Mémoires secrets de Bachaumont/1763/Juillet

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 179-196).
◄  Juin
Août  ►
Juillet 1763

Ier Juillet. — La Gazette littéraire de l’Europe, qui devait commencer le premier mercredi du mois, est suspendue. Le Journal des Savans s’oppose formellement à cette nouveauté. L’intérêt est le mobile du procès pendant au Conseil. Cet ouvrage périodique rend peu par[1] lui-même ; mais, comme père des journaux, il a le droit de percevoir une rétribution de tous les journaux subalternes qui veulent s’élever : ils ne peuvent paraître que sous ses auspices. La Gazette littéraire a pour objet d’anéantir cette foule de scriblers. En conséquence, plus de tributs au Journal des Savans : le peu qu’il fait à lui-même pourrait tout au plus le soutenir. M. le chancelier protège celui-ci ; le duc de Praslin est pour la Gazette : « sub judice lis est. »

2. — Entendons-nous, ou Radotage d’un vieux notaire sur la Richesse de l’État, Cette facétie est d’un homme[2] qui paraît prendre la balance entre l’auteur de la Richesse de l’État et ses adversaires. Il en conclut qu’il n’y a rien de plus sage ni de plus salutaire, dans la crise actuelle, que les édits. En ne convenant point de sa conclusion, en laissant à part ses raisonnemens très-frêles et peu forts de logique, on ne peut disconvenir que cet ouvrage ne soit écrit avec une légèreté, une finesse, une gaieté digne des plus grands maîtres en pareil genre. On n’en nomme pas encore l’auteur.

3. — M. de La Condamine ayant été filouté à Londres dans son auberge, a fait de cette misère un événement important, par un Appel à la nation anglaise, qu’il a jugé à propos d’insérer dans les gazettes ; il est même dans celle de France. Rien de plus fou que cette pièce : l’auteur y met la nation anglaise au-dessous des sauvages et des barbares chez lesquels il a voyagé. Il est à craindre qu’il ne lui en reste un ridicule ineffaçable[3].

4. — Les Fêtes de la Paix données aujourd’hui aux Italiens ; sont détestables : c’est un drame à scènes à tiroir. Le théâtre s’ouvre par deux haies de soldats repoussant la foule qui voudrait déborder dans la place ; survient le roi d’armes et ses hérauts : le premier publie la paix en chantant ; il finit par ordonner à la garde de laisser entrer tout le monde. « Il est naturel, dit-il, que les enfans s’approchent de leur père. » Il s’en va, les soldats se retirent et la place reste vide. Si l’on ne connaissait le zèle de l’auteur, on regarderait cette absurdité comme une épigramme très-déplacée et même punissable. Arrivent successivement un maître de pension avec ses élèves, qui crache du latin ; puis une grisette, que tient un abbé sous le bras ; de là une satire sur les abbés ; ensuite son mari saoul, qui veut donner sur les oreilles du petit collet, etc. C’est une galerie continuelle de personnages de tous états, disant des chansons fort plates et fort ennuyeuses. On ne peut, en un mot, rien voir de plus misérable ; nulle saillie, nulle gaieté. On ne fera point à Favart le tort d’imputer cette pièce-ci à l’abbé de Voisenon.

5. — Depuis la Richesse de l’État, on ferait une bibliothèque, très-légère il est vrai, mais fort nombreuse, des écrits sans fin auxquels ce rêve patriotique donne lieu chaque jour[4]. Le gouvernement, en laissant paraître indistinctement tout ce qu’écrivent sur cette matière les habiles et les ignorans, les bons citoyens et les mauvais, les plaisans et les raisonneurs, a pour but, sans doute, que tout se perde indistinctement dans ce déluge immense, et que ses ouvrages seuls puissent surnager.

6. — M. de Crébillon continue à donner des romans sous toutes sortes de formes. Il vient d’en produire un en manière de dialogues, intitulé les Hasards du coin du feu. Ce sont des aventures plus que communes, sous, un titre neuf, des pensées très-ordinaires et déguisées sous des propos rompus, entortillés, précieux. Du jargon, en un mot, et des impertinences, voilà le livre décomposé.

