Mémoires inédits de l’abbé Morellet/XV


CHAPITRE XV.


Francklin. Couplets en son honneur. Lettres inédites de Francklin, avec figures.

Je publiai, en 1786, la traduction des Observations on Virginia de M. Jefferson, ministre des États-Unis en France, qui avait, en cette qualité, succédé à Benjamin Francklin, et qui a été depuis ministre d’état dans son pays et président du congrès.

C’est un livre utile pour la connaissance de ce pays, livre intéressant, varié, enrichi d’observations philosophiques pleines de justesse et de raison. Ce travail assez considérable devint, comme presque tous mes ouvrages, la proie des libraires : un volume in-8°, de plus de 400 pages, fụt entièrement perdu pour moi.

Il se fit, vers ce temps, un grand vide dans notre société d’Auteuil, par le départ de Francklin, qui retournait en Amérique ; il demeurait à Passy, et la communication entre Passy et Auteuil était facile. Nous allions dîner chez lui une fois par semaine, Mme Helvétius, Cabanis et l’abbé de la Roche, ses deux hôtes, et moi, qui les accompagnais souvent. Il venait aussi très-fréquemment dîner à Auteuil, et nos réunions étaient fort gaies.

C’est pour un de ces dîners, à je ne sais plus quel anniversaire de sa fête ou de la liberté américaine, que je fis la chanson suivante :


Air : Camarades, lampons.

Que l’histoire sur l’airain
Grave le nom de Francklin,
Pour moi, je veux à sa gloire
Faire une chanson à boire ;
FaLe verre en main,
Chantons notre Benjamin.

En politique il est grand ;
À table joyeux et franc ;
Tout en fondant un empire
Vous le voyez boire et rire ;
FaGrave et badin,
Tel est notre Benjamin.

Comme un aigle audacieux,
Il a volé jusqu’aux cieux,
Et dérobé le tonnerre
Dont ils effrayaient la terre,
FaHeureux larcin
De l’habile Benjamin.

L’Américain indompté
Recouvre sa liberté ;
Et ce généreux ouvrage
Autre exploit de notre sage,
FaEst mis à fin
Par Louis et Benjamin.

On ne combattit jamais
Pour de plus grands intérêts ;

Ils veulent l’indépendance
Pour boire des vins de France,
FaC’est là le fin
Du projet de Benjamin.

Le congrès a déclaré
Qu’ils boiraient notre claré,
Et c’est pour notre champagne
Qu’ils se sont mis en campagne,
FaDe longue main,
Préparés par Benjamin.

L’Anglais sans humanité
Voulait les réduire au thé ;
Il leur vendait du vin trouble
Qu’il leur faisait payer double,
FaAu grand chagrin.
De leur frère Benjamin.

Si vous voyez nos héros
Braver l’Anglais et les flots,
C’est pour faire à l’Amérique
Boire du vin catholique,
FaVin clair et fin
Comme l’aime Benjamin.

Ce n’est point mon sentiment
Qu’on fasse un débarquement :
Que faire de l’Angleterre ?
On n’y boit que de la bière,
FaFâcheux destin,
Au dire de Benjamin.

Ces Anglais sont grands esprits,
Profonds dans tous leurs écrits,

Ils savent ce que l’air pèse ;
Mais si leur cave est mauvaise,
FaIls sont en vain
Savans comme Benjamin.

On les voit assez souvent
Se tuer de leur vivant ;
Qu’y feront les moralistes,
Si les pauvres gens sont tristes
FaFaute de vin,
Comme le croit Benjamin ?

Puissions-nous dompter sur mer
Ce peuple jaloux et fier !
Mais après notre victoire,
Nous leur apprendrons à boire
FaÀ verre plein
La santé de Benjamin.


Francklin aimait beaucoup les chansons écossaises ; il se rappelait, disait-il, les impressions fortes et douces qu’elles lui avaient fait éprouver. Il nous contait qu’en voyageant en Amérique, il s’était trouvé, au-delà des monts Alleghanis, dans l’habitation d’un Écossais, vivant loin de la société, après la perte de sa fortune, avec sa femme qui avait été belle et leur fille de 15 à 16 ans ; et que, dans une belle soirée, assis au-devant de leur porte, la femme avait chanté l’air écossais, Such merry as we have been, d’une manière si douce et si touchante, qu’il avait fondu en larmes, et que le souvenir de cette impression était encore tout vivant en lui après plus de trente années.

