Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Lettres/XIV


OBSERVATIONS
SUR UN ARTICLE DES ARCHIVES LITTÉRAIRES.

On trouve au 48e numéro des Archives littéraires, ouvrage périodique très-estimable, une annonce d’un projet de Code criminel, par M. Bexon, dans laquelle, en rendant justice au travail de ce jurisconsulte éclairé, on ne la fait pas entière à quelques-uns des écrivains du dix-huitième siècle qui l’ont devancé dans cette carrière, Beccaria et Voltaire.

La manière dont l’auteur de l’annonce les juge n’est pas, il est vrai, celle d’une espèce de critiques, qui ont pris à tâche de décrier, sous le nom de philosophes, la plupart des ouvrages des auteurs qui ont illustré la dernière moitié du siècle qui vient de finir. Il ne se permet aucune invective, mais il ne leur rend pas assez de justice, et les traite avec une sorte de légèreté que je prendrai la liberté de relever.

Je défendrai des hommes avec qui j’ai eu des liaisons, dont le souvenir m’est encore précieux ; sous la bannière desquels j’ai marché, et avec qui j’ai combattu souvent pour les mêmes causes.

« À en croire, dit le critique, quelques écrivains du siècle dernier, tout était à refaire dans la législation criminelle. Cependant, ajoute-t-il, l’Europe moderne avait tiré sa législation criminelle du droit romain, et en particulier des derniers livres du Digeste, qui renferment tout ce qu’on a pu dire sur ce sujet important, de plus exact, de plus juste, de plus humain, à l’exception de l’article de la question. »

Cette manière d’entrer en matière annonce assez l’esprit d’improbation qui a guidé le critique dans tout cet article. Comme si on ne pouvait rendre justice à M. Bexon et à son projet de Code, sans trouver mauvais ce qu’on a fait dans le même genre avant lui, ou plutôt insinuer une opinion défavorable du dernier siècle, ce qui est aujourd’hui le but avoué d’un grand nombre de modernes écrivains.

Je ferai remarquer d’abord l’exagération dans les éloges que fait le critique de la jurisprudence criminelle établie par le droit romain. Si les livres du Digeste renferment tout ce qu’on a pu dire de plus exact, de plus juste, de plus humain, de mieux approprié à la nature humaine, à l’exception d’un seul article, que resterait-il à faire en cette partie si ce n’est d’abolir la question ? De quelle utilité peuvent être de nouvelles recherches et l’ouvrage même de M. Bexon, et les observations du critique ? Il ne faut plus que calquer nos lois sur le droit romain.

À en croire quelques écrivains, tout est à refaire. Cet exposé n’est pas exact. On a dit que la jurisprudence criminelle était partout fort imparfaite et qu’il y avait beaucoup à refaire, et cette assertion n’est pas contestable et n’a rien d’exagéré.

M. de Voltaire, que le critique paraît surtout avoir eu en vue, ainsi qu’on le reconnaît dans la suite de l’article, M. de Voltaire, dans le petit ouvrage qui a pour titre Commentaire sur le livre des délits et des peines, dit tout en commençant : Je me flattais que cet ouvrage adoucirait ce qui reste de barbare dans la jurisprudence de tant de nations. Celui qui veut qu’on adoucisse ce qui reste de barbare, ne dit pas et ne croit point que tout soit barbare, ni que tout soit à refaire.

On peut dire aussi qu’il ne faut pas prendre à la rigueur cette expression tout est à refaire, si quelque écrivain s’en est servi, car elle ne signifie au fond rien autre chose, si ce n’est qu’il y a beaucoup à refaire.

Mais qu’il y eut alors, et qu’il y ait encore beaucoup à refaire dans la jurisprudence criminelle, c’est ce dont le critique convient lui-même quelques lignes après, lorsqu’il dit : La jurisprudence criminelle en France méritait, à juste titre, la censure des amis de l’humanité, par la sévérité outrée de ses formes et par l’atrocité de quelques-unes de ses peines. Le Code criminel d’Angleterre, qu’on a voulu donner comme un modèle, est celui qui renferme les peines les plus atroces.

