Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette/Tome 3/2

ANECDOTES

DU

RÈGNE DE LOUIS XIV.


Il existait à Versailles, avant la révolution, des usages et même des mots dont peu de gens ont connaissance. Le dîner du roi s’appelait la viande du roi. Deux gardes-du-corps accompagnaient les gens qui portaient le dîner ; on se levait à leur passage dans les salles, et on disait : « C’est la viande du roi. » Tous les services de prévoyance s’appelaient des en cas. Quelques chemises et des mouchoirs conservés dans une corbeille, chez le roi ou chez la reine, en cas que Leurs Majestés voulussent changer de linge sans envoyer à leur garde-robe, formaient le paquet d’en cas. Leurs vêtemens, apportés dans de grandes corbeilles ou dans des toilettes de taffetas vert, s’appelaient le prêt du roi ou de la reine. Ainsi le service se demandait : « Le prêt du roi est-il arrivé ? » Un garde-du-corps disait : « Je suis d’en cas dans la forêt de Saint-Germain. » Le soir, on apportait chez la reine un grand bol de bouillon, un poulet rôti froid, une bouteille de vin, une d’orgeat, une de limonade et quelques autres objets : cela s’appelait l’en cas de la nuit. Un vieux médecin ordinaire de Louis XIV, qui existait encore lors du mariage de Louis XV, raconta au père de M. Campan une anecdote trop marquante pour qu’elle soit restée inconnue. Cependant ce vieux médecin, nommé M. Lafosse, était un homme d’esprit, d’honneur, et incapable d’inventer cette histoire. Il disait que Louis XIV ayant su que les officiers de sa chambre témoignaient, par des dédains offensans, combien ils étaient blessés de manger à la table du contrôleur de la bouche avec Molière, valet de chambre du roi, parce qu’il avait joué la comédie, cet homme célèbre s’abstenait de se présenter à cette table. Louis XIV, voulant faire cesser des outrages qui ne devaient pas s’adresser à l’un des plus grands génies de son siècle, dit un matin à Molière à l’heure de son petit lever : « On dit que vous faites maigre chère ici, Molière, et que les officiers de ma chambre ne vous trouvent pas fait pour manger avec eux. Vous avez peut-être faim, moi-même je m’éveille avec un très-bon appétit ; mettez-vous à cette table, et qu’on me serve mon en cas de nuit. » Alors le roi, coupant sa volaille et ayant ordonné à Molière de s’asseoir, lui sert une aile, en prend en même temps une pour lui, et ordonne que l’on introduise les entrées familières qui se composaient des personnes les plus marquantes et les plus favorisées de la cour. « Vous me voyez, leur dit le roi, occupé de faire manger Molière que mes valets de chambre ne trouvent pas assez bonne compagnie pour eux. » De ce moment, Molière n’eut plus besoin de se présenter à cette table de service, toute la cour s’empressa de lui faire des invitations[1].


Ce même M. de Lafosse racontait aussi qu’un chef de brigade des gardes-du-corps, chargé de placer à la petite salle de comédie dans le palais de Versailles, fit sortir avec humeur un contrôleur du roi, qui était venu prendre sur une banquette la place que lui assignait la charge dont il était nouvellement pourvu. Ses protestations sur son état, sur son droit, tout fut inutile. Le démêlé s’était terminé par ces mots du chef de brigade : « Messieurs les gardes-du-corps, faites votre devoir. » Dans ce cas, le devoir était de prendre la personne et de la mettre à la porte. Ce contrôleur, qui avait payé sa charge soixante ou quatre-vingt mille francs, était un homme de bonne famille, et qui avait eu l’honneur de servir le roi vingt-cinq ans dans un de ses régimens. Ainsi, honteusement chassé de cette salle, il vint se placer sur le passage du roi dans la grande salle des gardes, et, s’inclinant devant Sa Majesté, lui demanda de rendre l’honneur à un vieux militaire qui avait voulu terminer ses jours en servant son souverain dans sa maison civile, quand son âge lui interdisait le service des armes. Le roi s’arrêta, écouta son récit fait avec l’accent de la douleur et de la vérité, puis lui ordonna de le suivre. Le roi assistait au spectacle dans une espèce d’amphithéâtre où était son fauteuil ; derrière lui était un rang de plians pour le capitaine des gardes, le premier gentilhomme de la chambre et d’autres grands officiers. Le chef de brigade avait droit à une de ces places ; le roi s’arrêtant à la place qu’il devait occuper, dit à son contrôleur : « Monsieur, prenez près de moi, pour ce soir, la place de celui qui vient de vous offenser, et que l’expression de mon mécontentement pour cette injuste offense vous tienne lieu de toute autre réparation. »


