine à imaginer, c’est que toutes les grandes mesures, pour la rade de Cherbourg, furent prises et arrêtées, la digue commencée, une des passes, celle de l’est, complétée, et qu’on était sur le point de former l’autre, celle de l’ouest, sans s’être procuré la connaissance exacte et précise de toutes les sondes de la rade ; si bien que la passe déjà formée, celle de l’est, large de cinq cents toises, poussée trop près du fort, n’admettait pas sans inconvénient des vaisseaux à marée basse, et que celle que l’on allait former à l’ouest se serait trouvée impraticable, ou du moins fort dangereuse, si le zèle individuel d’un officier (M. de Chavagnac) n’avait fait à temps cette importante découverte, et forcé d’arrêter l’extrémité gauche de la digue à mille deux cents toises du fort Querqueville, chargé de sa défense ; ce qui me semble être et est en effet à trop grande distance. »
Du reste, le système des travaux de la digue, laquelle se trouve à plus d’une lieue du rivage et porte plus de dix-neuf cents toises de long sur quatre-vingt-dix pieds de large, n’a pas été sans éprouver de nombreuses variations commandées au surplus par l’expérience. Les cônes, qui dans le principe devaient se toucher par la base, furent bientôt espacés par force d’accident ou par vue d’économie : la tempête les endommagea, les vers les rongèrent, le temps les pourrit ; on y renonça tout à fait, et l’on se contenta d’y substituer de simples pierres perdues ; et quand on s’aperçut que la force des vagues rendait celles-ci mouvantes, on en vint à avoir recours à d’énormes blocs qui ont fini par répondre à tout ce qu’on attendait.
Ces travaux se sont continués sans interruption sous Louis XVI. Nos assemblées législatives lui donnèrent d’abord un redoublement d’activité ; mais les grands désordres qui suivirent bientôt les firent abandonner tout à fait, et à l’époque du Consulat il ne restait plus de vestige à l’œil de cette fameuse digue. L’imperfection première, le temps, la violence des flots avaient fait tout disparaître jusqu’à plusieurs pieds au-dessous du niveau de la basse mer.
« Néanmoins un de mes premiers soins, disait l’Empereur, dès que j’eus pris le timon des affaires, fut de tourner mes regards sur un point aussi important. J’ordonnai des commissions, je fis discuter devant moi, je me rendis maître de l’état des lieux, et je prononçai que l’exhaussement de la digue serait repris en toute hâte et à toute force ; que les deux extrémités recevraient avec le temps deux massifs de fortification ; mais que dès cet instant même on allait se mettre en mesure d’établir au centre une batterie provisoire considérable. Alors commencèrent de tous côtés les inconvénients, les objections, les vues particulières, l’amour-propre des opinions privées, etc., etc. Cela ne se pouvait absolument pas, prétendaient plusieurs ; je n’en tins pas compte, j’insistai, je voulus, et cela fut fait. En moins de deux ans on vit surgir comme par magie une île véritable, sur laquelle se montra une batterie de gros calibre. Jusqu’à cet instant, les Anglais n’avaient guère fait que rire de nos efforts : ils avaient jugé dès le principe, disaient-ils, qu’ils demeureraient sans résultat ; ils avaient deviné que les cônes se détruiraient, que les petites pierres obéiraient aux vagues, et surtout ils s’en reposaient sur notre lassitude et notre inconstance. Mais ici ce fut tout autre chose ; aussi firent-ils mine de vouloir nous y troubler ; mais ils s’y prenaient trop tard, j’étais en mesure. La passe occidentale, il est vrai, était demeurée, par la force des choses, extrêmement large, et les deux fortifications extrêmes ne croisant pas leur feu, il pouvait en résulter qu’un ennemi audacieux eût pu forcer le passage de l’ouest, venir mouiller lui-même en dedans de la digue et recommencer le désastre d’Aboukir. Mais avec ma batterie centrale provisoire j’y parais déjà. Cependant, comme je suis pour le permanent, j’ordonnai en dedans de la digue, à son centre et comme en soutien, en renfort d’elle, et pour lui servir à son tour d’enveloppe, un énorme pâté elliptique dominant la batterie centrale, et supportant lui-même, en deux étages casematés et à l’épreuve de la bombe, cinquante pièces de gros calibre avec vingt mortiers à grande portée, ainsi que les casernes nécessaires, magasin à poudre, etc., etc.
« J’ai la satisfaction d’avoir laissé ce bel ouvrage accompli.
« Ma défensive pourvue, je n’avais plus à m’occuper que de l’offensive, qui consistait à pouvoir réunir à Cherbourg la masse de nos flottes. Or, la rade ne pouvait contenir que quinze vaisseaux. Pour en accroître le nombre, je fis creuser un port nouveau ; jamais les Romains n’entreprirent rien de plus fort, de plus difficile, qui dût durer davantage ! Il fut fouillé dans le granit à cinquante pieds de profondeur ; j’en fis solenniser l’ouverture par la présence de Marie-Louise, lorsque j’étais moi-même sur les champs de bataille de la Saxe.
« J’obtenais ainsi de pouvoir placer quinze vaisseaux de plus. Ce n’était point assez encore, aussi comptais-je m’étendre bien autrement. J’étais résolu de renouveler à Cherbourg les merveilles de l’Égypte : j’avais élevé déjà dans la mer ma pyramide ; j’aurais eu aussi mon lac Mœris. Mon grand objet était de pouvoir concentrer à Cherbourg toutes nos forces maritimes ; et avec le temps, au besoin, elles eussent été immenses, afin de pouvoir porter le grand coup à l’ennemi. J’établissais mon terrain de manière à ce que les deux nations tout entières eussent pu, pour ainsi dire, se prendre corps à corps ; et l’issue ne devait pas être douteuse, car nous aurions été plus de quarante millions de Français contre quinze millions d’Anglais ; j’eusse terminé par une bataille d’Actium. Et puis, que voulais-je de l’Angleterre ? Sa destruction ? Non, sans doute ; je ne lui demandais que le terme d’une usurpation intolérable ; la jouissance de droits imprescriptibles et sacrés ; l’affranchissement, la liberté des mers ; l’indépendance, l’honneur des pavillons ; je parlais au nom de tous et pour tous, et je l’eusse obtenu de gré ou de force : j’avais pour moi la puissance, le bon droit, le vœu des nations, etc., etc. »
J’ai des raisons de croire que l’Empereur, dégoûté des pertes qu’avaient coûtées sur mer les tentatives partielles, éclairé par une funeste expérience, avait adopté un nouveau système de guerre maritime.
Insensiblement la querelle entre l’Angleterre et la France avait pris la tournure d’une véritable lutte à mort. L’irritation de tous les Anglais contre Napoléon était au dernier degré ; ses décrets de Berlin et de Milan, son système continental, des expressions offensantes avaient soulevé tous les esprits au-delà de la Manche, tandis que les ministres, par leurs libelles, leurs impostures et tous les moyens imaginables, avaient achevé d’y mettre en jeu toutes les passions pour nationaliser tout à fait la querelle ; aussi, en plein parlement, avait-on proclamé la guerre perpétuelle, ou du moins viagère. L’Empereur crut devoir façonner ses plans sur cet état de choses, et renonça dès cet instant, autant par calcul que par nécessité, à toutes croisières, toutes opérations lointaines, toutes tentatives chanceuses ; il se détermina pour la stricte défensive, jusqu’à ce que les affaires du continent fussent terminées, et que ses forces maritimes accumulées lui permissent de frapper plus tard à coup sûr. Il retint donc tous ses bâtiments dans ses ports, ne songea plus qu’à multiplier graduellement nos ressources navales, sans les compromettre davantage : tout ne fut plus calculé que pour un résultat éloigné.
Notre marine avait fait de grandes pertes en vaisseaux, la plupart de nos bons matelots étaient prisonniers en Angleterre, et tous nos ports se trouvaient bloqués par les forces anglaises qui en gênaient les communications. L’Empereur ordonna des canaux en Bretagne, à l’aide desquels, en dépit de l’ennemi, on devait communiquer désormais de Bordeaux, Rochefort, Nantes, de la Hollande, Anvers, Cherbourg, avec Brest, et lui procurer les approvisionnements en tous genres dont il pouvait manquer. Il voulut avoir à Flessingue ou dans le voisinage des bassins propres à recevoir, durant l’hiver, la flotte d’Anvers toute armée, et pouvoir la mettre en mer dans les vingt-quatre heures ; car dans l’état présent elle était retenue prisonnière par les glaces dans l’Escaut quatre ou cinq mois de l’année. Enfin il projetait, du côté de Boulogne ou de quelque endroit de cette côte, une digue pareille à celle de Cherbourg, et entre Cherbourg et Brest un mouillage convenable à l’Île-à-Bois, le tout pour assurer, en tout temps et sans péril, la libre et pleine communication de nos vaisseaux de haut bord depuis Anvers jusqu’à Brest. Quant au manque de matelots et aux grandes difficultés d’en former, il fut ordonné d’y pourvoir en exerçant chaque jour de jeunes conscrits dans toutes nos rades. Ils seraient placés d’abord sur de petits bâtiments légers : une flottille de ce genre devait même naviguer dans le Zuyderzée ; et de là ces matelots, passablement formés, seraient versés sur les gros vaisseaux, et remplacés aussitôt par d’autres qui devaient suivre. Les vaisseaux, de leur côté, avaient ordre d’appareiller chaque jour, de multiplier leurs exercices, d’évoluer autant que l’espace le permettrait, d’aller même échanger des coups de canon avec l’ennemi, pourvu qu’on fût certain de ne pas se trouver engagé, etc., etc.
Restait la quantité de nos vaisseaux : elle était grande encore malgré toutes nos pertes ; et l’Empereur calculait pouvoir en construire vingt ou vingt-cinq par an ; les équipages s’en trouvaient formés au fur et à mesure, si bien qu’au bout de quatre ou six ans, il eût pu compter sur deux cents vaisseaux de ligne, et peut-être sur trois cents au bout de dix ans s’il s’y fût trouvé forcé. Et qu’était ce temps en regard avec la guerre perpétuelle ou viagère qui nous était vouée ? Cependant les affaires sur terre se seraient terminées, et tout le continent fût entré dans notre système ; l’Empereur eut pu ramener le plus grand nombre de ses troupes sur nos côtes ; et c’est dans cet état qu’il comptait enfin rendre la lutte décisive. Toutes les ressources respectives des deux nations eussent été mises en jeu, et nous devions alors, pensait-il, soumettre nos ennemis par la force morale, ou les étouffer par notre force matérielle.
L’Empereur projetait pour la marine plusieurs idées, et comptait employer une partie de sa tactique de terre. Il établissait sa ligne offensive et défensive du cap Finistère aux bouches de l’Elbe. Il eut eu trois corps d’escadre avec des amiraux en chef, comme il avait des corps d’armée avec leurs maréchaux : celui du centre aurait eu son quartier-général à Cherbourg, celui de gauche à Brest, et celui de la droite à Anvers. De moindres divisions aux extrémités, à Rochefort et au Ferrol, au Texel et aux bouches de l’Elbe, pour tourner et déborder l’ennemi par ses flancs. De nombreuses stations intermédiaires unissaient tous ces points, et leurs amiraux en chef respectifs leur étaient sans cesse comme présents, à l’aide des télégraphes qui, bordant la côte, tenaient ce grand ensemble en constante communication.
