Mémoires olympiques/Chapitre XV

Bureau International de Pédagogie Sportive (p. 137-146).
xv
Le xxe Anniversaire des Jeux Olympiques
(Paris 1914)

Vers 1910, il me fut montré au ministère des Affaires Étrangères un document dont je ne me rappelle plus la teneur mais qui, transmis à un autre département, était revenu au quai d’Orsay portant en travers, d’une grande écriture rageuse, ces mots : « Le gouvernement français ne reconnaît pas les Jeux Olympiques ». Il ne m’eût pas été très difficile d’identifier le rond-de-cuir supérieur qui avait ainsi exhalé ses mauvaises pensées. Mais si sa personnalité me laissait indifférent, la forme de son affirmation m’avait agacé : « Ah ! me dis-je, attends un peu ! Tu vas voir si le gouvernement français ne reconnaît pas les Jeux Olympiques ! » De ce jour fut arrêté en moi la volonté formelle de donner à la célébration du xxe Anniversaire de leur rétablissement, en juin 1914, un caractère tel que le Tout-Paris officiel et mondain apparût unanime dans son hommage à l’institution rénovée.

Il n’y avait qu’un véritable obstacle… au départ. Il fallait forcer la main au gouvernement et lui imposer le patronage de la célébration au lieu de le lui demander selon l’usage — ce qui eût amené enquêtes, contre-enquêtes, avis motivés… et toute la série des paperasseries habituelles à notre sacro-sainte administration. Le C.I.O. allait se réunir à Budapest (mai 1911). Le président du Conseil, ministre de l’Intérieur, M. Monis, était alité à la suite d’un accident Je me dirigeai vers la place Beauveau et fis passer ma carte au chef ou au sous-chef de son cabinet, qui, si je ne me trompe, portait le même nom que le ministre et devait être son parent. Je trouvai un jeune homme élégant, très homme du monde et qui comprit tout de suite la situation. « Voyez, lui dis-je, ce qui va se passer. Un vote va être émis par un comité où siègent quatre Français au milieu de quarante étrangers appartenant à trente pays différents[1]. Ce vote décidera la célébration à Paris, en juin 1914, du xxe Anniversaire du Rétablissement des Jeux Olympiques et fera hommage du patronage de cette célébration à la République Française. Quel effet fâcheux si cet hommage n’était pas accepté aussitôt et si la réponse devait venir au bout de longtemps non sans avoir été discutée de droite et de gauche. D’autre part, je sais parfaitement que nos habitudes administratives et politiques imposent ce circuit. Voici le texte de la lettre que j’adresserai, sitôt le vote rendu, à M. le Président du Conseil. Que penseriez-vous d’une réponse conçue à peu près en ces termes ? »… Et je donnai lecture de ma lettre et de la réponse dont le texte se trouve dans la Revue Olympique de juillet 1911 : « Vous avez bien voulu me faire part du vote par lequel le C. I. O., assemblé à Budapest, etc. (suivaient les précisions désirables)… J’ai l’honneur de vous remercier de cette intéressante communication et je vous prie d’être auprès de MM. les Membres du C. I. O. l’interprète des sentiments de reconnaissante sympathie du Gouvernement français. »

