Mémoires secrets et inédits pour servir à l’histoire contemporaine/Tome 1/2

MÉMOIRES

SUR

L’EXPÉDITION D’ÉGYPTE,

Par Jean-Gabriel DE NIELLO SARGY,

OFFICIER DE CORRESPONDANCE, ATTACHÉ À L’ÉTAT-MAJOR GÉNÉRAL.

INTRODUCTION.
Séparateur


L’ÉGYPTE a toujours été considérée comme le berceau des sciences et des arts, comme la terre classique où s’élèvent encore les plus fameux monumens de l’antiquité. Sous les Pharaons et les Ptolémées elle forma un royaume indépendant. Devenue province romaine, elle échut en partage aux empereurs d’Orient, sur qui Amerou, lieutenant du deuxième calife Omar, en fit la conquête. De la domination des Arabes elle passa sous celle des Turcomans, et Saladin, leur chef, y fonda une nouvelle dynastie. Ce fut l’un des successeurs de ce prince qui établit en Égypte la milice des mameloucks, esclaves tirés de la Circassie ; ils formaient dès lors une cavalerie d’élite, et une caste privilégiée, qui finit par s’emparer du gouvernement. Dans le XVIe siècle, les Turcs ayant fait la conquête de l’Égypte, sous le règne du sultan Sélim, ce prince proclama la destruction de la souveraineté des mameloucks, institua un divan, et nomma un vice-roi, sous le nom de Pacha. Mais jugeant qu’il serait impolitique de confier le gouvernement à un seul pacha, qui eût pu relever la nation arabe, et se rendre indépendant, il s’abstint d’anéantir la milice des mameloucks, à laquelle il laissa une portion considérable du pouvoir, mais toutefois en les assujétissant à un tribut et à l’autorité du pacha. Ainsi Sélim crut s’assurer la soumission de cette magnifique province, en confiant son administration à vingt-trois beys, ayant chacun une maison militaire de quatre cents à huit cents mameloucks, originaires de Circassie, et jamais, dans aucun cas, nés en Arabie ou en Égypte. Mais dans le XVIIIe siècle la puissance du grand-seigneur s’affaiblit, et les mameloucks réduisirent tellement l’autorité du pacha, qu’il n’en conservait que l’ombre. Ce fut en 1785 que les deux beys Ibrahim et Mourad, qui, depuis 1776, disposaient de la redoutable milice des mameloucks, convinrent de partager entre eux l’autorité ; le premier eut l’administration civile, et l’autre le commandement militaire.

L’Égypte, où il ne pleut jamais, n’est qu’une magnifique vallée arrosée par le Nil l’espace de deux cents lieues, et environnée de déserts de sables.

Le Nil, dont le cours est de huit cents lieues, entre en Égypte à la hauteur de l’île d’Éléphantine, et, par l’effet de ses inondations régulières, fertilise les terres arides qu’il traverse. De l’île d’Éléphantine au Caire, la vallée qu’il arrose a cent cinquante lieues, sur une largeur moyenne de cinq lieues. Passé le Caire, le fleuve se divise en deux branches, et forme une espèce de triangle qu’il couvre de ses débordemens. Ce triangle, appelé le Delta, présente soixante lieues de base sur la côte de la Méditerranée, depuis Péluse jusqu’à la tour des Arabes, près d’Alexandrie. L’un des bras du Nil se jette dans la mer auprès de Damiette, l’autre près de Rosette.

L’Égypte se divise naturellement en haute, moyenne et basse ; la haute, appelée Saïde, forme deux provinces ; la moyenne, appelée Ouestaniéh, en forme quatre ; et la basse, appelée Bahiréh, en forme neuf.

On comprend en outre dans la division de l’Égypte, la grande Oasis, située parallèlement au Nil, sur la rive gauche, et qui a cent cinquante lieues de long ; en outre la vallée du Fleuve sans eau, près de laquelle sont les lacs de Natron, à quinze lieues de la branche de Rosette ; et enfin l’Oasis de Jupiter-Ammon, qui est à quatre-vingts lieues sur la rive droite du Nil. Ainsi la superficie carrée de l’Égypte est de deux cents lieues de long, sur cent vingt de large.

Du temps d’Auguste, l’Égypte contenait douze à quinze millions d’habitans ; ses richesses étaient immenses ; elle était le canal du commerce de l’Inde. Sous Vespasien, elle était déchue ; sa population ne s’élevait plus qu’à huit ou dix millions d’âmes.

