Mémoires secrets de Bachaumont/1765/Juillet

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 410-419).
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Juillet 1765

Ier Juillet. — Il se répand une Requête des Bénédictins au Roi, imprimée, et qui a été présentée à Sa Majesté par M. le duc d’Orléans. C’est une feuille de quatre pages, signée par un grand nombre de religieux de Saint-Germain-des-Prés et autres. Elle paraît être l’ouvrage des plus savans de l’ordre. Ils se plaignent sommairement d’être astreints à des pratiques minutieuses, à des formules puériles, à une règle gênante et qui n’est d’aucune utilité à l’État. Ils demandent à n’être plus tondus, à faire gras, à porter l’habit court, à ne plus aller à matines à minuit, etc., en un mot, à être comme séculiers. Ils prétendent la réunion des petites maisons en grandes, et se regardent dès lors comme plus en état d’être utiles au public. Ils offrent d’instruire et entretenir gratis soixante gentilshommes. Cette Requête fait grand bruit.

2. — On voit dans le commencement du Mercure de juillet une correspondance entre M. Vernes, ministre du saint Évangile, et le fameux J.-J. Rousseau. Celui-ci avait paru regarder le premier comme auteur du libelle intitulé Sentimens des Citoyens[1]. Ce ministre a envoyé à M. Rousseau une rétractation authentique à laquelle ce dernier a répondu laconiquement, et comme n’étant pas persuadé. Réplique de M. Vernes, etc. Il résulte de ce commerce que celui-ci a fait tout ce qu’il a pu pour se réconcilier avec l’autre, qui s’est toujours refusé aux différens termes d’un accommodement. On ne peut connaître le fond de ce procès, et quelles raisons rendent M. Rousseau si récalcitrant.

3. — Un théologien a dénoncé la Gazette Littéraire à M. l’archevêque de Paris comme un ouvrage tendant à établir la tolérance, à favoriser les progrès de l’incrédulité. M. l’abbé Morellet, prenant en main la cause des auteurs de cet ouvrage périodique, a fait des ' Observations sur cette dénonciation[2], où il prétend les venger. Nous doutons que beaucoup de gens lisent et le théologien et le réfutateur. Son écrit est sec, froid et triste. Il fallait y répandre le sarcasme à pleines mains, et c’était le cas du ridiculum acri[3].

5. — La république des lettres vient de perdre M. Panard, âgé de soixante-onze ans. Il est mort à Paris le 13 juin dernier[4]. On peut le regarder comme le père du vaudeville français. M. Marmontel l’a surnommé le La Fontaine du Vaudeville. M. Favart l’a très-bien caractérisé dans ce vers heureux :


Il chansonna le vice et chanta la vertu.


Le philosophe poète vivait de trois cents livres de pension, que lui faisaient madame Carré de l’Orme, madame de *** et M. de… Il avait surtout enrichi de ses productions le Théâtre Italien et encore plus l’Opéra-Comique.

6. — On vient de donner un Extrait du Dictionnaire historique et critique de Bayle en deux volumes in-8o. Cet ouvrage, qui présente en raccourci tout le poison répandu dans les in-folio de ce savant, est prohibé avec la plus grande sévérité. On l’attribue au roi de Prusse, c’est-à-dire le projet, qui du reste ne présente qu’une exécution très-servile. La préface est la seule chose qui paraisse y appartenir à l’auteur ; on aurait pu même apporter encore plus de choses dans ce recueil, et concentrer davantage l’esprit pestiféré qu’il renferme.

7. — Le sieur Monnet vient de mettre au jour son Anthologie Française[5]. Il a prétendu donner un choix des chansons faites en France depuis le treizième siècle jusqu’à présent. Rien de plus mal fait. Il prouve combien il faut de goût pour faire un pareil ouvrage, qui ne peut sortir des mains d’un homme dont l’intérêt guide la plume. On y voit à la tête un Mémoire historique sur la chanson en général, et en particulier sur la chanson française. C’est sans contredit ce qu’il y a de mieux dans l’ouvrage. Il est de M. Meusnier de Querlon. Le portrait de l’éditeur précède tout cela, avec ces trois mots, dans lesquels se dilate son ingénieuse vanité : Mulcet, movet, monet. Il avait trouvé cette devise si belle, qu’il l’avait mise à son théâtre de l’Opéra-Comique, dont il était directeur. Du reste, cet ouvrage est très-agréable pour la partie typographique.