Cependant quel parti eussent pris les Anglais durant nos préparatifs et notre accroissement progressif ? Eussent-ils continué de bloquer nos ports ? Nous aurions eu la satisfaction de les voir forcés d’augmenter leurs croisières, nous les aurions amenés à avoir cent et cent cinquante vaisseaux constamment exposés chaque jour sur nos côtes aux hasards de la tempête, aux dangers des écueils, à toutes les chances de désastres ; ayant pour nous, au contraire, toutes celles du succès, si jamais les accidents de la nature ou les fautes de leurs amiraux amenaient quelque catastrophe imprévue, laquelle, par la suite du temps, ne pouvait manquer d’arriver. Quel avantage n’en aurions-nous pas tiré, nous, frais et en bon état, qui guettions ce moment, toujours prêts à mettre sous voiles et à combattre ! Les Anglais se seraient-ils lassés, nos vaisseaux sortaient aussitôt pour exercer, former leurs équipages.
Nos armements complétés et le moment décisif approchant, les Anglais, effrayés pour leur île, se seraient-ils groupés en tête de leurs principaux arsenaux, Plymouth, Portsmouth et la Tamise, nos trois corps de Brest, Cherbourg et Anvers allaient à eux, et nos ailes les tournaient sur l’Irlande et sur l’Écosse. Se déterminaient-ils, fiers de leur adresse et de leur courage, à se présenter en masse, alors le tout se trouvait réduit à une affaire décisive, dont nous aurions choisi nous-mêmes le temps, le lieu, la saison ; et c’est ce que l’Empereur appelait sa bataille d’Actium, dans laquelle, si nous étions battus, nous n’éprouvions que de simples pertes, tandis que si nous triomphions, l’ennemi cessait d’exister. Or nous ne pouvions que triompher, disait-il ; car les deux nations se trouvaient alors corps à corps, et nous étions quarante et quelques millions contre quinze : il en revenait toujours là. Telle avait été une de ses hautes idées, une de ses gigantesques conceptions.
Napoléon a si prodigieusement fait, que ses œuvres, ses monuments semblent se nuire les uns les autres par leur nombre, leur variété, leur importance ; aussi aurais-je bien voulu consigner ici l’ensemble de ses travaux exécutés à Cherbourg, et ceux qu’il y avait projetés. Un des hommes précisément du métier même, et l’un de ses premiers ornements, m’en a promis le tableau. S’il me tient parole, on le rencontrera dans les volumes suivants.
Sur les deux heures on est venu demander à l’Empereur s’il voulait recevoir le gouverneur. Il lui a donné une audience de près de deux heures, a parcouru sans se fâcher, disait-il, tous les objets en discussion. Il lui a récapitulé tous nos griefs, énuméré tous ses torts ; il a parlé tour à tour à sa raison, à son esprit, à ses sentiments, à son cœur, « Je l’ai mis à même de tout réparer, de retravailler à neuf, disait-il ; mais vainement, car cet homme est sans fibres : il n’en faut rien attendre. »
Le gouverneur l’avait assuré, disait l’Empereur, qu’en arrêtant le domestique de M. de Montholon, il avait ignoré qu’il fût à notre service ; il a ajouté qu’il n’avait point lu la lettre cachetée de madame Bertrand. L’Empereur lui a fait observer que sa lettre au comte Bertrand était tout à fait en dehors de nos mœurs, et tout à fait en opposition avec nos préjugés ; que si lui, Napoléon, étant simple général et confondu dans la vie privée, avait reçu de lui, gouverneur, une telle lettre, il se serait coupé la gorge avec lui ; qu’on n’insultait pas, sous peine de réprobation sociale, un homme aussi connu et aussi vénéré sans doute en Europe que devait l’être le grand maréchal ; qu’il ne jugeait pas bien sa situation avec nous ; que tout ce qu’il faisait ici était déjà l’histoire ; que même la conversation de cet instant était l’histoire. Qu’il blessait chaque jour par sa conduite son propre gouvernement, sa propre nation, et qu’il pourrait lui en coûter avec le temps. Que son gouvernement le désavouerait à la fin, et qu’il resterait sur son nom une tache qui rejaillirait sur ses enfants. « Voulez-vous, lui disait l’Empereur, que je vous dise ce que nous pensons de vous ? Nous vous croyons capable de tout, mais de tout ; et tant que vous demeurerez avec votre haine, nous demeurerons avec notre pensée. J’attends encore quelque temps, parce que j’aime à être sûr ; et je me plaindrai alors de ce que le plus mauvais procédé des ministres n’a point été de m’envoyer à Sainte-Hélène, mais bien de vous en avoir donné le commandement. Vous êtes pour nous un plus grand fléau que toutes les misères de cet affreux rocher. »
Le gouverneur répondait à tout cela qu’il allait rendre compte à son gouvernement ; qu’avec l’Empereur il apprenait du moins quelque chose, tandis qu’avec nous il ne faisait que s’aigrir, et que nous envenimions tout.
Du reste, au sujet des commissaires des puissances, que le gouverneur demandait à présenter à l’Empereur, l’Empereur les a refusés dans leur capacité politique ; mais il a dit au gouverneur qu’il les recevrait volontiers comme hommes privés ; qu’il n’avait d’éloignement pour aucun d’eux, pas même pour celui de France, M. de Montchenu, qui pouvait être un fort brave homme, qui avait été son sujet dix ans, et qui, ayant été émigré, lui devait probablement à lui, Napoléon, le bienfait de sa rentrée en France ; et puis, après tout, c’était un Français ; que ce titre était ineffaçable pour lui, qu’il n’était point d’opinion qui pût le détruire à ses yeux, etc.
Enfin, au sujet des bâtisses nouvelles à Longwood, dont la proposition avait été le grand objet de la visite du gouverneur, l’Empereur avait répondu qu’il n’en voulait point, qu’il préférait demeurer mal comme il était, que d’acheter un mieux très éloigné au prix de beaucoup de bruit et de remue-ménage ; que les constructions dont il venait de lui parler demandaient des années pour leur accomplissement, et qu’ayant ce temps, ou nous ne vaudrions plus ce que nous coûtions, ou la Providence l’aurait délivré de nous, etc.
La conversation a roulé particulièrement sur les Italiennes, leur caractère, leur beauté.
Le jeune général qui fit la conquête de l’Italie y excita, dès le premier instant, tous les enthousiasmes et toutes les ambitions ; l’Empereur se complaisait à l’entendre et à le redire. Il n’y avait pas de beauté surtout qui n’aspirât à lui plaire et à le toucher ; mais ce fut en vain. « Mon âme était trop forte, disait-il, pour donner dans le piège : sous les fleurs je jugeais du précipice. Ma position était des plus délicates, je commandais de vieux généraux ; ma tâche était immense ; des regards jaloux s’attachaient à tous mes mouvements ; ma circonspection fut extrême. Ma fortune était dans ma sagesse ; j’eusse pu m’oublier une heure, et combien de mes victoires n’ont pas tenu à plus de temps ! »
Plusieurs années après, lors du couronnement à Milan, une chanteuse célèbre (Grassini) attira son attention ; les circonstances étaient moins austères : il la fit demander, et dans son entretien elle se mit à lui rappeler qu’elle avait débuté précisément lors des premiers exploits du général de l’armée d’Italie. « J’étais alors, disait-elle, dans tout l’éclat de ma beauté et de mon talent. Il n’était question que de moi dans les Vierges du soleil. Je séduisais tous les yeux, j’enflammais tous les cœurs. Le jeune général seul était demeuré froid, et pourtant lui seul m’occupait ! Quelle bizarrerie, quelle singularité ! Quand je pouvais valoir quelque chose, que toute l’Italie était à mes pieds, que je la dédaignais héroïquement pour un seul de vos regards, je n’ai pu l’obtenir ; et voilà que vous les laissez tomber sur moi, aujourd’hui que je n’en vaux pas la peine, que je ne suis plus digne de vous ! »
Sur les quatre heures, l’Empereur m’a fait demander ; il se trouvait très faible ; il s’était oublié trois heures dans un bain fort chaud, et s’était fait une brûlure à la cuisse droite avec le robinet d’eau bouillante ; il y avait lu deux volumes. Il s’est rasé, et n’a pas voulu s’habiller.
À sept heures et demie, l’Empereur a commandé deux couverts dans son cabinet. Il s’est trouvé fort contrarié qu’on eût dérangé ses papiers pour faire usage de la table, les a fait remettre, et a ordonné qu’on se servît d’une autre petite table.
Nous avons causé longtemps ; il m’a remis sur des sujets qui lui reviennent souvent avec moi, et dans lesquels je dois tâcher de ne pas me répéter, d’autant plus qu’ils ont aussi bien des charmes pour moi. Nous avons beaucoup parlé de nos jeunes années, de notre temps de l’École militaire. De là il est passé de nouveau aux écoles qu’il avait établies à Saint-Cyr et à Saint-Germain. Enfin il est revenu sur immigration et sur ce qu’il appelle nos encroûtés. Il s’était animé, avait pris de la gaieté à la suite de quelques anecdotes que je lui citais du faubourg Saint-Germain, relatives à sa personne ; et comme les plus petits objets s’agrandissent aussitôt qu’il les touche, il a dit : « Je vois bien que j’ai mal fait mes arrangements avec votre faubourg Saint-Germain : j’ai fait trop ou trop peu. J’ai fait assez pour mécontenter le parti opposé, et pas assez pour m’attacher tout à fait celui-là ! Pour quelques-uns d’entre eux qui sont avides d’argent, la foule se fût contentée de hochets et de vent, dont j’eusse pu la gorger sans blesser au fond nos nouveaux principes. Mon cher, j’ai fait trop et pas assez, et cependant cela m’a fort occupé. Malheureusement j’étais le seul dans mes intentions ; tout ce qui m’entourait les contrariait au lieu de les servir, et pourtant il ne pouvait avoir que deux grands partis à votre égard : celui d’extirper ou celui de fusionner. Le premier ne pouvait entrer dans ma pensée ; le second n’était pas facile, mais je ne le croyais pas au-dessus de mes forces. Et en effet, bien que nullement secondé, contrarié même, j’en étais venu à bout. Si je fusse demeuré, la chose se trouvait accomplie. Cela semblera prodigieux à celui qui sait juger du cœur des hommes et de l’état de la société. Je ne pense pas qu’on ait rien à citer de pareil dans l’histoire ; qu’on puisse montrer un aussi grand résultat obtenu en aussi peu de temps. J’en avais mesuré toute l’importance. Je devais compléter cette fusion, cimenter cette union à tout prix ; avec elle nous eussions été invincibles. Le contraire nous a perdus, et peut prolonger longtemps encore les malheurs, l’agonie peut-être de cette pauvre France. Je le répète de nouveau, j’ai fait trop ou trop peu : j’aurais dû m’attacher l’émigration à sa rentrée, l’aristocratie m’eût facilement adoré ; aussi bien il m’en fallait une ; c’est le vrai, le seul soutien d’une monarchie, son modérateur, son levier, son point résistant : l’État sans elle est un vaisseau sans gouvernail, un vrai ballon dans les airs. Or le bon de l’aristocratie, sa magie, est dans son ancienneté, dans le temps ; et c’étaient les seules choses que je ne pusse pas créer ; mais je manquai d’intermédiaires. M. de Breteuil s’était insinué auprès de moi, et m’y portait. M. de Talleyrand, au contraire, qui n’en était pas aimé sans doute, m’en éloignait de tous ses moyens. La démocratie raisonnable se borne à ménager à tous l’égalité pour prétendre et obtenir. La vraie marche eût été d’employer les débris de l’aristocratie avec les formes et l’intention de la démocratie. Il fallait surtout recueillir les noms anciens, ceux de notre histoire : c’est le seul moyen de vieillir tout aussitôt les institutions les plus modernes.