Dans les dernières années de la vie de Louis XIV, ce prince ne sortait plus qu’en chaise à porteurs, et témoignait une grande bienveillance pour un nommé d’Aigremont, son porteur de devant, qui ouvrait toujours la portière de la chaise. La plus petite préférence accordée par les souverains au moindre de leurs serviteurs ne manque jamais d’être remarquée[2]. Le roi avait fait quelque bien à la nombreuse famille de cet homme, et lui parlait souvent. Un abbé, attaché à la chapelle, s’avisa de le prier de remettre au roi un placet dans lequel il suppliait Sa Majesté de lui accorder un bénéfice. Louis XIV n’approuva pas la confiante démarche de son porteur, et lui dit d’un ton très-fâché : « D’Aigremont, on vous fait faire une chose très-déplacée, et je suis sûr qu’il y a de la simonie là-dedans. — Non, Sire, il n’y a pas la moindre cérémonie là-dedans, reprit ce pauvre homme d’un air très-effrayé ; M. l’abbé m’a dit qu’il me baillerait cent louis pour cela. — D’aigremont, dit le roi, je pardonne à ton ignorance et à ta sincérité ; je te ferai donner les cent louis sur ma cassette, et je te ferai chasser la première fois que tu t’aviseras de me présenter un placet. »


Louis XIV était fort bon pour ses serviteurs intimes ; mais aussitôt qu’il prenait son attitude de souverain, les gens les plus accoutumés à le voir dans ses habitudes privées étaient aussi intimidés que si, pour la première fois de leur vie, ils paraissaient en sa présence. Des membres de la maison civile de Sa Majesté, appelés alors commensalité, jouissant du titre d’écuyers et des priviléges attachés aux officiers de la maison du roi, eurent à réclamer quelques prérogatives dont le corps de ville de Saint-Germain, où ils résidaient, leur contestait l’exercice. Réunis en assez grand nombre dans cette ville, ils obtinrent l’agrément du ministre de la maison pour envoyer une députation au roi, et choisirent parmi eux deux valets de chambre de Sa Majesté, nommés Bazire et Soulaigre. Le lever du roi fini, on appelle la députation des habitans de la ville de Saint-Germain ; ils entrent avec confiance, le roi les regarde et prend son attitude imposante. Bazire, l’un de ces valets de chambre, devait parler ; mais Louis-le-Grand le regarde. Il ne voit plus en lui le prince qu’il sert habituellement dans son intérieur ; il s’intimide, la parole lui manque : il se remet cependant, et débute, comme de raison, par le mot Sire. Mais il s’intimide de nouveau, et, ne trouvant plus dans sa mémoire la moindre des choses qu’il avait à dire, il répète encore deux ou trois fois le même mot, puis termine en disant : « Sire, voilà Soulaigre. » Soulaigre, mécontent de Bazire, et se flattant de se mieux acquitter de son discours, prend la parole ; Sire est répété de même plusieurs fois ; son trouble égale celui de son camarade, et il finit par dire : « Sire, voilà Bazire. » Le roi sourit et leur répondit : « Messieurs, je connais le motif qui vous amène en députation près de moi, j’y ferai raison, et je suis très-satisfait de la manière dont vous avez rempli votre mission de députés[3]. »


  1. Cette anecdote est peut-être une de celles qui honorent le plus le caractère et la vie de Louis XIV. On est touché de voir ce roi superbe, accueillant, dans le comédien Molière, l’immortel auteur du Misanthrope et du Tartufe. Voilà par quels traits un prince qui a de la grandeur sait venger le génie de la sottise et le récompenser de ses travaux.

