Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 063

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 230-236).


LXIII

Fuyons


Hélas ! on ne saurait toujours se reposer et dormir. Trois semaines plus tard, en arrivant sur les quatre heures chez Virgilia, je la trouvai triste et abattue. D’abord elle refusa de me dire ce qui la préoccupait ; mais comme j’insistais :

— Je crois que Damian se doute de quelque chose, me dit-elle. Je remarque en lui des bizarreries… Je ne sais comment dire… Il est toujours prévenant, sans doute, mais son regard n’est plus le même. Je dors mal : cette nuit encore, je me suis réveillée atterrée. Je rêvais qu’il allait me tuer. Peut-être est-ce une simple illusion ; mais j’imagine qu’il nous soupçonne.

Je la tranquillisai de mon mieux ; ce pouvait être des préoccupations politiques. Virgilia avoua que c’était possible ; mais elle n’en demeura pa moins excitée et nerveuse. Nous nous trouvions dans le salon, qui donnait sur le jardin où nous avions échangé notre premier baiser. Une fenêtre ouverte laissait pénétrer une brise qui secouait doucement les rideaux, et j’y fixais mes regards sans les voir. À travers la lorgnette de mon imagination, j’entrevoyais dans le lointain une maison, une vie qui fussent nôtres, un monde où il n’y aurait ni Lobo Neves, ni mariage, ni morale, ni aucun lien qui entravât notre volonté. Cette idée me grisa. Le monde la morale, le mari, se trouvant ainsi éliminés, il n’y avait plus qu’à pénétrer dans cette habitation de délices.

— Virgilia, lui dis-je, je vais te faire une proposition.

— Laquelle ?

— M’aimes-tu ?

— Oh ! soupira-t-elle, en m’enlaçant de ses bras.

Et c’était vrai qu’elle m’aimait avec furie. Sa réponse traduisait une vérité patente. Les bras à mon cou, silencieuse et palpitante, elle me regardait de ses beaux grands yeux qui donnaient une singulière impression de lumière humide. Je m’oubliais à les contempler, à admirer cette bouche fraîche comme le matin et insatiable comme la mort. La beauté de Virgilia avait pris un caractère de splendeur qu’elle ne possédait pas avant son mariage. C’était une figure taillée dans un marbre du Pentélique, d’un modelage très noble, très large et très pur. Elle était tranquillement belle comme les statues, mais non apathique ni froide. Bien au contraire, elle avait l’apparence des natures chaudes, et dans la réalité, l’on pouvait dire qu’elle résumait l’amour en elle. Elle le résumait surtout en cette occasion où elle exprimait silencieusement tout ce que peut traduire la pupille humaine. Mais le temps pressait. Je dénouai le nœud formé par ses mains, je la pris par les poignets, je lui demandai si elle aurait le courage…

— De quoi faire ?

— De fuir. Nous irons où nous pourrons être le plus à notre aise, dans une maison grande ou petite, à la campagne ou à la ville, ou en Europe, où il te plaira pourvu qu’on nous laisse tranquilles, que nous puissions vivre l’un pour l’autre et que tu ne coures point de danger. Oui, fuyons. Tôt ou tard, il peut découvrir quelque chose, et tu serais perdue… entends-tu perdue ! Ce serait ta mort… et la sienne, car je le tuerais, sois-en sûre.

Je me tus. Virgilia, toute pâle, les bras tombant, s’assit sur le canapé. Elle demeura dans cette attitude pendant quelques instants, vacillante, peut-être, ou atterrée par l’idée de la découverte possible, et de la mort subséquente. Je m’approchai d’elle, j’insistai, je fis miroiter les avantages d’une vie à deux, exempte de jalousie, de terreurs et d’afflictions. Virgilia m’écouta en silence, puis elle me répondit :

— Est-il certain que nous lui échapperions ? il nous rejoindrait et me tuerait de la même manière.

Je lui démontrai le contraire. Le monde est vaste, j’avais le moyen de vivre où bon me plairait, là où je trouverais un air pur et beaucoup de soleil. Il ne nous rejoindrait pas. Seules, les grandes passions sont capables de grandes actions, et l’amour qu’il avait pour elle n’était pas assez puissant pour qu’il lui courût après au bout du monde. Virgilia fit un geste de stupeur, et presque d’indignation. Et elle murmura que son mari avait pour elle une grande afection.

— C’est bien possible, lui répondis-je ; c’est bien possible…

Je m’approchai de la fenêtre, et je commençai à tapoter sur l’accoudoir. Virgilia m’appela. Je continuai à ruminer mes haines et ma jalousie, pensant au plaisir avec lequel je tordrais le cou au mari si je l’avais là sous la main. Et voilà qu’à cet instant même, il franchit la porte du jardin. Rassure-toi, lectrice déjà défaillante, je ne marquerai pas cette page d’une tache de sang. Je fis, de loin, un geste amical au nouveau venu, en lui adressant une parole gracieuse. Virgilia battit en retraite, pour revenir deux ou trois minutes après.

— Il y a longtemps que vous êtes ici ? me dit-il.

— Non.

Il était entré, l’air sérieux, en promenant, suivant son habitude, des regards distraits autour de lui. Mais son fils Nhonho, le futur avocat du chapitre vi, survint, et la physionomie de Neves s’éclaira d’une expression joviale. Il le prit dans ses bras, le souleva, l’embrassa à plusieurs reprises. Je m’éloignai d’eux, car je ne pouvais souffrir cet enfant. Sur ces entrefaites, Virgilia rentra.

— Ouf ! soupira Lobo Neves, en s’étendant paresseusement sur un sopha.

— Fatigué ? lui dis-je.

— Horriblement : j’ai eu des tracas, à la Chambre d’abord, dans la rue ensuite, et encore un troisième ennui, ajouta-t-il en regardant sa femme.

— De quoi s’agit-il ? demanda Virgilia.

— D’une… devine…

Virgilia s’assit à côté de lui, lui caressa la main, lui refit son nœud de cravate, et l’interrogea de nouveau.

— Ce n’est rien moins qu’une loge pour ce soir.

— Pour entendre la Candiani ?

— Pour entendre la Candiani.

Virgilia battit des mains, se leva, donna un baiser son fils, d’un air d’allégresse puérile, qui seyait mal à son genre de beauté. Ensuite elle voulut savoir si c’était une loge de côté ou de face, demanda des conseils à voix basse au sujet de sa toilette, puis s’enquit de l’opéra qu’on jouerait, et de mille autres choses.

— Vous dînez avec nous, docteur, me dit Lobo Neves.

— Il s’est invité lui-même, confirma Virgilia ; il dit que vous avez le meilleur vin de Rio.

— Il n’en boit pas davantage pour cela.

Je le démentis au dîner. Je bus plus que de coutume, sans en être égayé. J’étais un peu nerveux, je le devins davantage. C’était la première grande colère que je ressentais contre Virgilia. Je ne regardai pas une seule fois de son côté durant tout le repas. Je parlai politique, journaux, ministère, j’aurais parlé de théologie, ma foi ! si l’idée m’en était passée par la tête. Lobo Neves m’écoutait avec une dignité placide et une certaine bienveillance supérieure. Cela m’irritait encore plus, et me faisait paraître le dîner encore plus assommant. Je pris congé au sortir de table.

— À tout à l’heure, n’est-ce pas ? me dit Lobo Neves.

— Peut-être bien.

Et je partis.