Mémoires secrets d’un tailleur pour dames/06

(Auteur présumé)
Gay et Doucé (p. 54-63).

Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, médaillon de début de chapitre
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, médaillon de début de chapitre


LE MÉDAILLON

Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, séparateur de texte
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, séparateur de texte



U N jour j’étais dans mon cabinet, occupé à créer, à éditer quelques toilettes pour des élégantes qui devaient les porter à un bal de la Cour, et ne voulaient qu’aucune se ressemblât, ce qui n’était pas une petite affaire, quand ma première vint à moi, et me dit : Vîte, vîte. Monsieur, Mme de Zayska veut vous parler et elle est très-pressée.

— Mademoiselle, vous voyez bien que je suis en train de composer, et fis-je d’un air digne, quand je compose on ne me dérange pas, vous le savez bien.

— Ah Monsieur, c’est que Madame de Zayska est si pâle que je crains qu’il ne lui soit arrivé un malheur.

— C’est bien, je vous suis, et je me dirigeai le plus noblement que je pus vers le petit salon où m’attendait Mme de Zayska. La pose dans le commerce produit toujours un résultat satisfaisant, cela donne l’air affairé d’un grand négociant surchargé d’occupations.

Mais lorsque je fus entré dans la pièce, mes grands airs tombèrent de suite en voyant la jeune femme affaissée sur un fauteuil et si pâle qu’on eut dit une morte.

— Mon cher Burt, me dit-elle, je viens vous décommander la toilette que vous deviez me faire pour samedi, je n’irai pas au bal.

— Mais pourquoi, Madame, je vous avais créé un costume des plus ravissants, une merveille, enfin, et vous eussiez été si jolie sous ces effets de dentelles.

— Je n’ai plus besoin d’être jolie, dit-elle en poussant un profond soupir.

— Mon Dieu, Madame, une femme a toujours besoin d’être belle, ne fut-ce que pour faire enrager les autres femmes.

— C’est que je suis bien malheureuse, mon pauvre Burt.

— Eh bien ! chère Madame, à tout malheur il y a remède.

— Pas à celui-là, certes.

— Ah ! ma chère cliente, si je pouvais vous être utile à quelque chose, disposez de moi.

— Vrai ! et la figure de la jeune femme s’éclaira comme si une idée souriante venait de luire.

— Venez demain matin me voir, Burt, et je vous conterai tout ; alors vous verrez si vous pouvez m’être utile.

— À demain alors, madame.

— À demain.

Le jour suivant je me rendis chez Madame de Zayska et voici ce qu’elle me raconta :

« Vous le savez, mon cher couturier, je fus mariée fort jeune à M. de Zayska, qui était beaucoup plus âgé que moi ; mes parents, comme cela se fait ordinairement, ne se préoccupèrent ni de la différence d’âge ni de la différence de goût. M. de Zayska était un homme honorable, il jouissait d’une belle fortune, là dans le monde est le bonheur, donc on me maria.

» Quoique M. de Zayska n’eut pas les mêmes goûts que moi, il fut le meilleur des époux et quoique je m’avouasse tout bas que j’eusse préféré un jeune mari qui m’apportât moins de fortune mais un amour plus jeune, je ne pus me plaindre de celui dont je portais le nom.

» Après quelques années remplies d’un calme plat, M. de Zayska mourut ; je me trouvai veuve à 25 ans, ayant une fortune bien nette, bien acquise, et alors je voulus vivre à mon goût. Peut-être, me disais-je, aimerais-je et serais-je aimée, là est le vrai bonheur. Le temps de mon deuil écoulé, je rentrai dans le monde, je courus les bals, les fêtes, je devins comme vous le savez, et grâce à vous, mon cher Burt, une femme à la mode. Cela amusait mon esprit, mais non mon cœur et j’étais relativement heureuse, lorsqu’un jour je rencontrai le comte Raphaël de Noirac.

» Je n’ai pas besoin de vous faire son portrait, car l’homme aimé est toujours, aux yeux de celle qui lui appartient, l’homme le plus beau de la création. Je ne vous parlerai seulement que de son exquise distinction qui en faisait un gentilhomme accompli. Attaché d’ambassade, quoique peu riche, il avait tout ce que pouvait désirer une femme exigeante.

» Nous nous aimâmes : Je me croyais aimée à la folie, et, entraînée par cette passion que je croyais sincère et aussi un peu par les sens qu’excitaient ce jeune amour, un jour, je ne sais encore comment cela se fit, je cédai. Je devins la maîtresse du comte.

» Le mariage entre nous, fut décidé, mais nous convînmes de tenir ce projet secret, Raphaël voulant être nommé à une ambassade avant de présenter sa femme.

» J’étais endormie dans cet amour, j’étais folle de joie et de bonheur, enfin, je vivais, lorsqu’il y a trois jours, ah ! soirée maudite, on annonce à neuf heures du soir, chez moi, le comte Raphaël.

» Je ne l’attendais qu’à onze heures, lorsque mes domestiques se seraient retirés, un pressentiment douloureux me serra le cœur ; je courus au devant de lui, je le vis calme et froid, sa figure avait une expression que je ne lui avais jamais vue.

— Qu’as-tu, lui dis-je à demi voix ?

— Passons chez vous, Madame, nous avons à causer ; et le voilà me conduisant dans mon boudoir avec un calme glacial.

— Ma chère, me dit-il, quand je me fus assise, je ne sais comment commencer ce que j’ai à vous dire, mais, comme vous êtes femme d’esprit, vous me comprendrez à demi mot, et ferez la moitié du chemin.

» Je ne répondis pas, un froid me passait dans tout le corps, je m’inclinai seulement… voici le fait.