7. — Malgré la proscription générale, les Fêtes de la Paix ont reparu aujourd’hui. Favart a fait entendre qu’il n’avait donné que son brouillon : c’est à présent la pièce au net. Depuis quelque temps les auteurs ont abusé de l’indulgence du public, au point de paraître ainsi en robe de chambre à ses yeux pour essayer s’il voudra bien le souffrir sauf à faire leur toilette ensuite. Quoi qu’il en soit, au moyen de beaucoup de retranchemens et de quelques inversions, cette pièce est ressuscitée, et la Thalie du sieur Favart se tient aujourd’hui sur ses deux brodequins. Bien des gens présument qu’elle a été relevée par l’abbé de Voisenon. Quoiqu’il ait affecté de nier constamment qu’il ait eu aucune part à l’Anglais à Bordeaux, ses amis de cœur ont découvert qu’il avait pourtant été piqué de l’impudence de quelques journalistes à soutenir qu’elle était en entier de Favart. Il l’a malicieusement voulu laisser marcher seul cette fois-ci. L’horrible culbute qu’il a faite a vengé l’abbé assez dignement ; il a bien voulu lui prêter son appui pour rendre ce drame un peu supportable ; il est trop vicieux radicalement.

8. — Le sieur Favart a obtenu de la cour 1000 livres de pension pour avoir fait la pièce de l’Anglais à Bordeaux. C’est encore l’abbé de Voisenon qui a sollicité cette faveur pour son protégé. Son activité en cette occasion, bien opposée à son caractère d’indolence, confirme de plus en plus le bruit accrédité parmi les gens de lettres, qu’il est le vrai coloriste de cette pièce.

9. — Zélis au bain, poëme en quatre chants. Cette bagatelle, qu’on attribue à un jeune homme de vingt ans, n’est précieuse ni par le fond, ni par l’invention du sujet ; mais elle est délicatement écrite, d’un coloris frais, d’un pinceau tendre, facile et gracieux. Elle est de M. le marquis de Pezay.

10. — Les Anglais ont feit imprimer une Réponse à l’Appel de M. de La Condamine, où son incartade est traitée ainsi qu’elle le mérite. Tout le monde a regardé la démarche de ce Français comme une extravagance.

11. — M. le comte de Lauraguais, connu par différentes folies en plusieurs genres, et surtout par la manie d’être auteur, a pris l’inoculation sous sa protection. En conséquence, il a fait un Mémoire[5] ou il traite l’arrêt du parlement des qualifications les plus indécentes, sans parler de ses écarts sur la religion et de quantité de plaisanteries qu’il dirige contre les différens corps qui doivent connaître de cette matière. Le 2 de ce mois, il a essayé de lire ce Mémoire à l’assemblée de l’Académie des Sciences, dont il est membre. Ses confrères n’ont pu tolérer les indécences dont il est plein ; ils l’ont arrêté au bout de quelques phrases et lui ont témoigné leur répugnance à entendre la suite ; ils en ont fait même un refus absolu. M. de Lauraguais, mécontent de ne pouvoir donner à son ouvrage la publicité qu’il désire, en a envoyé des copies aux ministres et à différentes personnes de la cour, ce qui pourrait lui être funeste[6]. Ce même mémoire a été relu le 6 : ce n’est plus qu’une dissertation toute simple en faveur de l’inoculation ; et l’Académie n’a point hésité à la faire signer par son secrétaire : c’est dans cet état qu’il est imprimé.

13. — J.-J. Rousseau, qui devait suivre milord Marechal en Écosse, n’y passera point : il reste dans les environs de Neufchâtel, à Motiers, où il est depuis sa sortie de France.

