Mémoires olympiques/Chapitre XX
À Rome aussi il y avait une revanche à prendre depuis l’affaire manquée de 1906. Des petits nuages surgis à Lausanne en 1921, rien ne subsistait. Je tenais donc à ce que la session de 1923 fut particulièrement brillante. Nos collègues le colonel Montu et le marquis Guglielmi se dépensèrent sans compter pour y réussir et la réussite fut magnifique. La session placée sous le patronage du roi et de la reine d’Italie s’ouvrit dans la grande salle du Capitole le 7 avril 1923, en présence du souverain qu’entouraient les présidents de la Chambre et du Sénat, les secrétaires d’État aux Affaires étrangères et aux Beaux-Arts, le préfet de Rome et de nombreux invités. Elle fut close le 12 avril. Les membres du C.I.O. emportèrent de la réception royale au Quirinal, de la fête donnée au Palais Rospigliosi par le marquis et la marquise Guglielmi, comme du dîner de l’Aventin, offert par M. Montu et au cours duquel on vit les ruines du palais des Césars s’embraser spectacle merveilleux, un profond et reconnaissant souvenir. Ils se rendirent au Vatican où, au cours d’une longue audience préalable, leur président avait reçu du pape Pie XI des assurances nouvelles de bienveillante sympathie pour l’Olympisme. Ils goûtèrent aussi l’hospitalité de l’Association nationale de Tourisme et celle du Comité olympique italien. Enfin, ils eurent la satisfaction d’avoir abattu, au cours de leurs séances nombreuses, une besogne importante.
Beaucoup de détails concernant les Jeux prochains furent passés en revue, mais les principales questions traitées furent celles des participations allemande et russe, des Jeux « régionaux » et de la propagande dans l’Amérique du Sud, enfin de la conquête sportive de l’Afrique. La question allemande eût été très simple à résoudre puisque, d’une part, aucune rupture n’avait jamais été consommée et que, de l’autre, les membres allemands du C.I.O. avaient disparu. Le secrétaire général désigné pour l’organisation de la vie Olympiade (Berlin 1916) et qui, en cette qualité, avait pris une part active aux délibérations de juin 1914 à Paris, avait été invité à se rendre à Rome pour s’entendre avec le C.I.O. au sujet de l’élection de nouveaux membres, mais par suite d’un malentendu, il ne vint pas et ce n’est qu’au cours de la saison suivante que purent être élus le secrétaire d’État Lewald et M. O. Ruperti. Nos collègues bulgare, turc et hongrois avaient déjà repris leurs sièges : c’étaient MM. Stancioff, Selim Sirry bey, le comte Geza Andrassy et J. de Muzsa. Resterait à pourvoir à la vacance autrichienne, aucune candidature n’étant encore posée. Le C.I.O. se trouva d’accord cette fois pour approuver la solution qu’il avait eu le tort de repousser en 1921 à Lausanne et qui reposait sur le double principe d’une part du maintien intégral et permanent de l’universalisme, et de l’autre, de sa propre irresponsabilité concernant la transmission des invitations, cette tâche incombant aux autorités du pays organisateur des Jeux.
Après l’Allemagne, la Russie. Ce ne fut pas sans émotion que l’on entendit notre collègue le prince Léon Ouroussoff, ancien diplomate, exposer le cas de ses compatriotes divisés en deux groupes pour lesquels, avec un libéralisme complet, il demandait l’égalité de droits à participer aux Jeux de Paris ; équipes soviétiques et équipes des sociétés sportives d’émigrés eussent été admises sur le même pied. J’ai toujours regretté la façon dont sa proposition fut envisagée et repoussée au titre « administratif ». Nul ne savait mieux que moi à quelles difficultés pratiques elle se heurterait et quels problèmes peut-être insolubles son application soulèverait, mais je pense que le C.I.O. se fût honoré en lui faisant un accueil différent et en la transmettant, le moment venu, au gouvernement français, appuyée par un commentaire bienveillant.
