Mémoires secrets d’un tailleur pour dames/02

(Auteur présumé)
Gay et Doucé (p. 13-34).

Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, médaillon de début de chapitre
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, médaillon de début de chapitre


SOUS UN PARAPLUIE

Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, séparateur de texte
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, séparateur de texte



I l pleut, il pleut, bergère, retroussez vos jupons........

Ainsi, fredonnait entre ses dents, une jeune femme abritée sous une large porte cochère de la place Vendôme, tandis que la pluie fouettait les jambes des passants.

— Et pas de parapluie, ah ! c’est du guignon ! Au même instant, se réfugia sous la voûte qui la protégeait, un jeune homme qui était porteur, lui, du meuble désiré.

— Diantre ! la jolie femme, dit-il, en regardant sa voisine qui jetait un coup d’œil de son côté !

— Dieu ! le beau parapluie ! se dit celle-ci, voilà un homme heureux !

— Décidément, la pluie redouble, et pas une voiture ! à quoi donc pense le préfet de police ?

— Si c’est comme cela qu’il protège les habitants de la capitale ??… Enfin… Essayons toujours ! et relevant ses jupons d’une main, avec cette dextérité qui n’appartient qu’à la parisienne, elle essaya de franchir le fleuve, en laissant voir toutefois à notre jeune homme ravi, un petit pied fin, cambré, aux attaches délicates surmonté d’un mollet rebondi.

Mais une rafale nouvelle força bientôt l’oiseau mouillé à rentrer dans son abri.

Elle jeta un regard désolé autour d’elle, lorsque tout à coup, ce regard devint malicieux et se tournant vers le jeune homme comme si une idée venait de luire dans son esprit :

— Monsieur a un bien beau parapluie !

— Vous trouvez, madame ?

— C’est un parapluie de famille ?

— Oui, madame, il a abrité ma grand’mère et ses onze enfants.

— Alors, Monsieur, pour faire la douzaine offrez-m’en la moitié pour me conduire à une voiture !

— Au bout du monde, si vous voulez, Madame.

— Je n’en demande pas tant, partons, Monsieur ?

— Partons, Mademoiselle !

Et les voilà bras-dessus, bras-dessous, traversant les ruisseaux grossis, essayant d’éviter les flaques d’eau.

Le bras d’Emmanuel tremblait légèrement, c’est qu’aussi sa compagne était charmante ! de grands yeux noirs, pétillants d’esprit et de malice, de beaux cheveux bruns dont les petites boucles se jouant sur la nuque, donnaient le frisson rien qu’à les regarder, la taille, dont le mantelet collant lui démontrait les charmants secrets, un pied d’enfant, une main de duchesse, et une voix surtout, une voix d’un velouté, à faire rêver.

Elle paraissait environ 22 ans, sa toilette de cachemire noir, quoique modeste, était du meilleur goût, c’était la toilette de la femme du monde qui sort maquillée le matin, ou de la bourgeoise qui veut singer la femme du monde.

Emmanuel la regardait du coin de l’œil, et priait la providence des amoureux de ne pas trouver de fiacre.

Ils longèrent ainsi la rue Castiglione, la place du Carrousel. Toujours pas de voiture !

— Mais c’est désespérant, Monsieur, comment faire ! Je ne peux pourtant pas rentrer chez moi ainsi mouillée ?

— Fiez-vous à moi, Madame ; Madame ?

— Marie, Monsieur.

— Eh bien, madame Marie, n’avez-vous pas mon bras et mon parapluie ?

— C’est vrai, Monsieur ; le parapluie de famille, n’est-ce pas ?

Et la jeune fille de rire aux éclats, et Emmanuel d’en faire autant. C’est si bon, le rire de la jeunesse !

Permettez-moi maintenant de vous présenter mon héros. Emmanuel Loudan avait 26 ans, son père, riche propriétaire vinicole, l’avait envoyé de bonne heure à Paris. Bachelier ès-lettres et ès-sciences à 17 ans, il s’était présenté à St-Cyr ; reçu un des premiers, il avait fait ses deux ans, puis, dégouté de cette vie militaire, il suivit le cours de droit, voulant embrasser la carrière d’avocat qui, disait-il, conduit à tout. « Il prévoyait l’avenir. » Petit, mais très élégant de tournure, ses cheveux blonds, tout frisés, rappelaient la toison d’un mouton, malgré cela ils étaient d’un doux, — d’un doux ! de grands yeux bleus un peu à fleur de tête, mais qui semblaient tout étonnés quand il mettait son pince-nez, car il était myope. Êtes-vous comme moi ? j’adore les myopes.

