Mémoires sur les ruines de l’Ohio/Sur l'origine… par Malte-Brun

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 6p. 256-263).

SUR L’ORIGINE ET L’ÉPOQUE
DES MONUMENTS ANCIENS DE L’OHIO
PAR M. MALTE-BRUN

Nous n’entreprenons pas d’établir une hypothèse affirmative sur le peuple qui a pu construire les soi-disant fortifications disséminées sur l’Ohio, ni sur l’époque à laquelle ces monuments remontent ; notre but est plutôt négatif, et nous chercherons à réduire à leur juste valeur les notions exagérées que les Américains se sont formées de ces restes d’une civilisation antérieure à l’arrivée des colonies européennes. Le déluge, l’Atlantide avec ses empires, les Celtes, les Phéniciens, les dix tribus d’Israël, les Scandinaves, même la migration des peuples aztèques, lorsqu’ils fondèrent le royaume d’Anahuac, ne nous paroissent pas présenter des rapports nécessaires avec ces monuments d’une nature simple et rustique, mais surtout locale. Considérons de sang-froid tous les caractères de ces monuments et des objets qu’on a trouvés dans leur enceinte ; le lecteur judicieux formera ensuite lui-même son opinion.

Forme et situation des enceintes.

Rien dans l’élévation des remparts ni dans le choix des positions n’indique chez le peuple auteur de ces enceintes un caractère plus belliqueux ni un degré de puissance supérieur à ce qu’on verroit encore chez les tribus iroquoises, chipperaies ou autres, si elles jouissoient de leur liberté entière, loin de la suprématie des Anglo-Américains. Ces enceintes ne sont nullement comparables aux Théocallis du Mexique ni pour l’élévation ni pour la masse. Le seul trait de régularité, c’est la réunion d’une enceinte carrée avec une autre circulaire, surtout Point-Creek et Marietta, près Newark, et cette circonstance a probablement fait naître l’idée d’une destination religieuse. Nous trouvons bien plus naturel de considérer dans les trois cas indiqués le fort rond comme la demeure du cacique et de sa famille, tandis que l’enceinte carrée paroît avoir enfermé les huttes de la peuplade. C’est ainsi que dans le Siam, dans le Japon et dans les îles océaniques nous trouvons la famille régnante logée dans des enceintes séparées, et pourtant attenantes aux villes ou villages. Les fortifications sur le Petit-Miami offrent des entrées extrêmement étroites, et disposées de manière qu’un ennemi ne puisse pas facilement les reconnoître. Si on suppose l’ensemble de l’enceinte entourée de broussailles, ce sont les clôtures des villages décrites par Gili, dans sa description de la Guyane. Enfin, tous ces forts sont placés de manière à avoir deux sorties, l’une sur l’eau, l’autre sur les champs, ce qui achève de leur donner le caractère de villages fortifiés. Si c’étoient des temples, ils seroient en moindre nombre et dans des positions plus saillantes.

Mais nous ne prétendons pas adopter exclusivement cette explication. Le fort rond de Circleville, étant égal en superficie à l’enceinte carrée, peut avec raison faire naître l’idée d’un sanctuaire précédé d’une enceinte où le peuple étoit admis. Les élévations centrales, avec des parements, présentent l’apparence, soit d’un autel, soit d’un siège de juge ; mais ces relations manquent dans les autres ronds.

Dans les trois élévations rondes réunies au temple, près Portsmouth, au confluent du Scioto et de l’Ohio, nous sommes d’autant plus tentés de voir des places de sacrifices, que rien dans ce lieu n’indique une enceinte d’habitation.

Deux collines rondes, renfermées dans le milieu d’une grande enceinte, près Chillicoche (Archæologia Americana), réunissent peut-être les deux destinations ; l’une a pu servir de base à quelque autel ou à quelque autre construction religieuse ; l’autre, enfermer une demeure de cacique. Il nous semble que ces distinctions méritent quelque attention de la part des antiquaires américains, et qu’en observant ces monuments ils devroient, autant que possible, faire creuser le sol, pour vérifier s’il ne reste pas quelque trace de la destination spéciale de chacun.