Différente était la situation des Arméniens dont une société composée de jeunes gens émigrés réclamait aussi l’admission. L’Arménie provisoirement n’existait plus qu’en espérance et en souvenir dans le cœur de ses fidèles et elle ne pouvait, comme naguère la Bohème ou la Finlande, se réclamer d’un rôle de première place en « géographie sportive ». Les autres questions nationales étaient réglées. L’État libre d’Irlande pour la deuxième fois était représenté à la session. Ses documents en langue celte qu’accompagnait le texte anglais avaient un air délicieusement archaïque. L’érection du royaume yougoslave avait solutionné ipso facto la question croate, et au désir des Philippins de pouvoir, au défilé olympique, marcher unis derrière leur drapeau, le gouvernement américain venait d’acquiescer libéralement… À la veille des Jeux de Paris, le C.I.O. atteindrait 62 membres et 45 États. Le « petit frère aîné de Lausanne » dépasserait pour un moment en effectifs la grande sœur cadette de Genève.
De la foison de projets éclos au lendemain de la guerre et visant la création de Jeux « régionaux », il ne restait plus grand’chose de viable. J’en étais heureux car je n’avais vu là rien de vraiment fécond, mais il m’avait paru sage de laisser le mouvement s’user de lui-même. Seuls les Jeux d’Extrême-Orient, maintenant placés sous notre patronage, subsistaient. Ils répondaient à un besoin véritable. Je ne m’attachais, en dehors de cela qu’au projet de Jeux Africains dont je parlerai tout à l’heure et aussi à ces Jeux sud-américains dont le Brésil avait donné le signal en les inaugurant l’année précédente (1922) à l’occasion des fêtes du centenaire de l’indépendance. Non seulement ils avaient été placés aussi sous le patronage du C.I.O., mais le gouvernement brésilien m’avait fait tenir une invitation à les venir présider, invitation qui avait d’abord été acceptée. Les circonstances m’ayant toutefois empêché de partir en temps voulu, le comte de Baillet-Latour avait accepté de me remplacer. Au cours d’une tournée à travers la plus grande partie du continent sud-américain, le délégué du C.I.O. n’avait pas seulement reçu l’accueil le plus flatteur pour le travail qu’il représentait, mais s’était employé de façon très heureuse à l’« olympisation », si l’on ose ainsi dire, de ces pays neufs et pleins d’ambitions sportives encore mal satisfaites. Il avait pu, chemin faisant, aplanir des difficultés, apaiser des conflits, résoudre des questions épineuses. Que les Jeux de Rio dussent ou non se perpétuer de façon à devenir une institution vraiment stable, il y avait intérêt à les voir se renouveler dans le proche avenir au profit d’autres cités plus éloignées les unes des autres par suite des transports insuffisants qu’elles ne l’étaient de l’Europe. Il fallait des centres mouvants tels que Mexico, La Havane, Santiago, Montevideo, Buenos-Ayres où pussent se rencontrer les athlètes des pays les plus voisins, tantôt Amérique Centrale, tantôt Amérique du Sud. Ce serait là aussi un excellent « Kindergarten olympique », selon l’expression dont on s’était servi à Manille.
Le comte de Baillet avait à rendre compte au C.I.O. de ce long voyage et de tous les travaux accomplis en son nom ; son rapport souleva des applaudissements unanimes. Obligé d’abréger son voyage, il n’avait pu revenir par la Californie et le Japon où il devait présider les Jeux d’Extrême-Orient dont, cette fois, Osaka était le théâtre. On l’avait attendu à Los Angeles, où le stade était déjà presque achevé, avec une grande impatience, dans l’espoir d’obtenir de lui une certitude quant aux Jeux de 1932, puisque ceux de la viiie et de la ixe Olympiades étaient déjà attribués. Mais j’étais résolu, dans mon impénitence, à renouveler le geste dessiné à Lausanne deux ans plus tôt et à engager l’avenir au delà même des horizons actuels. Los Angeles, en plus de l’ardeur et du zèle de son avocat (notre collègue W. M. Garland), possédait trois atouts. D’abord l’état d’avancement de ses préparatifs olympiques, ce qui constituait un gage précieux de réussite ; ensuite sa situation privilégiée au point de vue des événements politiques ou sociaux, des troubles éventuels que je redoutais puisque j’en évoquais la menace en cette même année 1923, dans une série d’articles parus dans un journal suisse, sous le titre général : Où va l’Europe ? Enfin, l’heure avait vraiment sonné de témoigner à la jeunesse sportive des États-Unis quelque reconnaissance pour l’effort fait depuis Athènes et pour sa participation toujours brillante et nombreuse aux Jeux passés. Ce triple motif décida les membres du C.I.O. à se prononcer à l’unanimité en faveur de l’attribution à Los Angeles de la célébration de la xe Olympiade.