— On voit dans le Mercure de juillet la traduction d’une partie du second chant de la Pharsale par M. de Marmontel : elle est précédée d’une lettre[7] qui fait, suivant l’usage, l’éloge du héros et du panégyriste, c’est-à-dire de l’auteur et du traducteur. Nous trouvons cette traduction en prose maniérée, embarrassée et lourde. Nous doutons qu’elle donne beaucoup de goût pour l’original.

14. — Le procès que le Journal des Savans a intenté aux auteurs du projet de la Gazette littéraire a excité une grande fermentation à la cour. M. le duc de Praslin, comme ministre des affaires étrangères, protège la dernière : l’ancien a pour lui M. le duc de Choiseul. Les deux ministres prennent la chose fort à cœur, et la cour se divise. M. l’abbé de Voisenon, qui sent combien cette mésintelligence peut faire de tort aux lettres, est parti pour Compiègne : le crédit qu’il a auprès de ces deux ducs lui fait espérer de pouvoir les rapprocher.

15. — Tout le monde sait que M. de la Pouplinière visait à la célébrité d’auteur. On connaissait de lui des comédies, des romans, des chansons, etc. : mais on a découvert, depuis quelques jours, un ouvrage de sa façon, qui, quoique imprimé, n’avait point paru. C’est un livre intitulé les Mœurs du siècle, en dialogues[8]. Il est dans le goût du Portier des Chartreux. Ce vieux paillard s’est délecté à faire cette œuvre licencieuse ; il n’y en a que trois exemplaires existans ; ils étaient sous les scellés. Un d’eux[9] est orné d’estampes en très-grand nombre ; elles sont relatives au sujet, faites exprès et gravées avec le plus grand soin. Il en est qui ont beaucoup de figures, toutes très-finies. Enfin, on estime cet ouvrage, tant pour sa rareté que pour le nombre et la perfection des tableaux, plus de vingt mille écus.

Lorsqu’on fit cette découverte, mademoiselle de Vandi, une des héritières, fit un cri effroyable, et dit qu’il fallait jeter au feu cette production diabolique. Le commissaire lui représenta qu’elle ne pouvait disposer seule de cet ouvrage, qu’il fallait le concours des autres héritiers ; qu’il estimait convenable de le remettre sous les scellés jusqu’à ce qu’on eût pris un parti : ce qui fut fait. Ce commissaire a rendu compte de cet événement à M. le lieutenant de police, qui l’a renvoyé à M. de Saint-Florentin. Le ministre a expédié un ordre du roi, qui lui enjoint de s’emparer de cet ouvrage pour Sa Majesté ; ce qui a été fait.

16. — M. le comte de Lauraguais a été arrêté hier, et conduit ce matin, par ordre du roi, à la citadelle de Metz.

Ce seigneur a lu le 6 de ce mois un Mémoire sur l’inoculation à l’assemblée de l’Académie des Sciences, dont il est membre pour la mécanique. Dans cet ouvrage, il improuve l’arrêt du parlement sur cette matière, et défend l’inoculation, qu’il soumet à ses calcul. Il ne s’est pas borné à cette lecture ; il a envoyé ce Mémoire à M. de Saint-Florentin, avec une lettre[10] pour l’engager à le mettre sous les yeux du roi. Tout cela n’eût été rien s’il n’eût affecté de répandre cet ouvrage avec deux lettres différentes, à M. le comte de Bissy[11] et à M. le le comte de Nouilles[12]. Cet éclat scandaleux a obligé le roi de punir M. le comte de Lauraguais de la licence avec laquelle il a parlé dans ses lettres particulières de la Faculté de théologie, du parlement, et de quelques personnes de la cour.

17. — On vante beaucoup une Lettre pastorale de M. l’archevêque de Lyon : elle est adressée au clergé seculier et régulier, et à tous les fidèles de son diocèse. Elle est datée de Paris le 30 juin dernier. Elle roule sur les discussions survenues entre les différens corps de la ville relativement aux Pères de l’Oratoire. Ces messieurs ont remplacé les Jésuites dans les fonctions de l’éducation publique.