9. — M. de La Dixmerie vient de faire imprimer des Lettres sur l’état présent de nos Spectacles[6]. On y trouve une critique judicieuse, des vues neuves ; ce qu’il dit surtout par rapport aux pièces, qu’on a tant de peine à faire recevoir et qui tombent si facilement, serait adopté de tous les auteurs avec grande joie.

11. — Le Sottisier, supplément aux trois volumes de chansons du sieur Monnet, paraît : il ne vaut pas mieux que les autres. Il devait contenir les chansons les plus gaillardes, mais il n’y a que des ordures, sans sel, sans grâces, sans esprit. Toute la littérature est révoltée contre l’audace de cet intrus.

13. — La Requête des Bénédictins[7] n’a point eu le succès qu’ils s’en promettaient. On n’a vu dans cet ouvrage qu’un désir effréné de secouer le joug, et sans un examen bien réfléchi. M. de Saint-Florentin en a témoigné le mécontentement du roi aux supérieurs dans une lettre, qui se voit imprimée à la suite de celle de ces mêmes supérieurs, qui en font part à toutes les communautés. Dom Pernetti, dom Le Maire, qui avaient la plus grande part à cet ouvrage, très-bien fait, sont exilés.

14. — M. Barletti de Saint-Paul, mécontent du jugement des commissaires nommés pour l’examen de son système d’éducation[8], présenté à la cour, à l’usage des Enfans de France, vient d’exhaler sa fureur dans un libelle lancé de Bruxelles, où il a établi sa résidence. Cet ouvrage est intitulé le Secret révélé ou Dialogues. Il introduit pour interlocuteurs les censeurs de son ouvrage, MM. de Moncarville, de Guines, Bonami, et de Passe, qui se chargent réciproquement d’injures grossières. Le magistrat qui préside à la librairie n’est pas épargné dans ce pamphlet, sans sel, sans esprit, sans raison.

15. — Les Comédiens Italiens ont donné aujourd’hui la première représentation de la Réconciliation villageoise, comédie en un acte et en prose, mêlée d’ariettes. Ce drame très-commun, quant à l’intrigue et aux paroles, n’est pas plus saillant du côté de la musique qui n’a rien de neuf. Il n’est point tombé cependant, et pourra se traîner pendant quelques représentations. On attribue ce poëme à M. Séguier, avocat-général. En ce cas, il est surprenant qu’il n’y ait pas plus d’esprit. M. Poinsinet est le prête-nom.

18. — M. Collet, auteur d’une comédie intitulée l’Ile Déserte, vient de chanter une divinité à laquelle les poètes sacrifient peu : il a répandu une Épître à l’Hymen. Il y a beaucoup de poésie et d’images dans cet ouvrage, qui fait encore plus d’honneur à ses mœurs qu’à son esprit.

19. — Le sieur Aufresne, qui a débuté avec succès à la Comédie Française le 30 mai dernier, continue à attirer beaucoup de monde. Il réussit dans tous les rôles qu’il entreprend. Il faut que son talent soit bien supérieur pour faire une aussi grande sensation, malgré trois défauts que lui reconnaissent ses plus chers partisans. Il a la figure peu noble, la voix rauque et de grands bras, qui ne se concilient jamais avec les beaux gestes. Son principal mérite est le rare talent de posséder ses rôles, de les graduer, de les nuancer avec une intelligence supérieure, de passer du sang-froid à la passion, et de revenir de celle-ci au flegme qu’il doit avoir ; en un mot, un naturel unique : ce qui forme une disparate étonnante avec les autres acteurs, et ferait presque regretter qu’il ne hurle pas comme eux, puisqu’ils ne peuvent acquérir son débit vrai et varié.

