Mémoires olympiques/Chapitre IV

Bureau International de Pédagogie Sportive (p. 43-47).
iv
Le Congrès Olympique du Havre (1897)

Pourquoi Le Havre ? On n’en revenait pas. Qu’est-ce que le grand port normand avait à faire avec l’olympisme ?

Dès son retour d’Athènes, le docteur Gebhardt avait exprimé le vœu qu’une prochaine assemblée du C.I.O. se tînt à Berlin. MM. Bikelas, Kemény et Guth étaient d’accord, disait-il. Mais je m’étais bien gardé de les consulter et avant l’été j’engageai des pourparlers avec la municipalité havraise. Rien n’eût été plus imprudent que d’assembler le C.I.O. seul, en pleine lumière, dans une grande capitale. Comme on demandait naguère à une jeune fille encore très jeune et qui est aujourd’hui la femme d’un écrivain connu, si « elle avait beaucoup dansé cette saison », elle avait répondu avec une jolie moue : « Mes parents ne me trouvent pas encore au point. Ils ne me sortiront que l’année prochaine. » J’étais à l’égard du C.I.O. exactement dans le même état d’esprit. Je ne le trouvais pas assez au point pour le sortir. Son faible contingent, son absence de ressources matérielles, surtout son caractère de porte à faux ne pouvant s’appuyer ni sur des forces administratives, ni sur des forces techniques régulièrement constituées ou reconnues m’interdisaient une telle imprudence. D’un autre côté, je jugeais plus important que jamais de préserver son indépendance absolue en ne l’inféodant à aucun pouvoir protecteur. Il ne fallait pas compromettre la victoire remportée à Athènes, mais pas davantage s’en exagérer la portée.

Jusqu’alors, j’avais toujours vécu une bonne partie de l’année en Normandie : parenté, foyer, intérêts politiques éventuels, tout m’avait rattaché à ce berceau de ma famille. Il m’était donc plus aisé d’y trouver un point d’appui qu’ailleurs. Le chef de l’État français élu l’année précédente, après la démission inattendue du président Casimir-Périer, était un Havrais et sa cité d’adoption était restée sa résidence estivale. J’étais certain de l’intéresser à l’entreprise.

À Athènes, on n’avait fait pour ainsi dire que de la technique habillée d’histoire ; ni congrès, ni conférences, aucune préoccupation morale ou pédagogique apparente. Se tourner de ce côté au lendemain des Jeux, c’était rappeler le caractère intellectuel et philosophique de mon initiative et placer d’emblée le rôle du C.I.O. très au-dessus de celui des simples groupements sportifs. Sans donc tenir compte des objections qui m’étaient faites, je persistai dans mon projet havrais et m’assurai d’abord l’hospitalité de l’Hôtel de Ville et la collaboration de deux amis dévoués : le Père Didon, prieur du collège d’Arcueil, et Gabriel Ronvalot, célèbre par sa traversée de l’Asie centrale. Ils comptaient alors parmi les orateurs les plus en vogue. Un programme élastique fut rédigé, permettant d’aborder un peu tous les problèmes, d’en sortir et d’y rentrer. Voici ce programme :

PÉDAGOGIE

De la psychologie des exercices physiques ; particularités propres à chacun d’eux.

De la distinction entre les jeux libres et les exercices commandés ; avantages et inconvénients des uns et des autres.

De l’action morale des exercices physiques sur l’enfant, sur l’adolescent ; influence de l’effort sur la formation du caractère et le développement de la personnalité.

De l’organisation des exercices physiques dans les lycées et collèges ; les élèves peuvent-ils les organiser et les diriger eux-mêmes, et de quelle façon ? Conséquences de l’indépendance laissée aux élèves. Rôle de l’autorité.

HYGIÈNE

De la physiologie des exercices physiques ; règles propres à chaque forme d’exercice.

De l’enseignement de l’hygiène dans les lycées et collèges ; programme de cet enseignement.

Du vêtement.

De l’hydrothérapie envisagée comme complément de l’exercice physique ; sous quelle forme elle doit être employée.

SPORT

De la question des prix en espèces et de la définition de l’amateur.

De l’organisation des concours internationaux ; périodicité et conditions générales.

De la création d’une Union olympique universelle et d’un « Bulletin olympique universel ».