Cette lettre, écrite avec noblesse et onction, est d’un style vraiment pastora], digne, en un mot, des premiers siècles de l’Église. M. l’archevêque y rend un compte modeste de sa conduite dans toute cette affaire ; il y témoigne combien il est pénétré de n’avoir pas eu le suffrage de ses ouailles, dont il désire l’estime, la confiance et l’amitié. Ce phénomène épiscopal contraste merveilleusement avec la morgue et le despotisme qui régnent dans la plupart des ouvrages de nosseigneurs du clergé moderne.

18. — Les lettres de M. de Lauraguais servent à l’instruction de son procès littéraire. On les rapportera à mesure qu’elles se présenteront, sans prétendre les citer comme des morceaux précieux par la goût, l’esprit, ou le style qui y régnent.

Lettre de M. le comte de Lauraguais à M. le comte de Saint-Florentin,
En lui envoyant son Mémoire sur l’Inoculation, pour être mis sous les yeux du roi.

J’ai cru devoir, M. le comte, vous engager à donner au roi un Mémoire que j’ai fait sur l’inoculation ; Vous avez protégé tant de voyages entrepris par les Académiciens du roi pour déterminer la figure de la terre, qu’il m’a paru, j’ose le dire, impossible que vous ne prissiez pas un intérêt bien vif à ce qui intéresse l’existence de ses habitans, la conservation du roi particulièrement, et celle de ses sujets.

Par quelle fatalité notre nation a-t-elle toujours combattu contre des vérités dont les autres jouissent déjà ? C’est une chose bien extraordinaire et bien douloureuse à contempler, que le moment où la perfection des beaux-arts élève un monument au roi, que celui où les magistrats sont assez éclairés pour rejeter les refus des sacremens, soit en même temps celui où les magistrats consultent les ignorans docteurs sur la probabilité physique de l’inoculation, changée par l’expérience dans le moyen de conserver les créatures de Dieu, après leur avoir imposé silence en théologie.

Le réquisitoire de M. de Fleury est digne de la barbarie du siècle de Louis-le-Jeune ; mais, comme Louis XIV créa l’Académie pour conserver au moins les lumières acquises, et que ses membres doivent lutter contre les œuvres nouvelles, j’ai cru devoir faire le Mémoire que je vous prie de présenter au roi, et n’ai pas cru que les tracasseries qu’il me fera, les cris qu’il excitera, les ridicules dont on voudra me couvrir, dussent m’arrêter. Je connais tous les Quinze-Vingts du monde ; mais, parce que : leur routine leur a fait connaître des sentiers, je ne crois pas que ce soit un bonheur d’avoir les yeux au bout d’un bâton, et j’aime mieux contempler le jour de la place où je reste immobile, que de marcher dans une nuit éternelle. Enfin, Monsieur, quoique je ne sois pas médecin, et que j’aie écrit sur l’inoculation ; quoique je ne demande point de pension et que je désirasse que mes confrères touchassent celles qu’ils ont méritées ; malgré que mon Mémoire soit fort ennuyeux, si vous protégez l’inoculation contre les préjugés et les fripons, vous serez, certainement, l’homme qui méritera davantage d’inspirer les sentimens avec lesquels j’ai l’honneur d’être très-parfaitement, etc.

19. — On a imprimé depuis quelques jours une Lettre de J.-J. Rousseau de Genève, qui contient sa renonciation à la société et ses derniers adieux aux hommes[13]. C’est une déclamation des plus fortes et des plus vives contre l’espèce humaine, qu’il taxe de tous les vices et qu’il abandonne à ses mœurs corrompues. Libre par la proscription qu’on a faite de sa personne, il se regarde comme sans maître et sans patrie. Il y déclare qu’il préfère les forêts aux villes infectées d’hommes cruels, barbares, méchans par principes, inhumains par éducation, injustes par des lois qu’a dictées la tyrannie. On serait presque tenté de croire que cette Lettre n’est point de Rousseau, tant elle est extraordinaire ; que c’est une plaisanterie de quelqu’un qui a voulu l’imiter : mais le style soutenu qui y règne, toujours mâle, toujours nerveux, ne laisse presque aucun doute que l’ouvrage ne soit de ce moderne Diogène.