20. — Il paraît une Lettre de Rome, imprimée, en date du 13 juin. Elle contient un détail fort curieux d’une conversation ou plutôt d’une querelle de l’abbé de Caveirac de Saint-Césaire, avec Guy Acomelly, secrétaire, des brefs. Cette scène s’est passée au palais Piombino, où le dernier avait paru témoigner quelque jalousie d’une pension de cent pistoles, accordée par le pape à l’ecclésiastique français. Celui-ci, homme ardent et vindicatif, a entrepris l’autre avec une chaleur singulière, lui a reproché devant tout le monde d’avoir reçu neuf mille six cents livres pour insérer dans les brefs aux évêques d’Alais et d’Angers toutes les phrases que les prélats français ont voulu y faire mettre. Les injures ont été si fortes et si grossières, que rien n’a pu opérer entre eux une réconciliation. On ajoute que l’abbé de Caveirac avait disparu de Rome, et qu’on ne savait ce qu’il était devenu.

21. — Les sieurs Lucotte, architecte, et Poiraton, peintre, feront, le 15 août 1765, sous la protection de M. le marquis de Marigny, l’ouverture d’une nouvelle école, sous le titre École des Arts[9]. Il y aura dans cette école des professeurs d’architecture, de dessin, de mathématiques. Comme ces messieurs ont eu pour objet l’utilité publique, ils ouvriront leur école gratis en faveur de ceux qui, ayant des dispositions naturelles, ne sont point en état de se procurer des maîtres.

22. — L’affaire des Bénédictins ne paraît point encore finie entre eux. Il se répand une Réclamation des religieux Bénédictins du monastère des Blancs-Manteaux contre la Requête des religieux de Saint-Germain-des-Prés[10]. Elle est précédée d’une Requête au Roi du 30 juin. Ces religieux s’élèvent avec force contre l’entreprise de leurs confrères. Ils revendiquent leur froc, leur tunique, toutes les cérémonies puériles dont on voulait les défaire ; ils prétendent que leur gloire y est attachée. Le tout est écrit dans un style et avec un esprit qui ne sont rien moins que chrétiens et charitables. Cet ouvrage fort long est bien inférieur à la feuille légère des premiers.

23. — M. de Voltaire, après avoir introduit en gros son poison dans le Dictionnaire Philosophique et la Philosophie de l’Histoire, le débite à présent en détail. Il commence par une petite brochure de 20 pages in-8o, intitulée : Questions sur les Miracles, à M. le professeur C……, par un proposant[11]. Même ardeur pour renverser la religion et la morale ; il y prend le ton d’un sceptique modeste, et couvre ses argumens, qu’il emprunte de côté et d’autre, de toutes les grâces de son style. Il a pris la vraie tournure pour tromper la crédulité et glisser son venin partout où il voudra, malgré les prohibitions de la police.

25. — Nous avons parlé[12] du trait de générosité de l’impératrice de Russie envers M. Diderot ; M. Dorat vient de le célébrer dans une Épître[13] en vers qu’il a adressée à cette princesse. Le panégyriste paraît digne de l’héroïne, et le poète vante sa bienfaisance en homme qui sent vivement cette vertu. L’éloge de M. Diderot y est amené naturellement. L’auteur célèbre le bonheur

qu’il aura de posséder encore sa bibliothèque :

Homère, Virgile, Pindare,
Vous ne lui serez point ravis ;
Une faveur sublime et rare
Lui rend ses dieux et ses amis ;
Ses vrais amis, les seuls fidèles,
Les seuls que l’on trouve, hélas !
Au sein des disgrâces cruelles,
Les seuls qui ne soient point ingrats.

27. — Messieurs de l’Académie Française ayant réduit à deux pièces les quinze qu’ils avaient jugées dignes de leur attention, se trouvant embarrassés sur la préférence à donner et voyant une égalité parfaite, ont résolu d’en référer à M. le contrôleur-général. Ce cas unique lui a été exposé. Le ministre a offert à ces messieurs de suppléer au prix par une somme de deux cents écus, qu’il donnerait de sa poche. Les députés lui ont demandé la permission d’en rendre compte à leur compagnie. Il paraît qu’on eût désiré que M. de L’Averdy en parlât au roi, et obtînt cette faveur de Sa Majesté.