On trouve aussi vers la fin de son article ces paroles remarquables, qui le mettent en contradiction avec lui-même d’une manière bien sensible : La plus grande confusion règne encore dans nos lois criminelles, et la preuve certaine qu’il n’est pas aisé d’y remédier, c’est que le gouvernement actuel, qui a remis l’ordre dans tant d’autres parties, est encore à réfléchir sur le parti à prendre à l’égard de celle-ci. Ne peut-on pas demander comment le critique qui établit ainsi l’imperfection de nos lois criminelles trouve mauvais qu’on ait dit qu’il y avait beaucoup à refaire, puisque l’expression qu’il substitue à celle-là dans son sens ordinaire, n’est pas plus forte que celle-ci.

« Beccaria fut le premier qui attaqua le système de la jurisprudence criminelle dans son Traité des délits et des peines, écrit avec une emphase métaphysique, que beaucoup de gens prirent pour de l’éloquence. »

Je combattrai ce jugement si leste, par de grandes autorités. 1° C’est sur l’invitation de M. de Malesherbes et sur l’exemplaire que lui-même avait confié à l’abbé Morellet, que le traité de i delitti a été traduit ; c’est de lui-même, comme magistrat préposé à la librairie par M. le chancelier de Lamoignon, son père, que l’abbé M… a obtenu la permission d’imprimer sa traduction ; et tous les hommes de lettres qui ont eu le bonheur de vivre dans la société de M. de Malesherbes savent qu’il a constamment fait une grande estime du livre.

Je rapporterai à ce sujet un fait de quelque intérêt. C’est que, peu de temps avant l’emprisonnement qui l’a conduit à l’échafaud, il avait demandé à l’abbé M…, sur l’ouvrage de Beccaria, quelques observations qu’il se proposait d’employer dans un travail sur cette matière, conservant ainsi, au milieu des horreurs de la révolution, et pour ainsi dire sous la hache, l’espoir et le désir de voir la législation se perfectionner dans des temps meilleurs, et voulant lui-même contribuer à faire ce bien à sa nation et à l’humanité.

2° C’est un fait connu, que Beccaria, invité par M. de Malesherbes, M. Turgot, M. d’Alembert, M. Helvétius, M. de Buffon, M. Trudaine, etc., à venir à Paris recevoir les témoignages de l’estime que son ouvrage lui avait acquise, y trouva en effet ce qu’on lui avait annoncé, un accueil distingué des hommes les plus célèbres de France.

3° À des témoignages d’un si grand poids, s’il est nécessaire d’en ajouter d’autres, je dirai que lord Mansfield, premier juge du Banc du roi en Angleterre, et l’un des hommes les plus éclairés de son siècle, disait, et que je lui ai entendu dire, que le Traité des délits, de Beccaria, était un des plus beaux ouvrages et des plus utiles qui eussent paru depuis cent ans. Et le jurisconsulte Blachstone, en ces matières l’oracle et la lumière de la jurisprudence anglaise, dans son Commentaire sur les lois, cite souvent Beccaria avec éloge, et ne le combat qu’avec les égards qu’on doit au génie jusque dans les méprises dont il n’est pas toujours exempt.

Je ne connais point l’auteur de l’annonce que je critique ici. Il peut avoir beaucoup de lumières ; mais on peut lui demander quelle autorité lui donnent donc ses talens ou son état, qui puisse balancer celle qu’on vient de lui opposer ; et pourquoi et à quel titre : il blâme Voltaire de s’être donné un droit que lui-même s’attribue. Il a certainement, comme tout le monde, le droit de mettre son opinion en opposition à celle des plus habiles gens du monde, droit qu’il faut respecter d’autant plus soigneusement que les objets sur lesquels il s’exerce sont plus importans ; mais il me semble qu’en contrariant ainsi le sentiment de tant d’hommes éclairés, il faudrait s’énoncer avec plus de réserve.