Mais ce qu’Emmanuel avait de ravissant, si on peut le dire d’un homme, c’était sa bouche, une bouche un peu grande il est vrai, mais des lèvres rouges comme du corail, des dents superbes, enfin comme disait une femme du quartier latin : une bouche qui appelait le baiser.

Avec cela un esprit d’une grande finesse, d’une gaîté inaltérable, bon camarade, joyeux convive, seulement sceptique, ne croyant pas à l’amour ni à l’amitié, mais cependant toujours disposé à rendre service aux amis, et à aimer la première belle qui voulait bien se laisser aimer ; en somme, la coqueluche des filles du quartier.

Maintenant que je vous ai présenté le couple, allons les retrouver le long des quais, causant et riant, comme de vieux amis déjà.

— Mais où allons-nous maintenant, cher monsieur ?

— Au quartier, si vous le voulez bien ?

— Le quartier ! qu’est-ce que cela, mon Dieu !

— Pardon, Madame, mais on appelle ainsi le quartier latin, le quartier des étudiants, c’est-à-dire, depuis les quais jusqu’à la Sorbonne, le Luxembourg, etc., etc. — C’est là où loge votre serviteur.

— Eh bien Monsieur ! qu’allons-nous faire au quartier latin ?

— Voyons, vous ne pouvez pas vous en aller ainsi, vos petits pieds sont tout mouillés, vous mener vous sécher dans un café, c’est impossible. — Acceptez donc l’hospitalité d’un camarade. Venez vous réchauffer dans mon modeste logement de garçon où vous serez respectée comme une sœur, je le jure !

— Vraiment ! aller chez vous, mais je ne sais si je dois. — Tant pis ! j’ai toujours eu envie de voir un logement de garçon, je me risque.

Ah ! à propos, Monsieur Emmanuel, quelle est votre profession ?

— Je fais mon droit, pour vous servir, Madame.

— C’est bien, allons, car je me reprocherais de faire abîmer davantage votre beau parapluie.

Elle est ravissante, se dit Emmanuel, mais qui est-elle ? grisette, demoiselle de magasin, maîtresse de piano, enfin nous verrons bien !

On continua de longer les quais, le boulevard St.-Michel, et arrivés en haut, en face le magnifique jardin du Luxembourg, le jeune homme s’arrêta.

— Nous voici arrivés, Madame, si vous voulez me suivre, c’est bien haut, je vous en préviens.

— Cela m’est égal, Monsieur, j’irai au cinquième s’il le faut.

— Ah ! Madame, mon rude escalier avec vous sera le chemin du Paradis.

— C’est banal, ce que je dis là, pensa Emmanuel, mais bah, elle n’est peut-être pas habituée à beaucoup mieux.

Enfin, nous voici arrivés.

Emmanuel fit entrer la jolie fille dans un petit salon, puis roulant un fauteuil devant la cheminée. Il la fit asseoir et se mit en devoir d’allumer le feu.

Au bout d’un instant le bois lança ses joyeuses étincelles.

— Chauffez vos petits pieds, chère Madame ! Vraiment ils doivent être glacés, et l’étudiant prenant un tabouret l’approcha de la jeune femme aux pieds de laquelle il s’agenouilla.

— Que faites-vous, Monsieur !

— Vous le voyez, je me chauffe.

Tiens, vous avez des cigarettes ; passez m’en une ?

— Allons, se dit l’étudiant, ce ne sera pas aussi difficile que je le craignais.

Pendant ce temps, Marie, en digne fille d’Eve, jetait un regard curieux autour d’elle.

Le petit salon, ou plutôt, le cabinet d’Emmanuel Loudan, car il servait à ces deux usages, était ce que sont en général les logements d’étudiants aisés. — Deux petites pièces au 5Me étage. Ce qui le rendait charmant, c’est que les fenêtres s’ouvraient sur un grand balcon d’où l’on planait sur le jardin du Luxembourg, dont les feuilles jaunissantes faisaient en tombant comme un tapis doré qui entourait les arbres effeuillés. Dans un coin, une bibliothèque remplie de livres de droit, de science, puis les œuvres de Victor Hugo, de Musset, de Balzac, auteurs préférés d’Emmanuel. Un bureau encombré de papiers devant la fenêtre, en face un de ces canapés (où on est si bien à deux), quelques fauteuils, des chaises, et au milieu un guéridon qui servait parfois de table à manger, complétaient l’ameublement modeste du jeune homme.