Rapports entre les tumuli et les fortifications.

Les antiquaires américains ont quelquefois voulu distinguer le peuple auteur des tumuli ou colonnes artificielles coniques, d’avec les fondateurs des forts circulaires ou anguleux ; mais les faits qu’ils citent ne sont pas très-concluants.

D’abord il est certain que des collines sépulcrales de forme conique couvrent toute la Russie et une partie de la Sibérie, sans que les doctes travaux de Pallas, de Kappen et d’autres aient pu établir aucune distinction bien nette entre les diverses nations dont ces simples et imposants monuments recouvrent les cendres. On assure que ces tumuli se retrouvent depuis les monts Rocky, dans l’ouest, jusqu’aux monts Alleghanys, dans l’est[1].

Ceux sur la rivière Muskingum ont une base formée de briques bien cuites, sur lesquelles on trouve des ossements humains calcinés entremêlés de charbons. Ainsi les peuples qui les ont élevés brûloient d’abord les corps de leurs morts, et les recouvroient ensuite de terre.

Près Circleville, un tumulus avoit près de trente pieds de haut, et renfermoit divers objets dont nous parlerons dans la suite.

En descendant l’Ohio, les tumuli augmentent en nombre. Il y en a quelques-uns en pierre, mais ils paroissent appartenir à la race d’Indiens actuellement subsistante.

Nous parlerons des squelettes trouvés dans ces tumuli ; mais en nous bornant à considérer la position relative des tumuli et des forts, nous ne pouvons guère douter de l’identité du peuple qui a élevé les uns et les autres.

Ni les uns ni les autres ne supposent une population nombreuse, puissante, civilisée ; ils ne supposent qu’une possession tranquille du pays, telle que, selon les traditions indigènes rapportées par Heckwelder, les Allighewis ou Alleghanys en avoient avant l’invasion des Lennilénaps et des Iroquois.

Le rapprochement de ces collines funéraires, de ces villages fortifiés, de ces enceintes privilégiées de caciques, de ces autels ou places de sacrifices, nous paroît indiquer le séjour prolongé d’un seul et même peuple sur les bords de l’Ohio.

Squelettes trouvés dans les tumuli

Les squelettes trouvés dans les tumuli, nous dit M. Atwater[2], ne sauroient appartenir à la race actuelle des Indiens. Ceux-ci ont la taille élevée, un peu mince, et les membres droits et longs ; les squelettes appartiennent à des hommes petits, mais carrés. Ils n’avoient que cinq pieds en général, et très-rarement six. Leur front étoit abaissé (avec une saillie au-dessus des yeux), les os des pommettes étoient saillants, la face courte, mais large par le bas, les yeux grands, le menton proéminent[3].

Ce signalement ne convient pas à la race iroquoise, algonquîne, nadowessienne, à cette race qui domine dans la partie septentrionale des bassins du Mississipi et du Missouri ; mais elle répond sur beaucoup de points à la configuration des indigènes de la Floride et du Brésil.

Un crâne humain très-grand, figuré dans l’Archéologie, présente beaucoup de caractères de la race nègre africaine.

Corps trouvés dans les cavernes du Kentucky.

Les rochers calcaires du Kentucky renferment de nombreuses et de grandes cavernes, où abonde le nitre et où règne d’ailleurs une grande sécheresse. On y découvre beaucoup de corps humains de tout âge et des deux sexes, quelquefois légèrement enterrés au-dessus de la surface du sol, mais couverts avec soin de plusieurs enveloppes. Un de ces corps en avoit quatre ; la première, d’une peau de cerf séchée et rendue lisse par le frottement ; la seconde étoit également de peau, mais on n’avoit fait qu’en enlever les poils avec un instrument tranchant ; la troisième couverture étoit d’une toile grossière, et la quatrième étoit de la même matière, mais ornée d’un plumage artificiellement arrangé, de manière à mettre le porteur à l’abri du froid et de l’humidité ; enfin, c’étoit un habit de plumes, tel qu’on en fait encore sur la côte nord-ouest[4]. Le corps étoit conservé dans un état de sécheresse qui le fait ressembler à une momie ; mais nulle part on n’y trouva des substances aromatiques ni bitumineuses ; il n’y avoit point d’incision au ventre par où les entrailles auroient pu être extraites. Point de bandages ; la peau étoit entière et d’une teinte noirâtre ou brune (dusky). Le corps étoit dans la position d’un homme huché sur les pieds et le derrière, ayant un bras autour de la cuisse et l’autre sous le siège[5].