En second lieu, le succès de l’ouvrage dans l’Europe entière en établit assez bien le mérite réel, pour qu’on ne puisse le contester, Il y eut en France sept éditions de la traduction française, en six mois, et l’ouvrage fut bientôt traduit dans presque toutes les langues de l’Europe.

Je trouve ce grand succès attesté dans une lettre adressée à la fille de M. Beccaria, à la tête d’une édition de la traduction française, donnée en 1798 par M. Rœderer, aujourd’hui ministre des finances du roi de Naples. « Le Traité des délits et des peines, dit M. Rœderer, a tellement changé l’esprit des anciens tribunaux criminels en France, que, dix ans avant la révolution, les magistrats des Cours, et je puis l’attester puisque je l’étais moi-même, jugeaient plus selon les principes de cet ouvrage que selon les lois ; et que c’est dans le Traité des délits que les Servan, les Dupati ont puisé leurs vues et peut-être leur éloquence, etc. »

Et à ce passage je puis ajouter ces propres paroles du critique lui-même : Ce livre, dit-il, fit sur les esprits l’impression la plus vive et fut reçu avec transport dans toute l’Europe.

Or, je le demande, est-ce avec de l’emphase métaphysique qu’on excite les transports de toute l’Europe, qu’on fait sur les esprits l’impression la plus vive ? Qu’est-ce que l’éloquence, si ce n’est l’art de produire une pareille impression ; et n’a-t-il pas fallu de l’éloquence, et de la plus grande, pour obtenir de si puissans effets ?

« On commença à croire, continue le critique, qu’on n’avait vécu jusqu’alors que sous des lois tyranniques, et peu s’en fallut qu’on ne regardât comme des opprimés, tous ceux que la sûreté publique commandait d’envoyer à l’échafaud, et même aux galères. »

Cet exposé est encore très-infidèle et peut faire soupçonner un esprit attaché à d’anciens préjugés, et peu zélé pour les progrès de la raison.

C’est la logique qu’ont employée la plupart des écrivains qui ont attaqué l’ouvrage de Beccaria : Vous vous élevez contre la rigueur des supplices, vous voulez donc que les assassinats demeurent impunis. Vous ne voulez pas qu’on punisse de mort, dans une servante, le vol d’une serviette, vous voulez donc qu’on laisse les voleurs de grand chemin exercer leurs brigandages impunément. Vous regardez comme iniques et cruelles plusieurs dispositions de notre Code criminel. Vous croyez donc n’avoir vécu jusqu’à présent que sous des lois tyranniques. Il n’est pas nécessaire de faire observer à nos lecteurs le vice palpable de ces raisonnemens.

« Les académies, dit encore le critique, voulurent, à leur tour, contribuer à la réforme de la jurisprudence criminelle. La Société de Berne proposa, en 1777, un prix pour un ouvrage sur ce sujet. Voltaire en fut si enchanté, qu’il augmenta le prix d’une somme de 1,200 fr., à laquelle il joignit une brochure intitulée Prix de justice et d’humanité, où il se joue, avec sa légèreté ordinaire, de ce sujet si grave et si important. »

Au ton de tout ce paragraphe, on voit que l’auteur trouve mauvais que les Académies et Voltaire aient voulu contribuer à la défense de la jurisprudence criminelle, et je demande de quel droit et pour quelle raison il veut leur interdire cette noble occupation. Est-ce que des Académies formées communément des hommes les plus éclairés d’une nation ne peuvent pas, aussi bien qu’un jurisconsulte de profession, reconnaître les vrais principes d’une semblable question, inviter les gens instruits à la traiter d’après un plan bien ordonné, et faire faire, en ce genre, à la raison humaine des progrès qu’elles obtiennent en tant d’autres connaissances utiles ?