29. — On lit dans l’Avant-Coureur d’aujourd’hui l’avis suivant : « Des gens mal informés ont répandu dans le public que le traité de l’Amitié et celui des Passions, qui ont paru, l’un en 1763, l’autre en 1764, étaient de madame de Boufflers[14]. On avertit que cette dame n’en est point l’auteur, et qu’elle n’a jamais fait de livre. »

Vers pour mettre au bas du portrait de mademoiselle
Clairon,
Représentée en Médée :

Sans modèle au théâtre, et sans rivale à craindre,
Clairon sut tour à tour attendrir, effrayer ;

Sublime dans un art qu’elle sembla créer,
On pourra l’imiter, mais qui pourra l’atteindre[15] ?

30. — À l’occasion de la pièce de Britannicus, que les Comédiens Français ont jouée depuis peu, un homme d’esprit a fait une observation judicieuse. Il prétend que Narcisse, confident du jeune prince, avait été l’auteur de la mort de Messaline, femme de Claude et mère de Britannicus[16] ; que ce fait ne pouvait être ignoré de ce dernier, et que c’est par une distraction ordinaire aux plus grands hommes que Racine fait jouer à ce scélérat un rôle qu’il ne pouvait remplir, d’après un fait aussi historique ; qu’on répugne à lui entendre dire par le prince : « Je fais vœu de ne croire que toi. » Cette remarque est d’autant plus singulière, que depuis plus de quatre-vingts ans que Britannicus est au théâtre, personne ne l’a faite.

31. — L’esprit des Magistrats philosophes, ou Lettres ultramontaines d’un docteur de la Sapience à la Faculté de Droit de l’Université de Paris.

On lit dans l’Avis de l’éditeur, ou soi-disant tel, l’objet de cette Brochure en faveur de la feue Société. C’est un vrai libelle contre M. Joly de Fleury. L’auteur s’y propose de n’y pas traiter avec plus de ménagement M. de Montclar, relativement à ses réquisitoires, dans les lettres suivantes. La préface qui précède cette première lettre sur l’arrêt du parlement de Paris du 11 février 1765, est remplie de sarcasmes contre la magistrature en général, qu’elle taxe de s’arroger tous les droits du sacerdoce. Cet écrit ne peut manquer d’être flétri.

  1. V. 16 janvier 1765. — R.
  2. Observations sur une dénonciation de la Gazette littéraire, faite à M. l’archevêque de Paris. 1765, in-8o de 63 pages. — R.
  3. · · · · · · · · · · · · · · · Ridiculum acri
    Fortius ac melius magnas plerumque secat res.

    Horat. de Arte Poet. — R.
  4. Il était né à Nogent-le-Roi, près de Chartres, vers 1694. — R.
  5. Paris, 1765, 3 vol. in-8o. — R.
  6. 1765, in-12. — R.
  7. V. ier juillet 1765. — R.
  8. Institution nécessaire ou Cours complet d’éducation relative, tel devait être le titre de l’ouvrage immense entrepris par Barletti de Saint-Paul et qui l’occupa toute sa vie. Dix-huit volumes étaient achevés, et l’on allait commencer l’impression, lorsque, sur la réclamation de l’Université, qui craignait de se voir enlever le droit de former des instituteurs, l’ouvrage fut soumis à l’examen de quatre commissaires dont le rapport ne lui fut aucunement favorable. — R.
  9. Cette école, qui fut effectivement ouverte le 15 août 1765, ne parait pas avoir obtenu une consistance durable. — R.
  10. Requête présentée au roi par le supérieur général, le régime et la plus nombreuse partie de la Congrégation de Saint-Maur, contre l’entreprise de vingt-huit religieux de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, à Paris. Amsterdam (Paris), 1765, in-4o. — R.
  11. Claparède, professeur de théologie à Genève, venait de publier ses Remarques d’un ministre de l’Évangile sur la troisième Lettres écrites de la Montagne, ou Considérations sur les miracles. Genève, 1765, in-8o. — R.
  12. V. 14 avril 1765. — R.
  13. Epître à Catherine II, Impératrice de toutes les Russies. Saint-Pétersbourg (Paris), 1765, in-8o de 26 pages. — R.
  14. L’un et l’autre sont de madame d’Arconville. — R.
  15. Ces vers insérés dans le Mercure de France, juillet 1765, — p. 76, y portent la signature Polier. Mel. Past. Arc. — R.
  16. Narcisse avait paru, dans la suite, s’attacher au parti de Britannicus. Voyez Tacite, Annal, lib. XII, cap. 65. — R.