Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 136

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 430-434).


CXXXVI

Le shako


Et qui sait ! peut-être que non. Il résume les réflexions que je fis le jour suivant à Quincas Borba, en ajoutant que je me sentais découragé, et un tas d’autres choses tristes. Mais ce philosophe, avec l’éminent bon sens qui le caractérisait, me cria que je me laissais glisser sur la route fatale de la mélancolie.

— Mon cher Braz, me dit-il, ne te laisse pas affoler par ces vapeurs. Que diable ! il faut être un homme ! être fort, lutter, vaincre, briller, dominer ! Cinquante ans : c’est l’âge de la science et du gouvernement. Courage ! Braz Cubas, ne te laisse pas déprimer. Qu’est-ce qu’elle peut bien te faire, cette succession de fleurs ou de ruines ? Jouis de la vie : et n’oublie pas qu’il n’est pire philosophie que celle des pleurnicheurs qui se couchent sur les rives d’un fleuve pour se plaindre du cours incessant de l’onde. C’est son métier de ne s’arrêter jamais. Conforme-toi à cette loi, et tâche d’en tirer parti.

L’autorité d’un grand philosophe se révèle dans les plus petites choses. Les paroles de Quincas Borba eurent le don de secouer ma torpeur morale et mentale. Allons ! montons au pouvoir ! il en est temps. Jamais, jusqu’alors, je n’étais intervenu dans de grands débats. Je briguais le portefeuille par des amabilités, des thés, des commissions et des votes. Et le portefeuille ne venait pas. Il fallait me rendre maître de la tribune.

J’allai doucement. Trois jours plus tard, comme on discutait le budget de la justice, je profitai de la circonstance pour demander modestement au ministre s’il ne jugeait pas opportun de diminuer la hauteur des shakos de la garde nationale. Ce n’était pas une demande de bien grande importance ; mais je prouvai néanmoins que j’étais capable de discuter les affaires de l’État. Je citai Philopemen, qui fit substituer les brodequins trop étroits de ses soldats, et leurs lances trop légères ; et l’histoire ne jugea pas ces petits faits indignes d’être enregistrés. La hauteur de nos shakos devait être modifiée, au nom de l’esthétique et au nom de l’hygiène. Leur poids pouvait être fatal pendant les revues, sous l’ardeur du soleil. L’un des préceptes d’Hippocrate étant qu’il faut avoir la tête fraîche, il était cruel d’obliger un individu, pour une simple considération d’uniforme, à risquer sa santé et sa vie, et par conséquent l’avenir de sa famille. La Chambre et le gouvernement devaient se souvenir que la garde nationale était le soutien de la liberté et de l’indépendance, et que les citoyens appelés à un service pénible, fréquent, et qui plus est gratuit, avaient droit à ce qu’on leur donnât un uniforme léger et commode. J’ajoutai que la lourdeur du shako faisait courber le front des citoyens qui devaient au contraire l’élever avec fierté devant le pouvoir. Et je pérorai avec cette pensée : le saule, qui incline ses rameaux vers la terre, est l’arbre des cimetières ; le palmier, droit et ferme, est l’arbre du désert, des places et des jardins.

L’impression de ce discours fut diverse. Quant à la forme, à l’envolée, à la partie littéraire et philosophique, tout le monde tomba d’accord qu’il était impossible de tirer de plus brillantes idées d’un simple shako. Mais au point de vue politique, mon attitude fut considérée comme un désastre parlementaire. On insinua que je versais dans l’opposition, et les ennemis du ministère voulurent profiter de l’incident pour proposer une motion de défiance. Je repoussai une semblable interprétation. Elle était non seulement erronée, mais encore calomnieuse, tant il était notoire que j’appuyais le cabinet. J’ajoutai que la nécessité de diminuer la hauteur du shako n’était pas si urgente qu’on ne pût différer encore pendant quelques années ; en tous cas, j’étais prêt à transiger sur la réduction, et je me contentais de trois ou quatre pouces en moins. Enfin, même si ma proposition n’était pas adoptée, je m’estimais déjà heureux d’avoir posé un jalon pour l’avenir.

Quincas Borba ne fit aucune restriction.

— Je ne suis pas homme politique, me dit-il au dîner. Je ne sais si tu as bien ou mal fait ; ce que je sais, c’est que ton discours était excellent. Et il mit en relief les parties saillantes, les belles images, les arguments puissants, avec cette pondération dans la louange qui sied si bien à un grand philosophe. Ensuite, il prit l’affaire à son compte, et combattit le shako avec tant de véhémence que je finis par me convaincre moi-même du péril qu’il offrait.