Mémoires olympiques/Chapitre XI

Bureau International de Pédagogie Sportive (p. 102-107).
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L’amateurisme

Lui ! Toujours lui. Il y avait maintenant seize ans que nous avions prétendu naïvement en finir avec lui et il était toujours là, identique et insaisissable : un vrai ballon de water-polo avec cette manière de glisser et de filer sous la main qui tient du chat et de s’en aller vous narguer à quatre mètres. Personnellement, cela m’était égal. J’en risque aujourd’hui l’aveu ; je ne me suis jamais passionné pour cette question-là. Elle m’avait servi de paravent pour convoquer le Congrès destiné à rétablir les Jeux Olympiques. Voyant l’importance qu’on lui attribuait dans les milieux sportifs, j’y apportais le zèle désirable, mais c’était un zèle sans conviction réelle. Ma conception du sport a toujours été très différente de celle d’un grand nombre — peut-être de la majorité — des sportifs. Pour moi, le sport était une religion avec église, dogmes, culte… mais surtout, sentiment religieux, et il me paraissait aussi enfantin de relier tout cela au fait d’avoir touché une pièce de cent sous que de proclamer d’emblée que le bedeau de la paroisse est nécessairement un incroyant parce qu’il a un traitement pour assurer le service du sanctuaire. Aujourd’hui que j’ai atteint — et même dépassé — l’âge où l’on peut pratiquer et proclamer librement ses hérésies, je n’hésite point à avouer ce point de vue. Cependant, faute de mieux, j’entendais bien qu’il fallait admettre certaines règles, dresser certaines barrières plus ou moins fictives et je ne demandais pas mieux que d’y aider dans la mesure du possible. Les Anglais, surtout, se montraient acharnés à cet égard. C’était un signe et un présage de force pour le C. I. O. qu’ils se tournassent vers lui en réclamant son intervention.

Le questionnaire en trois langues, envoyé en 1902 à toutes les sociétés, n’avait pas donné lieu à de bien nombreuses réponses — ni surtout bien lumineuses. Après les Jeux de Londres, la « Sporting Life » qui jouissait outre-Manche d’un certain prestige reprit l’affaire à son compte et mena avec vigueur une nouvelle enquête. Déclarant que seul, le C. I. O. avait dans le monde, grâce à l’indépendance que lui assuraient sa composition et son mode de recrutement, une situation adéquate, le journal anglais entreprit de recueillir à son intention des consultations utiles. Quelques mois plus tard, un énorme dossier nous était remis, composé de plus de 150 pièces. L’ayant parcouru avec attention et avec le désir d’y trouver du nouveau, je dus reconnaître que là encore il n’y avait que du ressassé. Il m’apparut que le mal initial venait de ce que la question n’était pas posée en des termes et d’une façon permettant de la résoudre ; on s’obstinait à vouloir la résoudre avant de l’avoir posée.

Un de mes collègues français, le comte Albert de Bertier, très compétent en matière sportive — et surtout, dirais-je, en esprit sportif — accepta de présenter à la réunion de Berlin un rapport dont nous travaillâmes ensemble, chez lui, à Compiègne, les considérants et les conclusions.

La définition de l’amateur qui avait servi de modèle à la plupart des définitions continentales ou transatlantiques était déjà vétuste. Elle provenait d’Angleterre. Elle établissait qu’on cesse d’être amateur :

1o En touchant un prix en espèces ;

2o En se mesurant avec un professionnel ;

3o En recevant un salaire comme professeur ou moniteur d’exercices physiques ;

4o En prenant part à des concours « ouverts à tous venants (all comers) ».

Ce qui frappe tout de suite, c’est la grande inégalité de ces quatre points. Le second est très discutable dans son absolutisme. Le troisième confond professeur et professionnel (ce que pour ma part je n’ai jamais admis) d’une façon dont le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle est par trop simpliste. Le quatrième a perdu toute signification. Qu’est-ce que c’est qu’un concours « ouvert à tous venants » ? Il faut se reporter pour le comprendre aux mœurs sportives anglaises d’il y a cinquante ans. En somme, c’est de la défense sociale, de la préoccupation de caste.

Toute surannée que fût une telle énumération, elle pouvait servir à l’étude de la question. Il y avait à considérer successivement : l’argent — les contacts — le professorat — les rapports de l’individu et du groupe.

J’ai relu l’autre jour — après pas mal d’années — ce rapport de 1909 et je n’ai pu m’empêcher de regretter qu’il n’ait pas, à ce moment, tout simplement passé le cap des résistances. Ses conclusions étaient franches et nettes. On eût évité, en les adoptant, combien d’ennuis, de disputes, de piétinements sur place. Surtout on eût sinon étouffé dans l’œuf, du moins fortement affaibli cette espèce néfaste — les faux amateurs — qui s’est mise à pulluler par la suite à la façon de ces hérésies des temps byzantins dont Tertullien compare le pullulement à celui des scorpions, l’été au bord du Nil. Toute source de profit direct, continu et de valeur appréciable était dénoncée ; beaucoup d’indulgence était demandée pour les peccadilles. Le principe de la requalification était admis à condition qu’il y eût, pour l’appliquer, un tribunal unique absolument indépendant et présentant toutes garanties : une sorte de Cour de La Haye pour les sports. Le serment était érigé en habitude ; serment détaillé et par écrit pour les concours ordinaires ; serment oral prêté sur le drapeau national de chacun lors des solennités olympiques. Le remboursement était admis dans les circonstances le légitimant, mais à condition de comprendre seulement le transport et le séjour, non l’argent de poche.