C’était plus qu’il n’en fallait pour me faire tenter de traduire ou d’imiter en français la chanson qui lui avait causé tant de plaisir. Elle se trouve, ainsi que cinq autres du même genre, et la romance de Marie Stuart, dans un recueil de musique copié de ma main.

J’ai fait en cela un tour de force ; car la difficulté est grande de calquer des paroles françaises sur ces airs originaux, sans les dénaturer. Il y a une de ces chansons qui n’a pu être faite qu’en vers masculins, où se trouvent de suite trois ou quatre vers de deux syllabes, la chute de toutes les phrases musicales étant appuyée et masculine. Il m’accompagnait quelquefois ces airs sur l’harmonica, instrument, comme on sait, de son invention.

Son commerce était exquis : une bonhomie parfaite, une simplicité de manières, une droiture d’esprit qui se faisait sentir dans les moindres choses ; une indulgence extrême, et par-dessus tout, une sérénité douce qui devenait facilement de la gaîté ; telle était la société de ce grand homme, qui a mis sa patrie au nombre des états indépendans, et fait une des importantes découvertes du siècle.

Il ne parlait un peu de suite qu’en faisant des contes, talent dans lequel il excellait, et qu’il aimait beaucoup dans les autres. Ses contes avaient toujours un but philosophique. Plusieurs avaient la forme d’apologues que lui-même avait imaginés, et il appliquait avec une justesse infinie ceux qu’il n’avait pas faits.

Dans mes Ana manuscrits, rédigés selon la méthode de Locke, en deux volumes in-8°, j’ai conservé plusieurs de ces contes et un grand nombre de traits qui regardent Francklin. J’en ai envoyé quelques-uns au Moniteur dans les premiers mois de 1790.

Mais je ne puis donner une plus juste idée de l’esprit aimable de cet homme, si distingué d’ailleurs par son génie et par la force de sa raison, qu’en rapportant une lettre que madame Helvétius reçut de lui un matin, après avoir passé la journée de la veille à dire avec lui beaucoup de folies. Cette lettre se trouve peut-être ailleurs, mais on ne sera pas fâché de la relire.


LETTRE

DE FRANCKLIN À Mme HELVÉTIUS.
À Passy.

« Chagriné de votre résolution, prononcée si fortement hier au soir, de rester seule pendant la vie, en l’honneur de votre cher mari, je, me retirai chez moi, je tombai sur mon lit, je me crus mort, et je me trouvai dans les Champs-Élysées.

» On m’a demandé si j’avais envie de voir quelques personnages particuliers. — Menez moi chez les philosophes. — Il y en a deux qui demeurent ici près, dans ce jardin. Ils sont de très-bons voisins, et très-amis l’un de l’autre. — Qui sont-ils ? — Socrate et Helvétius. — Je les estime prodigieusement tous les deux ; mais faites-moi voir premièrement Helvétius, parce que j’entends un peu de français et pas un mot de grec. Il m’a reçu avec beaucoup de courtoisie, m’ayant connu ; disait-il, de caractère, il y a quelque temps. Il m’a demandé mille choses sur la guerre et sur l’état présent de la religion, de la liberté et du gouvernement en France. — Vous ne me demandez donc rien de votre amie Mme Helvétius ? et cependant elle vous aime encore excessivement ; il n’y a qu’une heure que j’étais chez elle. — Ah ! dit-il, vous me faites souvenir de mon ancienne félicité ; mais il faut l’oublier pour être heureux ici. Pendant plusieurs années, je n’ai pensé que d’elle. Enfin, je suis consolé. J’ai pris une autre femme, la plus semblable à elle que je pouvais trouver. Elle n’est pas, c’est vrai, tout-à-fait si belle ; mais elle a autant de bon sens et d’esprit, et elle m’aime infiniment. Son étude continuelle est de me plaire ; elle est sortie actuellement chercher le meilleur nectar et ambroisie pour me régaler ce soir ; restez chez moi et vous la verrez. — J’aperçois, disais-je, que votre ancienne amie est plus fidèle que vous ; car plusieurs bons partis lui ont été offerts, qu’elle a refusés tous. Je vous confesse que je l’ai aimée, moi, à la folie ; mais elle était dure à mon égard, et m’a rejeté absolument pour l’amour de vous. — Je vous plains, dit-il, de votre malheur, car vraiment c’est une bonne femme et bien aimable. Mais l’abbé de Laroche et l’abbé Morellet ne sont-ils pas encore quelquefois chez elle ? — Oui, assurément, car elle n’a perdu un seul de vos amis. — Si vous aviez gagné l’abbé Morellet avec du café à la crême, pour parler pour vous, peut-être vous auriez réussi ; car il est raisonneur subtil, comme Scotus ou Saint-Thomas, et il met ses argumens en si bon ordre, qu’ils deviennent presque irrésistibles. Ou si vous aviez engagé l’abbé de Laroche, en lui donnant quelque belle édition d’un vieux classique, à parler contre vous, cela aurait été mieux ; car j’ai toujours observé que, quand il conseille quelque chose, elle a un penchant très-fort à faire le revers. À ces mots, entrait la nouvelle Mme Helvétius avec le nectar ; à l’instant, je l’ai reconnue pour Mme Francklin, mon ancienne amie américaine. Je l’ai réclamée ; mais elle me disait froidement : j’ai été votre bonne femme quarante-neuf années et quatre mois, presque un demi-siècle ; soyez content de cela. J’ai formé ici une nouvelle connexion qui durera à l’éternité. Mécontent de ce refus de mon Eurydice, j’ai pris tout de suite la résolution de quitter ces ombres ingrates, et de revenir en ce bon monde revoir le soleil et vous. Me voici. Vengeons-nous ? »