Sur le mur, des plâtres d’après l’antique, des photographies, quelques beaux vases de faïence, vieux Rouen, Delft, Strasbourg, etc., posés sur des encoignures, attendaient les fleurs auxquelles ils semblaient destinés ; puis, ce qui amusa beaucoup Marie, un immense râtelier contenant des pipes de toutes les grandeurs, de toutes les dimensions.

— Comment, vous fumez la pipe ? Fi, c’est bien laid, Monsieur.

— Non, chère Marie, je ne fume que la cigarette, comme celle que vous tenez dans vos jolis doigts roses. Ces pipes appartiennent à mes amis qui viennent une fois par semaine les fumer ici. Mais j’y pense, chère enfant, il est midi, vous devez avoir faim, et vous ne pouvez penser à partir maintenant. Voyez, la pluie tombe à flots, et le pavé sera mouillé encore longtemps. Voulez-vous accepter le déjeuner sans façon d’un camarade ?

Marie inclina la tête sans répondre, mais son regard disait oui. En un instant, Emmanuel était à la porte, se faisant un porte-voix de ses deux mains réunies : madame Émile, madame Émile, montez, s’il vous plaît.

— Voilà, voilà, Monsieur.

— Madame Émile, allez vîte me chercher à déjeuner chez Foyot : un perdreau truffé, du poisson, du vin de bordeaux ou de champagne, enfin, un fin repas pour deux.

— Pour deux, Monsieur Emmanuel ! c’est bon ; compris.

— Monsieur Emmanuel, dit une voix qui partait de la pièce à côté, n’oubliez pas les huîtres et le châblis.

— Décidément, elle va bien, se dit le jeune homme, ce ne sera pas un siège long à faire ; qui diable peut-elle être ? Bah ! une demoiselle de magasin en rupture de comptoir. En tout cas, elle est ravissante et tu es un heureux coquin, mon ami Emmanuel.

Puis le jeune homme rentra dans le petit salon et se glissant sur le tabouret, aux pieds de la jeune femme, prit ses mains qu’il enserra dans les siennes et lui dit : « Nous n’avons plus qu’un peu de patience à avoir ; en attendant, causons, chère belle, voulez-vous ? »

De quoi peuvent parler une jolie femme et un joli garçon ? d’amour, bien certainement ; c’est ce que firent nos deux héros, tant et si bien qu’ils avaient presque oublié le déjeuner lorsque madame Émile rentra pour dresser le couvert.

— C’est inutile, madame Émile, je le mettrai bien moi-même, posez là les plats, et laissez-nous (elle est ennuyeuse cette femme)…

De son côté, Marie Bargny se disait : « Je m’amuse beaucoup, mais beaucoup, on ne m’a jamais parlé comme cela, c’est bien plus intéressant que les déclarations de Messieurs les secrétaires d’Ambassade, et de tous les jeunes beaux du High-life.

On déjeuna gaiement, on fit tellement honneur aux vins de la veuve Clicquot que, quand trois heures sonnèrent à la pendule du petit salon, Marie était assise sur les genoux d’Emmanuel, qui lui disait d’une voix suppliante : « Ah ! reste encore, mon ange, reste… »

. . . . . . . . . . . . . .

Mais, tout bonheur a une fin, et la nuit arrivant, il fallut se quitter.

— Déjà ! dit Emmanuel !

— Sans doute, mon ami, je ne suis restée que trop longtemps, mais si vous voulez me promettre d’être bien sage, de ne pas me suivre, car si vous cherchez à me connaître, je disparaîtrai et vous n’entendrez jamais parler de moi ; si vous me le jurez…

— Je le jure !

— Et bien, je vous jure aussi moi, de revenir.

— Bientôt ?

— Bientôt.

— Demain ?

— Demain.

— C’est bien loin demain… Encore un instant ! Encore un baiser ! Veux-tu ?

Et le jeune homme la serrait passionnément dans ses bras.

