Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 068

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 251-253).


LXVIII

Le fouet


Telles étaient les réflexions que je me faisais, tout en suivant mon chemin, après avoir visité et arrêté la maison, quand je tombai sur un groupe en contemplation devant un nègre qui en fouettait un autre sur la place publique. La victime n’essayait même pas de fuir. Elle gémissait seulement, en prononçant ces seules paroles : « Non ! pardon ! maître, pardon ! » Mais l’autre ne se laissait pas attendrir, et à chaque supplication, il répondait par un nouveau coup de fouet.

— Attrape ! animal ! encore une dose de pardon, soulard.

— Maître ! gémissait l’autre.

— Te tairas-tu ? disait le fouetteur.

Je m’arrêtai par curiosité… Juste ciel ! que vis-je ? C’était Prudencio, mon petit valet Prudencio, affranchi quelques années auparavant par mon père, et qui exerçait en ce moment son autorité et sa fureur. Je lui demandai si le nègre qu’il battait était son esclave.

— Oui, Monsieur.

— Que t’a-t-il donc fait ?

— C’est un fainéant et un ivrogne. Je lui avais confié la boutique, tout à l’heure, pendant que j’allais en ville ; et il a tout abandonné pour aller boire chez le mastroquet.

— Allons ! pardonne-lui, dis-je.

— Comment donc, maître ! Vos désirs sont des ordres. Rentre à la maison, ivrogne.

Je sortis du groupe, où l’on me regardait avec stupéfaction tout en faisant des conjectures. Je poursuivis mon chemin en déroulant une infinité de réflexions, dont je regrette d’avoir perdu le souvenir. C’eût été matière à un chapitre intéressant et probablement assez gai, comme je les aime : c’est même un faible chez moi. À première vue, l’épisode était ignoble. Mais en l’approfondissant, en y mettant le bistouri, j’y trouvai un côté comique, fin et même profond. C’était un moyen pour Prudencio de se libérer des coups qu’il avait lui-même reçus. Il les transmettait tout simplement. Enfant, je montais à cheval sur son dos, je mettais un mors dans sa bouche, je le rossais sans la moindre pitié. Il gémissait et peinait. Maintenant qu’il était libre, qu’il disposait de ses bras et de ses jambes, qu’il pouvait, à son gré, travailler, se reposer, dormir, délivré des menottes de son ancienne condition, maintenant, il prenait sa revanche. Il avait acheté un esclave à son tour, et lui payait avec usure les sommes qu’il avait reçues de moi. Voyez donc les subtilités de ce maraud.