20. — Lettre de M. le comte de Lauraguais à M. le comte de Bissy,
En lui envoyant copie de la lettre écrite à M. le comte de Saint-Florentin.

Voilà, M. le comte, la copie de la lettre que vous m’avez demandée, et que je crois moins indigne du sujet qu’elle traite depuis que vous l’avez applaudie. Vous me demandez aussi mon Mémoire : il faudra bien qu’il paraisse ; car j’avoue qu’il peut me justifier de beaucoup d’imputations qu’on répand sourdement. Je voudrais bien qu’il fît moins de bruit et plus d’effet. Je suis resté dans le silence, tant que les choses sont restées dans le cercle où la force de l’opinion les meut : mais M. Omer de Fleury m’a forcé de parler.

L’Académie a trouvé mauvais, c’est-à-dire, M. Duhamel du Monceau et M. Le Camus ont trouvé mauvais que j’appelasse le Fleury au réquisitoire, Omer de Fleury ; mais ils ont été assez contens des raisons qui m’ont forcé à l’appeler ainsi. J’ai cité l’histoire des quatre fils Aymon, l’usage où nous étions de ne point appeler notre secrétaire simplement M. de Fouchy, ou Grand Jean, mais Grand Jean de Fouchy, comme il signe lui-même ; qu’enfin MM. de Fleury étaient trois frères ; que, en leur supposant à tous trois autant d’esprit et de talens, il valait mieux les désigner par leurs noms distinctifs que de leur donner des sobriquets, ainsi que le monde avait consacré ceux de Choiseul-le-Merle et de Mailly-la-Bête. D’ailleurs je leur ai dit qu’ayant écrit comme une Sœur du Pot, s’ils me cherchaient querelle, il faudrait qu’ils me citassent devant les Frères de la Charité : ils ont paru satisfaits, et cela me donne l’espérance de ne pas choquer Messieurs. Cependant, malgré la conviction ou je suis que je démontrerai avec la dernière évidence que le réquisitoire est digne de toute censure, je viens d’avoir une idée qui me désole ; et si vous pensez comme moi, je suis au désespoir. N’imaginez-vous pas que M. Omer de Fleury, ainsi que le parlement, ont dit : « Il faut bien essayer à quoi la Faculté de théologie peut être bonne : nous la faisons déjà taire en théologie ; voyons si l’on peut l’écouter en physique ; et, si elle radote sur l’inoculation ainsi que sur les sacremens, nous lui défendrons d’ouvrir à jamais la bouche que pour la consécration, ce qui ne tire point à conséquence. » S’ils ont pensé cela, je me pendrais d’en avoir suspendu l’effet par mes raisonnemens. Bonjour, M. le comte.

21. — Lettre de M. le comte de Lauraguais à M. le comte de Noailles.
8 juillet 1763.

J’eus le bonheur, comme vous savez, Monsieur, de vous rencontrer hier : vous alliez monter dans votre carrosse. Je crus être caché dans la foule des pauvres qui l’entouraient : mais vos yeux me distinguèrent, parce que votre main aime à soulager leur misère. Vous me reconnûtes après trois ans ; vous vîtes la joie se répandre sur mon visage ; vous la fîtes passer dans mon cœur en m’embrassant. Vous joignîtes à vos bontés pour moi des reproches obligeans ; et si vous vous moquâtes de moi en me disant que vous saviez que je ne venais point chez vous parce que j’étais sûr que vous viendriez chez moi si je le voulais, je n’ai pu m’en fâcher ; je restai dans la confusion. Elle eût été bien plus grande, si j’avais deviné que je pusse être aujourd’hui dans le cas de recourir à vous.

