Mémoires inédits de l’abbé Morellet/XVII


CHAPITRE XVII.


Seconde assemblée des Notables. Travaux et discussions politiques. États-généraux. Doublement du Tiers.

Vers la fin de 1788, se faisaient déjà sentir avec force les mouvemens qui préparaient la révolution française.

L’assemblée des notables, convoquée au mois de février de l’année précédente, avait commencé à agiter les esprits. Au mois d’avril, l’archevêque de Sens avait succédé à M. de Calonne. Le 23 août 1788, il avait cédé le ministère à M. Necker. Celui-ci avait convoqué de nouveau les notables en octobre. La nouvelle assemblée avait eu pour principal objet de ses délibérations, la forme à donner aux états-généraux promis par le roi.

Fallait-il suivre la forme de 1614, où les députés de la noblesse, du clergé et du tiers, intervenaient en nombre à peu près égal ? ou donnerait-on au tiers un nombre de députés double, et égal au nombre des députés du clergé et de la noblesse réunis ?

L’examen de cette question occupant la seconde assemblée de notables, ses débats, portés dans le public et suivis dans les clubs qui commençaient à se multiplier et à s’échauffer davantage, donnèrent à la nation entière, et surtout à la capitale, une agitation qu’il fut bientôt impossible de maîtriser.

Sitôt que le lièvre fut lancé, une foule de chasseurs se mirent à le poursuivre. Nombre d’écrivains traitèrent la question chacun à leur manière et dans des systèmes opposés.

J’écrivis moi-même et je fis imprimer des Observations sur la forme des états de 1614, où je défendis l’opinion du bureau de Monsieur, qui était pour le doublement du tiers.

À cet écrit j’en ajoutai bientôt un autre qui avait le même but, et que j’intitulai Réponse au Mémoire des Princes.

Je dirai ici avec douleur, que cet ouvrage apporta quelque altération à la bienveillance que m’avaient montrée jusque-là plusieurs personnes distinguées, et entre les autres, M. la comtesse de Boufflers.

Mon opinion contrariait fortement la sienne. Elle s’expliqua sur ma brochure avec beaucoup de chaleur à M. le maréchal de Beauveau. J’arrivais un jour chez lui, pour dîner, comme elle en sortait. Mon cher abbé, me dit-il, si vous étiez venu un moment plus tôt, vous auriez entendu chanter vos louanges par ma cousine, Mme de Boufflers, qui m’a dit de vous pis que pendre ; et je vous avertis que vous devez prendre cette expression à la lettre, car elle vous sait un mal de mort pour votre réponse aux princes ; mais comme je partage vos torts, je ne vous en ferai pas pire chère : allons dîner.

Je conçus fort bien et j’excusai la colère de Mme de Boufflers : ses idées habituelles, ses liaisons, les préjugés de son état devaient l’irriter contre moi ; et je fus moins blessé de ce petit ressentiment, qu’affligé de perdre la société d’une femme aimable et spirituelle qui m’avait toujours fort bien accueilli. Je m’abstins d’aller la voir jusqu’en 1794, où, sortie de prison après la mort de Robespierre, elle désira elle-même de renouer notre liaison.

Lorsqu’on porte ses yeux sur les événemens postérieurs, on est, il faut l’avouer, bien naturellement conduit à blâmer cette opinion, et à rendre ceux qui l’ont défendue responsables des malheurs publics, qu’on regarde comme autant de suites de la composition de la première assemblée.

Mais si l’on ne veut pas se presser de condamner, on reconnaîtra peut-être la vérité de quelques raisons qui doivent nous absoudre.

D’abord, au moment où l’on a accordé le doublement du tiers, on ne pouvait plus le refuser. Ensuite, cette mesure n’est devenue si funeste que par les fautes du gouvernement, qui furent alors si nombreuses et qu’on pouvait éviter. Enfin, après avoir consenti au doublement, on a négligé d’organiser les assemblées primaires et la représentation elle-même sur leurs véritables principes, c’est-à-dire, de fonder les droits politiques qu’on rendait à la nation sur la base de la propriété, seul correctif puissant et efficace à l’introduction du tiers dans l’administration.