— Voyons, mon Emmanuel, il faut nous quitter, à demain, à demain.

La jeune femme esquissa de ses jolis doigts un baiser à l’adresse de son ami, et s’élança sur l’escalier.

Lorsque le jeune homme revint à lui, elle était déjà loin.

Il se jeta dans le fauteuil qu’elle avait occupé, et la tête dans ses mains, il songea.

À quoi songeait-il ?

Mariette revint le lendemain. Emmanuel avait paré sa chambre pour son idole, il était devenu amoureux fou de la jeune femme, lui le sceptique, l’incrédule, il aimait donc enfin, qui ? une inconnue, mais aussi, quelle grâce ! quel esprit piquant…

C’est bien vîte, me direz-vous ; mais le coup de foudre ! ne croyez-vous pas au coup de foudre ? parbleu, j’y crois bien moi !

Elle revint tous les jours, chaque jour aussi, Emmanuel inventait pour elle de nouveaux serments, de nouvelles tendresses, et les attentions les plus délicates entouraient la jeune fée qui l’avait ainsi changé.

Le petit salon était devenu un boudoir, fleurs et objets d’art remplaçaient les vilaines pipes et le désordre de l’étudiant ; son ange aimé eut-il pu porter ses regards sur ces vilains objets, et ses petits pieds eussent-ils pu fouler autre chose que des tapis ? S’il eut osé, il l’eut portée dans ses bras pour descendre l’escalier.

Aussi le cœur lui battait-il bien fort quand il entendait dans le corridor le toc-toc de ses petites bottines et le coup discret qu’elle frappait à sa porte.

— Peut-on entrer ? disait une douce voix, Emmanuel se levait comme un fou, courait à la porte, enlevait dans ses bras son cher trésor qu’il asseyait dans le grand fauteuil, puis se coulant doucement jusqu’à ses pieds, l’entourant de ses deux bras, il la regardait fiévreusement, passionnément.

— Tu m’aimes toujours, n’est-ce pas ?

— Oui ; et toi ?…

Et ils répétaient à qui mieux mieux ce vieux duo d’amour, toujours nouveau pour ceux qui aiment.

Marie faisait raconter à son jeune amant sa vie, son passé, ses travaux, ce qu’il comptait faire.

— Mais, t’aimer toujours mon ange. Passer ma vie à tes genoux…

— Grand enfant, tu sais bien que cela ne se peut pas ?

— Pourquoi, si tu m’aimes, ne serais-tu pas ma femme ? mon père est riche va, quand il saura combien je t’aime il ne demandera pas mieux, quoiqu’il ait combiné de me faire épouser ma cousine Anastasie.

— Anastasie ? quel drôle de nom !

— Et si tu la voyais, c’est bien plus drôle encore !… Quelle différence auprès de toi, mon trésor adoré. Ah ! dévoile-moi ce mystère dont tu t’entoures, sois mienne aux yeux de tous, veux-tu ?

— Non, pauvre enfant, tu me demandes là une chose impossible, je te l’ai déjà dit, fit-elle.

— Serais-tu mariée, mon Dieu ?

— Non, mon ami, non ; mais ne parlons plus de cela, jouis du moment et ne pense pas à l’avenir.

La coquette tendit ses lèvres à son amant qui la pressa contre son cœur en oubliant dans cette douce étreinte le reste du monde.

Les heures s’écoulent vîte entre deux amoureux, aussi Emmanuel trouvait-il que Marie, qui pourtant venait passer quelques heures tous les jours près de lui, était bien avare de son temps.

C’est qu’il ne remarquait pas, que parfois de légers bâillements venaient contracter la jolie bouche de sa maîtresse et qu’elle cherchait mille prétextes pour partir plus vîte.

Un jour qu’elle regardait le plafond avec une fixité qui n’était pas flatteuse pour notre jeune amoureux, d’une pièce à côté, le son d’un piano se fit entendre, l’artiste jouait le Miserere du Trovatore. — Mariette se leva, mue comme par un ressort, et se dégageant des bras d’Emmanuel ;

— Qui joue-là ? demanda-t-elle.

— Je ne sais, un voisin, sans doute, mais reviens près de moi, ma bien aimée.

— Tout à l’heure, dit-elle d’un ton bref, taisez-vous.