Voilà mon histoire, et vous l’apprendrez à peu près par les trois copies de lettres que j’ai l’honneur de vous envoyer. Lisez d’abord celle à M. de Saint-Florentin, ensuite celle à M. de Bissy ; enfin la seconde que j’ai écrite encore à M. de Saint-Florentin[14]. Vous verrez les motifs et les raisons qui m’ont déterminé à la démarche que j’ai faite. Souffrez, puisque j’eus l’honneur de vous voir hier, et que le pécheur toucha l’habit du juste, qu’il vous parle morale. Nos fautes excitent votre charité chrétienne, et dans le monde pervers les fureurs humaines. À peine ma lettre au comte de Bissy a-t-elle été écrite, qu’on m’en parla. Enfin j’apprends hier qu’on crie au blasphème : je craignis d’avoir offensé quelqu’un, puisque je voyais qu’on parlait de venger Dieu. Je relus ma lettre ; j’y cherchais au moins quelques indiscrétions. Faites-moi donc découvrir mes fautes, M. le comte, car je n’y ai rien trouvé de blâmable. Vouloir que mon Mémoire fît du bien, au lieu d’éclat, vous paraît sûrement honnête. C’est ce sentiment qui vous faisait dérober à l’armée tous les momens que vous ne deviez pas à son exemple, pour donner au roi les plus secrets avis du plus fidèle de ses sujets. Mes raisons pour appeler le Fleury au réquisitoire, Omer de Fleury sont excellentes. Me punirait-on pour n’avoir pas dit la meilleure de toutes : c’est que c’est son nom ? Le monde est donc bien juste, puisqu’il est si sévère ? Dire à l’Académie qu’on écrit comme une garde-malade ne peut offenser que les médecins qui raisonneraient comme elle. J’ai dit que je démontrerais que le réquisitoire est digne de toute censure, et je l’ai déjà fait ; mais tandis qu’on me menaçait de M. Omer de Fleury, je me suis senti indigné contre lui. Il m’attaquerait, lui, quand je devrais demander sa tête au parlement, c’est-à-dire aux chambres assemblées, pour avoir engagé la Grand’Chambre à la proscription de nos races futures, pendant qu’il faut que toutes les chambres soient assemblées pour juger un simple gentilhomme ? J’ai dit : je ne le crains pas ; mais, je vous demande, que faut-il faire ?

Enfin, quant aux vues que je ne fais que prêter évidemment à M. Omer de Fleury et à la Grand’Chambre, c’est que j’avoue qu’il me parut toujours très-désirable que les ministres des autels s’y consacrassent paisiblement. Me punirait-on parce que je suppose qu’un bon prêtre pourrait dire la messe sans que cela tire à conséquence ? se réserve-t-on encore le droit de me persécuter en chasuble ?

Quoi qu’il en soit, je ne sais comment on a tourné tout cela ; mais on m’a dit que la reine criait contre moi. Je me jette à vos pieds, et bénis vos grandeurs, parce que j’admire l’usage que vous en faites. Parlez à madame la comtesse de Noailles ; daignez me parler, et je vous entendrai comme Elie ; car hier j’ai senti qu’ainsi que lui vos baisers feraient revivre un mort : vous êtes fait pour tous les miracles.

22. — Il se répand des Remontrances du Parlement de Rouen du 16 juillet 1763, au sujet des édits et de la déclaration enregistrée au lit de justice dernier. Elles sont de l’éloquence la plus mâle, la plus onctueuse et la plus vraie. Ce morceau, joint à celles de Paris, antérieures et postérieures à ce même lit de justice, paraissent avoir réuni tout ce que le zèle patriotique, dirigé par le respect et la soumission dus au souverain, peut enfanter de plus beau, de plus solide et de plus touchant.

23. — Les Italiens ont donné aujourd’hui la première représentation des deux Chasseurs et la Laitière, fables dialoguées et mêlées d’ariettes[15]. La musique est de Duni, les paroles d’Anseaume.

On regardait cette nouveauté comme si peu de chose, qu’on ne l’avait point affichée : elle a pris avec succès, à la faveur de la musique qui fait tout passer à ce malheureux théâtre. Comme il n’avait point de département fixe, il est devenu l’égout des autres : il n’est point d’absurdité qui ne puisse y être admise.