Les choses se passèrent ainsi. Le vote fut émis par acclamation le 25 mai. Moins de quatre semaines plus tard, j’étais en possession de la lettre du ministre, conçue dans les termes convenus. Je résolus ensuite de partager avec une commission spéciale, élue par le C. I. O., les travaux préparatoires au grand Congrès des Comités Nationaux et de garder pour moi seul l’organisation des fêtes dont au reste une grande partie des dépenses m’incombait. La Commission fut composée, sous ma présidence, de MM. Brunetta d’Usseaux, de Blonay, Callot, Laffan, Sloane, de Tuyll et de Venningen. Elle avait pour mission principale de préparer la représentation numérique des comités olympiques nationaux au Congrès et ensuite d’étudier les bases possibles d’un programme type pour les Olympiades futures. La Commission s’assembla huit mois plus tard, les 27 et 28 mars 1912, à Bâle, pour entendre les rapports du prof. Sloane sur la première question, et du Rév. Laffan sur la seconde. Divers présidents de comités nationaux, notamment MM. Duvignau de Lanneau (France), de Laveleye (Belgique), étaient venus exposer les vues de leurs collègues. Le bureau des fédérations européennes de gymnastique et les fédérations internationales de tir, de natation et d’aviron avaient été conviées à donner leur avis. Au cours de la session de Stockholm, quatre mois plus tard, le C. I. O. approuva avec quelques retouches les propositions de la Commission et lui donna mandat de poursuivre ses travaux. La Commission, en effet, profita du séjour en Suède des présidents ou représentants des comités olympiques allemand, américain, belge, russe, italien, autrichien, danois, australien, français, grec, hollandais, hongrois, japonais, luxembourgeois, norvégien et finlandais[2] pour s’entretenir avec eux, ainsi qu’avec des athlètes de ces diverses nationalités. Cela procura une documentation abondante sur les desiderata et l’état d’esprit des milieux techniques. En même temps, je remis à tous les comités l’invitation officielle pour Paris. La Commission s’assembla à nouveau à Lausanne à la veille du Congrès de 1913. À la suite de l’approbation définitive donnée à ses propositions par le C.I.O., le programme et les règlements du Congrès de Paris furent publiés par la Revue Olympique de juin 1913 en français, allemand et anglais.

Les comités reconnus par le C.I.O. avaient droit au nombre maximum de délégués suivants : pour l’Allemagne, l’Angleterre, la France, les États-Unis, l’Italie et la Russie, 10 ; pour l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, la Grèce, la Hollande, la Hongrie et la Suède, 6 ; pour tous les autres pays, 5 ; sauf les comités finlandais, luxembourgeois, monégasque et tchèque, qui n’en auraient que 2. Les membres du C. I. O. ayant comme tels le droit de vote ne pouvaient être délégués de leur comité national. Les pays ne possédant pas de comité national pourraient envoyer trois délégués présentés par leur ministre des Affaires Étrangères, mais qui n’auraient que voix consultative. Venaient ensuite ce qui concernait la vérification des pouvoirs, le bureau du Congrès, les délibérations et discussions, les langues autorisées (français, anglais, allemand), puis les questions proposées (qualification : sexe, âge, nationalité, amateurisme des concurrents aux Jeux — nombre d’engagements pour chaque sport — liste des épreuves obligatoires, sports facultatifs — règlements techniques — jurys et récompenses). Je ne donne là que les têtes de chapitres. Tout cela était très détaillé et, comme on l’a vu, était issu de délibérations qui avaient duré près de deux ans et s’étaient appuyées sur des enquêtes approfondies.

Avant de mettre debout le programme des fêtes, j’avais voulu laisser s’achever le septennat du président Fallières qui, de tous les chefs d’État français depuis la démission de Jules Grévy, était assurément le moins olympique. Sitôt son successeur élu, j’aviserais, mais un certain nombre de démarches « mondaines » avaient déjà abouti. Dès le premier printemps de 1913, je me rendis à Paris et trouvai, près du nouveau président M. Raymond Poincaré, l’accueil le plus compréhensif. Je visitai en même temps le ministre des Affaires Étrangères, M. S. Pichon, que j’avais connu résident général à Tunis, et le président du Conseil Municipal de Paris. Tout fut vite réglé. Peu après le Congrès et la session de Lausanne, je retournai à Paris porter au chef de l’État un programme détaillé qui s’étendait sur quatorze jours et ne comprenait pas moins de dix-sept cérémonies ou festivités. Lui-même y figurait trois fois : à la Sorbonne, au Trocadéro et… à l’Élysée. Le président se mit à rire. C’était exactement une année d’avance. « C’est définitif ?… » demanda-t-il. « Absolument », répondis-je. « Alors, j’en prends note », dit-il simplement. Il transcrivit les dates qui l’intéressaient sur un calepin. Comme je risquais quelques explications quant au caractère que j’avais cherché à donner à cet ensemble : « Oh ! j’ai compris, interrompit-il. Toute la France ! » Et un sourire satisfait indiqua que son patriotisme approuvait pleinement.