Pour se convaincre d’abord que le gouvernement lorsqu’il a accordé le doublement du tiers, n’était plus en mesure de le refuser, il faut se reporter au moment où la question a été décidée, et se rappeler l’échauffement général des esprits, l’agitation, l’inquiétude, l’opinion presque universelle que les intérêts du tiers seraient encore sacrifiés dans une assemblée nationale, si, par son nombre même, il n’était pas en état de s’y défendre ; que la réforme des abus ne pouvant se faire, en beaucoup de points importans, qu’aux dépens des privilégiés, et l’influence de leur rang, de leur richesse, devant attirer à leur parti beaucoup de membres du tiers celui-ci perdrait nécessairement toutes ses causes ; qu’après tout, les premiers ordres ne pouvaient craindre pour leurs justes droits les suites du doublement, parce qu’ils auraient toujours, de leur côté, le roi et son veto (qu’on ne s’était pas encore avisé de mettre en question) qu’il était ridicule de prétendre que vingt-quatre millions, d’hommes, formant le tiers, n’eussent pas autant de représentans dans une assemblée nationale, que cent ou deux cent mille nobles ou prêtres composant les deux ordres privilégiés ; qu’enfin, argument bien plus fort que tous ceux-là, ces vingt-quatre millions d’hommes le voulaient : et il était vrai, en effet, qu’on était parvenu à le leur faire vouloir.

C’est aux personnes qui ont eu ces circonstances sous les yeux, qui ont vu et observé alors Paris et les provinces, dont la plupart prenaient l’exemple de la capitale et n’étaient guère moins ardentes qu’elle, c’est à ces personnes à prononcer s’il était possible de résister à ce torrent. Quant à moi, comme la plupart des hommes instruits et raisonnables que je connaissais, j’ai cru qu’il fallait s’y laisser aller, parce que toute résistance serait inutile, mais en tâchant de conduire la barque pour éviter les écueils.

J’ai dit encore que le doublement du tiers n’est devenu funeste qu’à la suite de fautes graves et multipliées commises par le gouvernement et par les deux premiers ordres eux-mêmes.

Ici surtout il faut se défendre du sophisme, post hoc, ergo propter hoc ; et c’est celui des esprits routiniers, qui prononcent après coup que le doublement du tiers conduisait nécessairement à la destruction du clergé et de la noblesse, à l’anéantissement de l’autorité royale, enfin à tous les excès ; car leur grand argument est que ces excès ont été commis.

Mais, en raisonnant ainsi, on oublie ou l’on feint d’oublier que ces funestes effets pouvaient être prévenus par un gouvernement ferme et sage, et que, si on ne les a pas arrêtés, c’est parce qu’on a commis des fautes grossières, impardonnables et décisives.

La première de ces fautes a été de retarder la convocation des états-généraux, dont on ne pouvait plus se défendre, depuis que les parlemens avaient déclaré leur imcompétence à enregistrer l’impôt. Le mal était fait, si c’en était un ; et il fallait tourner toutes les mesures à affaiblir ou à diriger l’action de ces grandes assemblées. En brusquant la convocation, on eût donné dans le sens des agitateurs ; mais on leur eût ôté leurs prétextes et une partie de leurs moyens. Les notables, en délibérant si longuement sur l’organisation des états, faisaient perdre un temps précieux. Si leur opinion devait coïncider avec l’opinion populaire, qui était déjà trop forte pour qu’il fût permis de la contrarier, il n’y avait qu’à convoquer les états d’après cette opinion ; si elle devait y être contraire, on voyait dès-lors qu’il ne serait pas possible de la suivre, comme en effet on ne la suivit pas, l’avis du seul bureau de Monsieur ayant été adopté contre celui des six autres bureaux, parce qu’on jugea avec raison qu’on ne pouvait plus faire autrement.

Une autre faute a été le retardement de l’assemblée générale, après l’arrivée des députés en avril 1789, causé par le refus des deux premiers ordres de vérifier leurs pouvoirs en commun. Il était, d’abord, déraisonnable de refuser de vérifier en commun des pouvoirs qui, au moins dans beaucoup de circonstances, devaient s’exercer en commun ; et cette vérification commune n’avait pour les deux ordres aucun danger.

Il est clair que, dans la position où se trouvaient la noblesse et le clergé, réduits l’un et l’autre à la défensive tout en commençant, il ne fallait pas s’obstiner à garder un petit poste sans importance, mais se replier plutôt et conserver ses forces pour un moment plus critique.

Cette complaisance eût été d’ailleurs d’un bon effet pour adoucir les esprits, dont la tendance générale était et devait être d’attaquer les priviléges abusifs du clergé et de la noblesse, qu’on avait l’air de vouloir défendre en chicanant dès l’abord et sur le premier degré.

