Mémoires secrets de Bachaumont/1765/Décembre

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 463-470).
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Décembre 1765

Ier Décembre. — M. l’abbé Du Bignon a fait paraître, cettê année, un livre de politique, intitulé Histoire critique du gouvernement romain, ou, d’après les faits historiques, on développe sa nature et ses révolutions, depuis son origine jusqu’aux empereurs et aux papes[1]. Un M. Emmanuel Duni, de Rome, revendique cet ouvrage, et se plaint en outre que, pour se l’approprier en quelque sorte, son plagiaire l’a totalement défiguré, et que son système est devenu dans les mains du nouvel auteur un tissu de contradictions.

2. — Les Comédiens Français ont donné aujourd’hui la première représentation du Philosophe sans le savoir, que nous avons déjà annoncé. Ce drame est dans le goût du Père de famille et du Fils naturel.

3. — M. Crevier, le continuateur de Rollin, vient de mourir. M. de Voltaire l’avait caractérisé à merveille ; il l’appelait le lourd Crevier[2].

10. — L’Autorité Royale justifiée contre les fausses accusations de l’Assemblée du clergé de France, en 1765. Brochure in-12 de trente-une pages. L’auteur y prétend que le roi imposant silence sur la bulle Unigenitus, n’a point imposé silence sur l’enseignement. Le corps épiscopal est peu ménagé dans cet écrit.

11. — Madame Belot, femme auteur, qui a vécu longtemps de traductions anglaises et du produit de quelques romans assez mauvais, vivait depuis quelque temps avec le président de Meynières. Elle a si fort enjôlé ce président, qu’elle l’a conduit à l’épouser, il y a plusieurs mois. Le mariage s’est déclaré avant-hier. Elle a joué le sentiment au point de ne vouloir recevoir aucun avantage par son contrat de mariage. On dit joué, parce qu’on ne peut supposer une façon de penser si délicate dans une femme qui a été aux gages de M. de La Pouplinière, à ceux de Palissot, et qui a vécu scandaleusement avec différens personnages, et surtout avec le chevalier d’Arcq, homme très-décrié pour ses mœurs.

12. — Œuvres de théâtre de M. Guyot de Merville, trois volumes in-12. Cette collection renferme non-seulement les pièces que cet auteur a fait jouer au Théâtre-Français et au Théâtre Italien, mais aussi celles dont les arrêts irrévocables des Comédiens ont privé le public, et qui ne sont pas les moins bonnes : elles forment le troisième volume. Cette édition est précédée de quelques anecdotes sur la vie de l’auteur infortuné ; elles intéressent les cœurs sensibles et font l’éloge de son âme, plus encore que ses comédies n’ont fait celui de son esprit.

13. — M. L. C. D. B., dans une Lettre aux auteurs du Journal encyclopédique, contenant des Observations critiques sur les Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France, par M. le marquis d’Argenson, voudrait insinuer que cet ouvrage n’est pas de ce ministre. Il prétend y relever des erreurs, des contradictions, et les journalistes le réfutent. Nous ne voyons d’important dans sa lettre qu’une anecdote assez plaisante. M. d’Argenson était un des plus ardens partisans des abonnemens particuliers concernant les impôts : ayant fait part de son projet au roi, Sa Majesté lui dit de le communiquer au contrôleur général. Celui-ci l’ayant écouté tranquillement : « Cela est fort bien, lui répond-il ; mais que deviendront les receveurs des tailles ? » Alors tournant le dos à son collègue : « Apparemment, Monsieur, répliqua le comte, si l’on trouvait moyen d’empêcher qu’il n’y eût des scélérats, vous seriez inquiet de ce que deviendraient les bourreaux. »

15. — L’Opéra a donné avant-hier la première représentation de l’ancien Thésée. C’est la septième fois qu’on remet cet opéra depuis son origine. On n’a touché ni au poëme de Quinault, ni à la musique vocale de Lully ; mais on a substitué une ouverture nouvelle à l’ancienne et remplacé tous les airs de danse par des morceaux plus modernes. L’ouverture est de M. de Bury, surintendant de la musique du roi. La plupart des airs de danse sont de M. Berton.