On ne pardonnera, je crois, de publier à la suite de cette lettre une autre plaisanterie de Francklin, qui confirmera ce que j’ai dit de sa gaîté franche et de l’heureuse sociabilité de son caractère.

Comme il aimait les chansons à boire, presque autant que les chanson écossaises, et que j’en avais fait pour lui, il s’avisa, dans un de ses momens de folie, de m’adresser la lettre suivante.


LETTRE

DE L’ABBÉ FRANCKLIN À L’ABBÉ MORELLET,

Avec figures.

« Vous m’avez souvent égayé, mon très-cher ami, par vos excellentes chansons à boire ; en échange, je désire vous édifier par quelques réflexions chrétiennes, morales et philosophiques sur le même sujet.

» In vino veritas, dit le sage. La vérité est dans le vin.

» Avant Noé, les hommes, n’ayant que de l’eau à boire, ne pouvaient pas trouver la vérité. Aussi ils s’égarèrent ; ils devinrent abominablement méchans, et ils furent justement exterminés par l’eau qu’ils aimaient à boire.

» Ce bonhomme Noé, ayant vu que par cette mauvaise boisson tous ses contemporains avaient péri, la prit en aversion ; et Dieu, pour le désaltérer, créa la vigne, et lui révéla l’art d’en faire le vin. Par l’aide de cette liqueur, il découvrit mainte et mainte vérité ; et, depuis son temps, le mot deviner a été en usage, signifiant originairement découvrir au moyen du vin. Ainsi, le patriarche Joseph prétendait deviner au moyen d’un coupe ou d’un verre de vin, liqueur qui a reçu ce nom pour marquer qu’elle n’était pas une invention humaine, mais divine ; autre preuve de l’antiquité de la langue française contre M. Gébelin. Aussi, depuis ce temps, toutes les choses excellentes, même les déités, ont été appelées divines ou divinités.

» On parle de la conversion de l’eau en vin, à la noce de Cana, comme d’un miracle. Mais cette conversion est faite tous les jours par la bonté de Dieu devant nos yeux. Voilà l’eau qui tombe des cieux sur nos vignobles ; là, elle entre dans les racines des vignes pour être changée en vin ; preuve constante que Dieu nous aime, et qu’il aime à nous voir heureux. Le miracle particulier a été fait seulement pour hâter l’opération, dans une circonstance de besoin soudain qui le demandait.

Il est vrai que Dieu a aussi enseigné aux hommes à réduire le vin en eau. Mais quelle espèce d’eau ? — L’eau-de-vie ; et cela, afin que par-là ils puissent eux-mêmes faire au besoin le miracle de Cana, et convertir l’eau commune en cette
espèce excellente de vin, qu’on appelle punch. Mon frère chrétien, soyez bienveillant et bienfaisant comme lui, et ne gâtez pas son bon breuvage.