Le peuple croyait difficilement, et les malintentionnés le détournaient de croire, que la noblesse et le clergé renonceraient à leurs anciens abus et se soumettraient à l’impôt comme les autres citoyens ; que la noblesse abandonnerait les droits seigneuriaux, la tyrannie des chasses ; que le clergé améliorerait le sort des curés à portion congrue, etc. ; et cette incrédulité étant la grande force qu’on pouvait employer contre les deux premiers ordres, on devait voir qu’il n’y avait rien de plus pressé que de réaliser promptement toutes ces réformes, si, en effet, la noblesse et le clergé s’y prêtaient de bonne foi. Ces concessions, faites plus promptement, abattaient tout-à-coup la malveillance et calmaient l’agitation dirigée contre les deux ordres, en portant aussitôt les délibérations de l’assemblée et l’intérêt du peuple sur d’autres questions générales, auxquelles les nobles et le clergé n’étaient plus intéressés que comme citoyens.

On devait voir de plus, à l’ardeur des esprits, échauffés depuis près de deux ans par les assemblées des notables, et par les clubs, et par des écrits sans nombre, qu’il ne fallait pas donner un aliment nouveau à ce feu couvant encore, mais tout prêt d’éclater en un grand incendie.

Ceux qui ont observé Paris dès la première assemblée des notables, en 1787, savent quelle agitation s’y faisait sentir : on discutait dans les clubs toutes les questions, tous les plans, tous les projets ; et ces clubs se multipliaient sous toutes les formes, et le nombre de leurs associés s’augmentait tous les jours. C’est sans doute à ces réunions qu’il faut attribuer la rapidité avec laquelle se propagea ce grand mouvement des esprits dans la capitale, et de là dans les provinces, avant-coureur de mouvemens bien plus violens et plus dangereux.

Aux clubs qu’on pouvait appeler publics, téls que tous ceux du Palais-Royal et des environs, s’en joignit bientôt quelques autres particuliers, moins nombreux, plus actifs, et par-là même ; se dirigeant mieux au but.

Le plus hardi de ces clubs était celui qui s’assemblait chez Adrien Duport, conseiller au parlement. Là, se trouvaient Mirabeau, Target, Rœderer, Dupont, l’évêque d’Autun ; et, d’après les noms de ces membres dominans, on peut croire que, dans leurs projets de réforme, ces messieurs ne marchaient pas avec une extrême timidité. On a prétendu que dès-lors ils projetaient l’abolition des ordres, la spoliation du clergé, et quelques autres opérations de cette force. Cela se peut, et comme je n’étais point de ces assemblées, je ne puis rien nier ni affirmer avec assurance ; mais outre que ces grands changemens ne sont qu’un jeu en comparaison de ceux qu’on a faits depuis, j’observe qu’en général les hommes ne franchissent pas de plein saut de si grands intervalles, et que souvent on se fait honneur d’avoir tout voulu pour laisser croire qu’on a tout prévu.

J’ai peine à croire, d’ailleurs, que cœux-là même aient voulu d’abord tout ce qui s’est fait depuis ; et je n’entends pas parler sans doute des spoliations, des infamies, des cruautés. Je fonde cette opinion sur ce que j’ai connu, par ma propre expérience, des dispositions de plusieurs d’entre eux qui venaient aussi chez moi. En effet, j’établis alors une petite assemblée du même genre, mais où ne se produisaient que des sentimens plus modérés, et qui, par cette raison peut-être, ne se soutint pas si long-temps. Je réunissais, le dimanche matin, Rœderer, Laborde, Mèreville, l’évêque d’Autun, Lenoir, avocat du Dauphiné ; Dufresne Saint-Léon, depuis commissaire à la liquidation ; de Vaines et l’Étang, depuis commissaires à la trésorerie ; Garat, avocat de Bordeaux ; Pastoret, Trudaine le jeune, Lacretelle, etc.

Cette espèce de conférence se tenait, je dois le dire d’une manière édifiante. On y discutait le plus souvent sans disputer ; on y apportait des observations écrites ; on y proposait de grandes questions ; mais de tous ceux que j’ai nommés, et dont plusieurs ont eu dans l’assemblée des opinions très-violentes, je déclare qu’aucun n’en a montré de semblables parmi nous ; ce qui n’est pas une petite preuve de l’altération progressive que le temps seul a apportée dans les opinions, et des suites funestes du délai.

L’effet naturel de ce délai fut l’accroissement sensible de l’agitation des esprits ; c’est pendant ce temps perdu que la plus infime populace, se mêlant aux membres du tiers, s’est accoutumée à faire cause commune, et à s’identifier, pour ainsi dire, avec eux ; et qu’elle les a, d’une autre part, animés, échauffés, entraînés à l’exagération et à la violence des mesures, en leur annonçant l’appui du peuple entier. C’est pendant ce délai que s’est élevée aux regards des députés l’idole de la popularité, idole impitoyable, à qui il a fallu bientôt, comme à Moloch, des victimes humaines. C’est enfin pendant ces six semaines que le tiers s’est avisé peu à peu de se regarder comme formant à lui seul la nation, et, qu’aidés des sophismes de l’abbé Sieyes, les députés se sont familiarisés avec cette étrange erreur, que la nation tout entière était représentée par une assemblée, où n’étaient ni les nobles ni le clergé, possesseurs d’une grande partie de la propriété et de la richesse nationales.

