Mémoires secrets et inédits pour servir à l’histoire contemporaine/Tome 1/8
désert du côté de la Syrie.
Le général en chef savait que Ibrahim-Bey s’était arrêté à Belbéis, d’où il paraissait vouloir inquiéter cette frontière de l’Égypte. Il eut bientôt connaissance que plusieurs cheiks s’étaient réunis à Ibrahim pour intercepter la caravane des Indes, partie de la Mecque pour le Caire, sous la conduite de Saleh-Bey, prince des Pélerins. Ibrahim l’avait fait inviter à se diriger sur Saléhiéh pour éviter de tomber au pouvoir des Français qui étaient maîtres du Caire ; mais plusieurs pélerins qui n’avaient rien à perdre quittèrent la caravane, et vinrent dans la capitale de l’Égypte donner l’éveil ; on sut par eux que les Arabes avaient déjà pillé une partie de la caravane qui était en quelque sorte désorganisée, et que tout ce qui avait pu échapper s’était mis sous la protection d’Ibrahim. Le général en chef mande d’abord au général Reynier, dirigé sur cette frontière, de détacher les Arabes des intérêts d’Ibrahim, en leur faisant comprendre qu’ils n’ont rien à gagner à nous faire la guerre ; puis, déterminé à poursuivre lui-même Ibrahim, il écrit à Reynier qu’il va partir pour se porter à vingt-huit lieues du Caire, vers la Syrie. Formant aussitôt deux colonnes d’opérations, avec une partie des divisions Lannes et Dugua, il les met en mouvement avec trois cents chevaux. Là était mon ami Lasalle, chef de brigade du 22e de chasseurs à cheval. L’aide-de-camp du général en chef, Sulkousky, ayant été chargé de marcher en éclaireur pour reconnaître le terrain, je l’accompagnai avec une avant-garde de cavaliers d’élite. Je donne ici la description que nous fîmes ensemble du pays que nous étions chargés d’explorer ; je reviendrai ensuite sur l’opération militaire.
Nous sortîmes du Caire par la porte de Nassr. Le désert fut le premier objet qui frappa notre vue ; ses limites arides viennent ceindre les murailles de la ville après avoir encombré une partie de ses faubourgs. Des groupes de maisons désertes se dessinent au milieu de cette plaine blanchâtre ; on y remarque la Coubbé, qui veut dire coupole : c’est une mosquée entourée d’édifices réguliers bâtis en pierres, et avec des galeries. À une lieue de la Coubbé, nous rencontrâmes le village d’Elmatarié. On y voit un obélisque regardé comme une des ruines de l’ancienne Héliopolis ; au-delà on aperçoit, entouré d’arbres, le village d’Elmargue ; plusieurs milliers de palmiers plantés en quinconces, ombragent ces huttes délabrées : cette route est celle que suivent les caravanes pour se rendre en Syrie. Elle semble tracer la limite entre l’Égypte et le désert ; elle nous étonna par ses sites bizarres. On a toujours les sables sur sa droite, et les terres cultivées sur sa gauche, de sorte que la vue se perd sur les uns, et s’arrête sur les autres : plus on avance, plus l’Égypte est ombragée ; on distingue à peine les villages au milieu d’énormes amas de dattiers. Les beaux sycomores ne sont pas rares, et presque partout l’on rencontre de vastes enclos remplis d’acacias et de citronniers ; mais ni la verdure, ni les fleurs, ni les ruisseaux, n’égaient leurs alentours, et l’aspect d’une hideuse pauvreté les entoure.
Mais si, d’un côté, l’œil se réjouit des signes d’une végétation forte, de l’autre la réflexion détruit cette impression fugitive, car on voit en même temps le contour du désert empiéter sur les bonnes terres ; on aperçoit sur les coteaux nus des coupoles, des maisons abandonnées ; on rencontre à chaque pas les traces de la culture presque effacées par le sable, tandis qu’on chercherait en vain une seule partie de la terre aride rendue au labourage.
D’Elmargue nous aperçûmes au loin Elhanka qui passe pour un des plus gros bourgs du pays. Entre ces deux villages est un bois touffu ; il couronne le sommet d’un plateau dont la pente s’avance vers le désert, et se termine au fameux lac des Pélerins Birhet et Hadji. Ce n’est plus aujourd’hui qu’une mare desséchée, entourée de plusieurs ronds d’arbres.