    Louis XV aussi voulut encourager les lettres, mais il ne put leur accorder que cette protection froide et hautaine, qu’aucune grâce, qu’aucun mouvement bienveillant n’accompagne, et qui alors humilie plus qu’elle ne touche.

    Les piquans Mémoires de madame du Hausset contiennent le passage suivant :

    « Le roi qui admirait tout ce qui avait rapport au siècle de Louis XIV, en rappelant que les Boileau, les Racine, avaient été accueillis par lui, et qu’on leur attribuait une partie de l’éclat de ce règne, était flatté qu’il y eût sous le sien un Voltaire ; mais il le craignait et ne l’estimait pas. Il ne put s’empêcher de dire : « Je l’ai aussi bien traité que Louis XIV a traité Racine et Boileau ; je lui ai donné, comme Louis XIV à Racine, une charge de gentilhomme ordinaire et des pensions. Ce n’est pas ma faute s’il a la prétention d’être chambellan, d’avoir une croix et de souper avec un roi. Ce n’est pas la mode en France ; et, comme il y a plus de beaux esprits et de plus grands seigneurs qu’en Prusse, il me faudrait une bien grande table pour les réunir tous. » Et puis il compta sur ses doigts : Maupertuis, Fontenelle, La Motte, Voltaire, Piron, Destouches, Montesquieu, le cardinal de Polignac. «  Votre Majesté oublie, lui dit-on, D’Alembert et Clairault. — Et Crébillon, dit-il, et la Chaussée. — Crébillon le fils, dit quelqu’un ; il doit être plus aimable que son père, et il y a encore l’abbé Prevôt et l’abbé d’Olivet. — Hé bien ! dit le roi, tout cela, depuis vingt-cinq ans, aurait dîné ou soupé avec moi. »

    Il y a quelque chose de vrai dans ces réflexions, et le trait d’humeur contre la Prusse est assez piquant ; mais que le fond de la pensée, le dédain du prince et son orgueil révolté, se font bien voir dans ces mots : « Tout cela depuis vingt-cinq ans aurait dîné ou soupé chez moi ! » Qu’est-ce donc pour des hommes comme Voltaire, qu’un titre de gentilhomme, que des pensions et des croix, s’ils ne trouvent point dans le prince cette politesse qui les attire et cette affabilité qui les honore ? Les lettres devaient trouver un jour un plus noble protecteur dans un des descendans de Louis XIV.

    (Note de l’édit.)
  2. Une anecdote, que probablement l’auteur ignorait, justifie sa réflexion. De très-grands personnages ne dédaignaient pas de descendre jusqu’à d’Aigremont. « Lauzun, dit madame la duchesse d’Orléans dans ses Mémoires*, Lauzun fait quelquefois le niais, afin de pouvoir dire impunément aux gens leur fait ; car il est très-malicieux. Pour faire sentir au maréchal de Tessé qu’il avait tort de se familiariser avec les gens du commun, il s’écria dans le salon de Marly : « Maréchal, donnez-moi un peu de tabac ; mais du bon, de celui que vous prenez le matin avec M. d’Aigremont, le porteur de chaise. »
    (Notes de l’édit.)

    *. Les Mémoires de la duchesse d’Orléans, beaucoup plus piquans que discrets et réservés, ont été publiés en 1822 chez Ponthieu, libraire, au Palais-Royal.

  3. Cette plaisanterie n’est point amère et dure comme la plupart des railleries de Louis XV : elle ne laisse que l’idée d’un badinage aimable. Jamais Louis XIV ne se permit un mot offensant pour personne, et ses reparties qui, presque toujours, sont d’un grand sens, décèlent très-souvent un tact délicat et fin. En général, l’esprit, qu’il fût vif et caustique, ou seulement agréable et gai, n’a pas manqué aux petits-fils de Henri IV. Les Mémoires de madame du Hausset contiennent une assez piquante remarque de Duclos à ce sujet.

