Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 103

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 347-352).
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CIII

Distraction


— Non, docteur, cela ne se fait pas ; excusez ma franchise, mais cela ne se fait pas.

Combien bien elle avait raison, cette Dona Placida. Quel est l’homme bien élevé qui arrive au rendez-vous de la dame de ses pensées avec une heure de retard ? J’entrai tout essoufflé. Virgilia était déjà partie. Dona Placida me conta qu’après avoir longtemps attendu, elle s’était irritée, qu’elle avait pleuré, qu’elle s’était promis de ne plus penser à moi, et un tas d’autres choses que notre hôtesse répétait avec des larmes dans la voix, en me suppliant de ne pas abandonner Yaya, ce qui serait vraiment trop injuste ; car elle m’avait tout sacrifié. Je lui expliquai alors qu’un malentendu… Et ce n’en était pas un ; il s’agissait tout simplement d’une distraction de ma part, causée par un bon mot, une anecdote, une conversation, n’importe quoi ; une simple distraction.

Cette pauvre Dona Placida !… elle était vraiment désespérée. Elle allait de côté et d’autre, branlant la tête, soupirant bruyamment, regardant à travers la croisée. Avec quel art elle attifait, bichonnait et réchauffait notre amour ! Quelle imagination fertile, pour nous rendre les heures agréables et brèves ! fleurs, petits goûters — les bons goûters d’un autre temps, — et des rires, et des caresses, rires et caresses qui augmentaient avec le temps, comme si elle voulait fixer notre aventure et lui rendre sa première jeunesse. Elle n’oubliait rien, notre bonne confidente et hôtesse, rien ; ni le mensonge, car elle contait de l’un à l’autre des soupirs et des regrets qui n’avaient jamais existé ; ni la calomnie, car elle m’attribua un beau jour une passion nouvelle. — « Tu sais bien que je serais incapable d’aimer une autre femme », dis-je à Virgilia quand elle me parla de cette prétendue infidélité. Cette seule phrase, sans autre protestation, mit en poudre l’accusation de Dona Placida, qui en demeura toute triste.

Un quart d’heure après mon arrivée, je dis à dona Placida :

— C’est bon. Virgilia reconnaîtra qu’il n’y a pas de ma faute… Voulez-vous lui porter de moi un billet tout de suite ?

— Comme elle doit être triste, la pauvre ! Certes, je ne désire la mort de personne ; mais si vous vous mariez quelque jour avec Yaya, alors, oui, vous saurez quel ange elle est.

Je me souviens que je détournai le visage, et que je fixai le plancher. Je recommande ce geste à quiconque ne peut répondre promptement ou qui craint de regarder un interlocuteur en face. En semblable occurrence, certains ont l’habitude de réciter une strophe des Lusiades, d’autres sifflent n’importe quel air d’opéra. Je m’en tiens au geste que j’indique ; il est simple, il exige moins d’efforts

Trois jours plus tard, tout s’expliqua. Je suppose que Virgilia fut quelque peu étonnée, quand je lui demandai pardon des larmes que je lui avais fait verser en cette occurrence. Je ne me rappelle plus si, dans la suite, j’attribuai ces mêmes larmes à Dona Placida. Il se peut bien, en effet, que la bonne vieille ait pleuré en voyant Virgilia désappointée, et que, par un phénomène de vision, ses propres larmes lui aient paru tomber des yeux de Virgilia. Quoi qu’il en soit, tout fut expliqué, mais non pardonné, ni oublié. Virgilia me dit un certain nombre de choses peu aimables, me menaça de me quitter, et termina par l’éloge du mari. Celui-là, oui, était un homme supérieur, plein de dignité, délicat, affectueux et courtois ; je n’allais pas à la hauteur de sa cheville. Elle disait tout cela, tandis qu’assis, les bras tombant sur les genoux, je regardais une mouche se promener sur le plancher, entraînant après elle une fourmi qui lui mordait une patte. Pauvre mouche ! pauvre fourmi !

— Tu ne trouves rien à répondre ? demanda Virgilia, en s’arrêtant devant moi.

— Que veux-tu que je te dise ? Tu t’entêtes dans ta mauvaise humeur. Sais-tu ce que je crois ? c’est que tu as assez de notre liaison, et que tu veux en finir…

— Justement !

Elle alla prendre son chapeau, tremblante et rageuse. « Adieu ! Dona Placida », cria-t-elle. Ensuite, elle alla jusqu’à la porte, l’ouvrit, prête à partir. Je la saisis par la ceinture.

— Allons ! voyons ! Virgilia.

Elle s’efforça pour s’arracher à mon étreinte. Je la retins, je la suppliai de rester, d’oublier. Elle s’éloigna enfin de la porte, et elle alla tomber sur le canapé. Je m’assis auprès d’elle. Je lui dis des choses tendres, d’autres gracieuses ; je m’humiliai devant elle. Je ne sais si nos lèvres se rapprochèrent à la distance de l’épaisseur d’un fil, ou moins encore ; c’est matière à ontroverse. Je sais seulement que, dans son agitation, elle laissa tomber un de ses bijoux, et que je me penchai pour le ramasser. Au même moment la mouche et la fourmi y grimpèrent, l’une traînant l’autre. Alors, avec la délicatesse d’un homme de notre temps, je mis dans la paume de ma main ce couple mortifié. Je calculai la distance qui séparait ma main de la planète Saturne, et je me demandai en même temps quel intérêt je pouvais bien prendre à un épisode si insignifiant. Ne concluez pas que je fusse un barbare. Bien au contraire, je demandai à Virgilia une épingle pour séparer les deux bestioles. Mais la mouche, devinant mes intentions, ouvrit les ailes et s’envola. Pauvre mouche, pauvre fourmi ! Et Dieu vit que cela était bon, comme disent les Écritures.