L’effet de ce spectacle, en général, est des plus imposans. Peu d’opéras ont été remis avec autant de magnificence. Le jeu des machines est très-exact, quoique très-compliqué. Une des plus belles décorations qui se puisse voir, est Minerve descendue dans un nuage qui enveloppe toute la scène, et qui, en disparaissant, laisse voir un palais magnifique à la place de celui que Médée avait embrasé.

L’acte des Furies offre quelque chose de plus piquant encore que dans Castor. Les démons paraissent avoir réellement percé la terre pour obéir à Médée. Les flambeaux dont ils sont armés jettent par intervalles une flamme qui les enveloppe et qui forme le plus bel effet. C’est à M. Laval qu’on est redevable de ces découvertes ingénieuses.

16. — Hier on a donné à la Comédie Française la première représentation de la Bergère des Alpes, comédie en un acte et en vers. Le sujet est tiré d’un conte de M. Marmontel, qui porte le même titre. Ce drame, très-triste et très-élégiaque, est égayé par deux rôles assez plats et tout au plus bouffons. En général, il n’y a nul mérite dans cette pièce, qui n’a pourtant pas essuyé la chute qu’elle méritait ; on a même demandé l’auteur. Les Comédiens ont prétendu qu’ils ne le connaissaient pas. On sait que c’est M. le marquis d’Antiqué qui leur a présenté la pièce, et on l’attribue à M. Marmontel même[3].

18. — Le fameux J.-J. Rousseau de Genève est à Paris depuis quelques jours. Il a d’abord logé dans la rue de Richelieu, et s’est ensuite retiré au Temple, à l’hôtel Saint-Simon, sous la protection du prince de Conti. Il est habillé en Arménien, et doit passer à Londres avec M. Hume. Il parait que le parlement veut bien fermer les, yeux sur son séjour ici.

20. — M. Vernes, dont nous avons eu occasion de parler au sujet d’une contestation qu’il a eue avec J.-J. Rousseau, vient de publier un Examen de ce qui concerne le christianisme, la Réformation évangélique et les ministres de Genève, dans les deux premières lettres de M. J.-J. Rousseau, écrites de la Montagne[4]. Cet ouvrage, divisé en deux entretiens, entre Eraste et Eusèbe, établit, dans le premier, l’utilité de la religion chrétienne relativement à la politique : dans le deuxième, il prouve que par son Émile M. Rousseau avait autant blessé la Réformation que les dogmes des catholiques romains. Ce qu’il y a de mieux dans ce livre, sont des Réflexions sur l’Enthousiasme, dont plusieurs semblent neuves. Le style sera toujours inférieur à l’éloquence nerveuse et entraînante du philosophe genevois.

21. — On nous envoie de Berlin une tragédie bourgeoise en cinq actes, intitulée Charles Dronthein, ou les Dangers du vice. Cette pièce morale y a été jouée en 1764 avec le plus grand succès ; elle est d’un jeune homme, à peine âgé de vingt-trois ans. Elle décèle dans son auteur des talens rares et décidés, mais surtout une âme forte, généreuse et vraiment philosophe.

22. — Nous ne pouvons nous empêcher de rapporter la manière dont le roi a annoncé à madame la Dauphine la mort de son mari[5]. Il avait chargé le grand-aumônier de rester auprès du mourant jusqu’au dernier instant. Ce prélat s’étant rendu près du roi, Sa Majesté a pris sur-le-champ son parti, a fait venir M. le duc de Berry, et après lui avoir fait un discours relatif aux circonstances, il l’a conduit chez madame la Dauphine. En entrant il a dit à l’huissier de la chambre : « Annoncez le roi et M. le Dauphin. » Cette princesse a senti ce que cela voulait dire, et s’est jetée aux pieds du roi.

23. — La comédie de l’Orpheline léguée n’ayant pu se relever de la chute peu méritée qu’elle avait essuyée à la première représentation, l’auteur a fait imprimer cette pièce, écrite avec beaucoup d’esprit, d’élégance et pleine de traits fins et ingénieux, qu’on saisit mieux dans le silence du cabinet que dans le tumulte du spectacle. Elle est précédée d’une épître dédicatoire en vers de l’auteur à sa femme. Cette dédicace contient des choses peu neuves, mais que le sentiment fait passer, sauf les deux premiers vers, du ridicule le plus rare et le plus complet ; les voici :


Ma femme, qui n’es point ma femme,
Ou plutôt, ma femme qui l’es !