Que Voltaire ait été enchanté du programme de la société de Berne, et qu’il ait augmenté le prix de ses deniers, c’est un des traits les plus louables de cet homme célèbre, où l’on retrouve cette infatigable activité qui l’a porté toute sa vie à la recherche des vérités utiles, et qui en a fait un instituteur et un bienfaiteur du genre humain, dont le nom ne peut être prononcé qu’avec le sentiment de l’admiration et de la reconnaissance.

Et ces sentimens lui sont dus pour ce même ouvrage, où le critique prétend qu’il s’est joué, avec sa légèreté ordinaire, d’un sujet grave et important.

Que veut dire le critique par ce reproche de légèreté ? Est-ce qu’un ouvrage peut être taxé de légèreté parce qu’il n’est pas fort étendu ou qu’il n’est pas distribué en livres et en longs chapitres, et qu’il ne forme pas un ou plusieurs gros volumes ? C’est par des assertions sans preuves, par des raisonnemens sophistiques, par l’oubli des vrais principes de la question, et en général par le défaut de logique et de raison, qu’un ouvrage est léger ; et, d’après cette règle, celui de Voltaire est bien loin de mériter ce reproche.

J’y trouve une énumération assez étendue des diverses espèces de crimes pour lesquels on peut demander que les peines soient adoucies. L’auteur y parle toujours avec indignation et quelquefois avec le sarcasme dont elle est digne, de cette jurisprudence odieuse qui poursuit des délits imaginaires, créés par l’ignorance et la superstition, et des procès criminels pour des disputes de l’école, que n’entendent ni les disputans ni les juges. On y lit des réflexions très-justes sur la nature et la force des preuves, sur les témoins, sur la nécessité de donner un avocat à l’accusé, appuyées sur des exemples effrayans d’erreurs des juges, sur les prisons et les formes de l’emprisonnement. On y dénonce à l’humanité la torture et ses horreurs, la confiscation et ses pillages, etc. Qu’y a-t-il donc là de futile ? Et, quand les formes seraient celles de la plaisanterie, avec ce fond de raison un tel ouvrage peut-il être taxé de légèreté.

En cherchant ce qui a pu lui attirer un tel reproche, on voit que ce sont les plaisanteries dont il est semé, et que M. de Voltaire a coutume de répandre dans les plus sérieuses discussions. On le trouve léger, parce qu’en traitant du crime impossible de sorcellerie, il se moque du parlement de Provence condamnant, en 1730, comme sorcier, le jésuite Girard, et du procès des diables de Loudun, et de l’examen de ces diables par le prêtre de Menardaie ; et parce qu’il relève le ridicule et l’absurdité de quelques condamnations célèbres pour fait de sacrilège, des disputes de l’école et de celles des frères mineurs sur la forme de leurs capuchons, et sur la propriété que quelques-uns d’eux prétendaient avoir sur leur soupe avant qu’elle fût mangée, etc. Sortes d’hérésies punies alors par le supplice du feu, etc.

Mais lorsqu’on soutient la cause de la vérité, quel mal y a-t-il de la défendre en se jouant, et quel tort en peut-on faire soit à l’auteur, soit à l’ouvrage ? N’est-ce pas une maxime reçue que celle d’Horace,


Fortius ac melius magnas plerumqueRidiculum acri
Fortius ac melius magnas plerumque secat res ;


et ne justifie-t-elle pas pleinement celui qui, en traitant les questions les plus graves, combat l’erreur grossière par le ridicule ? Ne peut-on pas employer ici contre les détracteurs de Voltaire, la réponse de Pascal à un reproche tout semblable que lui faisaient les Jésuites, de n’avoir pas parlé assez sérieusement de leurs maximes et d’avoir tourné les choses saintes en raillerie, lorsqu’il leur cite ce passage de Tertullien : rien n’est plus dû à l’erreur que la risée. C’est proprement à la vérité qu’il appartient de rire, parce qu’elle est gaie, et de se jouer de ses ennemis, parce qu’elle est assurée de la victoire.