Ce délai produisit donc un effet dangereux, qu’on n’a pas, je crois, assez remarqué : ce fut de rendre, dès l’abord, impuissante et nulle l’influence naturelle que devaient donner dans l’assemblée aux deux premiers ordres, leur ancienne dignité, leur crédit, leur fortune, et les droits de la propriété. Cette influence, fondée sur la nature même des hommes et des choses, se serait exercée naturellement, si les ordres se fussent aussitôt réunis : la présence des nobles et du clergé au milieu du tiers, dès l’origine, eût contenu entre de certaines limites les mouvemens de l’asemblée ; les opinions exagérées, combattues à propos, se seraient modifiées, au lieu qu’en leur laissant le champ libre, comme il est arrivé dans l’assemblée du tiers seul, elles n’ont plus connu de frein.

Les nobles et le clergé supérieur, refusant à ce moment de se réunir avec le tiers, m’ont paru commettre la même faute qu’un homme sans-armes, qui, ayant affaire à un ennemi armé d’un long baton, ne cherche pas à se prendre corps à corps avec lui, et court plus de risque parce qu’il n’est pas assez près de son ennemi.

On était si loin de penser que le seul doublement du tiers pût donner aux ennemis de la noblesse et du clergé une puissance exorbitante, que je me souviens très-distinctement d’avoir vu des hommes éclairés et d’intention droite ; avant la composition du clergé et la convocation telle que la fit M. Necker, penser que le tiers doublé en nombre, mais attaqué par l’influence et la suprématie naturelle des nobles et du clergé, pourrait à peine encore défendre ses droits les plus justes, et obtenir des deux premiers ordres les sacrifices les plus légitimes : bien entendu qu’on supposait la noblesse non divisée en partis, et le veto conservé au roi.

C’est la réunion trop tardive des ordres qui a augmenté sans mesure la force et la malveillance du tiers, en tenant pendant si long-temps en opposition avec le peuple et séparés de lui tous les gens riches, et surtout le plus grand nombre des propriétaires. Par l’obstination même qu’ils ont mise à se tenir séparés, ils ont revêtu le caractère d’ennemis ; tandis qu’en se rapprochant plus tôt, en se confondant avec le tiers-état, ils cessaient d’être un but particulier vers lequel se dirigeait toute l’action si puissante et si terrible de cette masse énorme qu’on appelle le peuple. Dans une réunion volontaire, ils eussent trouvé l’occasion et la force de détourner ou d’amortir les coups qu’on devait leur porter ; ils eussent obtenu des modifications et de la mesure, non pour ceux de leurs priviléges qu’on pouvait regarder comme injustes et oppressifs, mais en faveur de leur possession et de leur propriété. Ils eussent gagné au moins de n’avoir pour ennemis que les députés du tiers dans l’assemblée nationale, au lieu qu’ils sont devenus les ennemis du peuple lui-même, ou plutôt d’une populace sans frein qui, dénuée de toute propriété, ne craint pas de violer les droits de la propriété.

Il faut joindre aux fautes que je viens de relever, plusieurs clauses maladroites de la déclaration du 23 juin ; le refus de M. Necker de concourir à cette mesure ; la faveur que le roi témoignait à quelques hommes, tels que M. de Broglie et M. de Breteuil, connus par leur opposition aux réformes que demandait l’opinion ; enfin, le renvoi si imprudent du ministre qui avait la confiance publique.

Que dirai-je de l’étourderie et de la légèreté qui ont fait mettre en avant et puis retirer les troupes, laissé le peuple forcer les prisons, piller les Invalides, s’emparer de l’arsenal, prendre la Bastille ?

En considérant toutes ces circonstances, et cette multitude de fautes énormes, qui seules ont rendu funeste le doublement du tiers, comment osé-t-on rejeter tous nos malheurs sur ceux qui, cédant à une impulsion invincible de l’opinion publique, ont consenti à une représentation véritablement plus égale, et que la justice semblait réclamer ?

Oui, on pouvait doubler le tiers, et en même temps payer la dette nationale, conserver les propriétés inviolables, maintenir la force publique et sauver la nation et la monarchie. C’est là mon intime conviction, que j’espère faire passer dans l’esprit de tout homme impartial, et qui est au moins mon excuse.

