Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 156

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 478-480).


CLVI

Phase brillante


— C’est toi qui es sublime ! m’écriai-je en le prenant dans mes bras.

En effet, était-il croyable qu’un homme aussi profond sombrât dans la démence ? C’est ce que je lui dis après l’avoir lâché, en lui répétant les soupçons de l’aliéniste. Je ne saurais décrire l’impression que lui fit cette confidence. Je me rappelle qu’il frémit et devint tout pâle.

À cette époque, je me réconciliai de nouveau avec Cotrim, sans bien savoir pourquoi nous nous étions fâchés. La réconciliation fut opportune ; la solitude me pesait, et la vie était pour moi la pire des fatigues, la fatigue sans travail.

Peu après, il m’invita à m’affilier à un tiers ordre. J’acceptai après avoir consulté Quincas Borba.

— Je ne vois pas d’inconvénient, me dit-il, à ce que tu entres temporairement dans cet ordre. J’ai l’intention d’annexer à ma philosophie une partie liturgique et dogmatique. L’Humanitisme doit être aussi une religion, la religion de l’avenir, la seule véritable. Le christianisme est bon pour les femmes et les mendiants, et les autres ne valent pas mieux. Elles offrent toutes les mêmes vulgarités et les mêmes faiblesses. Le paradis chrétien est le digne émule du paradis de Mahomet. Et quant au nirvana de Bouddha, c’est une conception de paralytique. Tu verras ce qu’est la religion de l’Humanitisme. L’absorption finale, la phase contractive est la reconstitution de la substance et non son anéantissement. Va où l’on t’appelle ; mais n’oublie pas que tu es mon calife.

Et admirez ma modestie. J’entrai dans le tiers ordre de *** ; j’y exerçai quelques charges, et ce fut la phase la plus brillante de ma vie. Et pourtant je me tais, je ne dis rien, je ne raconte pas mes services, le bien que je fis aux pauvres et aux malades, ni les récompenses que je reçus : je ne dis rien, absolument rien.

Peut-être l’économie sociale pourrait-elle trouver quelque avantage dans une démonstration de la supériorité d’une récompense subjective et immédiate sur une récompense étrangère. Mais ce serait rompre le silence que j’ai juré garder. D’ailleurs les phénomènes de conscience sont de difficile analyse. D’autre part, si j’en contais un, je devrais conter tous ceux qui s’y rapporteraient, et je finirais par écrire un chapitre de psychologie. Ce que je puis affirmer, c’est que ce fut la phase la plus brillante de mon existence. Les tableaux étaient tristes, ils étaient empreints de la monotonie du malheur, qui est aussi ennuyeuse que la monotonie de la jouissance, et peut-être encore davantage. Mais l’allégresse que l’on procure aux âmes des souffrants et des pauvres est une récompense de quelque valeur. Et que l’on ne dise pas qu’elle est négative parce que celui qui reçoit le bienfait est seul à en bénéficier. Non. J’en recevais le reflet, et si vif qu’il me donnait une excellente idée de moi-même.