Le pays que je viens de décrire paraît avoir été arrosé autrefois par la branche Pélusiaque du Nil. C’était la plus orientale de toutes, et celle qui, s’avançant vers le désert, a probablement disparu sous ses tourbillons dévastateurs. On ne voit plus aujourd’hui la moindre trace de la masse d’eau qu’elle charroyait, tandis qu’à peu de distance en arrière on voit encore des canaux sur l’emplacement de ceux qu’on avait creusés vers l’embouchure Mendisienne. Elhanka, ville jadis considérable, dut son accroissement au passage fréquent des caravanes ; mais quoique les trois quarts aujourd’hui soient convertis en décombres, on y voit un reste d’aisance ; c’est le premier endroit de l’Égypte où nous vîmes une rue alignée au cordeau. Passé Elhanka, nous ne rencontrâmes qu’une suite de villages qui n’ont rien de remarquable. Après sept heures de chemin on arrive à Belbéis, la seule ville qui se trouve sur cette route. On croit que c’est l’ancienne Bubaste, qui aujourd’hui ne contient que des maisons délabrées et des habitans misérables ; à peine occupe-t-elle le tiers de ses anciennes dimensions, comme il est facile de s’en convaincre par les traces de ses vieux remparts. C’était, il y a six siècles, le seul boulevart de l’Égypte du côté de la Syrie. On sait qu’elle opposa une vigoureuse résistance aux attaques d’Amaury, roi de Jérusalem, et qu’elle contenait assez de richesses pour occuper pendant trois jours son armée au pillage. Mais Amaury s’en éloigna ensuite pour quelques sommes d’argent, et les Musulmans restèrent maîtres de l’Égypte.
Au sortir de Belbéis, le pays nous parut plus fertile ; les villages se succèdent et se lient entre eux par leurs vergers. Les fontaines et les coupoles isolées sont plus fréquentes ; mais les sites pittoresques s’évanouissent dès qu’on a dépassé Souva ; toutes les terres cultivées semblent fuir, et il faut traverser trois lieues de désert jusqu’à Coraïm, à moins d’entreprendre un grand détour. Coraïm est un bois assez spacieux, qui contient huit ou dix hameaux avec leurs jardins. On y qualifie de château un amas de maisons entourées d’une muraille de terre où l’on entre par une porte qui n’a pas même de verroux ; on y attache l’idée de forteresse, parce que des hommes à cheval armés de lances n’osent entreprendre de l’escalader.
Nous avions encore six lieues à faire pour arriver à Saléhiéh. Pendant la moitié de la route nous côtoyâmes quelques villages, mais bientôt nous les quittâmes pour nous enfoncer dans des landes incultes jusqu’à Saléhiéh. C’est un bourg beaucoup plus grand que Coraïm, ou plutôt c’est un bois d’environ deux lieues de long où quelques villages sont enclavés, ainsi qu’une assez belle mosquée bâtie en pierre. Le nom de Saléhiéh dérive du fameux sultan que les auteurs du moyen âge nomment Saladin. L’expérience avait fait connaître à ce prince guerrier l’insuffisance des remparts de Belbéis ; il sentait également le danger qui menaçait Damiette si les croisés l’attaquaient. Ne voulant pas qu’on pût ébranler l’existence de son empire par l’issue d’un seul siége, il voulut avoir une place forte sur les flancs de l’ennemi qui remonterait la branche de Damiette, afin d’arrêter au sortir du désert l’armée qui viendrait de Syrie. Tel fut le but que Saladin se proposa en faisant élever une forteresse à Saléhiéh. Là se trouve la dernière lisière des terres cultivées de l’Égypte. Au sortir de ces bois commence l’isthme de Suez : il faut dès lors parcourir cinquante lieues avant de rencontrer un endroit habité ; durant tout cet espace le voyageur ne marche que sur un sol nu, et ne rencontre que sept fois une eau saumâtre et peu abondante. Chargé de découvrir les vestiges de l’ancienne forteresse de Melle-Saleh, toutes nos recherches furent inutiles : la tradition de son emplacement ne s’est pas même conservée.