Le savant Américain qui nous a fourni ce fait pense avoir observé dans les formes de ce squelette, et surtout de l’angle facial, une grande similitude « avec la race des Malais qui peuple les îles du grand océan Pacifique ».

De semblables momies (comme on les appelle en Amérique) ont été trouvées dans le Tennessee oriental[6]. La couverture en plumes n’y manquoit pas, mais la toile étoit une espèce de papier fait de feuilles de plantes. On avoit placé beaucoup de ces corps dans de petites chambres carrées, formées de dalles de pierre. Dans un de ces rapports, on dit que leurs mains paroissent avoir été de petite dimension, chose qui ne convient pas aux Malais.

La position des corps et les chambres de pierres planes rappellent bien le monument de Kiwik, en Scanie, dont nous avons donné la description dans les anciennes Annales des Voyages ; mais ces deux traits peuvent être communs à beaucoup de peuples : d’ailleurs, les corps de Kiwik étoient sans couvertures, et leur position étoit bien plus courbée ; la chambre étoit bien plus grande et au-dessus de la surface du sol.

Si les squelettes présentent l’angle facial des Malais et les petites mains des Hindous, il est impossible de trouver rien de plus opposé au caractère physique des Scandinaves, des Germains, des Goths et des Celtes.

Idoles et objets sacrés.

Nous avons donné[7] une figure d’une idole ou vase sacré à trois têtes, trouvée sur la branche Cany de la rivière de Cumberland ; nous sommes d’accord avec les antiquaires américains, qui y voient une trace de cette idée de trinité divine si généralement répandue en Asie, spécialement dans l’Inde. Mais nous devons leur rappeler que chez un peuple malais, les Otaïtiens, il existe aussi la doctrine d’une sorte de trinité, composée d’Oromatta, Mèidia et Aroa-te-Mani. Il seroit important d’en rechercher les traces chez les habitants des îles Carolines, des îles Sandwich et de la côte nord-ouest.

Cette idole trinitaire, au surplus, n’a rien dans la physionomie qui soit précisément mongol ou tartare, quoi qu’en dise l’Archæologia. Le caractère est plutôt indien ou malais.

Il en est de même à l’égard de l’idole trouvée à Lexington (Kentucky), et figurée dans l’Archæologia, p. 211. Il est vrai que la manière d’arranger les cheveux et l’espèce de placenta placé sur la tête rappelle une figure trouvée dans la Russie méridionale, et dessinée dans Pallas ; mais la physionomie diffère de celles de toutes les races tartares.

Nous devons signaler, par exception, l’idole figurée dans les Nouvelles Annales des Voyages, et qui selon notre conjecture, approuvée par le savant M. de Humboldt, représente un Bur-khan, ou esprit céleste. Elle a une physionomie mongole très-marquée[8].

Un trait important distingue des idoles mongoles, chinoises et malaises, les figures considérées comme idoles des peuples anciens sur l’Ohio : les premières ont l’air furieux, le visage en contorsion et les traits difformes ; les secondes ont la physionomie douce et tranquille.

Il est bien à déplorer que plusieurs de ces monuments, aussitôt trouvés, sont détruits par l’ignorance et par une avidité mal éclairée. Un des plus curieux de ceux qu’on a trouvés dans le Tennessee a subi ce sort : c’étoit le buste d’un homme en marbre, tenant devant lui un vase en forme hémisphérique (bowl), où il y avoit un poisson[9]. Il est des idoles chinoises et indiennes qui portent également un poisson.