Puis d’une voix de contralto pleine et sonore, elle entonna le chant de Léonore, avec le talent d’une artiste consommée.

Le jeune homme ébahi la contemplait.

Qu’elle était belle ainsi ! Sa figure s’était illuminée ! ses yeux s’éclairaient ! on sentait l’âme d’une grande artiste battre dans ce corsage.

— Qui es-tu donc, mon Dieu ? demanda Emmanuel, quand le morceau fut fini et que tout fut retombé dans le silence.

— Cela ne vous regarde pas, Monsieur, fit-elle, en le menaçant du doigt, contentez-vous de m’aimer et de me le prouver, voilà votre rôle à vous.

Allons, Emmanuel, il est tard, encore un baiser et à demain...

. . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain elle revint plus tard qu’à l’ordinaire et portait une oreille inattentive aux propos d’amours que lui prodiguait son amant.

— Qu’a-t-elle ? se demandait celui-ci, comme elle est froide…

Marie, de son côté se disait : « Ah ! mais je ne m’amuse plus du tout, mais du tout ! il m’ennuie avec ses tendresses perpétuelles, j’en ai assez, il commence à ressembler aux autres.

Et elle restait froide, glacée, aux caresses de feu du jeune homme qui, fou, désespéré, se roulait à ses pieds en la suppliant de lui dire ce qui l’attristait.

— Je n’ai rien, mon ami, je n’ai rien, malheureusement…

Puis un beau jour, Emmanuel l’attendit en vain, elle ne revint plus, l’oiseau volage s’était échappé.

Le jeune homme ne pouvait croire à cette réalité.

— Elle est malade bien sûr ! ma Marie bien aimée ne m’aurait pas abandonnée ainsi. Et ne savoir ni comment elle se nommait, ni où elle demeurait ? c’était à en perdre la tête, il se reprochait de ne pas lui avoir désobéi, de ne pas avoir cherché à pénétrer le mystère : « Imbécile, se disait-il, il fallait la suivre, tu es malheureux par ta faute. »

Il s’absorbait dans son chagrin, s’entourant de ce qu’elle avait touché, pensant toujours qu’il allait entendre le coup discret de celle qu’il aimait, le cher toc-toc de ses petits souliers.

Mais rien, rien, c’était à devenir fou !

— Un soir il se dit : « Il faut la chercher. Ah ! dussé-je parcourir tout Paris chaque jour, je la trouverai, je la veux ! »

Il courut toutes les promenades, les Tuileries, les Champs-Élysées, rien ?

— C’est peut-être une artiste ? pensa-t-il, et comme la saison des fêtes était arrivée, il visita tous les théâtres, les concerts, rien, rien ! ! !…

— Peut-être avais-je raison ? était-ce une demoiselle de magasin avec une âme d’artiste, une anomalie, voilà tout. Et il courut encore les magasins de nouveautés, de modes, et visita tous les couturiers, les couturières ; rien. Puis se rabattit sur les cafés-concerts, les bals publics, avec une rage nouvelle, toujours la même déception !

Enfin, brisé, anéanti, pleurant son amour envolé, Emmanuel dont la santé s’était altérée allait se décider à aller passer un mois en Bourgogne près de son père, se promettant à son retour de recommencer de nouvelles recherches, lorsqu’un de ses amis vint le voir.

— Tu seras donc toujours fou, lui dit-il, pour Dieu ! laisse un peu tranquille le souvenir de ta belle inconnue, amuse-toi.

— M’amuser ? dit Emmanuel avec un sourire amer, puis-je encore m’amuser ?

— Certes oui ! aussi pour hâter ta guérison, je t’emmène avec moi demain au bal des Tuileries, j’ai deux cartes d’invitation.

— Mais, mon ami !

— Il n’y a pas de mais mon ami, c’est décidé, je t’emmène…

Emmanuel se laissa conduire, mais comme un homme qui fait un grand sacrifice. Que lui importait ce monde élégant, il n’y verrait pas sa bien aimée…

À onze heures, les deux amis firent leur entrée.

— Regarde, mon bon, les jolies femmes, les ravissantes toilettes, les beaux diamants sur les blanches épaules.

— Que m’importe, Marie n’est pas là.

— À la fin, tu m’ennuies avec ta Marie, aussi je te laisse à tes noires réflexions et je vais voir ce qui cause ce mouvement à l’entrée du salon !