    « M. Duclos était chez le docteur Quesnay, et pérorait avec sa chaleur ordinaire. Je l’entendis qui disait à deux ou trois personnes : « On est injuste envers les grands, les ministres et les princes ; rien de plus ordinaire que de parler mal de leur esprit. J’ai bien surpris, il y a quelques jours, un des MM. de la brigade des infaillibles, en lui disant qu’il y avait plus d’esprit dans la maison de Bourbon que dans toute autre. — Vous avez prouvé cela ? dit quelqu’un en ricanant. — Oui, dit Duclos, et je vais vous le répéter. Le grand Condé n’était pas un sot, à votre avis ; et la duchesse de Longueville est citée comme une des femmes les plus spirituelles. M. le régent est un homme qui n’avait pas d’égaux en tout genre d’esprit. Le prince de Conti, qui fut élu roi de Pologne, était célèbre par son esprit, et ses vers valent ceux de la Fare et de Saint-Aulaire. M. le duc de Bourgogne était instruit et très-éclairé. Madame la duchesse, fille de Louis XIV, avait infiniment d’esprit, faisait des épigrammes et des couplets. M. le duc du Maine n’est connu généralement que par sa faiblesse ; mais personne n’avait plus d’agrément dans l’esprit. Sa femme était une folle, mais qui aimait les lettres, se connaissait en poésie, et dont l’imagination était brillante mais inépuisable. En voilà assez, dit-il, et comme je ne suis point flatteur, et que je crains tout ce qui en a l’apparence, je ne parle point des vivans. » — On fut étonné de cette énumération, et chacun convint de la vérité de ce qu’il avait dit. Il ajouta : « Ne dit-on pas tous les jours d’Argenson la bête, parce qu’il a un air de bonhomie et un ton bourgeois ? Mais, je ne crois pas qu’il y ait eu beaucoup de ministres aussi instruits et aussi éclairés. » — Je pris une plume sur la table du docteur, et je demandai à M. Duclos de me dicter les noms qu’il avait cités et le petit éloge qu’il en avait fait. — « Si vous montrez cela à madame la marquise de Pompadour, ajouta-t-il alors, dites-lui bien comment cela est venu, et que je ne l’ai pas dit pour que cela lui revienne et aille peut-être ailleurs. Je suis historiographe et je rendrai justice, mais aussi je la ferai souvent. » (Journal de madame du Hausset.)

    Nous ne connaissons pas de mot plus juste que celui de rendre justice et la faire. Tous les devoirs du véritable historien sont dans ces paroles ; tout écrivain qui n’en remplit qu’une partie est un flatteur ou bien un satirique.

    Puisque nous avons déjà donné deux fois, dans les notes de ce volume, des extraits des Mémoires écrits par madame du Hausset, nous devons au lecteur quelques détails sur cette dame et sur son ouvrage.

    « M. Senac de Meilhan, entrant un jour chez M. de Marigny, frère de madame de Pompadour, le trouva brûlant des papiers. Prenant un gros paquet qu’il allait aussi jeter au feu : « C’est, dit-il à M. de Meilhan, l’ouvrage d’une femme de chambre de ma sœur. Cette femme était estimable, mais tout cela est du rabachage ; au feu, » et il s’arrêta en disant : « Ne trouvez-vous pas que je suis ici comme le barbier de Don Quichotte, qui brûle les ouvrages de chevalerie ? — Je demande grâce pour celui-ci, dit son ami. J’aime les anecdotes, et je trouverai sans doute dans ce manuscrit quelque chose qui m’intéressera. — Je le veux bien, » répliqua M. de Marigny ; et il le lui donna.

    « Madame de Pompadour avait deux femmes de chambre qui étaient femmes de condition : l’une, madame du Hausset, ne changea point de nom ; l’autre prit un nom emprunté, et ne se fit pas connaître aux yeux du public pour ce qu’elle était*. Le journal dont il s’agit est l’ouvrage de la première. »

    Il n’a jamais été imprimé qu’à un très-petit nombre d’exemplaires. Notre intention est de le joindre à notre collection, en y ajoutant des morceaux inédits et fort piquans sur le règne de Louis XV.

    (Note de l’édit.)

    *. On verra dans les éclaircissemens, lettre (A), que madame de Pompadour poussa son insolente vanité jusqu’à vouloir que son maître d’hôtel fût décoré d’un ordre militaire.