Beaucoup de discussions intéressantes remplirent nos séances dont il me faut renoncer à parler ici. Aussi bien depuis que la Revue Olympique avait disparu, les procès-verbaux de la session annuelle étaient publiés en brochure in extenso aux frais généreux de notre collègue Albert Glandaz, et ainsi le texte en demeure à la disposition de chacun. Le « manque à gagner » donna lieu à de premières escarmouches qui devaient se renouveler et même devenir assez ardentes, sans jamais dégénérer en batailles ; car il est bien digne de remarque et bien à l’éloge de ses membres qu’en aucune circonstance, depuis sa création, le C.I.O. n’ait connu la moindre dispute, de ces disputes qui sont sans lendemain, mais comportent pourtant quelque aigreur dans les propos échangés. Je ne reviendrai pas sur cet aspect nouveau du problème amateuriste. Je m’en suis expliqué dans un chapitre précédent. Le « manque à gagner » cristallisait le conflit fatal entre les tendances modernistes de milieux évolués et le conservantisme intransigeant de la vieille formule sportive anglaise. Nul ne demeurait plus attaché à la doctrine du sport pur que ne l’était le révérend Laffan, et pourtant ce grand Anglais, qui possédait le sens profond de l’histoire, cherchait lui-même en cette circonstance des termes susceptibles de ménager la suite d’une évolution sociale à laquelle il sentait bien l’inanité d’opposer simplement la fragilité du traditionnel non possumus.
Il me reste à parler de cette « conquête de l’Afrique » qui me tenait à cœur au soir de ma carrière olympique et soulevait en somme un des aspects les plus actuels de la question coloniale.
Dans le discours adressé au roi Victor-Emmanuel à la séance inaugurale de la session du C.I.O. au Capitole, se trouvait ce passage : « Et peut-être paraîtra-t-il prématuré de songer à implanter dans un continent retardataire, parmi des populations encore dépourvues de culture élémentaire, le principe des luttes sportives — et singulièrement présomptueux d’attendre de cette extension un renfort propre à accélérer dans ces contrées la marche de la civilisation. Réfléchissons pourtant à ce qui tourmente l’âme africaine. Des forces inemployées — de la paresse individuelle et une sorte de besoin collectif d’action — mille rancunes, mille jalousies contre l’homme blanc et l’envie cependant de l’imiter et de partager ainsi ses privilèges — les soucis contradictoires de se soumettre à une discipline et de s’y soustraire — au milieu d’une douceur qui n’est pas sans charme, la subite poussée de violences ancestrales… tels sont, parmi plusieurs autres, quelques traits de ces races vers qui se dirige l’attention de nos nouvelles générations. Celles-ci, précisément, ont reçu du sport de grands bienfaits. Il les a durcies. Il leur a donné le goût salubre de la détente musculaire et un peu de ce fatalisme raisonnable qui est celui des êtres énergiques, leur effort accompli. Mais si le sport fortifie, il apaise également. À condition de demeurer un adjuvant et de ne point devenir un but, il sait produire l’ordre et clarifier la pensée. N’hésitons donc point à lui tailler sa part africaine. Des délégués de pouvoirs compétents sont venus ici pour en parler avec nous… »