MM. Mounier, de Lally, et une foule d’autres citoyens, zélés défenseurs de la cause publique, ont voulu le doublement du tiers, et par conséquent ils ont voulu armer le tiers d’une force qu’on pouvait redouter ; mais ils ont supposé qu’il resterait au roi et assez d’intérêt et assez de puissance pour arrêter la violence du mouvement de la majorité, contre la noblesse et le clergé, dans les questions où il ne s’agirait pas de leurs privilèges pécuniaires et des autres abus véritables, dont on pouvait et devait désirer la réforme ; ils ont supposé aussi que la noblesse et le clergé subsistant auraient assez de force pour se défendre, et défendre en même temps la prérogative royale.

Ils ont cru que, pour rendre les états de quelque utilité pour la réforme des abus, il fallait consentir à une mesure juste et légitime ; mais ils n’ont pu prévoir que l’insurrection du peuple armé, la faiblesse et les fautes du ministère feraient perdre en un instant au roi la force qu’il avait entre les mains pour défendre et sa propre autorité, et les propriétés des nobles et du clergé, envahies avec tant de violence et d’injustice, après le sacrifice fait par les deux ordres de ce qu’il y avait d’abusif dans leurs privilèges ; ils n’ont ni prévu ni pu prévoir la corruption de l’armée, l’effervescence du peuple et son influence tyrannique sur les délibérations de l’assemblée ; ils n’ont ni prévu ni pu prévoir que des manœuvres infernales, qu’une corruption sans pudeur appelleraient, derrière les députés du tiers, un peuple agité, disposé à toutes les résolutions violentes, qui insulterait les défenseurs des opinions modérées contraires à celles qu’on lui suggérait, et dont les menaces sanguinaires étoufferaient toutes réclamations ; qu’une assemblée, qui devait régler la destinée d’une grande nation, serait sans liberté et sans police intérieure ; que les opinions y arriveraient toutes formées par un seul parti dans des assemblées populaires ; ils n’ont ni prévu ni pu prévoir que sur une simple hésitation du roi à sanctionner les décrets de l’importance la plus grave, cent mille hommes armés se porteraient à Versailles, ensanglanteraient le palais de nos rois ; que des assassins poursuivraient la reine jusque dans les bras de son époux ; qu’on forcerait le monarque à venir se remettre aux mains de ce même peuple, où toute résistance lui deviendrait impossible, où, perdant toute liberté de refuser sa sanction, il n’entrerait plus pour rien dans la balance des pouvoirs.

Les partisans de l’opinion contraire insistent, et prétendent qu’on aurait pu et du prévoir ce qu’ils ont eux-mêmes prévu. Ils ont annoncé, disent-ils, que sitôt qu’on donnerait au tiers l’égalité de voix, il abuserait de sa force pour opprimer les deux premiers ordres, objets de sa jalousie et de son mécontentement ; ils ont annoncé que ce n’était pas connaître les hommes que de croire qu’on peut leur donner la toute-puissance, sans qu’ils abandonnent la route de la justice et du devoir.

J’ai répondu d’avance à ce lieu commun en observant que la toute-puissance n’était pas donnée au tiers dans un état de choses où le souverain, selon les instructions uniformes de tous les cahiers, gardait son veto absolu, sans lequel il n’est plus colégislateur ; et j’ai indiqué les circonstances impossibles à prévoir, qui ont fait perdre ce moyen de salut et disparaître le roi de la constitution.

Il est aisé d’être prophète après coup, et je n’hésite pas à dire que c’est là le seul don que je reconnaisse dans ceux qui, ne pouvant opposer à notre opinion la raison et la vérité, la combattent par des faits indépendans de cette opinion. Gardons-nous bien de prendre pour sagacité et prévoyance ce qui n’est que crainte et pusillanimité.

Celui qui craint tout, prévoit tout : l’imagination de l’homme effrayé parcourt le champ vaste des possibilités, et à force de terreurs il est assuré de ne voir rien arriver qu’il n’ait annoncé d’avance et qui ne l’ait déjà fait trembler.

Si un grand intérêt concourt à augmenter ces craintes, sa prévoyance sera plus pénétrante encore sans que je l’admire et que je l’envie davantage. Cette espèce de divination a dû être celle de toutes les personnes qui, ayant beaucoup à perdre dans un changement ont vu la ruine entière de l’état dans les moindres altérations. Mais la ruine n’est pas arrivée par l’endroit que leurs plaintes accusent, et elle a eu bien d’autres causes qu’il était facile de prévenir.