— L’arrivée d’une des reines de la mode sans doute ?

— Ah ! la délicieuse personne ! vois-donc Emmanuel, cette jeune femme brune, avec sa robe à traîne en satin blanc, vois-tu ? celle qui donne le bras à ce vieux monsieur tout chamarré de décorations.

Emmanuel voyait bien, lui aussi, car il était devenu excessivement pâle.

— C’est elle, mon ami, c’est elle, Mariette…

— Marie ! es-tu fou ?

— Non, non, mon ami, crois-tu qu’entre toutes je ne la reconnaîtrais pas ? ah ! mon cœur bat à me briser la poitrine…

— Je te dis que tu rêves, Emmanuel ! Pardon, monsieur, dit-il à son voisin : « Quelle est cette jeune femme à qui on fait une entrée digne d’une reine ? »

— Vous ne la connaissez pas, monsieur, c’est la femme du docteur Bruno, ce vieux monsieur qui lui donne le bras. — Elle est pourtant bien connue à Paris pour son beau talent de cantatrice, bien rare chez une femme du monde, d’ailleurs elle passe pour un peu excentrique, aussi voyez quelle foule d’adorateurs l’entourent.

— Entends-tu, Emmanuel, ce que dit monsieur ?

Mais le jeune homme était déjà bien loin, il s’était précipité dans le petit salon où venait d’entrer la comtesse qui avait quitté le bras de son mari, et s’était assise pour donner audience à ses nombreux courtisans. Il n’y avait donc qu’à le suivre pour empêcher, si faire se pouvait, un scandale qui devenait imminent.

La foule qui barrait la porte empêchait d’arriver jusqu’à Emmanuel, qui, se frayant un passage auprès de la jeune femme, seule depuis un instant, s’approcha d’elle :

— Marie, Marie, enfin c’est vous, je vous retrouve, je vous revois plus belle encore, si c’est possible ; que j’ai souffert, mon Dieu ! qu’avais-je fait pour cela ? mais vous voilà, tout est oublié !

— Pardon, monsieur, c’est à moi que vous parlez, vous vous trompez sans doute.

— Ah Marie, pourquoi me faire tant de mal, ne me reconnais-tu pas ? moi, ton Emmanuel, ne te souviens-tu plus de notre chère petite chambre et de nos beaux jours du boulevard St-Michel.

— Mais, monsieur, c’est une erreur, je n’ai pas l’honneur de vous connaître, je ne vous ai jamais vu.

— Vous, tu ne me connais pas, balbutia le jeune homme…

— Il faut que cela finisse, dit la comtesse. Vicomte, fit-elle, en appelant du bout de son éventail un chambellan qui passait, débarrassez-moi donc de ce monsieur qui prétend me connaître et que je n’ai jamais vu ; il me prend pour une de ses anciennes passions, je crois, ce petit monsieur ! C’est bien drôle, n’est-ce pas ? et elle riait en montrant ses belles dents.

— Je vous serais obligé de sortir, monsieur, dit le chambellan ; ou, sans cela, je serais forcé de recourir à des procédés qui me seraient désagréables, ajouta-t-il en voyant les yeux menaçants d’Emmanuel.

— Viens, viens, Emmanuel, dit son ami qui enfin avait pu se frayer un passage près de lui : ne résiste pas, laisse là cette femme qui ne mérite que ton mépris. — Viens, l’avenir te vengera.

Et il entraîna le jeune homme presque fou de désespoir.

. . . . . . . . . . . . . .

Quelques jours après, Emmanuel partit pour retrouver son père. Après quelques mois il reprit un peu de calme, et revint à Paris continuer ses études. L’image de Marie s’effaça peu à peu de son esprit, mais cette désillusion avait imprimé un caractère sérieux à sa vie. Il fut reçu avocat et, comme cette histoire se passait quelques années avant la guerre, il devint à cette époque, un des hommes qui marquèrent le plus.

Aujourd’hui, il est marié, père de jolis enfants, et occupe une grande situation politique. Si son ami quelquefois lui parle du souvenir de ses amours.

— Ah ! oui, c’est vrai, répond-il, mais c’est si loin, si loin !!!!

Quant à elle, son mari est mort, leur fortune est partie avec l’Empire, elle donne des leçons de chant à l’étranger.

Emmanuel est vengé ! ! !