— Vous savez que ce que j’ambitionne le plus au monde, c’est le poste de secrétaire d’ambassade ; depuis longtemps je le sollicite vainement, et être seulement attaché, c’est désolant ; dans ce moment, il y a une situation à donner à l’ambassade de Portugal, mais, me dit le ministre auquel j’en parlais, il ne faut pas y songer ; car l’ambassadeur, tient à ce que cette place soit réservée à celui qui deviendra son gendre, afin qu’il ne se sépare pas de sa fille qu’il tient à garder près de lui… J’avais songé à vous, mon cher, mais si j’en crois certains bruits, vous avez pris des engagements envers Mme de Zayska et…

— Mais, Monseigneur, c’est une erreur, j’assure à votre Excellence qu’il n’y a jamais eu de projets de mariage entre Mme de Zayska et moi ; d’ailleurs, elle est trop raisonnable pour vouloir entraver mon avenir, je suis donc libre, tout à fait libre.

— C’est bien, me dit le ministre, je vous crois ; comme nom, comme situation, vous conviendrez très bien ; j’en parlerai au père.

— Et voilà, ma chère enfant, comment il se fait que j’épouse dans huit jours la fille de l’ambassadeur.

» Que répondre ? Je tremblais comme une feuille et je ne trouvai que ces mots : Est-ce vrai ? Est-ce vrai ?

— Mais oui, c’est vrai, vous devez comprendre Marguerite, combien ce sacrifice m’est pénible ; mais mon avenir en dépend.

» À ce moment une réaction s’empara de moi et me levant.

— Il sera fait ainsi que vous le désirez. Adieu, Monsieur, et je lui indiquai la porte.

» À chaque instant, je croyais qu’il allait se retourner, courir à moi, m’enlacer de ses bras, et me demander pardon, en me jurant, qu’il renonçait à tout plutôt qu’à moi ; il n’en fut rien… Il partit…

» Le lendemain, quoique brisée, je réfléchis qu’il avait un médaillon renfermant mon portrait et, ne voulant pas que sa femme put un jour le trouver et sourire en me regardant, je lui écrivis pour le réclamer ; voici sa réponse :

» Quand on a eu une aussi jolie maîtresse, il est assez dur de s’en séparer pour qu’au moins on garde son image, j’ai le médaillon, je le garde. »

» Comprenez-vous le lâche ? »

Je me grattai le front, que faire ?

Je ne pouvais pourtant pas laisser ainsi ma jolie cliente dans l’embarras. Moi qui avais vu tant de choses, ne pourrais-je trouver un truc pour cela ? Certes, oui !

— Voyons, chère Madame, lui dis-je, me promettez-vous si je vous rapporte ce fameux médaillon de vous consoler, et de ne plus penser à un homme qui ne mérite que votre mépris.

— Oui, M. Burt, je vous le jure.

— Eh bien ! ma belle cliente, dans huit jours, vous mettrez la toilette de bal que je vous fais, et vous aurez votre fameux médaillon.

Je quittai Mme de Zayska un peu inquiet, je vous l’avoue, du moyen de tenir ma promesse ; mais bast, il le fallait, et j’appelai à mon aide les vieux moyens de comédie qui réussissent toujours quoiqu’on en dise.

Je savais que le comte Raphaël ne me connaissait pas, je pouvais donc pénétrer jusqu’à lui.

Lui demander le bijou en question, il m’eut fait jeter à la porte.

Il fallait donc agir de ruse, c’est ce que je fis.

Mme de Zayska m’avait appris que le Comte avait renvoyé son valet de chambre, confident de sa liaison avec elle.

Une idée me vint, j’endossai un costume de valet de chambre, habit noir, culotte noire, et me donnant à moi-même un certificat, je me présentai chez lui comme sortant de la maison Burt.

— Vous savez votre métier, me dit-il ?

— Oh ! oui, Monsieur, car M. Burt n’était pas facile à servir.

— Je veux surtout de la discrétion.

— Monsieur le Comte doit bien penser, qu’ayant été deux ans chez le célèbre couturier, c’est une qualité qui ne me manque pas.

— C’est bien, je vais vous faire voir votre ouvrage. Voici le salon, la chambre à coucher.

Dans cette pièce, je vis avec joie accroché au mur sur un cadre de velours le médaillon qui contenait le portrait de Mme de Zayska.

— Comment vous nomme-t-on ?

— Félix, Monsieur le Comte.

— Eh bien Félix, vous me convenez, quand pourrez-vous entrer ?

— Tout de suite, si Monsieur le Comte le désire, je demanderai à M. le Comte la permission d’aller cet après-midi chercher mes effets.

— Soit.

Et me voilà un plumeau à la main, époussetant, essuyant. Enfin le Comte sortit, et je pus mettre la main sur le médaillon que je mis dans ma poche.

Je quittai la maison à mon tour, laissant sur la cheminée le petit billet suivant :

« Monsieur le Comte,

» Mon valet de chambre, c’était moi, je reprends le médaillon que vous savez, pour le rendre à sa légitime propriétaire ; remerciez-moi, car je vous ai épargné une lâcheté.

» J’ai l’honneur de vous saluer.

» Burt. »

Voilà ce que je reçus du Comte, ces simples mots ;

« Merci.
» Comte Raphaël. »

Mme de Zayska est allée au bal, toute resplendissante, sous son costume de dentelles.

Le Comte Raphaël avait le cœur serré, mais il s’est marié : L’argent avant tout.

Aujourd’hui, il plaide en séparation.


Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, vignette de fin de chapitre
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, vignette de fin de chapitre