Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Réponse à une dénonciation


Réponse à une dénonciation.

Pag. 152. « Il y a huit ou dix pages, etc. » Voici d’après un exemplaire revu par l’auteur, quelques endroits de ces huit ou dix pages qui faisaient dire à Buffon : Bien, très-bien.

« Gazette littéraire. On accusait à Rome le cardinal Polus d’être luthérien, parce qu’il croyait qu’il valait mieux persuader les hérétiques que de les brûler.

» Ici le théologien cesse d’être divertissant, il devient atroce. Quoi dans un siècle éclairé et humain, en France, dans la capitale, en 1765, on ose dénoncer au gouvernement des hommes de lettres, comme impies et irréligieux, pour avoir pensé qu’il vaut mieux persuader les hérétiques que de les brûler ! Faudra-t-il donc encore élever parmi nous des échafauds, dresser des bûchers, et renouveler toutes les horreurs de ces temps malheureux que nous devrions souhaiter d’arracher de l’histoire et de la mémoire des hommes ? Il y a donc encore en France des apologistes des fureurs religieuses dont la France et l’Europe ont été le théâtre. Un homme s’est couvert d’opprobre[1] et a mérité l’exécration publique en justifiant cette horrible journée où des milliers de Français furent égorgés par les mains de leurs concitoyens ; et son exemple n’effraie pas ! et il s’en trouve d’autres aussi cruels et aussi absurdes que lui ! Ô nation étrange, quel mélange me présentez-vous de mœurs douces et de férocité, d’hospitalité et de barbarie ! Mais pourquoi vois-je ici ma nation ? Non, je ne lui ferai pas cette injure, je ne regarderai ni comme Français ni comme hommes des monstres cruels qu’on devrait chasser de tous les endroits habités, et repousser dans les forets comme des tigres altérés du sang humain. Le sang d’un innocent (Calas) expirant par un supplice cruel, fume encore, et crie de la terre contre le fanatisme qui l’a versé. Un tribunal respectable a vengé sa mémoire ; le roi a consolé et protégé sa malheureuse famille ; la nation et l’Europe entière ont applaudi à ce jugement ; et il se trouve encore des hommes qui ne veulent pas qu’on dise qu’il vaut mieux persuader les hérétiques que de les brûler !

» Que ces hommes cruels viennent donc s’asseoir sur le tribunal, qu’ils jugent Calas de nouveau ; et, en supposant que ce père infortuné soit coupable du crime atroce dont on l’a chargé, qu’ils le condamnent, s’ils l’osent, d’après leurs propres principes.

» J’ai tué mon fils, pourrait leur dire un père aussi barbare qu’eux, parce qu’il faut tuer un hérétique qu’on ne peut persuader, parce qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, parce que mon fils voulait abandonner la foi de ses pères ; j’ai tué mon fils, parce que vous m’avez donné l’exemple de ce zèle pour ma religion, parce que, dans vos guerres contre les Albigeois vous avez brûlé dans une grange cinq cents hommes à la fois ; parce que vous avez promis le ciel à vos soldats qui, après avoir arraché les enfans des bras de leurs mères, les écraseraient contre la pierre à leurs yeux ; parce qu’à un même signal vous avez massacré cinquante mille de vos concitoyens vivant paisibles au milieu de vous sur la foi des traités ; parce qu’aujourd’hui même il se trouve parmi vous des gens qui justifient ces fureurs. Que si vous me dites qu’il y a cette différence entre vous et moi, que vous êtes dans le chemin de la vérité et que je suis dans l’erreur, Dieu seul jugera entre nous ; faites de moi tout ce qu’il vous plaira, je suis prêt à souffrir vos supplices. Celui qui connaît mon zèle et la sainteté de mes motifs sera mon soutien et ma récompense.