Ah ! plutôt grâces soient rendues à l’immortel écrivain qui, après avoir obtenu tous les autres genres de gloire que peut donner l’éclat du génie ; après avoir élevé une voix éloquente et forte pour les victimes des vices d’une législation imparfaite et d’une jurisprudence tachée de la barbarie des siècles passés ; après avoir invoqué pour des familles innocentes, l’autorité des lois contre les surprises de l’erreur, n’a pas dédaigné d’attaquer avec l’arme de la plaisanterie les vices des lois elles-mêmes, sans cesser de respecter l’autorité qui les porte ; toujours animé de ce sentiment général d’humanité qui règne dans tous ses ouvrages et leur donne un si grand charme, et qui, comme le dit l’auteur éloquent de l’éloge de ce grand homme prononcé à l’Académie, M. Ducis, supplée aux vices et aux erreurs de lois par cette grande législation de la nature, en mettant la faiblesse et le malheur sous la protection de la pitié.


LETTRE XIV.

Paris, 7 avril 1808.

Votre Excellence pourrait à bon droit me reprocher le long silence que j’ai gardé avec elle, si je n’avais pas à lui en apporter des excuses suffisantes, la faiblesse de mes yeux qui augmente tous les jours, des embarras domestiques, suites de la mort de Chéron, le préfet de Poitiers, et de la situation de ma pauvre nièce sa veuve, demeurée inaccessible à toute espèce de consolation, etc. ; tout cela considéré, Son Excellence voudra bien pardonner et me faire pardonner mon silence, si je puis croire que mon auguste bienfaiteur s’en est aperçu.

En le rompant enfin je vous dirai la peine que j’ai ressentie du départ de votre reine, qui a laissé ici de vifs regrets à tous ceux qui avaient l’honneur de l’approcher, tant elle montre de grâce et de bonté ; mais elle aura plus d’occasions de déployer ces aimables qualités lorsqu’elle remplira sa vocation tout entière. Elle est nécessaire au pays que vous habitez, où elle contribuera puissamment à adoucir le poids de l’autorité et à rapprocher les cœurs et les esprits.

Je vous écris le lendemain de notre séance publique de l’Institut, pour l’ouverture du trimestre auquel préside la 2e classe, et pour la distribution de nos prix. Comme Andrieux vous enverra sans doute les pièces, je ne préviendrais pas votre jugement si je croyais que vous avez le temps de les lire ; mais en supposant que vous ne les lisiez pas, je vous dirai que nous avons donné le prix de l’éloge de Corneille à un discours qui n’est ni composé avec beaucoup de sagesse, ni bien purement écrit, mais qui a de la chaleur et de beaux mouvemens. Il est d’un jeune homme de 23 ans, appelé Victorin Fabre ; on l’a préféré par cette raison à un discours d’un M. Auger, homme de mérite, que vous ne connaissez peut-être pas, mais qui a déjà donné de bonnes choses et dont le discours, fort bien composé ; fort bien écrit, a paru froid, et auquel par cette raison nous n’avons donné que l’accessit.

Vous verrez par les papiers que, dans la même séance, on a lu un chant du poëme de la Nature de feu Lebrun, qui n’a point encore été imprimé. Je vous dirai, à cette occasion, ce qui s’est passé à l’Académie. J’avais dit, à propos des dispositions qu’on faisait pour l’assemblée publique, qu’il serait à souhaiter qu’après la prose d’un long discours et de quelques extraits de l’accessit, on pût renvoyer les convives sur la bonne bouche, en leur faisant entendre quelques vers, et j’avais ajouté que c’était, pour ceux de nos confrères qui en faisaient de bons, une dette envers le public et envers l’Académie.