» Il a fait le vin pour nous réjouir. Quand vous voyez votre voisin à table, verser du vin en son verre, ne vous hâtez pas à y verser de l’eau. Pourquoi voulez-vous noyer la vérité ? Il est vraisemblable que votre voisin sait mieux que vous ce qui lui convient. Peut-être il n’aime pas l’eau ; peut-être il n’en veut mettre que quelques gouttes par complaisance pour la mode : peut-être il ne veut pas qu’un autre observe combien peu il en met dans son verre. Donc, n’offrez l’eau qu’aux enfans. C’est une fausse complaisance et bien incommode. Je dis ceci à vous comme homme du monde ; mais je finirai comme j’ai commencé, en bon chrétien, en vous faisant une observation religieuse bien importante, et tirée de l’Écriture Sainte, savoir, que l’apôtre Paul conseillait bien sérieusement à Timothée de mettre du vin dans son eau pour la santé ; mais que pas un des apôtres, ni aucun des saints pères, n’a jamais conseillé de mettre de l’eau dans le vin.

» P. S. Pour vous confirmer encore plus dans votre piété et reconnaissance à la providence divine, réfléchissez sur la situation qu’elle a donnée au coude. Vous voyez, figures 1 et 2, que les animaux qui doivent boire l’eau qui coule sur la terre, s’ils ont des jambes longues, ont aussi un cou long, afin qu’ils puissent atteindre leur boisson sans la peine de se mettre à genoux. Mais l’homme, qui était destiné à boire du vin, doit être en état de porter le verre à sa bouche. Regardez les figures ci-dessous : Si le coude avait été placé plus près de la main, comme en fig. 3, la partie A aurait été trop courte pour approcher le verre de la bouche ; et s’il avait été placé plus près de l’épaule, comme en fig. 4, la partie B aurait été si longue, qu’il eût porté le verre bien au-delà de la bouche : ainsi nous aurions été tantalisés. Mais par la présente situation, représentée fig. 5, nous voilà en état de boire à notre aise, le verre venant justement à la bouche. Adorons donc, le verre à la main, cette sagesse bienveillante ; adorons et buvons. »

À cette belle dissertation, étaient jointes les figures suivantes de la main de son petit-fils, sous la direction de cet admirable et excellent homme, en qui je voyais Socrate, à cheval sur un bâton, jouant avec ses enfans.

Je m’attachais d’autant plus à lui que, depuis quelque temps, il se disposait à nous quitter. Il était tourmenté par de fréquentes rétentions d’urine et des douleurs de pierre ; il voulait retourner mourir dans sa patrie. Quelques amis l’en dissuadaient par l’idée de ce qu’il aurait à souffrir dans le voyage. Il prit toutes les précautions que la prudence lui conseillait, allant s’embarquer au Havre, et arriva à Philadelphie sans avoir presque souffert dans toute la route.

Nous ne tardâmes guère à recevoir de ses nouvelles d’Amérique, aussitôt qu’il y fut établi.

J’ai conservé le brouillon d’une assez longue lettre que je lui envoyai avec une plaisanterie de société, faite pour Mme Helvétius, et contre sa passion pour les chats dont sa maison était remplie. Je crois pouvoir l’insérer ici d’autant plus que j’y joindrai sa réponse, que je traduirai de l’anglais, et qu’on entendra mieux après avoir lu ma lettre.


LETTRE À FRANCKLIN,

EN LUI ENVOYANT LA REQUÊTE DES CHATS.

« Cher et respectable ami,

» Soyez le très-bien arrivé dans votre pays, que vous avez éclairé et rendu libre. Jouissez-y de la gloire et du repos, chose plus substantielle que la gloire que vous avez si bien méritée. Que vos jours se prolongent et soient exempts de douleur ; que vos amis goûtent long-temps la douceur et le charme de votre société, et que ceux que les mers ont séparés de vous soient encore heureux de la pensée que la fin de votre carrière sera, comme le dit notre bon La Fontaine, le soir d’un beau jour. Vous savez combien ces vœux, que je répète tous les jours, sont vrais et sincères. Je ne puis vous rendre le plaisir, le transport que m’a causé la nouvelle de votre arrivée à Philadelphie, que m’a apportée un ami de M. Jefferson. Je l’ai envoyé dire, sur-le-champ, à nos amis d’Auteuil.

» Je les ai quittés depuis cinq à six jours, après avoir passé, auprès de Notre-Dame, trois semaines pendant lesquelles l’abbé de Laroche avait été faire un voyage en Normandie. J’y retourne ces jours-ci, et nous allons bien parler de vous et de notre joie de voir que vous vous soyez mieux porté pendant la traversée qu’en terre ferme. Vous aurez su qu’on disait, dans tous les papiers publics, que vous aviez été pris par un corsaire algérien. Je n’en ai jamais rien cru ; mais il y avait peut-être en Angleterre des gens qui, pour la beauté du contraste, auraient été bien aises de voir le fondateur de la liberté de l’Amérique esclave chez les Barbaresques. Cela eût fait un beau sujet de tragédie dans vingt ou trente ans d’ici ; vous auriez eu un fort beau rôle. Et n’avez-vous pas quelque regret d’avoir manqué une si belle occasion d’être un personnage tragique ? Il faut pourtant vous passer de cette gloire.