« J’avais là-dessus des idées tout à moi. Si l’Autriche et la Russie eussent fait des difficultés, j’allais épouser une Française ; j’aurais choisi un des premiers noms de la monarchie, c’était même là ma première pensée, ma véritable inclination ; mes ministres ne purent m’en empêcher qu’en implorant la politique. Si j’eusse eu autour de moi des Montmorency, des Nesle, des Clisson, j’eusse fait épouser leurs filles aux souverains étrangers en les adoptant. Mon orgueil et mon plaisir eussent été d’étendre ces belles tiges françaises, si elles eussent été ou si elles se fussent données tout à fait à nous. Ils n’ont pas su me deviner ! Eux et les miens n’ont vu en moi que des préjugés, lorsque j’agissais par les plus profondes combinaisons. Quoi qu’il en soit, les vôtres ont plus perdu en moi qu’ils ne pensent !… ils sont sans esprit, sans connaissance de la véritable gloire. Par quel malheureux penchant ont-ils préféré d’aller se vautrer dans la fange des alliés, au lieu de me suivre sur la cime du Simplon pour y commander le respect et l’admiration du reste de l’Europe ? Les insensés !… Au surplus, a-t-il continué, j’avais dans mon portefeuille, le temps seul m’a manqué, un projet qui m’eût rallié beaucoup de tout ce monde-là, et qui, après tout, n’eût été que juste. C’est que tout descendant d’ancien maréchal ou ministre etc., etc., eût été apte, dans tous les temps, à se faire déclarer duc, en présentant la dotation requise. Tout fils de général, de gouverneur de province, etc., etc., eût pu en tout temps se faire reconnaître comte, et ainsi de suite : ce qui eût avancé les uns, maintenu les espérances des autres, excité l’émulation de tous, et n’eût blessé l’orgueil de personne : grands hochets, tout à fait innocents, du reste, dans ma marche et mes combinaisons.
« Les nations vieilles et corrompues ne se gouvernent pas comme les peuples antiques et vertueux : pour un aujourd’hui qui sacrifierait tout au bien public, il en est des milliers et des millions qui ne connaissent que leurs intérêts, leurs jouissances, leur vanité : or, prétendre régénérer un peuple en un instant et en poste, serait un acte de démence. Le génie de l’ouvrier doit être de savoir employer les matériaux qu’il a sous la main ; et voilà, mon cher, un des secrets de la reprise de toutes les formes monarchiques, du retour des titres, des croix, des cordons. Le secret du législateur doit être de savoir tirer parti même des travers de ceux qu’il prétend régir. Et, après tout ici, tous ces colifichets présentaient peu d’inconvénients et n’étaient pas sans quelques avantages. Au point de civilisation où nous demeurons aujourd’hui, ils sont propres à appeler les respects de la multitude, tout en commandant aussi le respect de soi-même ; ils peuvent satisfaire la vanité du faible, sans effaroucher nullement les têtes fortes, etc. » Il était fort tard, et l’Empereur en me congédiant a dit : « Allons, mon cher, voilà encore une bonne soirée. »
Le feu a pris, dans la nuit, à la cheminée du salon ; il n’a éclaté qu’au jour. Deux heures plus tôt, l’établissement était consumé.
L’Empereur s’est promené, nous étions plusieurs autour de lui ; nous avons fait à pied le tour du parc.
Dans la route, la boucle de son soulier est venue à s’échapper, nous nous sommes précipités pour la remettre, le plus prompt a été le plus heureux. L’Empereur s’y est prêté avec une espèce de satisfaction ; il laissait faire et nous lui savions gré de ne pas nous priver d’un acte qui nous honorait à nos propres yeux.
Ceci me conduit à faire observer que je n’ai point encore parlé de nos manières habituelles auprès de sa personne, et je dois le faire, d’autant plus que nombre de journaux anglais nous sont arrivés pleins de contes absurdes à ce sujet, qu’ils répandent en Europe, en affirmant que l’étiquette impériale était aussi rigoureusement observée à Longwood qu’aux Tuileries.
L’Empereur était constamment pour nous le meilleur et le plus paternellement familier des hommes. Pour nous, nous demeurions, vis-à-vis de lui, les plus attentifs, les plus respectueux des courtisans ; nous cherchions en tout temps à deviner ses désirs ; nous épiions tous ses besoins ; à peine avait-il commencé un geste, que nous étions déjà en mouvement.
Aucun de nous n’arrivait dans sa chambre sans avoir été appelé, et si l’on avait quelque chose d’important à lui communiquer, on faisait demander à être reçu. S’il se promenait avec un de nous tête à tête, nul autre ne venait le joindre sans être appelé. Dans le principe, nous demeurions constamment chapeau bas auprès de sa personne, ce qui semblait étrange aux Anglais, qui avaient reçu l’ordre supérieur de se couvrir après l’avoir abordé. Ce contraste parut si ridicule à l’Empereur qu’il nous commanda, une fois pour toutes, de ne pas faire autrement qu’eux. Nul, excepté les deux dames, ne s’asseyait devant lui qu’il ne l’eût ordonné. Jamais la parole ne lui était adressée sans son interpellation, à moins que la discussion ne fût engagée, et toujours, et dans tous les cas, il gouvernait la conversation. Telle était l’étiquette de Longwood, purement, comme on voit, celle de nos souvenirs et de nos sentiments.
L’Empereur m’a fait appeler dans la matinée ; je l’ai trouvé lisant un ouvrage anglais qui traitait de la taxe des pauvres, de son immensité, de l’innombrable quantité d’individus à la charge de leurs paroisses ; on n’y comptait que par millions d’hommes et centaines de millions d’argent.
L’Empereur craignait d’avoir mal lu, d’avoir fait un contresens ; cela ne lui semblait pas possible, disait-il. Il ne comprenait pas par quels vices il pouvait se trouver autant de pauvres dans un pays aussi riche, aussi industrieux, aussi plein de ressources pour le travail que l’Angleterre. Il comprenait encore moins par quelle merveille les propriétaires, surchargés de leurs effroyables taxes ordinaires et extraordinaires, pouvaient subvenir en outre aux besoins de cette multitude. « Mais nous n’avons rien de comparable chez nous, au centième, au millième. Ne m’avez-vous pas dit que je vous avais envoyé en mission particulière dans les départements, au sujet de la mendicité ? Voyons, combien avions-nous de mendiants ? Que coûtaient-ils ? Combien avais-je créé de maisons de mendicité ? Que renfermaient-elles de reclus ? Où en était l’extirpation ? »
À cette foule de questions je me suis vu forcé de répondre qu’il s’était écoulé déjà bien du temps, que beaucoup d’autres objets avaient frappé depuis mon esprit, qu’il me serait impossible de répondre de mémoire, mais que j’avais précisément ce rapport dans mon peu de papiers, et qu’à la première fois qu’il daignerait m’appeler je serais en état de le satisfaire. « Mais allez me le chercher tout de suite, a-t-il dit, les choses ne fructifient que quand elles sont appliquées à propos, et puis je l’aurai bientôt parcouru, avec le pouce, comme dit ingénieusement l’abbé de Pradt, bien qu’à dire vrai je n’aime pas trop aujourd’hui à m’occuper de pareils objets : ils me rappellent la moutarde après dîner. »
En deux minutes ce rapport fut sous ses yeux. Eh bien ! me dit l’Empereur en fort peu de minutes aussi, car on eût dit réellement qu’il avait à peine feuilleté, eh bien ! cela ne ressemble, en effet, en rien à l’Angleterre. Toutefois notre organisation avait été manquée ; je l’avais bien soupçonné, et c’est pour cela que je vous avais envoyé en mission. Votre rapport eut parfaitement répondu à mes vues. Vous abordez franchement la chose, en honnête homme, sans craindre de déplaire au ministre en lui enlevant une foule de nominations.
« Il y a grand nombre de vos détails qui me plaisent. Pourquoi n’êtes-vous pas venu m’en parler vous-même ? vous m’auriez satisfait, j’eusse appris à vous juger. – Sire, pour cette fois cela m’eût été impossible ; nous étions déjà dans la confusion et l’encombrement causés par nos malheurs. Vous y faites une observation très juste, vous posez une base incontestable : c’est que, dans l’état florissant où j’avais placé l’empire, il n’y avait nulle part de bras qui pussent manquer de travail. La paresse, les vices seuls pouvaient enfanter les mendiants.
« Vous pensez que leur extirpation totale était possible ; moi aussi, et j’en étais convaincu. Votre levée en masse pour construire une vaste et unique prison par département, tout à la fois appropriée au repos de la société et au bien-être des reclus ; votre idée d’en faire des monuments pour des siècles eussent attiré mon attention. Cette gigantesque entreprise, son utilité, son importance, la durée de ses résultats, tout cela était dans mon genre.
« Quant à votre université du peuple, je crains bien que ce ne fût une belle chimère de philanthropie du pur abbé de Saint-Pierre, mon cher ; toutefois, il y a du bon dans la masse des idées, mais il faudrait une autre force de caractère, une autre raideur de persévérance que nous n’en avons généralement pour faire arriver quelque chose à bien.
« Du reste, je vois ici et j’entends de vous journellement des idées que je ne vous soupçonnais pas, et ce n’est pas du tout ma faute ; vous étiez près de moi, que ne vous communiquiez-vous ? il ne m’était pas donné de deviner. Ces idées, eussiez-vous été ministre, et quelque chimériques qu’elles m’eussent paru tout d’abord, n’en eussent pas moins été accueillies, parce qu’il n’est pas, à mon avis, d’idéalités qui n’aient un résidu positif, et que souvent un germe faux, à l’aide de régularisation, conduit à un résultat vrai. J’eusse mis à vos trousses des commissions qui auraient dépecé vos projets ; vous les auriez défendus par votre autorité, et moi, en connaissance de cause, j’eusse prononcé par mon propre jugement et ma seule décision. Tels étaient mon faire et mes intentions. J’ai donné l’élan à l’industrie, je l’ai mise en pleine marche par toute l’Europe ; j’eusse voulu en faire autant de toutes les facultés intellectuelles, mais on ne m’a pas laissé de loisir ; il me fallait féconder au galop, et malheureusement trop souvent je ne jetais que sur du sable et dans des mains stériles.