Toute la France ! Il y a des mots qui sont à eux seuls une récompense. Et, en effet, dans le programme que venait d’approuver le Président, une fête à l’Hôtel de La Rochefoucauld, donnée par le duc et la duchesse de Doudeauville, une garden-party au château de Maintenon, chez le duc et la duchesse de Noailles, un « manège-paré », offert par le comte Potocki s’encastraient entre les réceptions de l’Élysée, du ministère des Affaires Étrangères et de l’Hôtel de Ville. Il y aurait encore une fête d’escrime au Cercle Hoche, organisée par son président le duc Decazes, une fête nocturne au Bois de Boulogne et une fête d’aviron sur la Seine, données par nos collègues français le comte de Bertier et M. Albert Glandaz, une soirée à l’ambassade d’Allemagne… à quoi s’ajoutèrent plus tard une soirée du comte Brunetta et un dîner original au restaurant des Ambassadeurs, sur invitation du président du Comité américain, le colonel Thompson.

Toute la France… Une représentation de la Comédie-Française, qui faisait partie de nos réceptions personnelles à Mme de Coubertin et à moi, comportait trois étapes de l’Art Français, du « Franc Archer de Bagnolet », à Flers et Caillavet. Tous les programmes ou menus furent gravés par Stern, selon des styles d’époques différentes. La Revue Olympique consacra un numéro à des récits anecdotiques concernant les sites ou monuments parisiens par lesquels passeraient les congressistes, du Bois de Boulogne à la Sorbonne en comprenant Sainte-Clotilde, le Panthéon, l’Élysée, le Trocadéro, les demeures particulières, l’Hôtel de Ville, etc. Enfin, une brochure luxueusement éditée intitulée : Notes sur la France contemporaine, fut remise à chaque congressiste. MM. A. Ribot, Léon Bourgeois, Edm. Perrier,une douzaine de compétences notoires y avaient collaboré. On se demandera où j’en voulais venir. À ce moment, je ne croyais pas du tout la guerre prochaine ni même fatale. Peut-être aurai-je un jour l’occasion d’exposer les motifs de cette opinion ; mais j’estimais que rien n’était mieux de nature à provoquer la guerre que la passion de l’auto-dénigrement qui avait atteint chez mes compatriotes, le degré le plus absurde. Et j’avais d’autant moins de peine à combattre cette passion que je ne l’estimais justifiée par aucune réalité concrète. Deux ans auparavant, causant à Stockholm avec un officier supérieur allemand sous la courtoisie duquel perçait un imperceptible dédain pour la France républicaine, je lui avais dit qu’à mon avis, à aucune période de son histoire contemporaine, la France n’avait recélé un pareil trésor de forces latentes et éparses, dont il suffirait d’une commotion pour constituer un bloc invincible. Je me souviens de la stupeur empreinte dans son regard à l’énoncé de cette opinion par le chef d’un groupement ultra-aristocratique. Il me sentait convaincu. Je n’avais donc en juin 1914 aucun effort à faire pour m’inspirer dans mes actes du sentiment exprimé en toute sincérité en 1912.

Mais comme le sort est souvent ironique, il fit surgir juste à point autre chose d’assez français,… une double crise ministérielle battant les records antérieurs d’instabilité politique. Les congressistes, en arrivant à Paris, y virent tomber le lendemain même de sa constitution le cabinet Ribot, dans lequel M. Léon Bourgeois avait le portefeuille des Affaires Étrangères. Deux jours après devait avoir lieu la réception au quai d’Orsay… « Elle n’aura pas lieu, naturellement ? » me dirent des voix amusées sans le vouloir paraître. « Et pourquoi donc ? — Il n’y a pas de ministre. — Il y en aura un. » Et, en effet, M. et Mme Viviani, installés le matin même, se tenaient à l’heure dite à l’entrée des salons, amènes et souriants comme s’ils avaient ordonné eux-mêmes le moindre détail de la soirée. Dans cette nombreuse équipe internationale que formaient les membres du Congrès (pas loin de cent quarante), il y avait des hommes cultivés, mûris par la vie, ayant occupé des fonctions importantes. Plus d’un fut surpris de voir de près la façon dont à Paris, se défaisaient et se refaisaient les cabinets et surtout de noter le peu de désarroi que semblait produire chez les Français une panne ministérielle.