24. — On a découvert parmi les livres de la bibliothèque du collège de Louis-le-Grand un manuscrit[16] in-folio, noté et paraphé par M. d’Argenson, lieutenant de police, contenant le détail d’une conspiration formée par les Jésuites et l’archevêque de Paris, de Harlay, contre les jours de Louis XIV. Cette conspiration avait été découverte par l’abbé Blache, et voici ce qu’on en sait.

Cet abbé Blache était de Grenoble ; il entra d’abord dans les ordres, vint à Paris, fut aumônier des religieuses de la Ville-l’Évêque. Quand il eut découvert la conspiration en question, il consulta trois Jésuites pour savoir ce qu’il devait faire. On sait le nom de deux, le Père Dupuis et le Père Guilloré. Leur réponse fut qu’il fallait laisser agir la Providence, et qu’il n’était point obligé à révélation. Peu satisfait de cette décision, il consulta séparément le prieur de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés et celui des Blancs-Manteaux ; ils furent du sentiment contraire. En conséquence, il fit parvenir à M. Le Tellier, alors chancelier, un mémoire détaillé, contenant tout ce qu’il savait de la conspiration prétendue. Il pria le chancelier de ne pas lui faire de réponse directement, pour ne point l’exposer à la vengeance secrète des auteurs du complot ; mais pour sa tranquillité, et pour certitude que sa lettre et ses instructions avaient été remises, il pria le chancelier de faire mettre une lettre rouge initiale à la Gazette de France le 31 décembre 1683. Ce qui a été exécuté. Cette lettre majuscule G est grise dans toutes les autres Gazettes[17].

Cette année le cabinet des parfums fut détruit. Le détail portait que c’était là, et par le moyen des odeurs, qu’on devait faire périr Louis XIV.

On motive cette conspiration par ce qui s’était passé en 1680. Le clergé venait de publier les quatre fameux articles auxquels le roi avait donné toute l’authenticité en les faisant enregistrer dans toutes ses cours, et obligeant tous les professeurs de théologie de les enseigner. Cet acte de vigueur brouilla la cour de France avec le régime, et la paix ne fut faite que par la révocation de l’édit de Nantes, que madame de Maintenon, à la sollicitation des Jésuites, obtint de la faiblesse de Louis XIV.

Quoi qu’il en soit, en 1704 l’abbé Blache fut arrêté en vertu d’une lettre de cachet, et mis à la Bastille, où il est mort. Le jour de son emprisonnement, le lieutenant-général de police, commissaire en cette partie, dressa un procès-verbal, contenant inventaire des papiers de l’abbé Blache. Ces papiers furent rangés par cote, et paraphés par M. d’Argenson ; et c’est parmi ces papiers que s’est trouvé le manuscrit en question. Il a été déposé au greffe le 14 juillet, par MM. les commissaires du parlement, changés de ce qui concerne le collège de Louis-le-Grand et autres maisons des Jésuites à Paris.

25. — Additions à l’Essai sur l’histoire générale et les mœurs des nations, depuis Charlemagne jusqu’à nos jours, pour servir de supplément à l’édition de 1756. Telle est la suite de l’Histoire universelle de M. de Voltaire. C’est un croquis très-informe de tout ce qui s’est passé jusqu’à la paix dernière ; il veut tout embrasser, n’approfondit rien, et traite tous les événemens de la manière la plus vague, la moins circonstanciée et souvent la plus erronée.

26. — On a trouvé au collège de Louis-le-Grand une médaille, frappée du temps de la ligue (1590), représentant le cardinal de Bourbon, élu roi sous le nom de Charles X, par les factieux, à la tête desquels étaient les Jésuites. On a trouvé aussi le coin qui a servi à frapper les médailles de ce temps-là : cette dernière pièce est surtout très-curieuse.