« Quelles sont les autres missions que je vous ai données ? – Une en Hollande, une autre en Illyrie. – En avez-vous les rapports ? – Oui, Sire. – « Allez me les chercher. » Mais je n’étais pas encore à la porte qu’il m’a dit : « Non, revenez, épargnez-moi plutôt de telles lectures !… Au fait, elles sont désormais sans objet. » Tout ce que me découvraient là de telles paroles !!!…
Au sujet de l’Illyrie, l’Empereur a repris : « Jamais, en acquérant l’Illyrie, mon intention n’avait été de la garder ; jamais il n’entra dans mes idées de détruire l’Autriche : elle était au contraire indispensable à mes plans. Mais l’Illyrie dans nos mains était une avant-garde au cœur de l’Autriche, propre à la contenir ; une sentinelle aux portes de Vienne pour forcer de marcher droit ; et puis je voulais y introduire, y enraciner nos doctrines, notre administration, nos codes ; c’était un pas de plus vers la régénération européenne. Je ne l’avais prise qu’en gage, je comptais la rendre plus tard contre la Galicie, lors du relèvement de la Pologne, que j’ai précipitée malgré moi. Au demeurant, j’ai eu plus d’un projet sur cette Illyrie, car j’en changeais souvent : j’avais peu d’idées véritablement arrêtées, et cela parce que je ne m’obstinais pas à maîtriser les circonstances, mais que je leur obéissais bien plutôt, et qu’elles me forçaient de changer à chaque instant ; aussi la plupart du temps n’avais-je, à bien dire, pas de décisions, mais seulement des projets. Toutefois, après mon mariage surtout, l’idée dominante avait été d’en faire pour l’Autriche le gage et l’indemnité de la Galicie lors du rétablissement, à tout prix, de la Pologne en Couronne séparée, indépendante, et il m’importait peu sur quelle tête, amie, ennemie, alliée, pourvu que cela fût ; le reste m’était égal. Mon cher, j’ai eu de vastes projets et en grand nombre... » Et puis, revenant brusquement à mon rapport, il m’a dit : « J’ai vu que vous aviez parcouru un grand nombre de départements ; votre mission a-t-elle été longue ? La course a-t-elle été agréable ? Y avez-vous bien profité ? Avez-vous beaucoup recueilli ? Jugeâtes-vous bien de l’état du pays, de celui de l’opinion ? etc., etc.
Je me rappelle à présent que je vous choisis précisément parce que vous reveniez de votre mission d’Illyrie, et que j’avais trouvé dans vos rapports des choses qui m’avaient frappé ; car c’est étonnant comme il me revient chaque jour à présent des choses qui, dans le temps, m’ont frappé en vous, et qui, par une fatalité singulière, se sont entièrement effacées dès le lendemain. Pour ces missions spéciales et de confiance, je me faisais présenter le décret avec les noms en blanc, que je remplissais de mon choix privé ; c’est moi qui vous aurai inscrit de ma main.
« – Sire, ai-je répondu, il n’exista peut-être jamais de mission plus agréable et plus satisfaisante sous tous les rapports. Je la commençai avec les premiers jours du printemps ; j’allai de Paris à Toulon, et de Toulon à Anvers en longeant les côtes et serpentant dans l’intérieur. Je fis près de treize cents lieues. Malheureusement le temps fut bien court ; le ministre, dans ses instructions, avait rigoureusement prescrit le terme de trois mois, de quatre au plus. Il me serait difficile de rendre dignement tout le charme, les jouissances, les avantages que me présenta un tel voyage. J’étais membre de votre Conseil, officier de votre maison ; je portais vos couleurs ; partout on ne vit en moi qu’un de vos missi dominici ; partout je fus reçu, traité à l’avenant. Plus j’employai de circonspection, plus j’usai de modestie et de simplicité, me rendant moi-même auprès des hauts fonctionnaires qu’on m’avait donné le droit de mander près de moi, et plus je trouvai de déférence et d’obséquiosité. Pour un qui montrait de la défiance ou laissait percer quelque dépit ou jalousie, car j’ai appris depuis et d’eux-mêmes que mes titres de noble, d’émigré et de chambellan étaient trois réprobations pour certains ; pour un, dis-je, qui me regardait de travers, il en était beaucoup d’autres qui n’hésitaient pas à courir au-devant d’objets sur lesquels j’eusse été loin de me permettre de les interroger. Ils aimaient à s’ouvrir à moi sans réserve, assuraient-ils, disant que le poste que j’occupais auprès du souverain leur offrait un intermédiaire favorable ; que j’étais pour eux le confesseur auquel ils se fiaient pour transmettre leurs pensées les plus secrètes au Très Haut, etc., etc. Plus je les assurais qu’ils se méprenaient beaucoup sur la nature de ma mission, plus ils se confirmaient dans la pensée contraire. En si peu de temps quelle leçon pour moi sur les hommes ! Il n’était pas de ces hauts fonctionnaires qui ne différassent sur presque tous les objets, de vues, de moyens, d’intention, et ils étaient tous pourtant des hommes d’élite, éprouvés, et généralement de beaucoup de mérité. Les particuliers aussi, me prenant pour un rayon de la Providence, s’adressaient à moi publiquement ou avec mystère. Que de choses j’appris ! Que de dénonciations ou de délations me furent faites ! Que d’abus locaux, que d’intrigues subalternes me parvinrent !
« Tout à fait neuf aux affaires, et jusque-là absolument étranger à l’administration, je mis à profit cette occasion unique de m’instruire. Je ne manquai pas de m’informer avec chacun de tous les objets et de tous les détails de sa partie. Je ne craignis pas de me montrer novice aux premiers, afin de pouvoir discuter avec les derniers en connaissance de cause.
« Ma mission spéciale, Sire, n’avait eu, il est vrai, d’autre objet que les dépôts de mendicité et les maisons de correction ; mais, sentant tout le besoin d’acquérir des données propres à me rendre utile au Conseil d’État, et profitant des avantages de ma situation, j’y adjoignis de mon chef d’inspecter minutieusement les prisons, les hôpitaux, les bureaux et établissements de bienfaisance, etc., comme aussi de parcourir tous nos ports et de visiter toutes nos escadres.
« Quel magnifique ensemble me présenta le tableau que cette heureuse circonstance déroulait à mes yeux ! Partout la tranquillité la plus parfaite et une confiance entière dans le gouvernement ; tous les bras, toutes les facultés, toutes les industries en mouvement ; le sol resplendissant d’agriculture, c’était le plus beau moment de l’année ; les routes admirables ; des travaux publics presque partout ; le canal d’Arles, le beau pont de Bordeaux, les travaux de Rochefort, les canaux de Nantes à Brest, à Rennes, à Saint-Malo ; la fondation de Napoléon-Ville, calculée pour être la clef de toute la péninsule bretonne ; les magnifiques travaux de Cherbourg, ceux d’Anvers ; des écluses, des jetées ou autres améliorations dans la plupart des villes de la Manche ; voilà l’esquisse de ce que je rencontrai.
« D’un autre côté, les ports de Toulon, Rochefort, Lorient, Brest Saint-Malo, le Havre, Anvers, présentaient une activité extraordinaire ; nos rades se couvraient de vaisseaux dont le nombre s’accroissait chaque jour ; nos équipages se formaient en dépit de tout obstacle ; de nos jeunes conscrits on obtenait désormais de bons matelots. J’étais émerveillé, moi, de l’ancienne marine, de tout ce que je voyais à bord de chaque vaisseau, tant étaient grands les progrès que l’art avait faits, et tant ils laissaient en arrière, sous tous les rapports et en toutes choses, ce que j’avais connu.
Dans chaque rade, chaque escadre avait journellement son appareillage et ses exercices réguliers, comme les garnisons ont leur parade ; et le tout se passait à la vue et sous le canon des Anglais, qui s’en moquaient sans prévoir le péril qui les menaçait ; car jamais, à aucune époque, notre marine n’avait été plus formidable ni nos vaisseaux plus nombreux ; nous en comptions déjà à flot ou en construction au-delà de cent, et nous les augmentions journellement. Les officiers étaient pleins d’instruction, de zèle, d’ardeur et d’impatience. Avant d’avoir vu tout cela, je ne m’en doutais assurément pas ; je ne l’eusse même pas cru, si l’on me l’eût raconté.
« Quant aux dépôts de mendicité, l’objet spécial de ma mission, vos intentions, Sire, avaient été mal comprises, le but tout à fait manqué. Non seulement la mendicité, dans la plupart des départements, n’avait point été détruite, elle n’avait pas même été entamée : c’est que plusieurs préfets, loin de faire des dépôts un épouvantail pour les mendiants, n’y avaient vu qu’un refuge pour les pauvres ; au lieu de présenter la réclusion comme un châtiment, ils la faisaient solliciter comme un asile : aussi le sort des reclus pouvait-il être envié par les paysans laborieux du voisinage. On eût de la sorte couvert la France de pareils établissements, qu’on eût trouvé à les remplir, et qu’on n’en eût pas eu moins de mendiants, qui d’ordinaire s’en font une profession, et l’exercent par goût. Toutefois, je pus voir que l’extirpation de cette lèpre était très possible, et il suffisait de quelques départements, où les préfets avaient mieux vu la chose, pour s’en convaincre. Il en était où elle avait presque entièrement disparu.
« Une observation qui frappe tout d’abord, c’est que, toutes choses d’ailleurs égales, la mendicité est beaucoup plus rare dans les parties pauvres et stériles, beaucoup plus communes dans les provinces fertiles et abondantes ; comme aussi elle est infiniment plus difficile à extirper dans les endroits où le clergé a été plus riche et plus puissant. Dans la Belgique, par exemple, on voyait des mendiants se faire honneur de leur profession, se vanter de l’exercer depuis plusieurs générations ; c’était là leurs titres à eux ; là aussi la mendicité avait ses quartiers. – Mais je n’en suis pas étonné, a repris l’Empereur, le nœud de cette grande affaire est tout entier dans la stricte séparation du pauvre qui commande le respect, d’avec le mendiant qui doit exciter la colère ; or nos travers religieux mêlent si bien ces deux classes, qu’ils semblent faire de la mendicité un mérite, une espèce de vertu, qu’ils la provoquent en lui présentant des récompenses célestes : au fait, les mendiants ne sont ni plus ni moins que des moines au petit pied ; tellement que dans leur nomenclature se trouvent les moines mendiants. Comment de telles idées ne porteraient-elles pas la confusion dans l’esprit et le désordre dans la société ? On a canonisé grand nombre de saints dont le grand mérite apparent était la mendicité. On semble les avoir placés dans le ciel pour ce qui, en bonne police, n’eût dû leur valoir sur la terre que le châtiment et la réclusion ; ce qui n’eût pas empêché, du reste, qu’ils ne méritassent le ciel. Mais continuez.