Sur cette observation, M. Chénier prend la parole, avec le ton rogue qui lui est habituel, et dit qu’il ne reconnaît point une semblable dette ; que tous les membres de la classe ont payé leur dette par les ouvrages qu’ils avaient faits avant d’y entrer, et que, si je ne m’en crois pas quitte, je n’ai qu’à chanter à l’assemblée publique ma chanson de 77 couplets. Pour ne pas interrompre la délibération, je lui ai répliqué qu’il était envers moi bien gratuitement injurieux, que ma proposition n’était pas plus relative à lui qu’au reste de nos confrères, dont aucun ne se tenait offensé ; que je n’avais parlé que le langage établi dans l’ancienne Académie, etc. ; mais après la séance je me suis approché de lui et je lui ai répété combien il avait été injuste et déraisonnable, etc. Il m’a répondu que je voulais toujours régenter l’Académie. Je lui ai répondu que je ne régentais personne, mais qu’il aurait grand besoin d’être régenté. Ah ! reprend-il, ce ne sera pas par vous. Certes, ai-je répliqué, je ne m’en chargerais pas, car vous êtes incorrigible. Tout le monde lui a jeté la pierre, et Ségur et autres l’ont préché ; mais c’est bien peine perdue.

Puisque j’en suis sur l’Académie, je vous conterai une petite mésaventure qui m’est arrivée à la dernière séance. Il était question de donner un sujet de prix pour 1810. J’avais proposé le président Jacques-Auguste de Thou, l’auteur de l’histoire. J’avais dit qu’il avait été homme public d’un beau caractère ; qu’il avait été employé par Charles ix, Henri ii et Henri iv ; mêlé aux affaires les plus importantes et en relation avec tous les grands personnages de cette époque ; employé comme commissaire à la conférence de Fontainebleau, entre le cardinal Duperron pour les Catholiques, et Duplessis-Mornay pour les protestans ; que, selon le président Hénault, ce fut lui et Colignon, chancelier de Navarre, qui dressèrent les mémoires sur lesquels fut fait l’édit de Nantes ; qu’il fut chargé, avec le cardinal, de réformer l’université de Paris, et de travailler à l’établissement du collège de France, et qu’il remplit ces fonctions avec le zèle d’un homme de bien et la capacité d’un homme habile ; qu’il était l’auteur d’un morceau d’histoire universelle modelée sur les meilleurs historiens de l’antiquité, écrite d’un style élégant et pur, et où l’on voit observée la loi prescrite à l’historien de ne rien dire que de vrai, et de ne rien taire de ce qui l’est, etc.

Je pouvais ajouter, que Voltaire, dans son Essai sur l’histoire, suit partout le président dans la partie que celui-ci a traitée ; qu’il l’appelle historien éloquent et véridique ; que le président Hainault a eu lui-même confiance et qu’il le compte, avec Alciat, Tiraqueau, Dutillet, Cujas, L’Hôpital, etc., parmi les grands hommes qui ont fait du seizième siècle le siècle de la jurisprudence. Voilà certes, assez de titres pour mériter un éloge et pour fournir à un discours une matière abondante et riche.

Mais rien ne tient contre l’esprit de contradiction. G*** et le cardinal Maury se sont élevés l’un après l’autre contre ma proposition, tous deux, en disant que de Thou était un homme subalterne qui n’avait jamais été en première ligne. G*** prétendant que, puisque son histoire était écrite en latin, il ne pouvait pas être l’objet d’un éloge à l’Académie française (quoique L’Hôpital et Catinat, etc. n’aient point été loués pour leurs écrits français), et proposant l’éloge de Labruyère, et Maury voulant l’éloge de Bossuet. En allant aux voix, le sujet de Bossuet a été écarté, et celui de Labruyère adopté. De sorte que l’Académie donne deux ans pour faire un éloge de Labruyère, dans lequel on ne connaît que l’écrivain et l’homme point du tout ; sur l’ouvrage duquel on peut faire huit ou dix pages sans plus ; qui, d’ailleurs, sont déjà faites parfaitement par Suard, à la tête d’une édition de Labruyère, etc.

