Mémoires olympiques/Chapitre II

Bureau International de Pédagogie Sportive (p. 21-28).
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La conquête de la Grèce

Peu de jours après la clôture du Congrès, nous nous assemblâmes, Sloane, E. Callot et moi, chez M. Bikelas, qui avait un pied-à-terre à Paris, rue de Babylone. C’est là que fut cimenté l’édifice du C.I.O. Bikelas ne voulait pas en accepter la présidence. Je tenais à l’idée d’une présidence mobile appartenant de droit à la nationalité de l’Olympiade prochaine. Tout ce qui pouvait consolider le caractère international du cycle qui allait s’ouvrir me semblait de première importance. Bikelas n’aurait à exercer ces fonctions que jusqu’à la fin de l’année 1896 et je lui succéderais alors pour quatre ans. En attendant, j’exercerais un de ces « secrétariats généraux », plus intéressants que la plupart des présidences, car ce sont les chevilles ouvrières d’une administration active.

C’est ainsi que j’avais agi avec l’U. S. F. S. A. pour la transformer et en faire une pierre angulaire du renouveau musculaire en France. Je fis confier la trésorerie à Ernest Callot, un aîné, qui joignait le culte des Lettres à celui des Sports et partageait nos vastes espérances, puis j’exposai mon plan qui était de compléter sans hâte, mais sans retard non plus, la façade du C. I. O. et d’imposer à ses membres l’armure d’une indépendance absolue en refusant l’accès de tout « délégué » de qui ou de quoi que ce fût et le versement de n’importe quelle « subvention » d’où qu’elle vînt. « L’armure du pauvre », murmura Bikelas. Mais ils comprenaient parfaitement la nécessité d’agir ainsi si nous voulions assurer l’avenir d’une institution portant un nom illustre, mais dépourvue d’assises pratiques et encore fort incomprise de l’opinion. Parmi les deux mille auditeurs de l’Hymne à Apollon, il s’était trouvé plus d’artistes que de sportifs et la fin du Congrès s’était estompée dans l’émotion générale causée par l’assassinat du président Carnot.

Nous nous mîmes aussi d’accord sur le principe de l’égalité des sports. Déjà, pendant le Congrès, aux séances des 19 et 22 juin, j’avais dû intervenir pour empêcher les « sports accessoires » de se voir simplement attelés au char des « athletics », ce qui devait se renouveler souvent et longtemps.

Le reflet de ces importantes décisions se manifeste dans le numéro 2 du bulletin trimestriel dont je commençai aussitôt la publication. J’extrais de sa chronique les passages suivants : « On nous demande de bien préciser le caractère de notre entreprise. Voici la réponse en quelques lignes… Notre pensée, en faisant revivre une institution disparue depuis tant de siècles, est celle-ci : L’athlétisme a pris une importance qui va croissant chaque année. Son rôle paraît devoir être aussi considérable et aussi durable dans le monde moderne qu’il l’a été dans le monde antique ; il reparaît d’ailleurs avec des caractères nouveaux ; il est international et démocratique, approprié par conséquent aux idées et aux besoins du temps présent. Mais aujourd’hui comme jadis, son action sera bienfaisante ou nuisible selon le parti qu’on en saura tirer et la direction dans laquelle on l’aiguillera. L’athlétisme peut mettre en jeu les passions les plus nobles comme les plus viles ; il peut développer le désintéressement et le sentiment de l’honneur comme l’amour du gain ; il peut être chevaleresque ou corrompu, viril ou bestial ; enfin on peut l’employer à consolider la paix aussi bien qu’à préparer la guerre. Or, la noblesse des sentiments, le culte du désintéressement et de l’honneur, l’esprit chevaleresque, l’énergie virile et la paix sont les premiers besoins des démocraties modernes, qu’elles soient républicaines ou monarchiques… »

Vers le milieu de l’été, le C.I.O. se trouva constitué par les acceptations de ceux qui avaient été désignés sans que j’eusse pu les pressentir. Le 4 septembre arriva de Christchurch celle de M. Cuff et le 15 celle du duc d’Andria, de Naples. Douze nationalités se trouvaient représentées ainsi au départ et le Comité avait mission de se compléter. C’était un « self-recruiting body », dans le genre du rouage directeur des régates de Henley. Mais il était déjà ce qu’il serait pendant trente ans — et ce qu’il est encore — composé de trois cercles concentriques : un petit noyau de membres travailleurs et convaincus ; une pépinière de membres de bonne volonté susceptibles d’être éduqués ; enfin une façade de gens plus ou moins utilisables, mais dont la présence satisferait les prétentions nationales tout en donnant du prestige à l’ensemble.