« – Sire, ce ne fut pas sans émotion que je suivis les détails des établissements de bienfaisance. En contemplant toute la sollicitude, les soins, l’ardente charité de tant de belles âmes, je pus voir que nous étions loin de le céder en quoi que ce fût à aucun peuple ; que seulement nous y mettions moins d’ostentation, moins d’art peut-être à nous faire valoir ; le Midi surtout, le Languedoc particulièrement, faisait remarquer un surcroît de zèle et de ferveur dont on aurait peine à se faire une juste idée : partout les hôpitaux, les hospices étaient nombreux et généralement bien tenus. Les enfants trouvés avaient décuplé depuis la révolution ; je ne manquai pas de prononcer aussitôt que c’était l’effet de la démoralisation du temps ; mais on me fit observer, et une attention soutenue me convainquit, qu’on devait ce résultat, au contraire, à des causes très consolantes. Jadis, me dit-on, les enfants trouvés étaient si mal soignés, si mal nourris, si mal tenus, que toute leur population était chétive, malingre, expirante ; sur dix, il en périssait toujours sept à neuf ; tandis qu’aujourd’hui la nourriture, la propreté, les soins de toute espèce, sont tels qu’on les sauve presque tous, et qu’ils montrent une enfance magnifique : ainsi ils ne se sont multipliés que de leur propre conservation. La vaccine aussi y a contribué dans un rapport immense. On prend aujourd’hui un tel soin de ces enfants, qu’il en est provenu un abus singulier ; il arrive à des mères, même aisées, d’exposer leurs enfants ; puis elles se présentent à l’hospice, s’offrant charitablement de prendre un nourrisson chez elles : c’est le leur qu’elles reprennent, mais avec un petit salaire. Le tout se fait par compérages des agents mêmes et souvent pour procurer une légère pension à l’un des siens. Un autre abus de ce genre, non moins singulier encore, que je rencontrai en Belgique, était des inscriptions prises longtemps à l’avance pour être reçu à l’hôpital. Un jeune couple, tout en se mariant, obtenait de se faire inscrire pour des places qui lui écheraient de droit à quelques années de là : c’était une portion de la dot. – Jésus ! Jésus ! s’est écrié ici l’Empereur, levant les épaules en riant, et puis faites des règlements et des lois !… – Mais quant aux prisons, Sire, c’était presque universellement un tableau d’horreur et de véritable misère, la partie honteuse de nos départements ; de vrais cloaques infects, des réduits abominables, qu’il m’a fallu parfois traverser en courant, ou dont j’étais repoussé en dépit de tous mes efforts. Autrefois en Angleterre j’avais visité certaines prisons, et je m’étais permis de rire de l’espèce de luxe qu’elles présentaient ; mais ici c’était bien autre chose, et je me sentais indigné de l’excès contraire. Il n’est pas de fautes, on pourrait même dire de crimes, qui ne se trouvent déjà assez punis par un tel séjour ; et en sortant, il ne doit certainement plus demeurer, en toute justice, que peu ou point à expier, et pourtant ce n’est là encore que la demeure de simples prévenus ; car, pour les condamnés, les vrais coupables, les grands scélérats, ils avaient leurs prisons spéciales, les maisons de correction où ils étaient peut-être trop bien, car là encore le journalier vertueux pouvait trouver à envier, et faire une comparaison injurieuse à la Providence et à la société. Toutefois un inconvénient frappant se faisait remarquer encore dans ces maisons de correction ; c’était l’amalgame, la fréquentation habituelle de toutes les classes de condamnés, dont les uns n’y devant rester qu’une année pour des fautes moins graves, tandis que d’autres y étant pour quinze, vingt ans, pour toute leur vie, à cause d’horribles forfaits, il devait nécessairement en résulter bientôt une espèce de niveau moral, non par l’amélioration des scélérats, mais bien plutôt par l’aggravation des moins coupables.
« Ce qui encore me frappa fort dans la Vendée et ses alentours fut que les fous y étaient en nombre décuple peut-être que dans les autres parties de l’empire ; comme aussi les dépôts de mendicité et autres lieux de réclusion y présentaient des individus retenus comme vagabonds, ou qui pouvaient le devenir, n’ayant point de parents, ignorant leur origine, ayant été recueillis dès leur enfance sans qu’on sût d’où ils venaient. Quelques-uns avaient sur leurs personnes des blessures dont ils ignoraient le principe, les ayant reçues sans doute au berceau. On a laissé passer le temps de tirer parti de ces individus, qui n’ont jamais reçu aucune idée sociale. On ne sait plus aujourd’hui qu’en faire. – Ah ! s’est écrié l’Empereur, voilà bien la guerre civile et son effroyable cortège ; voilà ses inévitables résultats, ses fruits assurés ! Si quelques chefs font fortune et se tirent d’affaire, la poussière de la population est toujours foulée aux pieds ; aucun des maux ne lui échappe !
« – Au demeurant, je trouvai dans l’ensemble de ces établissements un bon nombre d’individus qu’on me dit, à tort ou à raison, être des prisonniers d’État, des détenus de la haute, moyenne et basse police.
« J’écoutai tous ces prisonniers, je reçus leurs plaintes, j’acceptai toutes leurs pétitions, sans néanmoins rien promettre ; je n’en avais pas le droit ; et puis je sentais fort bien que, n’entendant que leur propre témoignage, je ne devais trouver aucun coupable.
« Au Mont Saint-Michel, une femme, dont j’ai oublié le nom, attira particulièrement mon attention. D’assez bonne mine, d’un extérieur doux, d’un maintien modeste, elle se trouvait détenue depuis quatorze ans, ayant pris dans le temps une part très active aux troubles de la Vendée, y ayant constamment accompagné son mari, chef d’un bataillon d’insurgés, en ayant même pris le commandement après sa mort. La misère et les pleurs l’avaient flétrie. Elle dut me trouver un air bien sévère durant son récit : je l’affectais pour cacher l’émotion qu’elle me causait. Ses mœurs douces et ses autres mérites lui avaient créé une espèce d’empire sur les femmes grossières et dépravées dont elle se trouvait entourée. Elle s’était vouée au soin des malades de la prison : on lui avait confié l’infirmerie, et tous la chérissaient.
« À cette femme près, à quelques prêtres et à deux ou trois anciens espions chouans, le reste n’était plus que de la turpitude, et ne montrait que des saletés dégoûtantes ou grotesques.
« C’était un mari jouissant de quinze mille livres de rente, enfermé évidemment par les seules intrigues de sa femme, à la façon des anciennes lettres de cachet ; c’étaient des filles publiques, me disant être renfermées, non en punition de leur facilité pour tous, mais bien par le dépit de leur manque de complaisance pour un seul. Elles me mentaient ou non ; mais devaient-elles être honorées pourtant du titre de prisonnières d’État, coûter deux francs par jour, et concourir à rendre le gouvernement odieux et ridicule ? Enfin, dans une ville de la Belgique, c’était un malheureux qui avait épousé une de ces rosières que les municipalités dotaient dans les grandes occasions : il était renfermé pour avoir volé, disait-on, la dot, parce qu’il avait négligé de la gagner : on s’obstinait à exiger qu’il acquittât cette dette importante ; lui s’obstinait à s’y refuser. Peut-être lui demandait-on l’impossible, etc., etc.
Aussitôt de retour à Paris, je fus trouver M. Réal, préfet de police de l’arrondissement que je venais de parcourir. Je me faisais un devoir, lui disais-je, de venir lui communiquer officieusement ce que j’avais recueilli. Je dois lui rendre justice : soit qu’il ne demandât qu’à savoir, soit que ma bonne foi le touchât, soit peut-être encore, Sire, la magie toujours influente de vos couleurs, il me remercia, assurant que je lui rendais un vrai service, et me promettant qu’il allait immédiatement adoucir et redresser ; ce furent ses expressions. Mais à quelques jours de là, me rencontrant dans une assemblée, il me dit avec une peine apparenté : – Eh bien ! voilà une malheureuse affaire bien défavorable à votre amazone (c’était l’évènement et l’échauffourée du général Mallet). Ce que j’aurais cru pouvoir faire de mon chef il y a quelques jours, je ne puis désormais me le permettre sans une décision supérieure. – Et je ne sais pas ce qui en arriva. »
L’empereur s’est arrêté quelque temps sur les abus que je venais d’exprimer, puis il a conclu : « D’abord, mon cher, pour procéder régulièrement, il faudrait savoir si l’on vous a dit vrai ; il faudrait entendre contradictoirement ceux qui sont accusés ; ensuite il est vrai de confesser tout bonnement que les abus sont inhérents à toute société humaine. Voyez que presque tout ce dont vous vous plaignez se trouve commis précisément par ceux-là mêmes qui avaient charge expresse de l’empêcher ; aussi un de mes rêves, nos grands évènements de guerre accomplis et soldés, de retour à l’intérieur, en repos et respirant, eût été de chercher une demi-douzaine ou une douzaine de vrais bons philanthropes, de ces braves gens ne vivant que pour le bien, n’existant que pour le pratiquer ; je les eusse disséminés dans l’empire, qu’ils eussent parcouru en secret pour me rendre compte à moi-même : ils eussent été les espions de la vertu ! Ils seraient venus me trouver directement ; ils eussent été mes confesseurs, mes directeurs spirituels, et mes décisions avec eux eussent été mes bonnes œuvres secrètes. Ma grande occupation, lors de mon entier repos, eût été, du sommet de ma puissance, de m’occuper à fond d’améliorer la condition de toute la société. Et c’est parce que je savais très bien que toute cette fourmilière d’abus devait exister, parce que je voulais sauver ou rendre plus difficiles les tyrannies subalternes et intermédiaires que j’avais imaginé, pour notre temps de crise, mon organisation des prisons d’État. – Oui, Sire ; mais elle fut loin de faire fortune dans nos salons, et ne contribua pas peu à vous rendre impopulaire. Nous criâmes de tous côtés aux nouvelles Bastilles, au renouvellement des lettres de cachet. – Je le sais bien, a dit l’Empereur, cela fut répété par toute l’Europe, et me rendit odieux. Et pourtant voyez quel peut être l’empire des mots, envenimés encore par la mauvaise foi ! Le tout vint principalement de la gaucherie du titre de mon décret, qui me passa par distraction ou autrement ; car, au fond, je soutiens que cette loi était un grand bienfait, et rendait en France la liberté individuelle plus complète, plus assurée qu’en aucun autre pays de l’Europe.
« Après les crises dont nous sortions, a-t-il dit, avec les factions qui nous avaient divisés, les complots qui avaient été tramés, ceux qu’on tramait encore, des emprisonnements étaient indispensables, et ils n’étaient qu’un bienfait, car ils remplaçaient l’échafaud. Or, je voulus rendre ces emprisonnements légaux ; je voulus les enlever au caprice, à l’arbitraire, à la haine, aux vengeances. Nul, par ma loi, ne pouvait plus être emprisonné, détenu comme prisonnier d’État, sans la décision de mon Conseil privé. Seize personnes le composaient, les premières, les plus indépendantes, les plus distinguées de l’État. Quelle petite passion eût osé se compromettre avec un tel tribunal ? Moi-même ne m’étais-je pas là interdit de la sorte la faculté d’une arrestation capricieuse ? Nul ne pouvait être détenu que pour une année, sans une nouvelle décision du Conseil privé ; il suffisait de quatre voix sur seize pour amener sa libération. Deux conseillers d’État allaient entendre ces prisonniers, et se trouvaient dès lors leurs avocats zélés au Conseil privé. Ces prisonniers avaient de plus pour eux la commission de la liberté individuelle du Sénat, dont on n’a ri dans le public que parce qu’elle ne faisait point d’étalage de ses efforts et de ses résultats ; mais elle a rendu de grands services ; car ce serait bien peu connaître les hommes que d’imaginer que les sénateurs, qui n’avaient rien à attendre des ministres, et qui rivalisaient d’importance avec eux, n’eussent pas fait usage de leurs prérogatives pour les importuner ou leur rompre en visière vis-à-vis de moi, s’ils en eussent trouvé une occasion flagrante. De plus, j’avais donné la surveillance des prisonniers et la police des prisons aux tribunaux, ce qui paralysait dès l’instant tout l’arbitraire des autres branches de l’administration et de ses nombreux agents subalternes[4].
