Mémoires posthumes de Braz Cubas/Au lecteur

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. v-vi).


AU LECTEUR


Que Stendhal confesse avoir écrit ses livres pour une centaine de lecteurs, voilà de quoi s’étonner et s’attrister ; mais qu’importe que ce volume ait les cent lecteurs de Stendhal, ou cinquante, ou même vingt, ou tout simplement dix ! Dix… ou cinq, qui sait ? C’est en vérité une œuvre diffuse, dans laquelle moi, Braz Cubas, j’ai adopté la forme libre d’un Sterne et d’un Xavier de Maistre, en y mettant peut-être une ombre de pessimisme. C’est bien possible : une œuvre de défunt… J’ai plongé ma plume dans une encre faite d’ironie et de mélancolie, et il n’est pas difficile de présumer ce qui peut sortir d’un tel mélange. D’ailleurs les gens graves trouveront à ce livre des apparences de pur roman, tandis que les lecteurs frivoles y chercheront en vain la contexture habituelle du roman. Me voici donc privé de l’estime des gens graves et de la sympathie des frivoles, qui sont les deux pivots de l’opinion.

Malgré tout, je ne désespère pas de la ramener à moi, et je vais tout d’abord m’abstenir d’un prologue trop explicite et long. La meilleure préface est celle qui contient le moins de choses possible, et qui les dit d’une façon obscure et tronquée. Donc je vous fais grâce des procédés extraordinaires que j’ai employés dans la confection de ces mémoires, écrits là-bas, dans l’autre monde. Ce serait sans doute intéressant, mais surtout long, et parfaitement inutile à la compréhension de ce livre. L’œuvre vaut ce qu’elle vaut. Si elle te plaît, ô délicat lecteur, paie-moi de ma peine. Sinon je te ferai la nique, et bonsoir.


Braz CUBAS.