26. — Il paraît un nouveau livre intitulé le Compère Matthieu[6], attribué au marquis d’Argens. C’est un roman satirique en trois volumes ; cadre adroit, où l’auteur a enchâssé et réduit en action beaucoup de principes de la nouvelle philosophie. La religion n’est pas l’objet sur lequel il s’exerce le moins. En général, il y a de la gaieté, du mouvement, de la variété dans cet ouvrage un peu grivois. La décence et les mœurs n’y sont pas toujours bien respectées, ce qui ne lui donne que plus d’attraits pour les jeunes gens et les esprits libertins.

27. — On a fait la traduction d’un ouvrage italien intitulé Lettre d’un Canoniste sur la bulle Apostolicum. Cette bulle est celle du pape régnant, qui confirme tous les éloges et tous les privilèges accordés par ses prédécesseurs à l’ordre des Jésuites. L’ouvrage en question réfute cette bulle, et mal-mène la société, ainsi que ses fauteurs, et entre autres le corps épiscopal de France. Il a été écrit à Venise par un Théatin, le père Conti. Le général ayant mandé ce religieux, la république a jugé à propos de le prendre sous sa protection, et lui a fait défense de sortir de ses États.

28. — Il court une lettre très-singulière du roi de Prusse au célèbre J.-J. Rousseau[7]. Si elle est authentique, elle peut expliquer les motifs du changement de ce philosophe sur le lieu de sa retraite. Voici l’épître attribuée au Salomon du Nord.

« Vous avez renoncé à Genève, votre patrie ; vous vous êtes fait chasser de la Suisse, pays tant vanté dans vos écrits ; la France vous a décrété : venez donc chez moi. J’admire vos talens, je m’amuse de vos rêveries qui, soit dit en passant, vous occupent trop et trop long-temps. Il faut, à la fin, être sage et heureux. Vous avez fait assez parler de vous par des singularités peu convenables à un véritable grand homme. Démontrez à vos ennemis que vous pouvez quelquefois avoir le sens commun : cela les fâchera sans vous faire tort. Mes États vous offrent une retraite paisible : je vous veux du bien, et je vous en ferai, si vous le trouvez bon. Mais si vous vous obstinez à rejeter mes secours, attendez-vous que je ne le dirai à personne. Si vous persistez à vous creuser l’esprit pour trouver de nouveaux malheurs, choisissez-les tels que vous voudrez. Je suis roi, je puis vous en procurer au gré de vos souhaits ; et, ce qui sûrement ne vous arrivera pas vis-à-vis de vos ennemis, je cesserai de vous persécuter quand vous cesserez de mettre votre gloire à l’être. »

29. — M. l’abbé Morellet vient de nous donner une traduction du traité Des Délits et des peines. On a déjà dit[8] que la Société de Berne avait décerné un prix de vingt ducats à l’auteur anonyme de cet ouvrage où la cause de l’humanité est si fortement plaidée. La traduction de M. Morellet est élégante et énergique.

30. — M. l’abbé Ladvocat, professeur de la chaire d’hébreu fondée par feu M. le duc d’Orléans, et fameux par ses connaissances dans les langues orientales, est mort hier[9]. Il était bibliothécaire de Sorbonne, et avait donné, entre autres ouvrages, un Dictionnaire historique en deux volumes.



FIN DU TOME PREMIER.
  1. Paris, Guillyn, 1765, in-12. — R.
  2. Le lourd Crevier, pédant crasseux et vain,
    Prend hardiment la place de Rollin
    Comme un valet prend l’habit de son maître. — R.

  3. Elle est de Desfontaines. — R.
  4. Genève, A. Philibert, 1765. in-8o. L’auteur de l’article Vernes de la Biographie Universelle ne fait pas mention de cet Examen. — R.
  5. Louis, Dauphin, père du roi régnant, né à Versailles le 4 septembre 1729, mourut à Fontainebleau, le 20 décembre 1765. — R.
  6. Londres, 1766, 3 vol. in-8o. Ce roman, souvent réimprimé, est de l’abbé Du Laurens. — R.
  7. Cette lettre a été composée par Horace Walpole, connu par sa correspondance avec madame Du Deffand. Il était fils du célèbre ministre du roi d’Angleterre Georges II. V. 4 juin 1766. — R.
  8. V. 8 novembre 1765. — R.
  9. Il était né à Vaucouleurs, le 3 janvier 1709. — R.