» Que répondraient des juges fanatiques à ce père dénaturé aussi fanatique qu’eux ? Le coupable ne se justifierait pas sans doute, mais ses juges, en le condamnant, se condamneraient eux-mêmes. Ah ! plutôt n’autorisons plus par nos persécutions, et par nos persécutions mises en système, les fureurs auxquelles se sont livrés, dans des temps malheureux, et catholiques, et protestans. Convenons que la religion désavoue ces horreurs, et regardons l’intolérance et la persécution comme l’opprobre de la raison humaine : convenons, en un mot, qu’il vaut mieux persuader les hérétiques que de les brûler ; et que, quand même on ne les persuade pas, il ne faut pas les brûler encore… »

« Par une de ces bizarreries dont on trouve des exemples dans toutes les langues, et qui exercent tant d’empire sur la nôtre, en français, les mots tolérance et intolérance, quoique opposés l’un à l’autre, ont tous deux une signification odieuse. Il y a une espèce de gens qui, pour noircir les personnes qu’ils soupçonnent d’incrédulité, les accusent de tolérance, et les persécuteurs les plus ardens, ne veulent pas qu’on les appelle intolérans.

» Cette espèce de contradiction dans le langage est l’ouvrage du fanatisme qui se presse d’attacher de bonne heure une signification odieuse à toutes les expressions que la philosophie peut employer pour rendre les idées qu’elle introduit.

» C’est une chose curieuse que d’observer ce combat, ces efforts réciproques qui semblent se réduire à des disputes de mots, et qui, au fond, sont des disputes de choses très-réelles et très-intéressantes, parce que la chose s’introduit toujours à la suite du mọt.

» La dévotion aveugle et superstitieuse ne peut pas souffrir qu’on emploie le mot de superstition. C’est que, ce mot reçu une fois dans la langue vulgaire, toute une nation apprend à distinguer la vraie piété, qui est humaine et douce, de la piété fausse et mal entendue, qui peut faire et qui a fait aux hommes beaucoup de mal.

» Les dévots persécuteurs ne veulent pas qu’on se serve du mot fanatisme, parce que ce terme trouve bientôt son application à des actions qu’ils ont intérêt de justifier, et que la justification n’est plus recevable, lorsque le fanațisme est bien défini.

» Ils ne veulent pas qu’on dise la philosophie et la raison en un sens favorable, parce que, ces mots une fois adoptés, on distingue trop facilement les objets de la foi sur lesquels l’église exerce une autorité respectable, de ceux que Dieu a abandonnés aux disputes des hommes.

» Je pourrais donner une longue liste de tous ces termes dont les philosophes cherchent à introduire l’usage, et que leurs ennemis ne manquent pas de décrier aussitôt qu’ils paraissent et avant qu’ils aient fait fortune. Mais je dois ramener mes lecteurs au point d’où nous sommes partis, et leur faire appliquer cette observation générale aux mots de tolérance et d’intolérance.

» Le mot tolérance a été employé dans deux sens très-différens. Il a signifié quelquefois l’opinion que tous les cultes sont également agréables à Dieu, que toutes les croyances sont bonnes pour le salut, en un mot l’indifférence, en matière de religion, appelée par quelques écrivains tolérance ecclésiastique. En ce sens, la tolérance est diamétralement opposée à un dogme de la foi chrétienne que, hors de l’église, point de salut ; en ce sens, la tolérance est même contraire à toute espèce de religion qui se prétendra révélée, puisque, si Dieu a pris la peine de donner une religion aux hommes, il exige assurément qu’on s’en instruise et qu’on l’embrasse. Le mot tolérance, pris dans cette signification, ne peut donc pas avoir un sens favorable ; et si les dévots ne s’élevaient que contre cette tolérance là, ils auraient raison, et ceux qui l’adopteraient auraient tort : cela est incontestable en théologie.

» Mais le mot tolérance a une autre signification bien différente, lorsqu’on entend par ce terme la doctrine de la tolérance civile, c’est-à-dire l’opinion qu’on ne doit pas employer la violence pour faire recevoir la religion, que la punition des hérétiques ou infidèles appartient à Dieu seul, que les souverains ne peuvent forcer les consciences, et, pour nous servir des termes mêmes de saint Athanase, Epist. ad solitarios, que ce n’est pas avec les épées et les dards, ni avec des soldats et à main armée, que s’établit la vérité, mais par persuasion et par conseil.