Selon les historiens arabes, lors de la conquête de l’Égypte par Amerou, cette contrée avait vingt millions d’habitans, et vingt mille villages ; c’était l’état de prospérité qu’offrait le Nil dans la haute antiquité. Les Arabes y comprenaient, il est vrai, outre la vallée du Nil, les Oasis et les déserts qui dépendent de l’Égypte. Mais l’assertion de leurs historiens n’en paraît pas moins exagérée ; elle ne pourrait s’expliquer que par les résultats d’une excellente administration. Il est certain aussi que la vallée du Nil, fécondée par les eaux, le limon et la chaleur du climat, est plus fertile que les meilleures terres d’Europe. Mais l’inondation ne suffit pas, il faut encore un bon système d’irrigation ; et en Égypte, où les irrigations ne peuvent être que factices, une bonne administration est tout pour la direction des eaux, pour l’entretien et la construction des canaux publics. Sous une bonne administration, le Nil gagne sur le désert ; sous une mauvaise, le désert gagne sur le Nil.

L’Égypte, jadis le grenier de Rome, l’est aujourd’hui de Constantinople. Elle produit en abondance du blé, du riz, des légumes ; elle produit aussi du lin, du chanvre, du sucre, de l’indigo, du séné, de la casse, du natron ; mais elle n’a ni charbon, ni bois, ni huile. Elle nourrit de nombreux troupeaux, outre ceux du désert, et une multitude de volailles ; on y fait éclore les poulets dans des fours.

Alexandrie, fondée par Alexandre, est le seul port militaire de l’Égypte ; Rosette, Boulacq et Damiette ne peuvent recevoir que de petits bâtimens. Sous le point de vue du commerce, l’Égypte n’en sert pas moins d’intermédiaire à l’Afrique et à l’Asie, au moyen de nombreuses caravanes qui, allant à la Mecque, viennent des contrées les plus éloignées, telles que Fez, Maroc, Tunis, Alger, Tripoli ; d’autres partent de l’Abyssinie, et de l’intérieur de l’Afrique ; il en arrive enfin de toutes les parties de l’Arabie et de la Syrie, qui lui apportent tous les produits de l’Inde. Les caravanes viennent camper près du Caire. C’est ainsi que de tout temps l’Égypte a servi d’entrepôt pour le commerce de l’Inde. Indépendamment de ce commerce, elle en a un qui lui est propre.

L’Égypte, qui décroît sans cesse depuis deux cents ans, avait à peine, lors de l’expédition française, deux millions huit cent mille habitans. Ce sont les Arabes qui composent le fond et la masse de la population. Ils ont pour chefs les grands cheiks, descendans de ceux qui du temps de Mahomet conquirent l’Égypte. Les grands cheiks sont à la fois les chefs de la noblesse, les docteurs de la loi et de la religion. La plus haute considération les environne ; ils sont les principaux du pays. Les cheiks sont aussi possesseurs de villages ; ils ont un grand nombre d’esclaves, et ne vont jamais que sur des mules. Les mosquées sont sous leur inspection.

Les Arabes du désert, ou Bédouins, sont de la même race que les cheiks, de même que les fellahs, ou laboureurs. On comptait, à l’époque de l’expédition française, soixante tribus d’Arabes errans, vivant dans les déserts sous des tentes, formant une population de cent vingt mille âmes, et pouvant fournir vingt mille cavaliers nomades. Les Arabes errans regardent les déserts comme leurs propriétés ; ils sont riches en bestiaux, chevaux, chameaux et brebis. Ce sont autant de voleurs indépendans de la justice.

À cette époque, la race circassienne, ou des mameloucks, s’élevait à soixante mille individus, dont un sixième environ était armé et formait la milice dominante. Les beys étaient possesseurs de terres dans les provinces, et avaient une habitation au Caire. Ils avaient pour lieutenans des katchefs qui commandaient sous eux la milice, et qui étaient seigneurs de villages.

Quant aux Ottomans établis en Égypte depuis la conquête par Sélim, le nombre ne s’en élevait pas au-delà de deux cent mille, formant le corps des spahis et des janissaires ; mais tous avilis et humiliés par les mameloucks.

Telles étaient les trois races qui occupaient l’Égypte, et qui l’occupent encore ; elles n’ont de commun que la religion ; d’autres principes, d’autres mœurs, et une autre langue les distinguent.

On y comptait aussi quinze mille cophtes descendans des familles qui, après la conquête des califes, restèrent chrétiennes. Il y avait peu de Juifs, de Grecs et de Francs : c’étaient, en général, des familles établies dans le pays par le commerce.

Ainsi tous ces habitans de l’Égypte ne formaient plus un corps de nation ; c’était un mélange d’Arabes, de cophtes, de Turcs, tous également avilis par l’ignorance, la lâcheté, la superstition, et dominés par une poignée de Circassiens, ou mameloucks, qui eux-mêmes obéissaient à deux de leurs principaux beys, Ibrahim et Mourad. Ces deux beys se trouvaient ainsi les maîtres de l’Égypte quand l’expédition française parut sous les ordres de Bonaparte. La Porte ottomane entretenait encore un pacha au Caire pour y recueillir les contributions ; mais il était l’objet du mépris des mameloucks, et n’avait plus que l’ombre de l’autorité souveraine.