En effet, en marge de la session du C.I.O. se tinrent les séances d’une commission consultative où siégeaient, avec un représentant du ministère italien des colonies, des délégués de l’Algérie, du Maroc, de la régence de Tunis et le colonel Sée, porteur d’un message spécial du maréchal Lyautey, alors résident général. Notre collègue portugais, le comte de Penha-Garcia, était chargé d’y associer son pays. Je n’entrerai pas dans le détail des délibérations, mais dirai tout de suite pour n’y plus revenir quel fut le destin de l’entreprise : destin provisoire du moins, car le plan, j’en suis convaincu, sera repris. Ce plan comportait tous les deux ans, à la périphérie de l’énorme continent, des « Jeux africains » avec un programme très simple pour commencer et qui, tout naturellement, eussent revêtu un caractère presque exclusivement régional. Je les eusse voulus réservés aux seuls indigènes. On préféra y adjoindre des concours pour les colons ayant deux années de présence dans le pays. Certes, le point de vue était fort défendable, mais il compliquait le départ. Les villes reconnues aptes à la tenue des premiers Jeux furent Tunis, Rabat, Casablanca, Dakar, pour l’Afrique française, Tripoli, Bengasi et Asmara pour les possessions italiennes, Libreville au Congo belge, Loanda et Sumac pour l’Afrique portugaise, Le Cap et Nairogli pour l’Afrique du sud. Mon erreur fut d’envisager (et de faire partager ce sentiment au C. I. O.) l’opportunité d’une inauguration plus solennelle, plus prestigieuse qui aurait lieu à Alger en 1925. Tout d’abord cette décision trouva de l’écho en Algérie et M. Th. Steeg, alors gouverneur général, s’y intéressa. Mais il ne tarda pas à rencontrer une opposition d’autant plus redoutable qu’elle n’avait ni précision ni centre. On cherchait surtout à perdre du temps, à émousser les bons vouloirs. Il y eut là des rivalités peut-être personnelles, en tous cas administratives. Il devait advenir par la suite que l’inauguration serait retardée à 1929 et Alexandrie substituée à Alger. Les préparatifs alors furent considérables, un très beau stade construit. Notre collègue pour l’Égypte, A. C. Bolanachi, se donna à cette entreprise avec une ardeur et une générosité que rehaussait sa compétence reconnue de tous… Au dernier moment une manœuvre politique anglaise, à laquelle la France se joignit, rendit stérile tout l’effort accompli et le roi Fouad dut inaugurer le beau stade d’Alexandrie de façon discrète et toute locale. Je ne puis m’expliquer sur cette assez fâcheuse affaire puisque, lorsqu’elle se développa, j’avais quitté la présidence du C. I. O. Mais au fond des choses, il y avait le conflit essentiel, la lutte de l’esprit colonial contre la tendance à émanciper l’indigène, tendance pleine de périls au regard des états-majors de la métropole. Les arguments employés n’auraient pas été sans valeur… autrefois ; mais ils appartiennent au passé mort. Il y a bel âge qu’ils ne peuvent plus servir. La Revue Olympique avait traité ce beau sujet du « rôle du sport dans la colonisation » dans un numéro de janvier 1912. Vingt années plus tard, je crus l’évolution des esprits suffisante pour passer à la pratique ! Il paraît que la question n’était pas encore mûre. Elle doit être maintenant bien près de sa maturité et je demeure convaincu qu’avant longtemps l’Afrique sportive s’organisera malgré tout, mais peut-être moins bien que si l’Europe avait su prendre, en temps voulu, la direction du mouvement. Il restait en tous cas la « médaille africaine » destinée à être annuellement mise à la disposition des chefs de poste, des missions… pour l’encouragement des exercices sportifs. Ce serait quelque chose en attendant mieux. Elle représente un noir lançant le javelot et, sur l’autre face, lisible à travers des bambous, cette inscription en latin, puisque l’Afrique est polyglotte pour les colons comme pour les indigènes : Athletæ proprium est se ipsum noscere, ducere et vincere. Se connaître, se gouverner, se vaincre, beauté éternelle du sport, aspirations fondamentales du vrai sportif et conditions de son succès.