» On nous a dit que vous aviez été très-bien reçu, et que vous aviez eu tous les huzzas du peuple. Ce sont là des dispositions fort bonnes et fort justes ; mais, pour le bien de votre pays, il faut qu’elles soient durables, qu’elles s’étendent, et que tous les citoyens éclairés et vertueux les secondent, afin que vos sages conseils et vos grandes vues, pour le bonheur et la liberté de l’Amérique, influent sur les mesures qui restent à prendre, et consolident l’édifice dont vous avez jeté les fondemens avec quelques autres bons patriotes. C’est le souhait que je fais du fond de mon cœur, non pas comme votre ami et pour votre gloire, mais comme cosmopolite, et désirant qu’il y ait, sur la face de la terre, un pays où le gouvernement soit véritablement occupé du bonheur des hommes ; où la propriété, la liberté, la sûreté, la tolérance, soient des biens, pour ainsi dire, naturels comme ceux que donnent le sol et le climat ; où les gouvernemens européens, lorsqu’ils voudront revenir de leurs erreurs, puissent aller chercher des modèles. Les colonies grecques étaient obligées de rallumer leur feu sacré au prytanée de leur métropole. Ce sera le contraire, et les métropoles d’Europe iront en Amérique chercher celui qui ranimera chez elles tous les principes du bonheur national, qu’elles ont laissé s’éteindre. Qu’on établisse surtout, parmi vous, la liberté du commerce la plus entière et la plus illimitée : je la regarde comme aussi importante au bonheur des hommes réunis en société, que la liberté politique. Celle-ci ne touche l’homme que rarement et par un petit nombre de points ; mais la liberté de cultiver, de fabriquer, de vendre, d’acheter, de manger, de boire, de se vêtir à sa fantaisie, est une liberté de tous les jours, de tous les momens ; et je ne regarderai jamais comme libre, une nation qui sera asservie dans toutes les jouissances de la vie, puisqu’après tout c’est pour ces mêmes jouissances que les hommes se sont réunis en société.

Après s’être élevé à ces grands objets, il faut redescendre à terre et vous parler un peu de vos amis. Notre-dame d’Auteuil se porte fort bien, quoiqu’elle prenne trop souvent du café contre les ordonnances du docteur Cabanis, et qu’elle me dérobe toujours de ma portion de crème, contre toute justice. Le bull-dog, que votre petit-fils nous a amené d’Angleterre, est devenu insupportable et même méchant ; il a encore mordu l’abbé de Laroche, et nous fait entrevoir une férocité vraiment inquiétante. Nous n’avons pas encore déterminé sa maîtresse à l’envoyer au combat du taureau, ou à le faire noyer ; mais nous y travaillons. Nous avons aussi d’autres ennemis domestiques moins féroces, mais très-nuisibles ; un grand nombre de chats, qui se sont multipliés dans son bûcher et sa basse-cour par le soin qu’elle a de les nourrir très-largement ; car, comme vous l’avez si bien expliqué dans votre essai, On peopling countries, la population se proportionnant toujours aux moyens de subsistance, ils sont aujourd’hui dix-huit, et seront incessamment trente, mangeant tout ce qu’ils attrapent, ne faisant rien, que tenir leurs mains dans leurs robes fourrées et se chauffer au soleil, et laissant la maison s’infester de souris. On avait proposé de les prendre dans un piège et de les noyer : un sophiste subtil, de ces gens qui savent rendre tout problématique, et qui, comme Aristophane le dit de Socrate, savent faire la meilleure cause de la plus mauvaise, a pris la défense des chats, et a composé pour eux une Requête qui peut servir de pendant au Remercîment que vous avez fait pour les mouches de votre appartement, après la destruction des araignées, ordonnée par Notre-dame. Nous vous envoyons cette pièce, en vous priant de nous aider à répondre aux chats. On pourrait aussi proposer pour eux un parti plus doux, qui tournerait au profit de votre Amérique. Je me souviens d’avoir entendu dire que vous aviez beaucoup d’écureuils dans les campagnes et beaucoup de rats dans les villes, qui causent de grands dégâts, et qu’on n’a pu convenir encore, entre les campagnards et les citadins, de l’établissement d’une taxe destinée à vous défaire de ces deux genres d’ennemis. Or, pour cela, nos chats vous seront d’un grand secours. Nous vous en enverrions une cargaison d’Auteuil ; et, pour peu que nous ayons de temps, nous aurons bien de quoi en charger un petit bâtiment. Dans la vérité, il n’y a rien de si convenable. Ces chats ne feront que retourner dans leur véritable patrie : amis de la liberté, ils sont absolument déplacés sous les gouvernemens d’Europe. Ils pourront vous donner aussi quelques bons exemples ; car, d’abord, selon votre charmant apologue, ils sauront se retourner contre l’aigle qui les emporte, et, en lui enfonçant les griffes dans le ventre, le forcer de redescendre à terre pour se débarrasser d’eux. Nous devons aussi leur rendre cette justice, que nous n’avons jamais vu entre eux la moindre dispute à la gamelle, qu’on leur porte régulièrement deux fois par jour. Chacun prend son morceau, et le mange en paix dans un coin. Enfin, après s’être sauvés de la gueule du bull-dog, comme vous autres Américains de celle de John-Bull, ils ne se mettent pas en danger par leurs dissensions intestines : ils ont du bon.