Voilà la manière dont nous délibérons et dont nous décidons.

Je ne sais si je vous ai parlé d’une petite querelle que j’ai eue avec un M. Bernardi qui, en faisant, dans les archives littéraires, l’extrait de l’ouvrage d’un M. Bexon, a parlé avec irrévérence de Voltaire et de Beccaria. Je l’ai relevé de sentinelle dans le cahier des archives de février ; et comme on m’en a donné quelques exemplaires tirés à part, je vous en envoie deux. Vous et moi, nous avons été les fauteurs de ces deux hérétiques-là, et parbleu je ne les abandonnerai pas en proie à la dévotion politique du jour.

J’ai, pour cela, de nouveaux motifs dans ma nomination au Corps législatif, qui doit s’occuper bientôt du Code criminel. Si, en cette qualité, nous avons un travail véritable à fournir, je regretterai de ne vous voir pas au faubourg Saint-Honoré, où je pourrais aller causer et m’instruire en causant.

Vous avez sûrement été instruit du nouveau plan d’organisation de l’instruction publique. Vous avez su qu’il en a été projeté un grand nombre, ou, pour parler mieux, que les premiers projets ont été modifiés plus ou moins dix à douze à la fois, ce qui est facile à comprendre, vu la difficulté de l’entreprise. Vous avez appris que Fontanes a été fait grand-maître de la nouvelle université. Je vous avoue que je crois que, si le plan est exécutable, c’est par lui ; mais je ne crois guère à la possibilité de l’exécution. Fontanes m’a mis, de son propre mouvement et sans me consulter, sur une liste des premiers conseillers, qui a été et qui est peut-être encore sous les yeux de l’Empereur. Je l’ai prié de m’en retirer, parce que mon âge me met hors d’état de bien remplir cette place, qui demandera beaucoup de travail. L’excédant de fortune et d’aisance que j’aurais en acceptant me touche trop peu pour que je me charge d’un emploi que je ne pourrais remplir. Solve senescentem, doit être désormais ma devise. Au reste, l’Empereur est parti pour le midi sans avoir fait encore aucune nomination.

Pendant que Mme de Staël est à Vienne, où elle a, dit-on, des succès merveilleux, son fils aîné, qui est ici à la poursuite de la liquidation des deux millions qu’il réclame, ne réussit pas moins. Il a beaucoup d’esprit, et un sage et excellent esprit. J’en ai entendu hier faire un éloge complet par un de nos grands personnages en éminente dignité, et je l’ai confirmé de mon suffrage sans autorité, mais bien fondé sur ce que je connais du jeune homme.

Nous avons ici Benjamin Constant, qui va lisant une tragédie en cinq actes imitée de Shiller, et dont le sujet est la mort de Walestein. Je n’en sais pas davantage, ne l’ayant pas entendu. Quelques personnes, qui la connaissent, m’ont dit qu’il y a de beaux vers et deux beaux actes ; mais on augure mal de l’effet total.

Nous avons ici, depuis quelques mois, une tragédie d’un autre genre. C’est une brouillerie complète, quoique non encore suivie de séparation, de M. et de Mme de R***. La querelle est publique, etc.

Je ne vous dis pas combien notre littérature est stérile.