28. — Pour compléter la collection des lettres de M. de Lauraguais il faudrait en avoir encore deux de ce seigneur à M. de Saint-Florentin[18]. On en a assez vu pour connaître son genre d’esprit et s’instruire à fond du procès, il suffit d’ajouter que dans la troisième à ce ministre, écrite après la réception de la lettre de cachet, il marque qu’il a reçu les ordres du roi avec toute la soumission d’un sujet ; que si cependant il lui est permis de faire ses très-humbles représentations, il observera qu’il eût désiré que les ordres de Sa Majesté lui eussent été signifiés dans une forme plus légale.

29. — Le parlement a rendu un arrêt, le 22 de ce mois, au sujet de la bibliothèque léguée par M. le président de Harlay au collège des Jésuites, à la charge de la rendre publique, ce qu’ils n’ont pas fait. Il ordonne que, vu la difficulté, l’impossibilité même de distraire des autres livres ceux-là qui n’ont aucune marque de distinction, on s’en rapportera au procès-verbal de la remise qui en fut faite aux Jésuites, suivant lequel cette bibliothèque est évaluée à vingt-cinq mille livres. En conséquence, on commencera par prélever cette somme sur la vente. Elle doit être employée à fonder deux bourses, dont M. le prince de Tingry, héritier de la maison de Harlay, aura la nomination.

31. — Le sieur Debure fils a commencé de nous donner un catalogue des livres rares en tout genre. Le premier volume roule sur la théologie. Ce projet est louable ; il peut être très-utile aux littérateurs, et surtout aux bibliographes. L’essai qui paraît[19], n’est pas à son point de perfection à beaucoup près. Il faudrait à de très-vastes connaissances de la librairie joindre une finesse de tact, un goût exquis, incompatibles avec la pesante érudition.

  1. Malagrida, tragédie en trois actes (par l’abbé de Longchamps) ; Lisbonne, 1763, in-12. — R.
  2. L’avocat Moreau. — R.
  3. V. 10 juillet 1763. — R.
  4. Grimm rend compte d’un assez grand nombre de ces écrits dans sa lettre du 15 jniliet 1763. — R.
  5. Mémoiré sur l’inoculation ; 1763, in-12. — R.
  6. V. 16 juillet 1763. — R.
  7. Elle n’a point été recueillie dans les Œuvres complètes de l’auteur. — R.
  8. Tableau des mœurs du temps, dans les differens âges de la vie, 1 vol. grand in-40. — R.
  9. Il faisait, en 1820, partie de la Bibliothèque du prince M. Galltzin. — R.
  10. V. 18 juillet 1763.
  11. V. 20 juillet.
  12. V. 21 juillet — R.
  13. P.-F. de La Croix, avocat de Toulouse, auteur de cette Lettre, a encore publié sous le nom de Rousseau un opuscule dont il sera question dans ses Mémoires à la date du 12 mai 1764. — R.
  14. La lettre à M. de Saint-Florentin est rapportée plus haut à la date du 18 juillet 1763 ; celle à M. de Bissy, le 20 juillet. La seconde lettre à M. de Saint-Florentin manque. Oh en vverra une troisième au 10 août 1763. — R.
  15. Deux fables de La Fontaine (La Laitière et le Pot au lait et l’Ours et les deux Compagnons) ont fourni le sujet de cette petite pièce, retiée au répertoire. — R.
  16. Ce manuscrit, qui fait aujourd’hui partie de la bibliothèque de M. Rolland de Chambaudoin, a été imprimé en 1763, sous ce titre : Lettre à un docteur en théologie par un de ses amis, au sujet de l’emprisonnement de M. l’abbé Blache in-12, de 93 pages. — R.
  17. Nous avons vérifié et reconnu l’exactitude de ce renseignement. — R.
  18. Nous avons déjà dit que l’une d’elles manque, et que l’autre se trouve rapportée à la date du 10 août 1763. — R.
  19. Bibliographie instructive, ou Traité de la connaissance des livres rares et singuliers, etc. ; 1763-68, 7 vol. in-8o. — R.