» Ces deux significations sont, comme on le voit, assez distinguées pour qu’on ne les confonde pas. Mais il y a des gens intéressés à les confondre, et ceux-là se sont obstinés à entendre toujours, ou plutôt à faire entendre aux autres, par le mot de tolérance, l’indifférence en matière de religion ; et toutes les fois qu’un pauvre philosophe a parlé de la nécessité de conserver la paix, a prêché l’humanité, s’est élevé contre la persécution, a enseigné la tolérance civile, ou n’a pas manqué de l’accuser d’irréligion et de tolérance, en affectant de prendre toujours et de donner ces mots comme synonymes, et en se gardant bien de laisser voir que cet homme prêchait la tolérance civile et non l’indifférence de religion.

» Mais la philosophie et la raison doivent employer la même chaleur et la même constance à soutenir la cause de la vérité et de l’humanité, que ses ennemis mettent à la combattre. Il faut s’obstiner à employer ces mêmes expressions en leur sens religieux et vrai ; il faut faire en sorte que ce soit là désormais leur signification commune. Il faut que le mot d’intolérance réveille dans tous les esprits les idées d’oppression et d’injustice ; il faut que la tolérance civile soit une vertu, que, pour louer désormais un prince humain et religieux, on puisse dire de lui qu’il fut tolérant, et que ce mot soit un éloge comme les noms de juste, d’humain, de bienfaisant.

» Alors il ne suffira pas, pour noircir des hommes de lettres auprès d’un gouvernement éclairé, de dire, comme fait le dénonciateur, qu’ils travaillent à répandre les maximes de la tolérance, parce que de pareilles accusations se réduiront à ceci : Les auteurs d’un tel ou d’un tel ouvrage sont de mauvais citoyens, puisqu’ils disent qu’il ne faut pas persécuter pour la religion, etc, »

Buffon, qui n’aimait pas Voltaire, dut être moins content de cette page : « On accuse M. de Voltaire d’avoir répandu quelques principes de scepticisme dans ses écrits : il ne nous appartient ni de le condamner ni de l’absoudre ; mais, que cette imputation soit bien ou mal fondée, il n’en sera pas moins vrai que cet homme célèbre a égalé Corneille et Racine dans ses tragédies, qu’il a fait le plus beau poëme épique que nous ayons dans notre langue, qu’il a présenté l’histoire sous le jour le plus intéressant et le plus neuf, qu’il a embelli les vérités philosophiques et morales des charmes d’un style vrai, piquant et persuasif, et surtout qu’il a été dans l’Europe l’apôtre de la tolérance, et par-là le bienfaiteur de l’humanité. C’est par tous ces côtés que nous le regardons comme le premier homme de lettres de la nation et de son siècle ; et nous croyons pouvoir lui donner cet éloge mérité, sans être suspect d’impiété auprès des gens religieux que la passion n’aveuglera pas. J’entends bien que le théologien croit qu’il serait de l’intérêt de la religion que toutes les personnes qui sont soupçonnées de quelque liberté de penser n’eussent ni talens, ni mérite, ni vertu ; mais, puisqu’il n’a pas plu à Dieu que cela fût ainsi, ne serait-il pas plus raisonnable de nous soumettre aux dispositions de la Providence, qui connaît, mieux que nous, les moyens de soutenir la foi contre les attaques des incrédules ? La religion, établie et répandue dans le monde par des hommes simples et grossiers, se conservera sans doute par les mêmes secours, et ses ennemis ne détruiront pas l’ouvrage de Dieu. En supposant donc que les V., les D., les B., les H. soient coupables de quelque liberté de penser, laissons les louer sur leurs talens, et louons-les nous-mêmes sans scrupule et sans remords, comme nous louons les Platon, les Cicéron, les Homère, les Virgile. Un temps viendra où tous ces beaux génies seront tourmentés où ils seront, et loués où ils ne seront pas. Laudantur ubi non sunt, cruciantur ubi sunt. »

  1. Le sieur abbé de Caveyrac, résidant à présent à Rome, et décrété par le parlement de Paris ; mais ce n’est pas pour son apologie de la Saint-Barthélemi.