« Après de telles précautions, je n’hésite pas à prononcer que, par la signature de ce décret, la liberté civile se trouvait assurée en France autant que possible. On méconnut ou l’on feignit de méconnaître cette vérité ; car nous autres Français il faut que nous murmurions de tout et toujours.
« Le vrai est que, lors de ma chute, les prisons d’État ne renfermaient guère que deux cent cinquante individus, et que j’en avais trouvé neuf mille en arrivant au consulat. Qu’on parcoure la liste de ce qu’on a dû y trouver, et que l’on cherche les causes et le motif de leur détention, on verra qu’il n’en est presque aucun qui n’eût mérité la mort, qui ne l’eût trouvée par un jugement, pour qui conséquemment la détention ne fût de ma part qu’un bienfait. Pourquoi ne publie-t-on rien contre moi aujourd’hui à ce sujet ? Où donc sont les grands griefs qu’on me reproche ? C’est qu’en effet il ne se trouve rien.
« Je le répète, les Français, à mon époque, ont été les plus libres de toute l’Europe, tous les pays qu’on a séparés de nous ont regretté les lois avec lesquelles je les ai gouvernés : c’est là un hommage rendu à leur supériorité.
Vers les trois heures, l’Empereur a demandé sa calèche, m’a fait appeler, et nous avons marché ensemble jusqu’au fond du bois, où il avait ordonné à la calèche de venir le joindre. J’avais à lui communiquer de petits détails qui lui étaient personnels… . . . . . . . . .
Dans le cours de la promenade nous avons aperçu des bâtiments qui arrivaient.
Au dîner, l’Empereur s’est trouvé fort causant. Il venait de travailler à sa campagne d’Égypte, qu’il avait laissée quelque temps, et qu’il nous avait dit devoir être aussi intéressante qu’un épisode de roman. Au sujet de sa pointe sur Saint-Jean-d’Acre, il disait : « C’était pourtant bien audacieux que d’avoir osé se placer ainsi au milieu de la Syrie avec seulement douze mille hommes. J’étais, continuait-il, à cinq cents lieues de Desaix, qui formait l’autre extrémité de mon armée. Sidney Smith a raconté que j’avais perdu dix-huit mille hommes devant Saint-Jean-d’Acre ; or, mon armée n’était que de douze mille hommes.
« Si j’avais été maître de la mer, j’eusse été maître de l’Orient ; et la chose était si possible, que cela n’a tenu qu’à la stupidité ou à la mauvaise conduite de quelques marins.
« Volney, voyageant en Égypte avant la révolution, avait écrit qu’on ne pourrait occuper ce pays sans trois grandes guerres : contre l’Angleterre, le Grand Seigneur, et les habitants. La dernière surtout lui paraissait difficile et terrible. Il s’est trompé tout à fait à l’égard de celle-ci, car elle n’a été rien pour nous. Nous étions même venus à bout d’avoir, en peu de temps, les habitants pour amis, et d’avoir mêlé leur cause à la nôtre.
« Une poignée de Français avait donc suffi pour conquérir ce beau pays, qu’ils n’eussent jamais dû perdre ! Nous avions vraiment accompli des prodiges de guerre et de politique ! Notre affaire n’avait rien de commun avec les anciennes croisades : les croisés étaient innombrables et mus par le fanatisme ; mon armée, au contraire, était fort petite, et les soldats si peu passionnés pour leur entreprise, qu’ils furent tentés souvent, dans le principe, d’enlever leurs drapeaux et de revenir. Toutefois j’étais venu à bout de les réconcilier avec le pays, où il y avait abondance de toutes choses, et à si bon marché, que je fus un moment tenté de les mettre à la demi-solde pour leur conserver l’autre moitié en réserve. Je m’étais acquis un tel empire sur eux, qu’il m’eût suffi d’un simple ordre du jour pour les rendre mahométans. Ils n’eussent fait qu’en rire ; la population eût été satisfaite, et les chrétiens de l’Orient eux-mêmes eussent cru leur cause gagnée ; ils nous eussent approuvés, pensant que nous ne pouvions pas faire mieux pour eux et pour nous.
« Les Anglais ont frémi de nous voir occuper l’Égypte. Nous montrions à l’Europe le vrai moyen de les priver de l’Inde. Ils ne sont pas encore bien rassurés, et ils ont raison. Si quarante ou cinquante mille familles européennes fixent jamais leur industrie, leurs lois et leur administration en Égypte, l’Inde sera aussitôt perdue pour les Anglais, bien plus encore par la force des choses que par celle des armes. »
Le grand maréchal a rappelé à l’Empereur une de ses conversations avec le mathématicien Monge, à Cutakié, au milieu du désert. « Que vous semble de tout ceci, citoyen Monge ? disait Napoléon. – Mais, citoyen général, répondait Monge, je pense que si jamais on voit ici autant de voitures qu’à l’Opéra, il faudra qu’il se soit passé de fameuses révolutions sur le globe. » L’Empereur riait beaucoup à ce ressouvenir. Il avait pourtant alors sur les lieux, disait-il, une voiture à six chevaux. C’était assurément la première qui eût traversé le désert de la sorte, aussi elle étonnait fort les Arabes.
L’Empereur disait que le désert avait toujours eu pour lui un attrait particulier. Il ne l’avait jamais traversé sans une certaine émotion. C’était pour lui l’image de l’immensité, disait-il ; il ne montrait point de bornes, n’avait ni commencement ni fin ; c’était un océan de pied ferme. Ce spectacle plaisait à son imagination, et il se complaisait à faire observer que Napoléon veut dire lion du désert !…
L’Empereur disait encore que, quand on le sut en Syrie, on avait arrangé au Caire qu’on ne le reverrait jamais ; et il racontait alors le vol et l’effronterie d’un petit Chinois qu’il avait à son service. « C’était un petit nain, difforme, dont Joséphine, disait-il, s’était engouée dans le temps à Paris. Il était le seul Chinois en France, et dès lors elle avait dû l’avoir derrière sa voiture. Elle le promena en Italie ; mais comme il la volait, elle ne savait plus qu’en faire. Pour l’en débarrasser, je le pris avec moi dans mon expédition d’Égypte. C’était toujours le reporter à la moitié de son chemin que de le jeter en Égypte. Toutefois ce petit monstre avait au Caire l’intendance de ma cave ; je n’eus pas plutôt passe le désert, qu’il vendit, et à vil prix, deux mille bouteilles de vin de Bordeaux délicieux, ne cherchant qu’à faire de l’argent, dans la persuasion que je ne reviendrais jamais. Quand on annonça mon retour, il ne se déconcerta nullement ; il courut au-devant de moi et me découvrit en serviteur fidèle, disait-il, la dilapidation de mon vin, qu’il attribuait effrontément à tous ceux qu’il lui plut d’accuser. La fourberie était si peu soutenable, qu’il fut en un instant conduit à s’avouer lui-même le coupable. On me pressait fort de le faire pendre ; je ne le fis point parce qu’en toute justice il eût donc fallu en faire autant de tous les habits brodés qui avaient sciemment acheté et bu le vin. Je me contentai de le chasser et de l’expédier pour Suez, où il devint ce qu’il voulut. »
Je dois ajouter à ce sujet qu’ici nous avons pu croire un moment à un rapprochement bien singulier. Il y a quelques mois qu’il nous fut dit que dans l’un des bâtiments de la Chine qui passaient alors, retournant en Europe, se trouvait un Chinois disant avoir servi l’Empereur en Égypte. L’Empereur alors s’était écrié que c’était son petit voleur, celui dont je viens de raconter l’histoire, mais ce n’était au vrai qu’un cuisinier de Kléber.
L’Empereur, plus gai que de coutume, a terminé brusquement la conversation en se tournant vers madame Bertrand : « Eh bien ! Madame, quand serez-vous à votre logement des Tuileries ? lui a-t-il demandé en riant. Quand donnerez-vous vos beaux dîners d’ambassadeurs ? Mais vous serez obligée, du moins assure-t-on, de changer vos ameublements, vous les trouverez passés. » Alors on en est venu tout naturellement au grand luxe dont nous avons été témoins sous l’Empereur.
L’Empereur est entré dans ma chambre sur les dix heures, et m’a pris pour marcher avec lui. Au retour, nous avons tous déjeuné dehors. Le temps était magnifique, la chaleur forte, mais bienfaisante. L’Empereur a demandé sa calèche ; deux de nous étaient avec lui ; le troisième, à cheval, suivait à côté ; le grand maréchal n’avait pu venir. L’Empereur est revenu sur quelques bouderies qui avaient eu lieu il y avait quelques jours. Il a analysé notre position, nos besoins : « Vous êtes destinés, nous disait-il, en rentrant dans le grand monde un jour, à vous y trouver frères à cause de moi. Ma mémoire vous le commandera. Soyez-le donc dès aujourd’hui ! » Il peignait alors le bien que nous pourrions nous créer, les peines que nous pourrions tromper, etc., etc. C’était tout à la fois une leçon de famille, de morale, de sentiment et de conduite.
Vers les cinq heures, l’Empereur est entré dans ma chambre, où je travaillais avec mon fils le chapitre d’Arcole. Il avait quelque chose à me dire. Je l’ai suivi dans le jardin, où par la suite il est revenu longuement sur sa conversation de la calèche…
Le dîner se passe à présent dans l’ancien cabinet topographique, contigu au cabinet de l’Empereur et à l’ancien logement du ménage Montholon dont on a fait une bibliothèque assez propre, à l’aide des livres et de quelques boiseries venues dernièrement d’Angleterre.
Les traces de l’incendie dans le salon se réparant lentement, nous sommes contraints de demeurer à table, dans notre nouvelle salle à manger, jusqu’à ce que l’Empereur se retire. C’est, du reste, au grand profit de la conversation.
L’Empereur aujourd’hui était fort causant. On parlait de rêves, de pressentiments, de prévisions, ce que les Anglais appellent double sight (double vue). Nous avons débité tous les lieux communs qu’amènent d’ordinaire ces objets, jusqu’à parler de sorciers et de revenants. L’Empereur a conclu : « Toutes ces charlataneries et tant d’autres, telles que celles de Cagliostro, Mesmer, Gall, Lavater, etc., se détruisent par ce seul raisonnement, bien simple pourtant : Tout cela peut être, mais cela n’est pas.