Nous refusions formellement de reconnaître qu’un amateur pût être dépouillé de sa qualité simplement pour s’être mesuré avec un professionnel et encore moins pour s’être mesuré avec un athlète suspendu par sa fédération ou avoir pris part à un concours « non autorisé » par elle : prétention stupéfiante et absurde que plus d’une fédération avait réussi à imposer.

Le caractère professoral était nettement distingué du caractère professionnel. Des dispositions étaient suggérées pour servir de base à une législation établie sur toutes ces données révolutionnaires, mais sages et convenant à l’avenir démocratique et cosmopolite qui se dessinait et sur les exigences prochaines duquel j’attirais volontiers l’attention de mes collègues du C. I. O. Ils étaient beaucoup moins rebelles à les admettre qu’on n’eût pu croire et les plus aristocrates de la bande n’étaient pas les plus rétrogrades, loin de là.

Par contre, plusieurs étaient timides et se tenant en contact avec l’opinion des milieux sportifs de leurs pays, ceux-là craignaient de la heurter de front et trop violemment. On demanda des atténuations, de forme tout au moins, à plusieurs parties du Rapport. Le texte qui se trouve dans la Revue Olympique d’août 1909 est le texte révisé, édulcoré. J’aurais bien voulu retrouver le texte premier tel qu’il fut lu au C. I. O. à Berlin. Il ne se trouve pas à sa place dans les archives et je n’ai pu réussir à mettre la main dessus.

Cette timidité à laquelle je viens de faire allusion amena le Comité à décider d’extraire du Rapport un petit nombre de questions pour les soumettre aux fédérations et groupements intéressés. Voici le questionnaire tel qu’il s’envola de nos mains peu de semaines plus tard :

1 Êtes-vous d’avis qu’on ne doit pas pouvoir être professionnel dans un sport et amateur dans un autre ?

2 Êtes-vous d’avis qu’un professeur peut au contraire être amateur dans les sports qu’il n’enseigne pas ?

3 Êtes-vous d’avis que l’amateur devenu professionnel ne doit pas pouvoir recouvrer sa qualité d’amateur ? Admettez-vous des exceptions à cette règle ? Lesquelles ?

4 Admettez-vous le remboursement aux amateurs des frais de transport et des frais d’hôtel ? Jusqu’à quelle limite ?

5 Admettez-vous qu’on puisse perdre la qualité d’amateur par simple contact avec un professionnel ?

Les réponses devaient être adressées : pour l’Europe continentale à notre collègue hongrois M. J. de Muzsa ; pour l’Empire Britannique à M. Th.-A. Cook ; pour le continent américain au professeur W.-M. Sloane. C’était la même répartition que j’avais inaugurée en 1894 et qui avait paru pratique. Un long délai était donné pour étudier et motiver les réponses. Rien donc ne fut bâclé. Ce fut l’année suivante, à notre session tenue à Luxembourg (juin 1910) que nos collègues nous rendirent compte des documents reçus par eux. Hélas ! les réponses étaient follement contradictoires. Ni dans le même pays d’un sport à l’autre, ni dans des pays différents pour le même sport, on ne semblait proche d’une entente quelconque. Des affirmations ; point d’arguments. De la fantaisie ; rien de vraiment réfléchi. À faire cette constatation, j’appréciai rétrospectivement la timidité des collègues qui avaient craint d’« oser ». Peut-être nous avaient-ils épargné par là bien des ennuis. Mais dès lors les problèmes amateuristes perdirent pour moi le peu d’intérêt qu’ils gardaient encore. Je me repliai sur ma conviction que professeur et professionnel ne doivent pas être mis sur le même pied, que le serment, non de parade, mais détaillé et signé, est la seule manière d’être éclairé sur le passé sportif d’un homme car un faux serment en ce cas le disqualifie à jamais et dans tous les domaines, que les distinctions de castes ne doivent jouer aucun rôle en sport, que les temps ne sont plus où l’on peut demander aux athlètes de payer voyages et séjours, que la qualité d’amateur n’a rien à voir avec les règlements administratifs d’un groupement sportif quelconque, etc., etc., etc., qu’aussi bien il y a beaucoup de faux amateurs qu’on doit poursuivre et beaucoup de faux professionnels qu’il faut indulgencier, etc., etc., etc.

Que viens-je d’écrire ! Quels blasphèmes ! Je devrais dire comme le curé d’Alphonse Daudet, arrêté net au milieu de sa chanson à boire : « Miséricorde ! si mes paroissiens m’entendaient ! »