» Voilà bien des folies, mon cher et respectable ami ; je me les suis permises, parce que vous les aimez et que vous êtes vous-même fort enclin à en dire, et, qui pis est, à en écrire. Mais si vous craignez de perdre de votre considération chez vos compatriotes en laissant apercevoir ce goût, vous vous enfermerez pour me lire, et vous ne direz rien au congrès du projet que je vous propose de vous envoyer des chats d’Europe. Un obstacle s’y opposerait d’ailleurs, quant à présent : notre traité de commerce avec vous n’est pas plus avancé qu’à la paix, et en attendant la conclusion de ce traité, je ne sais pas ce qu’on ferait payer de droits d’entrée à ma cargaison de chats arrivant à Philadelphie ; et puis, si mon navire ne trouvait à se charger chez vous que de farines, il ne pourrait pas toucher à nos îles pour y prendre du sucre, ni m’en rapporter non plus de bon rhum, que j’aime beaucoup, et qui paierait en France quelque petit droit de 75 pour cent de la valeur. Tout cela embarrasse mon commerce de chats, et il faut que j’imagine quelque autre spéculation.

» Je finis ma lettre à Auteuil. La dame va vous écrire et répondre à votre petit billet. L’abbé de Laroche et M. de Cabanis vous écriront aussi, etc. »


RÉPONSE DE FRANCKLIN,

ÉCRITE DE PHILADELPHIE, AVRIL 1787.

(traduction.)

« Mon très-cher ami,

« Je n’ai reçu que bien long-temps après leur date, vos agréables lettres d’octobre 1785, et de février 1786, avec les pièces que vous y avez jointes, productions de l’académie des belles lettres d’Auteuil. Les témoignages de votre tendre amitié, vos souhaits, et les félicitations que vous m’adressez sur mon retour dans mon pays, me touchent vivement. Je ressens un bien grand plaisir en voyant que je conserve une place honorable dans le souvenir des hommes vertueux et dignes, dont la société agréable et instructive a fait mon bonheur pendant mon séjour en France.

» Mais, quoique je n’aie pu quitter sans regret votre aimable nation, j’ai fait sagement de revenir dans mes foyers. Je suis ici dans ma niche, dans ma propre maison, au sein de ma famille. Ma fille, mes petits-enfans sont autour de moi, mêlés à mes vieux amis et aux enfans de mes amis, qui tous ont pour moi le même sentiment et les mêmes égards. Nous parlons tous la même langue ; et vous savez que l’homme qui désire le plus d’être utile à ses semblables, par l’exercice de son intelligence, perd la moitié de sa force dans un pays étranger, où il est obligé de se servir d’une langue qui ne lui est pas familière. Enfin, ce qui est plus encore, je jouis ici des moyens et des occasions de faire du bien, et de tout ce que je puis désirer, à l’exception du repos. Et le repos même, je puis l’espérer bientôt, soit de la cessation de mon office de président, qui ne peut pas durer plus de trois ans, soit en quittant la vie.