À l’automne, M. Bikelas partit pour Athènes, précédé par une quantité de lettres personnelles accompagnant les premiers numéros du Bulletin. Le 4 octobre, il m’écrivait à l’arrivée : « Depuis Brindisi jusqu’ici tous mes compatriotes me parlent des Jeux Olympiques avec joie ». C’est le sentiment qu’exprimait aussi le correspondant du Temps en Grèce. Le lendemain, nouvelle lettre. Bikelas a vu le président du Conseil, M. Tricoupis, et l’a trouvé « bien disposé », malgré qu’il eût « préféré » ne pas voir surgir cette affaire. Bikelas se propose de provoquer une réunion de la Commission du Zappeion, laquelle a sous sa juridiction non seulement le monument de ce nom, mais les ruines du Stade toutes voisines.

Entre temps, j’amassais des documents en vue de la prompte rédaction d’un programme détaillé. Dès le 26 juillet j’avais reçu de M. G. Strehly, professeur au Lycée Montaigne, à Paris, et gymnaste émérite, ses suggestions concernant les sports gymniques individuels (les seuls à considérer). Cette expression de sports gymniques s’appliquait à la barre fixe et à tous les agrès. Elle est la bonne. Aujourd’hui, après trente-cinq ans, je lutte encore pour l’imposer. Puis, Herbert avait envoyé de Londres les distances à adopter pour les courses à pied.

Étaient venues ensuite les propositions du Comité directeur de l’U. V. F. pour le cyclisme : c’étaient simplement une course de vitesse de 2 kilomètres, sans entraîneurs, et une course de fond de 100 kilomètres avec entraîneurs. Moins sage, la National Cyclist’s Union d’Angleterre demandait, en outre de un mille, 10 km. et 100 km. a time race, say twelve hours. Enfin, la Société d’Encouragement de l’Escrime avait élaboré, sur ma demande, un projet comportant des concours pour amateurs et pour professeurs (fleuret seulement, avec éliminatoires par poules).

Ces documents enfournés dans ma malle, je pris le rapide de Marseille et m’embarquai sur l’Ortégal à destination du Pirée, inquiet et joyeux — mais plus joyeux qu’inquiet — comme je l’ai toujours été à la veille de l’action. Sur mer je croisai la longue épître pressentie par laquelle M. Étienne Dragoumis, député, président de la Commission du Zappeion, m’exposait, après le départ de Bikelas, qui avait dû quitter Athènes, les conclusions décourageantes auxquelles s’étaient arrêtés ses collègues et lui-même. En somme, il m’invitait courtoisement à ne pas venir et à renoncer à mon dessein olympique.

Notre arrivée nocturne au Pirée, la veillée sacrée sur le pont dans le silence auguste des choses, le débarquement à l’aube, aux soins de quelques jeunes enthousiastes qui allaient devenir tout de suite des amis, le pèlerinage au Stade presque informe : un immense talus dépouillé de sa parure marmoréenne avec, au fond, quelques débris, et le fameux passage par où, jadis, débouchaient les athlètes… Heures inoubliables et lumineuses. À peine installé à l’hôtel, je reçus la visite du chargé d’affaires de France, M. Maurouard, et, pendant qu’il était là, celle du chef du gouvernement, M. Tricoupis, qui, mettant de côté tout protocole, semblait pressé de prendre contact et peut-être de jauger ma capacité de résistance à sa pression, car il était d’ores et déjà résolu comme je l’ai su depuis, à faire obstacle à l’entreprise. C’est au point de vue financier qu’il affectait de se placer uniquement, bien qu’à mon avis ce ne fut pas le seul.

Il est de fait que la Grèce se trouvait alors en assez fâcheuse posture. Le ministre s’alarmait que les puissances créancières pussent prendre ombrage de « dépenses somptuaires » consenties alors que s’imposait une stricte économie afin d’arriver à faire honneur à des dettes restées impayées. J’objectai qu’il s’agissait de dépenses peu élevées. « Observez, examinez, me dit M. Tricoupis, en se retirant. Je suis convaincu que vous vous rendrez compte que la Grèce n’a pas les ressources nécessaires actuellement pour accepter la mission qu’on veut lui confier. »

Je fus plusieurs jours sans pouvoir monter à l’Acropole, ni rien voir d’Athènes. J’étais devenu un ballon de jeu entre deux équipes politiques. L’opposition, dirigée par M. Th. Delyannis, avait pris vivement parti pour les Jeux Olympiques. La presse était divisée en deux camps et apportait à sa dispute quelque acharnement. Je passais mon temps à faire des visites aux hommes politiques et aux journalistes, sous la conduite de mes nouveaux amis, Georges Melas, fils du maire d’Athènes, et Alexandre Mercati, fils du directeur de la Banque et camarade d’enfance du prince royal.