L’homme aime le merveilleux, disait-il, il a pour lui un charme irrésistible, il est toujours prêt à quitter celui dont il est entouré, pour courir après celui qu’on lui forge. Il se prête lui-même à ce qu’on le trompe. Le vrai c’est que tout est merveille autour de nous. Il n’est point de phénomène proprement dit ; tout est phénomène dans la nature ; mon existence est un phénomène ; le bois qu’on met dans la cheminée, et qui me chauffe, est un phénomène ; la lumière que voilà, et qui m’éclaire, est un phénomène ; toutes les causes premières, mon intelligence, mes facultés, sont des phénomènes, car tout cela est, et nous ne savons le définir. Je vous quitte ici, continuait-il, me voilà à Paris, entrant à l’Opéra ; je salue les spectateurs, j’entends les acclamations, je vois les acteurs, j’entends la musique. Or, si je puis franchir la distance de Sainte-Hélène, pourquoi ne franchirais-je pas la distance des siècles ? Pourquoi ne verrais-je pas l’avenir comme le passé ? L’un serait-il plus extraordinaire, plus merveilleux que l’autre ? Non ; mais seulement cela n’est pas. Voilà le raisonnement qui détruira toujours, sans réplique, toutes les merveilles imaginaires. Tous ces charlatans disent des choses fort spirituelles ; leurs raisonnements peuvent être justes, ils séduisent ; seulement la conclusion est fausse, parce que les faits manquent.
Mesmer et le mesmérisme ne se sont jamais relevés du rapport de Bailly, au nom de l’Académie des Sciences. Mesmer produisait des effets sur une personne, en la magnétisant en face. Cette même personne, magnétisée par derrière, à son insu, n’éprouvait plus rien. C’était donc de sa part une erreur de son imagination, une faiblesse des sens : c’était le somnambule qui, la nuit, court sur les toits sans danger, parce qu’il ne craint pas ; le jour il se casserait le cou, parce que ses sens le troubleraient.
J’entrepris un jour, disait-il, à une de mes audiences publiques, le charlatan Puységur sur sa somnambule. Il voulut le prendre très haut ; je le terrassai par ces seuls mots : si elle est si savante, qu’elle nous dise quelque chose de neuf. Dans deux cents ans, les hommes auront fait bien des progrès ; qu’elle en spécifie un seul. Qu’elle dise ce que je ferai dans huit jours. Qu’elle fasse connaître les numéros qui sortiront demain à la loterie, etc.
J’en fis de même pour Gall ; j’ai beaucoup contribué à le perdre. Corvisart était son grand sectateur : lui et ses semblables ont un grand penchant pour le matérialisme, il accroîtrait leur science et leur domaine. Mais la nature n’est point si pauvre. Si elle était si grossière que de s’annoncer par des formes extérieures, nous irions plus vite en besogne, et nous serions plus savants. Ses secrets sont plus fins et plus délicats, plus fugitifs ; jusqu’ici ils échappent à tout. Un petit bossu se trouve un grand génie ; un grand bel homme n’est qu’un sot. Une large tête à grosse cervelle n’a parfois pas une idée, tandis qu’un petit cerveau se trouvera d’une vaste intelligence. Et voyez l’imbécillité de Gall : il attribue à certaines bosses des penchants et des crimes qui ne sont pas dans la nature, qui ne viennent que de la société et de la convention des hommes : que devient la bosse du vol s’il n’y avait point de propriétés ? la bosse de l’ivrognerie, s’il n’existait point de liqueurs fermentées ? celle de l’ambition, s’il n’existait point de société ?
Il en est de même de cet insigne charlatan Lavater, avec ses rapports du physique et du moral. Notre crédulité est dans le vice de notre nature ; il est en nous de vouloir aussitôt nous parer d’idées positives, lorsque nous devrions, au contraire, nous en garantir soigneusement. À peine voyons-nous les traits d’un homme, que nous voulons prétendre connaître son caractère. La sagesse serait d’en repousser l’idée, de neutraliser ces circonstances mensongères. Un tel m’a volé, il avait les yeux gris ; depuis je ne verrai plus d’yeux gris sans l’idée, la crainte du vol ; c’est une arme qui m’a blessé, et que je redoute partout où je la vois ; mais sont-ce bien les yeux gris qui m’ont volé ? La raison, l’expérience, et j’ai été dans le cas d’en faire une grande pratique, montrent que tous ces signes extérieurs sont autant de mensonges ; qu’on ne saurait trop s’en garantir, et qu’il n’est réellement d’autre moyen de juger et de connaître sûrement les hommes que de les voir, de les essayer, de les pratiquer. Après tout cela, il se rencontre des figures tellement hideuses, il faut l’avouer (et il en a cité une qui nous a tous fait rire, celle du gouverneur), que la raison la plus forte est mise d’abord en fuite, et que la condamnation se prononce en dépit de toute cette raison même. »
N. B. Le docteur Gall, dont il vient d’être question, trompant les prévisions de l’Empereur, a triomphé de ses premiers échecs, et n’en a point conservé de rancune, ou a préféré du moins la faire céder aux applications de sa doctrine. Il a dit, répété et même écrit, je crois, que la contexture cranologique de Napoléon était ce qu’il avait vu de plus extraordinaire, et qu’elle tenait du merveilleux. Dans l’étude réfléchie qu’il en avait faite, ses principes l’avaient porté à soupçonner que cette tête avait dû croître et grossir fort tard, même après la virilité ; et poursuivant avec opiniâtreté cette vérification, il en était arrivé à recueillir du chapelier de l’Empereur la connaissance précieuse, qu’aussi tard que sous l’empire on avait été obligé d’altérer, en effet et d’accroître la forme du chapeau de Sa Majesté.
Sur les trois heures, l’Empereur a voulu se promener. Je l’ai suivi ; il avait la figure sombre ; il souffrait depuis la veille. La grande chaleur, durant son tour de calèche, lui avait fait mal. Il a vu de dehors une nouvelle porte que l’on pratiquait ; elle eût changé tout l’intérieur du cabinet topographique et de l’ancien logement de madame de Montholon. On ne lui en avait pas parlé ; il en a été vivement contrarié, et, faisant appeler sur-le-champ celui qui l’avait ordonnée, les mauvaises raisons que celui-ci a données n’ont fait que le contrarier davantage ; il lui a commandé vivement d’aller la faire refermer à l’instant même. Nous avons voulu marcher ; mais il était dit qu’aujourd’hui il serait poussé à bout, que tout concourrait à lui donner de l’humeur : des Anglais se sont trouvés sur son passage ; il les a évités presque avec de la colère, me disant que bientôt il ne serait plus possible de mettre le pied dehors. À deux pas de là, le docteur l’a joint pour lui faire part, assez gauchement, de quelques arrangements qu’on projetait pour lui, Napoléon, et il lui demandait son avis. Or on lui parlait là d’une des choses qui lui répugnaient peut-être davantage. Il a évité de répondre, chose qui lui était ordinaire contre les inconvénients ; mais cette fois c’était avec une humeur marquée ; il a gagné la calèche et y est monté ; mais sur notre route se sont trouvés encore des officiers anglais, et alors il a commandé subitement une autre direction, et au galop.
Cependant la nouvelle ouverture faite à la maison, sans qu’on lui en eût rien dit, et qu’il trouvait si gauche, lui pesait encore sur le cœur : il allait l’alléger en s’en prenant gaiement à la femme de celui qui l’avait dirigée, laquelle se trouvait dans la calèche. « Ah ! vous voilà, a-t-il dit ; vous êtes sous ma main, c’est vous qui porterez la peine : le mari a fait la faute, c’est la femme qui sera bourrée : heureux cette fois l’absent ! » Mais au lieu d’abonder dans ce sens, qui n’avait que de la grâce, sans le moindre inconvénient, et dont le résultat eût été certain, la femme s’en est tenue toujours à vouloir inopportunément excuser son mari, à reproduire des raisons qui ne faisaient que ramener l’humeur. Enfin, pour combler la mesure, l’un de nous, en découvrant les tentes du camp, lui a appris que les évolutions et les manœuvres de la veille étaient en réjouissance d’une des grandes victoires anglaises en Espagne, et que cela allait d'autant moins à ce régiment, qu’il y avait à peu près péri. Il était facile de lire, dans les yeux de l’Empereur tout ce qu’il éprouvait d’un tel sujet de conversation. « Un régiment ne périt jamais devant l’ennemi, Monsieur, il s’immortalise ! » a été toute sa réponse ; il est vrai qu’elle était faite sèchement.
Moi, je méditais en silence sur cette cumulation de contrariétés, frappant ainsi à coups redoublés dans aussi peu de temps. Je trouvais l’instant précieux pour un observateur, j’évaluais le supplice qu’elles devaient créer, et j’admirais le peu que l’Empereur en laissait échapper. Je me disais : Voilà, pourtant l’homme intraitable, le tyran. L’on eût dit qu’il m’avait deviné ; car, en descendant de la calèche, et nous trouvant deux pas en avant, il m’a dit à mi-voix : « Si vous aimez à étudier les hommes, apprenez jusqu’où peut aller la patience, et tout ce qu’on peut dévorer ! »
En arrivant, il a demandé du thé ; je ne lui en avais jamais vu prendre. Madame de Montholon occupait pour la première fois son nouveau salon : il a voulu le voir, a trouvé qu’elle serait bien mieux que nous tous ; il a fait apporter les échecs, a demandé du feu, et a joué successivement avec plusieurs de nous. Peu à peu il est revenu à sa situation naturelle. Nous avons atteint l’heure du dîner, où il a mangé un peu, ce qui l’a remis tout à fait. Il s’est livré alors à la conversation ; est revenu de nouveau sur ses premières années, qui ont toujours dit charme pour lui. Il a beaucoup parlé de ses anciennes connaissances, de la difficulté qu’après son élévation quelques-unes ont eue à pénétrer jusqu’à lui, et il a fait l’observation que si on ne pouvait franchir le seuil de son palais, c’était assurément bien en dépit de lui-même ; et que devait-ce donc être, disait-il, avec les autres souverains ? etc., etc.
En causant de la sorte, nous avons atteint onze heures, sans que l’Empereur ni aucun de nous s’en fût aperçu.
Avant dîner, l’Empereur me faisant causer dans sa chambre sur l’émigration, le nom de madame de Balbi, laquelle avait été dame d’atours de Madame et fort en évidence au commencement de nos affaires, a été prononcé. Sur quoi l’Empereur a dit : « Mais cette madame de Balbi n’était-elle pas une très méchante femme ? – Assurément non, ai-je répondu : bien au contraire, c’est la meilleure femme du monde, de beaucoup d’esprit, et d’un excellent jugement. – Eh bien ! a dit l’Empereur, elle doit avoir beaucoup à se plaindre de moi. Voilà le malheur des faux rapports : on me l’a fait fort maltraiter. – Oui, Sire, vous l’avez rendue très malheureuse. Madame de Balbi n’existait que pour le charme de la société, et vous l’avez bannie de Paris et confinée dans la province, où je l’ai rencontrée dans une de mes missions, avalant sa langue d’ennui, et ne maudissant pourtant pas Votre Majesté, sur laquelle je la trouvais raisonnable. – Eh bien, pourquoi n’êtes-vous pas venu me tirer d’erreur ? – Ah ! oui, Sire, vous nous étiez si peu connu, pour ce que je vous connais à présent, que je ne l’eusse pas osé pour moi-même. Mais voici un mot de madame de Balbi, à Londres, au fort de notre émigration, qui vous la fera plus connaître que tout ce que je pourrais dire. Au moment de votre arrivée au consulat, quelqu’un venant de Paris se trouvait chez elle à une petite réunion ; il devint bientôt accidentellement l’homme de la fête, par tous les détails qu’il était en état de nous donner d’un lieu et de choses qui nous intéressaient si fort. Et comme on le questionnait sur le Consul : « Il ne peut vivre longtemps, répondit-il, jaune à faire plaisir, » ce fut son mot ; et, s’animant par degrés, il porta pour santé : À la mort du Premier Consul ! – Oh ! l’horreur, s’écria aussitôt madame de Balbi, à la mort d’un homme ! fi donc ! voici qui vaudra mieux : À la santé du Roi.