La cérémonie commémorative de la Sorbonne, que présidait le chef de l’État, entouré de tous les ambassadeurs et au cours de laquelle furent présentés plus de cent adresses ou télégrammes émanant de souverains, de princes héritiers, de gouvernements, d’universités et de sociétés, fut embellie par l’audition des fameux chanteurs suédois venus à Paris à l’occasion des fêtes. Pour la première fois parut en public le drapeau olympique, dont on venait de fabriquer une grande quantité et qui eut beaucoup de succès. Tout blanc avec les cinq anneaux enlacés : bleu, jaune, noir, vert, rouge, il symbolisait les cinq parties du monde unies par l’olympisme et reproduisait les couleurs de toutes les nations.

Le Festival du Trocadéro me donna quelques déboires. Le scénario avait été tracé sur un plan de gradation rythmique. Après un préambule exécuté par un septuor de harpes dans une obscurité bleutée, les « Échos du passé », hymnes antiques et byzantins, avaient été interprétés par le chœur de l’Église Grecque. Puis tandis que la lumière renaissait lentement, les « Voix du Nord », celles des chanteurs suédois, évoquaient l’espérance du renouveau olympique dont la troisième partie célébrait la résurrection, mettant en jeu les masses compactes de l’École de Chant Choral, tout cela coupé de morceaux d’orgue dont la tonalité allait s’accentuant, et de stances par lesquelles s’exprimait la pensée directrice jusqu’à l’apothéose finale : un cortège de jeunes filles, en costume antique, venant couronner les drapeaux des nations organisatrices des cinq premières Olympiades : Grèce, France, États-Unis, Angleterre, Suède. La Marseillaise fameuse, harmonisée par Gossec et accompagnée du son des cloches, retentissait alors… Les harmonies furent parfaites mais les jeux de lumière assez mal réglés et le cortège un peu désuni.

Le Président s’était prêté pour respecter l’eurythmie à une entrée obscure et silencieuse, au grand scandale du Protocole !

Ces fêtes de 1914 terminées à Reims par une représentation splendide donnée par le marquis de Polignac au Collège d’Athlètes n’avaient nullement nui aux travaux du Congrès. Hormis le jour de l’excursion à Maintenon, il y avait toujours eu deux séances par jour, une le matin et une l’après-midi, de 2 à 4 heures ; en tout quinze séances. On fit ainsi une besogne considérable. La bonne volonté des délégués ne se lassa pas. Ils donnèrent jusqu’au bout leur effort. Je présidais toutes les séances, une seule exceptée, et n’en eus aucun ennui. Les interventions oratoires furent toujours mesurées ; des résumés en français ou en anglais plutôt que des traductions permirent à tous de s’entendre rapidement. Je tâchais surtout de maintenir de la diversité et de l’animation dans le débat tout en le raccourcissant le plus possible. Le programme entier, malgré son étendue, put être passé en revue. Nul ne se doutait que les procès-verbaux du Congrès ne seraient jamais publiés. Rédigés en trois langues, une commission avait été désignée pour en comparer les textes de façon à éviter toute erreur. Cette commission devait s’assembler au mois d’août et la publication se faire à l’automne. Ce ne fut qu’en novembre 1919, cinq ans plus tard, que le C. I. O. fit imprimer les décisions adoptées concernant les épreuves fixées, les jurys, les règlements spéciaux, les engagements et les qualifications, etc… Tout cela avait été arrêté en vue des Jeux de la vie Olympiade auxquels dès alors Berlin se préparait avec le désir marqué de surpasser ce qui avait été réalisé précédemment. C’est pourquoi les engagements étaient prévus en nombre considérable et presque tous les sports figuraient au programme général de ces Jeux de 1916, qu’une tragédie mondiale allait brusquement supprimer.

  1. C’étaient les chiffres de 1910. Les quatre Français étaient : MM. Ballif, de Bertier, Callot et Gautier-Vignal (membre pour Monaco). Depuis longtemps j’avais établi que le président ne devait pas compter au point de vue national.
  2. Beaucoup de membres du C. I. O. trouvaient avantage à n’être point présidents du Comité National de leur pays et, en général, nous préférions qu’il en fût ainsi.