De la renaissance et du développement des exercices physiques au XIXe siècle ; historique de ce mouvement dans les différents pays du monde.

La partie sport fut à peine effleurée ; elle était là pour la forme. Les projets d’une Union olympique universelle et d’un Bulletin en plusieurs langues avaient été insérés pour plaire à notre collègue hongrois F. Kemény qui, parfois, voyait grand. La participation du recteur de l’Académie de Caen, du préfet de la Seine-Inférieure, du sous-préfet du Havre, d’un assez grand nombre de délégués étrangers rehaussa le prestige des discussions. Le chef de l’État reçut en deux journées à sa villa de la Côte les membres du congrès, en l’honneur desquels furent données des fêtes assez réussies.

Ce fut au cours d’une des séances publiques, tandis que le Père Didon, dans la grande salle de l’Hôtel de Ville, soulevait l’enthousiasme d’une nombreuse assistance par une de ces harangues enflammées dont il avait le secret, que me parvint la carte d’un délégué retardataire, le Révérend de Courcy Laffan, headmaster du collège de Cheltenham et représentant de la Conférence des headmasters anglais. L’ayant salué et invité à prendre place aux premiers rangs, nos regards se croisèrent et se pénétrèrent. C’était un homme encore jeune, svelte, avec un visage d’une rare finesse. Dans tout son être se révélait un équilibre parfait de l’intelligence, de la force et de la sensibilité. Il venait de débarquer du bateau de Southampton. Lorsque le Père Didon eut fini, trop vite au gré de l’auditoire, la discussion s’ouvrit, mais personne ne se souciait de prendre la parole après lui. Alors, je songeai qu’un petit discours en anglais romprait la glace et tout en m’excusant de mon indiscrétion, je priai le headmaster de Cheltenham de dire quelques mots. Sans hâte, comme sans hésitation, aussi modeste que sûr de lui, M. Laffan se leva, et dans un français de la plus complète pureté, avec une mesure et un choix d’expression tout à fait inattendus, il exposa sa thèse sur l’emploi moral de la force sportive. Ses idées concordaient avec celles du Père Didon, mais la forme était si différente, d’une élégance sobre et raffinée à la fois que le contraste porta les auditeurs à un nouveau diapason d’enthousiasme et fit de cette séance une vraie concertation d’éloquence française. Pour moi, je ne doutais pas qu’un nouveau collaborateur et des plus précieux me fût tombé du ciel. Laffan, chez qui le celtisme fondamental hérité de ses ancêtres irlandais entretenait une certaine tendance mystique, m’a dit depuis que, dès ce premier jour, il se sentit «  appelé » à servir la cause olympique de tout son pouvoir. En effet, il devait lui rester fidèle jusqu’au bout de sa vie. Et l’amitié qui nous lia fut profonde et stable.

Le congrès du Havre dut se passer du concours de la Grèce. En Grèce, on se battait pour l’émancipation crétoise et le légitime redressement des frontières, mais le destin se montrait hostile. Amis et ennemis occupés au service de la patrie ne tournaient pas les yeux vers la Normandie. Aussi, l’Hellénisme qui avait pénétré l’atmosphère du Congrès initial de 1894 s’effaçait ici devant l’influence britannique, plus proche. C’est Arnold, sur qui l’on s’appuyait plus ou moins consciemment. À vrai dire depuis dix ans, que je cherchais à implanter en France ses doctrines, je trouvais au principe qui les portait une clarté et une force si grandes que je m’étonnais de sentir le monde moderne lent à comprendre. Cette fois encore, il ne parut pas y avoir grand progrès sur ce point, malgré le triple appui du Père Didon, de Laffan et de Bonvalot. Dans le sein même du Comité, tous n’étaient pas satisfaits. Balck trouvait qu’on perdait son temps et que les sujets traités étaient « sans rapport avec nos travaux ». Un instant, il voulut même démissionner. Ce fut la seule et passagère défaillance de sa fidélité. D’autres pensaient avec lui qu’à se mêler de tout, nous risquions d’éparpiller nos forces. Je croyais exactement le contraire et qu’à faire ainsi le caméléon, le C.I.O. se rendrait plus agissant et plus insaisissable, moins vulnérable par là aux blessures. Or, une bataille était proche que je sentais plus redoutable que la précédente, de manœuvre plus imprécise et d’issue plus incertaine encore.