Si on en excepte la vie de Fénélon, ouvrage, à mon avis, très-distingué, et dont je crois vous avoir déjà parlé, il ne paraît rien. Dans ma querelle avec Chénier, nos poëtes de l’Académie ont donné pour motif de leur silence l’insolence des journalistes, qui est en effet bien propre à dégoûter de se faire auteur. Mais cette crainte, qui est excusable dans ceux qui ne font pas de la littérature leur métier, ou dans des vieillards comme moi qui sommes dispensés de cette obligation, comme de tout service militaire, ne l’est pas dans des jeunes gens, dans des littérateurs de profession, qui sont faits pour aller à la tranchée. Qui de nous n’a pas fait cette petite guerre ? Je ne m’en suis pas trouvé mal, quoique j’ai été fort mal traité par le sieur Geoffroi. Je ris, en pensant qu’après que ce maraud a imprimé dans dix-sept mille feuilles de son journal que j’étais un malhonnête homme et que j’ai mené une vie méprisable, je me suis vu appelé par le Sénat, à une grande majorité de suffrages, à une place au Corps législatif. Et je puis dire à ce spadassin littéraire. Les gens que vous tuez se portent assez bien.

J’oubliais de vous parler du succès de notre assemblée. Le discours couronné a été fort bien accueilli, ainsi que des fragmens considérables de l’accessit et de deux autres pièces à mention honorable ; mais le chant du poëme de la Nature, du satirique Lebrun, intitulé le Génie, m’a paru, ainsi qu’à un grand nombre d’auditeurs, un véritable amphigouri à la manière de Collé, ou, si vous voulez, un poëme du genre du père Lemoine, du style le plus boursoufflé, rempli de termes impropres, de figures bizarres, d’expressions forcées, de métaphores extravagantes, etc. ; enfin, vraiment détestable ; malgré la grande réputation du Pindare français, nommé par décret du Directoire poëte lauréat et le premier poëte du monde. C’est Ginguené qui est dépositaire de ses restes précieux. En annonçant la lecture qu’on allait faire, on a fait part au public d’un projet d’édition des œuvres de Lebrun, qui contiendrait, a-ton dit, cinq cents épigrammes, quelques poëmes et deux livres de poésies. À cette annonce de cinq cents épigrammes, il s’est élevé un gros rire de toute l’assemblée, et les cœurs se sont épanouis à la promesse de ce grand festin donné à la malignité humaine. Quant à moi, j’ai été soulagé en me confirmant dans la pensée que, malgré le sel de ses épigrammes, il était un mauvais poëte. Il y a toujours un grand plaisir à reconnaître qu’un homme méchant a moins de talent que l’on ne dit.

Il y a long-temps que je veux vous prier de faire quelque attention aux feuilletons du Publiciste signés d’un P… qui signifie Pauline de Meulan[1]. Je ne sais si vous avez remarqué la justesse, la fécondité, l’agrément, la finesse de ses observations sur des sujets très-variés. Ce qu’il y a de plus étonnant, ce qui est à la connaissance certaine de Suard et de moi, c’est qu’elle écrit ses articles stans pede in uno du soir au lendemain, sur la demande du rédacteur ; qu’elle fait ainsi l’extrait d’une pièce de théâtre dont elle a vu la première représentation la veille, et d’un gros livre qui vient de paraître. J’ajoute, que je ne connais aucun homme de lettres qui ait une littérature plus saine, un meilleur style, et plus d’idées piquantes et neuves.

Il est temps de terminer mon bavardage, vous savez que c’est le défaut des vieillards ; et je suis dans tous leurs droits, puisque je suis entré, il y a déjà plus d’un mois, dans ma quatre-vingt-deuxième année, aussi ai-je fait la chanson pour l’anniversaire de ma naissance, tribut que je paie à mes amis tous les ans. Si vous étiez à Paris, je vous la chanterais, les coudes sur la table et le verre à la main ; car, à mon âge, on n’est excusable de chanter qu’à ce moment et à cette condition, parce que c’est, selon le précepte d’Horace, desipere in loco.

Il faut que je finisse, car, pour vous avoir écrit la minute de ce que je vous ai envoyé, ma vue est horriblement fatiguée.

Je prie Votre Excellence d’agréer mes très-humbles civilités.

Morellet.
  1. Aujourd’hui Mme Guizot. (Note de l’Éditeur.)