Le cocher du landau descendait de son siège et disait à Georges Melas avec la familiarité charmante d’alors : « Monsieur mon petit Georges, je vais t’expliquer comment ton ami doit s’y prendre avec Tricoupis. » J’étais vexé que mon grec de collège ne me servît à rien, grâce surtout à la prononciation qu’on nous avait apprise. Mais, alors, on parlait partout français. Mon étonnement était grand de trouver une Grèce si vivante, restée si semblable à elle-même, à la fois très antique et très moderne. Mon instinct ne m’avait pas trompé en m’inclinant fortement vers elle. Désormais j’étais certain de son avenir. Je garderais toujours en ses destins renouvelés une foi solide.

Cependant je ne rencontrais pas la personne dont j’aurais eu besoin comme cheville ouvrière. Bikelas, pendant son séjour, avait agi par son charme et son zèle, mais il m’avait laissé le soin de dresser l’échafaudage… Le roi étant en Russie, le prince royal était régent et cela le rendait un peu plus timide vis-à-vis d’un cabinet hostile. Cependant, au cours de deux longues conversations, j’avais acquis la conviction qu’il était résolument de notre côté. Après une enquête sur les ressources sportives d’Athènes, les terrains, la main-d’œuvre, je mis sur pied un projet de budget assez modeste, mais qui me semblait suffisant. Je crois, n’en ayant plus le tableau sous les yeux, qu’il devait se monter à 250.000 drachmes. Dans le Stade, bien entendu, il n’était prévu que des gradins en bois.

J’allai alors revoir M. Tricoupis et lui dire mon impression favorable. On l’y avait préparé. Il ne fit point d’objection, mais refusa la participation gouvernementale. Je lui demandai une « neutralité bienveillante ». Il la promit… non sans restriction mentale, sans doute. Je requis ensuite une salle au Zappeion qu’on ne pouvait me refuser.

Avec mes amis, dont la phalange grossissait, nous confectionnâmes des lettres de convocation à une séance qui se tint dès le 12 novembre et où l’assistance fut assez nombreuse. Heureusement j’avais déjà l’habitude de ces sortes d’assemblées imprécises qu’il faut tour à tour flatter, endormir et brusquer. Un Comité sortit de là dont le patronage préalablement obtenu du prince royal, avait empêché qu’on osât discuter le principe. Le colonel Mano, M. E. Scouloudis, député, ancien ministre, le commandant Soutzo, chef d’escadron de cavalerie, et M. Retzinas, maire du Pirée, furent élus vice-présidents ; M. Paul Skousés, trésorier ; MM. A. Mercati et G. Melas, secrétaires. La date des Jeux fut fixée du 5 au 15 avril 1896. Nous aurions, cette année-là, la chance d’une coïncidence de la Pâques grecque avec la Pâques occidentale. Le programme que j’avais apporté de Paris fut adopté. Quatre jours plus tard, le 16 novembre, je fis une conférence à la grande société littéraire, le Parnasse. La salle était comble. Si le parti Tricoupis ne cédait pas, l’opposition ne désarmait pas davantage. Je possède encore dans un numéro du Romos, le spirituel journal satirique rédigé en vers, une caricature amusante représentant MM. Tricoupis et Delyannis munis de gros gants de boxe et se battant à propos des Jeux Olympiques. Ce n’est pas sans inquiétude qu’après un mois de séjour je dus quitter Athènes par la voie de terre cette fois. La Société Panachaïque de Gymnastique me réserva, à Patras, un accueil enthousiaste. Un membre de son Comité avait été désigné pour m’accompagner à Olympie. Nous y arrivâmes tard le soir. Je dus attendre l’aube pour connaître les lignes du paysage sacré, dont j’avais tant de fois rêvé. Tout le matin j’errai dans les ruines. Je ne devais revoir Olympie que trente et un ans plus tard, lors de l’inauguration solennelle du monument érigé en commémoration du rétablissement des Jeux. Rentré à Patras, je gagnai, après une brève escale à Corfou, Brindisi et ensuite Naples où, reçu par mon nouveau collègue, le duc d’Andria, je fis, le 7 décembre, au Cercle Philologique, que présidait un député de renom, M. Borghi, une conférence qui me laissa l’impression d’un coup d’épée dans l’eau. Loin des harmonies de l’Hymne à Apollon et de la silhouette du Parthenon, l’évocation des Jeux Olympiques manquait de force, évidemment.