» Je suis toujours de votre opinion contre les douanes dans les pays où les taxes directes sont praticables. Ce sera notre situation, quand notre immense territoire sera rempli d’habitans ; mais à présent les habitations y sont séparées par de si grandes distances, souvent à cinq ou six milles les unes des autres, dans les parties intérieures, que la collecte d’une taxe directe nous est presque impossible, les frais nécessaires pour payer un collecteur qui va de maison en maison, surpassant la valeur de la taxe même.

» On ne peut s’exprimer mieux que vous ne faites quand vous dites que la liberté de cultiver, de manufacturer, d’importer et d’exporter, etc., liberté à laquelle les prohibitions et les droits de douane donnent atteinte, est infiniment plus précieuse que la liberté politique ; que celle-ci n’affecte l’homme que rarement, tandis que celle-là est de tous les jours et de tous les momens, etc. Mais notre dette, causée par la guerre, étant très-pesante, nous sommes forcés, pour l’éteindre, d’employer tous les moyens possibles de lever un revenu, très-disposés d’ailleurs à supprimer tous droits d’importation et d’exportation, dès qu’il nous sera permis de nous en passer.

» Quelque chose qu’on puisse vous dire en Europe de notre révolution, vous pouvez être assuré que notre peuple en est unanimement très-satisfait. Le respect sans bornes qu’on a pour les hommes qui y ont contribué, soit comme guerriers, soit comme hommes d’état, la joie enthousiaste avec laquelle on célèbre annuellement le jour de la déclaration de notre indépendance, sont des preuves incontestables de cette vérité. Dans un ou deux de nos états confédérés, il y a eu quelques mécontentemens occasionnés par des sujets particuliers et tenant à des circonstances locales : ils ont été fomentés et exagérés par nos ennemis ; mais ils sont maintenant presque entièrement dissipés, et les autres états jouissent de la paix, du bon ordre, et d’une merveilleuse prospérité. Les récoltes ont été abondantes toutes les années dernières. Les prix des productions de notre sol se sont élevés par la demande des étrangers, et sont payés argent comptant. Les rentes des maisons ont monté dans nos villes ; on en construit tous les jours de nouvelles. Les ouvriers et artisans gagnent de forts salaires, et de grandes étendues de terres sont continuellement défrichées.

» Votre projet de déporter les dix-huit chats de Notre-dame d’Auteuil plutôt que de les noyer, est très-humain ; mais les bons traitemens qu’ils éprouvent de leur maîtresse actuelle peuvent leur donner de l’éloignement pour changer de situation. Cependant, s’ils sont de la race des angoras, et si l’on peut leur faire savoir comment deux chats de leur tribu, apportés par mon petit-fils, sont caressés ici et presque adorés, vous pourrez les disposer peut-être à émigrer d’eux-mêmes, plutôt que de demeurer en butte à la haine des abbés, qui finiront tôt ou tard par obtenir leur condamnation. Leur requête est parfaitement bien faite ; mais s’ils continuent de multiplier comme ils font, ils rendront leur cause si mauvaise qu’elle ne pourra plus se défendre ; ainsi leurs amis feront bien de leur conseiller de se soumettre à la déportation ou… à la castration.

Les remarques du grammairien sur la particule on[1], sont une satire piquante et juste. Mes amis d’ici qui entendent le français s’en sont infiniment amusés ; ils voudraient bien qu’elles fussent imprimées. Elles ont produit sur moi un bon effet que vous reconnaîtrez dans ma lettre même car vous y verrez que partout où je parle du bon état de nos affaires publiques, de peur que vous ne crussiez que je trouve que tout va bien parce que j’occupe ici une belle et bonne place, j’ai eu soin d’appuyer mon dire de quelques autres raisons.

» La peine que vous avez prise de traduire les adresses de félicitations que j’ai reçues en arrivant, m’est une nouvelle marque de la continuation de votre amitié pour moi, qui m’a donné autant de satisfaction que les adresses elles-mêmes et vous pouvez bien croire que de ma part ce n’est pas dire peu ; car cet accueil de mes concitoyens a surpassé de beaucoup mon attente. La faveur populaire, qui n’est pas la plus constante chose du monde, se soutient pour moi. Mon élection à la présidence pour la deuxième année a été unanime. La disposition sera-t-elle la même pour la troisième ? rien de plus douteux. Un homme qui occupe une grande place se trouve si souvent exposé au danger de désobliger quelqu’un en remplissant son devoir, que ceux qu’il désoblige ainsi, ayant plus de ressentiment que ceux qu’il a servis n’ont de reconnaissance, il arrive presque toujours que, tandis qu’il est fortement attaqué, il est faiblement défendu : vous ne serez donc pas étonné si vous apprenez que je n’aurai pas terminé ma carrière politique avec le même éclat que je l’ai commencée[2].