– Eh bien ! je répète que je l’ai fort maltraitée, disait l’Empereur, et sur les rapports que l’on m’en faisait. On me l’avait représentée comme intrigante, se mêlant de politique, et surtout comme fort adonnée au sarcasme, et cela me rappelle un mot qu’on lui prête peut-être, et qui ne m’a frappé, du reste, que parce qu’il était très spirituel. Un personnage distingué (Louis XVIII) qui s’occupait fort d’elle, me disait-on, s’étant avisé de jalousie, ce dont elle se justifiait très bien, et ne se tenant pas pour battu, lui répondit qu’après tout elle devait bien savoir que la femme de César ne devait pas même être soupçonnée. À quoi madame de Balbi trouva plaisant de riposter, aussitôt, que les deux petites lignes reçues renfermaient deux graves erreurs, car il était notoire à tous qu’elle n’était pas sa femme, et que lui n’était pas César. »
Ce soir l’Empereur souffrait beaucoup de son côté droit : c’était le résultat de l’humidité qui l’avait frappé le matin à sa promenade, et nous n’étions pas sans crainte que ce ne fût un symptôme de la maladie ordinaire dans ces climats brûlants.
En rentrant chez moi, j’ai trouvé une lettre de Londres, avec un paquet de quelques effets de toilette. Il venait d’arriver un bâtiment de guerre d’Angleterre : c’était le Griffon.
Sur les neuf heures, j’ai reçu du grand maréchal, pour remettre à l’Empereur, trois lettres qui étaient pour lui. Elles venaient de Madame Mère, de la princesse Pauline et du prince Lucien. Cette dernière était dans une à moi, que le prince Lucien m’adressait de Rome, le 6 mars.
L’Empereur a passé toute la matinée à lire les papiers du 25 avril au 13 mai. Ils contenaient la mort de l’impératrice d’Autriche, la prorogation des Chambres en France, l’acquittement de Cambronne, la condamnation du général Bertrand, etc. Il a dit beaucoup de choses sur chacun de ces objets.
Sur les trois heures, l’amiral Malcolm a fait demander à être présenté à l’Empereur. Il lui apportait les journaux des Débats jusqu’au 13 mai. L’Empereur m’a dit de le lui amener, et a causé avec lui près de trois heures. Il plaît, fort à l’Empereur, qui l’a traité, du premier instant, avec beaucoup d’abandon et de bonhomie, tout à fait comme une ancienne connaissance. L’amiral s’est trouvé entièrement dans son sens sur une foule d’objets. Il avouait que l’évasion de Sainte-Hélène était extrêmement difficile, et ne voyait aucun inconvénient à donner l’île entière. Il trouvait absurde qu’on n’eût pas mis l’Empereur à Plantation-House ; il sentait, mais depuis qu’il était ici seulement, avouait-il, que la qualification de général pouvait être injurieuse ; il trouvait que lady Loudon avait été ridicule ici, qu’elle ferait rire d’elle à Londres ; il pensait que le gouverneur avait de bonnes intentions sans doute, mais qu’il ne savait pas faire. Les ministres, disait-il, avaient eu de l’embarras avec l’Empereur, et non de la haine ; ils n’avaient su qu’en faire. En Angleterre, il eût été et il demeurait encore un épouvantail pour le continent ; il eût été une arme trop dangereuse et trop puissante entre les mains de l’opposition, etc., etc. Du reste, il craignait, disait-il, que toutes ces circonstances ne pussent nous retenir longtemps ici, et il assurait que l’intention des ministres était qu’à l’évasion près, on comblât Napoléon à Sainte-Hélène, etc. Tout cela était rendu d’une manière si convenable, que l’Empereur discutait la chose avec lui sans plus de chaleur que si elle lui avait été étrangère.
Un moment, l’Empereur l’a visiblement ému, lorsqu’au sujet des commissaires alliés, il lui a exprimé l’impossibilité de les recevoir. « Enfin Monsieur, lui a-t-il dit, vous et moi nous sommes hommes ; j’en appelle à vous. Se peut-il que l’empereur d’Autriche, dont j’ai épousé la fille, qui a sollicité ce mariage à genoux, auquel j’ai rendu deux fois sa capitale, qui retient ma femme et mon fils, m’envoie son commissaire sans une seule ligne pour moi, sans un petit bout de bulletin de la santé de mon fils ? Puis-je bien le recevoir ? avoir quelque chose à lui dire ? Il en est de même de celui d’Alexandre, qui a mis de la gloire à se dire mon ami, contre lequel je n’ai eu que des guerres politiques et non des querelles personnelles. Ils ont beau être souverains, nous n’en sommes pas moins hommes ; je ne réclame pas d’autre titre en ce moment ! Ne devraient-ils pas tous avoir un cœur ? Croyez, Monsieur, que, quand je répugne au titre de général, il ne peut m’offenser. Je ne le décline que parce que ce serait convenir que je n’ai pas été empereur. Et je défends ici plus l’honneur des autres que le mien ; je défends l’honneur de ceux avec qui j’ai été, à ce titre, en rapport, en traité, en alliance de sang et de politique. Le seul de ces commissaires que je puisse recevoir, peut-être, serait celui de Louis XVIII, qui ne me doit rien. Ce commissaire a été longtemps mon sujet ; il ne fait que marcher avec les circonstances indépendantes de lui : aussi le recevrais-je demain, si je ne craignais les mauvais contes qu’on ferait sans doute, et les sottes couleurs dont on ne manquerait pas de peindre cette circonstance, etc. »
Notre vie accoutumée : sur le milieu du jour, le tour en calèche ; le soir, la conversation.
Le 27, l’Empereur a reçu un moment un colonel, parent des Walsh-Serrant, venant du Cap sur le Haycomb, et repartant le lendemain pour l’Europe. Il avait été gouverneur de Bourbon, dont il nous a fort entretenu, et sous des rapports agréables.
Après le dîner, la conversation a été sur l’ancienne et la nouvelle cour, leurs arrangements, leurs dépenses, leur étiquette, etc., etc. Je supprime ici ce qui ne serait que pure répétition.
La cour de l’Empereur était bien plus magnifique, sous tous les rapports, que tout ce qu’on avait vu jusque-là, et cependant, disait-il, elle coûtait infiniment moins. La suppression des abus, l’ordre et la régularité dans les comptes, faisaient cette grande différence. Sa chasse, à quelques particularités près, inutiles ou ridicules, comme celles du faucon et autres, était aussi splendide, aussi nombreuse, aussi bruyante que celle de Louis XVI, et elle ne lui coûtait annuellement, assurait-il, que quatre cent mille francs, tandis qu’elle revenait au roi à sept millions. Il en était de même de la table. L’ordre et la sévérité de Duroc, disait l’Empereur, avaient accompli des prodiges sur ce point. Sous les rois, les palais ne demeuraient point meublés ; on transportait les mêmes meubles d’un palais à l’autre. On n’en fournissait point aux gens de la cour : c’était à chacun à s’en pourvoir. Sous lui, au contraire, il n’y avait personne en service qui ne se trouvât, dans la chambre qui lui était assignée, aussi bien et mieux que chez lui, pour tout ce qui était nécessaire ou convenable.
L’écurie de l’Empereur lui coûtait trois millions ; les chevaux revenaient, en somme, à trois mille francs l’un dans l’autre par an. Un page coûtait de six à huit mille francs. Cette dernière dépense, observait-il, était la plus forte peut-être du palais : aussi pouvait-on vanter l’éducation qu’on leur donnait, les soins qu’on en prenait. Toutes les premières familles de l’empire sollicitaient d’y placer leurs enfants ; et elles avaient raison, disait l’Empereur.
Quant à l’étiquette, l’Empereur disait qu’il était le premier qui eût séparé le service d’honneur (expression imaginée sous lui) du service des besoins. Il avait mis de côté tout ce qui était sale et réel, pour y substituer ce qui n’était que nominal et de pure décoration. « Un roi, disait-il, n’est pas dans la nature, il n’est que dans la civilisation ; il n’en est point de nu, il n’en saurait être que d’habillé, etc. »
L’Empereur disait qu’on ne saurait être plus sûr que lui de la nature et de la comparaison de tous ces objets, parce qu’ils avaient été tous arrêtés par lui, et sur les procès-verbaux des temps passés, où il n’avait fait qu’élaguer le ridicule, et conserver ce qui pouvait être bon, etc.
La conversation s’était prolongée au-delà de onze heures. Elle avait été assez gaie, et l’Empereur a encore observé, en nous quittant, qu’il fallait, après tout, que nous fussions une bonne pâte de gens pour pouvoir nous contenter ainsi à Sainte-Hélène.
- ↑ Depuis mon retour en Europe, je me suis procuré ces vers en original. Si ma traduction présente quelque différence, c’est qu’à Sainte-Hélène je citais de mémoire. Les voici :
Weep daughter of a royal line,
A sire’s disgrace, a realm’s decay ;
Ah, happy ! if each tear of thine
Could wash a father’s fault away !
Weep for thy tears are virtue’s tears
Auspicious to these suffering isles ;
And be each drop in future years
Repaid thee by thy people’s smiles !
March 1812. - ↑ Depuis ces paroles, la grande victime a succombé ! ... Moi, son serviteur, j’ai vu commencer ses tortures ; d’autres m’ont transmis les angoisses de sa longue agonie !!!… Elle a expiré !!!… Et l’on n’a cessé de frapper constamment au nom du prince ! Aussi immortelle victime a-t-elle laissé de ses propres mains ces mots terribles : « Je lègue l’opprobre de ma mort à la maison régnante d’Angleterre !… »
- ↑ Ces cônes, de soixante pieds de hauteur, avaient cent quatre pieds de diamètre à leur base et soixante à leur sommet.
- ↑ On trouve sur les prisons d’État un article spécial et développé, au tome Ier, p 165 des Mémoires de Napoléon, publiés par les généraux Montholon et Gourgaud ; Paris, Bossange frères, 1823. Je pourrais m’autoriser souvent aujourd’hui du témoignage de ce précieux recueil ; et ce n’est pas une petite satisfaction pour moi, à mesure que les volumes paraissent, que de retrouver dans les propres dictées de Napoléon, qui, n’ayant eu lieu qu’après mon départ de Sainte-Hélène, m’étaient conséquemment inconnues, une foule d’objets que je me trouve avoir saisis au vol dans ses conversations, et avoir reproduits fidèlement avec une concordance parfaite.