Les Arabes-Bédouins forment la caste prépondérante dans ces contrées. Leurs camps sont tendus à côté des villages de l’Égypte. Ces Arabes nous parurent plus opulens et moins sauvages que ceux que nous avions aperçus précédemment le long des rives du Nil. Il est vrai qu’ils trafiquent avec le produit de leurs troupeaux ; qu’ils rançonnent ou escortent les caravanes ; que plusieurs même cultivent la terre : mais la branche la plus lucrative de leur revenu est toujours le pillage de tout ce qui est hors de l’arrondissement de leur tribu. Leurs cabanes nous parurent moins basses que les tentes où s’accroupissent les Arabes de Damanhour. Leurs parois sont d’un fort tissu de joncs, et leurs tentes toujours spacieuses ne couvrent que le milieu. Dans l’intérieur règne une sorte d’abondance relative ; le riz, le lait, l’orge n’y sont pas rares ; les ustensiles y sont nombreux, et souvent on y trouve enfouis des ballots précieux enlevés à des voyageurs imprudens.
Quoique bien montés et bien équipés, aux armes à feu près, qu’il leur est difficile de se procurer, ils en viennent rarement à se mesurer avec leurs ennemis. Ils traitent avec les mameloucks, ménagent l’habitant, se servent plutôt de la ruse que de la violence, et ne mettent aucune honte à fuir ; aussi pendant notre trajet vîmes-nous plusieurs fois un seul de nos cavaliers d’escorte en chasser plusieurs devant soi. Ce contraste avec le courage des Bédouins qui avoisinent Alexandrie et Rosette, nous frappa ; là nous les avions vus chercher jusque sous nos fusils un butin douteux.
Le fellah ou laboureur nous parut aussi moins malheureux que ceux des bords du Nil, apparemment parce que les produits de sa culture ne sont pas tous absorbés par le propriétaire qui réside au Caire. Dans notre marche vers cette ville nous n’avions vu que des champs immenses entr’ouverts par des crevasses, et qui, sans enclos comme sans sillons, paraissaient n’avoir été labourés que d’une main indifférente ; la seule crue du Nil les arrosait une fois l’an. Ici, au contraire, chaque morceau de terre montrait les soins du laboureur. Les puits étaient entretenus ; des rigoles élevées avec précision conduisaient l’eau dans les campagnes, et une immensité de carrés factices, cernés d’un rebord, la conservaient sur les champs arrosés. Qu’on ajoute la plus vive sollicitude peinte dans le regard des habitans à notre approche, bien éloignée de cette apathie stupide qui suit l’extrême indigence, et que nous avions remarquée dans les autres lieux de notre passage, et on aura une idée de l’état physique et moral de cette partie de l’Égypte.
Nous attribuâmes cette amélioration dans le sort du cultivateur à l’éloignement et à l’abri, pour ainsi dire, où jusqu’alors ils avaient été des mameloucks, leurs oppresseurs, qui rançonnaient avec bien plus de sécurité les endroits situés sur les bords du Nil et des canaux navigables. Ici, pour parcourir une vingtaine de lieues par terre, on était arrêté par bien plus de difficultés, et il fallait des satellites plus nombreux. Comment maîtriser à la fois tant de villages et ces camps arabes garnis d’hommes armés ? Pour s’y établir avec une suite considérable, il eût fallu quitter le Caire. Les beys propriétaires de la Charqhié, dont le besoin était le luxe et les jouissances, préféraient un revenu moins abondant, mais plus sûr à un revenu plus considérable, accompagné de vexations et de dangers.
Quant à l’étendue et à la population de cette province que nous parcourûmes si rapidement, nous avons calculé que depuis la Coubbé, village à une demi-lieue du Caire jusqu’à Saléhiéh, la distance était d’environ vingt-quatre lieues, et que la population des hameaux, bourgs et villages que nous avons reconnus et traversés, s’élevait à un peu plus de vingt mille habitans. Quant aux endroits intermédiaires nous les avons traversés si rapidement, qu’il ne nous a pas été possible d’y faire la moindre remarque.