» Je suis fâché de ce que vous me dites de l’indisposition que vous avez éprouvée. Je m’étonne quelquefois que la Providence ne garantisse pas les bonnes gens de tout mal et de toute douleur. Cela devrait être ainsi dans le meilleur des mondes ; et puisque cela n’est pas, je suis pieusement porté à croire que si notre monde n’est pas vraiment le meilleur, il faut s’en prendre à la mauvaise qualité des matériaux dont il est fait.

» Embrassez tendrement pour moi la bonne Notre-dame, que j’aime autant que jamais. Je me proposais de lui écrire par ce paquebot ; mais je suis obligé de différer faute de temps. Je suis, mon cher ami, avec une estime et une affection sincères, à vous pour toujours.

B. Francklin.

» Faites mes complimens à M. le Roy, à tous les dîneurs du mercredi, aux Étoiles[3], et à votre famille.

Comme dans la suite de ces mémoires je n’aurai pas occasion de reparler de Francklin, j’ajoute ici une dernière lettre de cet homme célèbre, datée de Philadelphie, décembre 1788, et que je n’ai reçue qu’après nos premiers troubles.


Philadelphie, décembre 1788.

« Mon cher ami,

La suspension des paquebots a interrompu notre correspondance ; il y a long-temps, bien long-temps que je n’ai eu de nouvelles d’Auteuil. J’ai appris dernièrement par M. Chaumont qu’un grand nombre de lettres que j’avais envoyées à New-Yorck y est resté plusieurs mois, aucun paquebot n’en étant parti pour la France. Faites-moi savoir, je vous prie, si vous avez reçu de moi des remarques contre les raisons qu’apportent les Anglais du refus qu’ils font de nous délivrer nos lettres d’Europe à nos frontières. Je vous les ai envoyées, il y a près d’une année, en retour de votre excellente plaisanterie des Guichets, et de votre Essai de cométologie, qui nous ont fort amusés, moi et plusieurs de mes amis. Dans cette disette de nouvelles de l’académie d’Auteuil, je lis et relis avec un plaisir toujours nouveau vos lettres et celles de l’abbé de Laroche, et les pièces que vous m’avez envoyées en juillet 1787, et le griffonnage, comme elle l’appelle elle-même, de la bonne dame que nous aimons tous, et dont je chérirai le souvenir tant qu’il me restera un souffle de vie ; et toutes les fois que dans mes rêves je me transporte en France pour y visiter mes amis, c’est d’abord à Auteuil que je vais. Je vous envoie quelque chose d’assez curieux : ce sont des chansons et de la musique composées en Amérique, et les premières de nos productions en ce genre ; j’ai pensé que quelques-uns pourraient être de votre goût par la simplicité et le pathétique. La poésie de la cinquième me plaît particulièrement, et je désire que vous, ou M. de Cabanis, la traduisiez dans votre langue, de manière que la traduction puisse être chantée sur le même air. La personne qui vous remettra ma lettre est M. le gouverneur Morris, ci-devant membre du congrès, et l’un des membres de la Convention, qui ont rédigé la constitution fédérative. Il est fort estimé ici de tous ceux qui le connaissent ; et, comme il est mon ami, je le recommande à vos civilités, ainsi qu’à celles de M. de Marmontel et de toute votre famille.

» Je me flatte de l’espérance que vos derniers troubles sont apaisés. J’aime tendrement votre pays, et je me crois profondément intéressé moi-même à sa prospérité. Maintenant que je viens de finir la troisième année de ma présidence, et que désormais je n’aurai plus à me mêler d’affaires publiques, je commence à me regarder comme un homme libre, as a free man, qui n’ai plus qu’à jouir du peu de temps qui me reste. J’en emploîrai une part à écrire ma propre histoire, ce qui, en rappelant à mon souvenir le passé, me fera, pour ainsi dire, recommencer ma vie.

» Je suis toujours, mon cher ami, etc., etc. »

  1. Mélanges., tome IV, page 219.
  2. Francklin a rempli ses trois années de présidence.
  3. Les Étoiles. C’est le nom que Francklin donnait aux deux filles de madame Helvétius madame de Meun et madame Dandlau, d’après le conte qu’on fait d’une mère à qui sa petite fille demandait ce que devenaient les vieilles lunes, et qui lui répondit qu’on les cassait en cinq ou six morceaux pour en faire des étoiles.