Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 123

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 404-407).


CXXIII

Le vrai Cotrim


Nonobstant mes quarante et quelques années, je crus, avant de décider mon mariage, devoir demander conseil à Cotrim, car j’aimais l’harmonie dans la famille. Il m’écouta, et me répondit très sérieusement qu’il n’émettait point d’opinion quand il s’agissait de ses parents. On aurait pu le trouver suspect, si par hasard il louait les rares qualités de Nha-Lolo. Il préférait donc se taire. Bien plus, il ne doutait pas qu’elle n’éprouvât pour moi une réelle passion ; et cependant, si elle le consultait, il ne me cachait pas que sa réponse serait négative. Il n’éprouvait à mon égard aucune haine ; il appréciait mes bonnes qualités, — il les louait sans cesse, et c’était justice, — et quant à Nha-Lolo, jamais il n’émettrait le moindre doute sur ses excellentes aptitudes au mariage. Mais de là à conseiller une union matrimoniale il y avait un abîme.

— Je m’en lave les mains, conclut-il.

— Mais vous me disiez l’autre jour que je devrais me marier au plus tôt.

— Ça, c’est une autre question. Je trouve qu’il est indispensable que l’on se marie, surtout quand on a des ambitions politiques. Le célibat, pour l’homme politique, est un rémora. Mais quant à la fiancée, je ne puis, ni ne veux, ni ne dois donner d’opinion ; il y va de mon honneur. Je crois que Sabine a excédé les limites, en vous faisant certaines confidences, d’après ce qu’elle m’a dit. Mais dans tous les cas, n’est que tante par alliance de Nha-Lolo, tandis que moi, je suis son oncle pour de vrai.Tenez… mais non… Je ne dis rien…

— Parlez donc.

— Non, je ne dis rien…

Les gens qui ne connaissent pas le caractère férocement honorable de Cotrim trouveront peut-être son scrupule excessif. Moi-même je m’étais montré injuste à son égard durant les années qui suivirent l’inventaire paternel. Je reconnais aujourd’hui qu’il a été à cet égard la perfection même. On le taxait d’avarice, et je crois qu’on avait raison. Mais l’avarice est à peine l’exagération d’une vertu, et les vertus sont comme les budgets : mieux vaut qu’il y ait solde que déficit. Comme il était très sec dans ses manières, ses ennemis l’accusaient d’être barbare. On pouvait bien alléguer qu’il faisait fréquemment fustiger ses esclaves jusqu’au sang. Mais outre qu’il ne faisait fouetter que les pervers et les fuyards, il faut dire à sa décharge qu’ayant fait pendant longtemps la contrebande de l’ébène, il s’était habitué à traiter les nègres avec plus de brutalité qu’il ne conviendrait peut-être ; on ne peut en tout cas honnêtement attribuer au naturel d’un individu ce qui est un pur résultat des relations sociales. La preuve que Cotrim avait des sentiments, c’est la douleur qu’il éprouva, quelques mois plus tard, quand il perdit sa fille Sara ; et cette preuve est irréfutable. Il était trésorier d’une confrérie, et affilié à différents tiers ordres, ce qui ne concorde guère avec sa réputation d’avarice. Il est vrai qu’il tirait parti de son sacrifice ; la confrérie dont il avait été dignitaire commanda son portrait à l’huile. Il avait bien ses petits défauts : par exemple il faisait publier dans tous les journaux les œuvres de bienfaisance qu’il pratiquait ; mais il se disculpait en disant que les bonnes actions sont contagieuses quand elles sont rendues publiques ; et l’on ne saurait le nier. Je crois même, et en cela je fais son éloge, que de temps à autre, il ne pratiquait le bien qu’à seule fin d’éveiller la philanthropie d’autrui. Et dans ce cas, il faut bien reconnaître que la publicité était une condition sine qua non. En somme, il pouvait bien devoir des attentions, pas un sou à qui que ce soit.