On ne cite aucune idole armée et cuirassée, comme l’étoient celles des Scandinaves.

Ouvrages de l’art.

L’Archæologia donne le dessin de plusieurs haches, pointes de javelot, et d’autres instruments de guerre en granit et autres rochers, ainsi que des cristaux qui ont servi d’ornements ; elle parle aussi des miroirs en mica lamellaire, et de divers ornements en or, argent et cuivre, mais elle n’en donne pas la figure. L’art le plus répandu et le plus perfectionné chez ces anciens peuples a dû être celui du potier. L’Archæologia a figuré quelques pots et autres vases en terre argileuse assez bien formés, et qui ont été cuits dans le feu[10]. Les urnes paroissent faites d’une composition semblable à celle dont nous faisons nos creusets.

On a trouvé des vases artistement taillés dans une espèce de talc graphique, semblable à celui dont sont faites les idoles chinoises ; cette roche n’est pas connue à l’ouest des monts Alleghanys, et ces vases ont dû venir de loin.

Ils faisoient de bonnes briques ; du moins, on en trouve d’excellentes dans les tumuli ; mais elles manquent dans les enceintes fortifiées, dont les remparts, après examen, n’ont présenté que des couches de terre, de pierre et de bois. Peut-être les briques n’étoient-elles pas assez abondantes pour être employées à ces constructions ; peut-être l’invention de l’art de les cuire est-elle postérieure à l’époque des fortifications. On est fondé à croire qu’ils ne bâtissoient pas de maisons en briques, puisqu’on n’en a pas trouvé de restes. Les emplacements des maisons, ou plutôt des cabanes, ne sont reconnoissables que par des espèces de parvis en terre battue, qui ont dû servir de parquet. Ces cabanes paroissent avoir été rangées en lignes parallèles[11].

Mais de tout les détails relatifs aux arts de cet ancien peuple voici le trait le plus positif : les tissus couverts de plumes dans lesquels les corps morts desséchés se trouvent enveloppés ressemblent parfaitement aux tissus du même genre rapportés, par les navigateurs américains, des îles Sandwich, des îles Fidgi et de Wastash ou de Noutka-Sound[12]. Même adresse à rattacher chaque plume à un fil sortant du tissu ; même effet à l’égard de l’eau qui passe par-dessus sans le mouiller, comme par-dessus le dos d’un canard. La guerre qui eut lieu dans l’île de Toconraba, une des Fidgi, fut décidée par l’intervention de quelques Américains qui rapportèrent à New-York un certain nombre d’objets manufacturés, soit aux îles Fidgi, soit dans d’autres îles de la mer du Sud. Non-seulement les tissus, mais aussi divers échantillons de sculpture en bois, furent confrontés avec des objets semblables, trouvés dans les cavernes du Kentucky et les tumuli d’Ohio[13].

Cette donnée seroit plus précieuse encore si les antiquaires américains avoient eu soin de faire dessiner et graver ces objets, empreints d’un caractère plus spécial que les haches, les pots et d’autres objets bien moins caractérisés.

  1. Archæologia.
  2. Archæologia.
  3. Ibid.
  4. Nous reviendrons sur cette circonstance.
  5. Lettre de M. Mitchill, Archæologia, p. 318.
  6. Ibid, p. 302.
  7. Nouvelles Annales des Voyages, t. XIX, p. 248 ; Archæologia, p. 238, 239.
  8. Nouvelles Annales des Voyages, l. c. ; Archæologia, p. 215.
  9. Lettre de M. Fiske, dans l’Archæologia, p. 307.
  10. Archæologia, p. 223 et suiv.
  11. Archæologia, p. 226, 311, etc.
  12. Mitchill, dans l’Archæologia, p. 319.
  13. Medical Repository (de New-York), vol. XVIII, p. 187.