Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Lettres/XI


LETTRE XI.

Fin d’octobre 1807.

Ce n’est pas à Son Excellence que j’écris, c’est à mon ancien ami, au sein duquel je puis verser mes peines. Vous aurez appris, par les papiers publics, la mort du pauvre Cheron, mon neveu, préfet de Poitiers, enlevé à quarante-neuf ans par une fièvre bilieuse, avec les circonstances les plus douloureuses pour sa femme et pour moi et toute notre famille. Sa femme était venue avec son enfant et sa sœur passer six semaines chez moi, aux sollicitations pressantes de son mari, auxquelles elle avait résisté long-temps. En partant, elle avait exigé de son cousin, le deuxième fils de Marmontel, secrétaire particulier du préfet, de venir la chercher en toute diligence, si son mari tombait malade. Au commencement de novembre, elle avait terminé avec succès auprès des ministres diverses affaires dont son mari l’avait chargée, et je comptais jouir plus librement de sa société pendant la quinzaine qu’elle pouvait encore me donner, lorsque j’ai vu arriver mon neveu Marmontel, venu en trente heures de Poitiers. Ma pauvre nièce est frappée comme d’un coup de foudre, et agitée par les plus sinistres pressentimens. Elle part sans perdre un instant ; elle part le lundi à deux heures, va jour et nuit, et arrive le mardi à onze heures du soir à Châtellerault, à dix ou douze lieues de Poitiers. Là, le sous-préfet, prévenu par un courrier de l’évêque, l’arrête, et se voit forcé de lui apprendre le funeste événement qui ne lui permet pas d’aller plus loin. Son mari était mort le matin de ce jour-là même. Figurez-vous cette douleur, si vous pouvez. Enfin, elle se remet en voiture, et revient chez moi où elle est depuis le 15 octobre, dans un état à faire pitié, repoussant toute consolation et rendant, comme vous le comprenez, mon intérieur fort triste…

Ce n’est pas seulement à sa veuve que la mort du préfet est funeste. Le second fils de Marmontel, qui avait trouvé auprès de lui un petit emploi propre à le former aux affaires, demeure sans état et il lui faut trouver une autre carrière. Une autre nièce, sœur de Mme Cheron, qui, avec une pension que je lui faisais, avait trouvé chez lui et auprès de sa sœur un asile, n’en a plus que chez moi. Heureusement les bontés de S. M. le Roi de Naples m’ont mis en état de pourvoir à ces nouveaux besoins. Ainsi, ce triste événement augmente encore en moi le sentiment de la reconnaissance que je lui ai vouée namque erit ille mihi semper Deus.


Maintenant, il faut que je vous apprenne un petit fait auquel vous ne vous attendez guère, et qui doit avoir assez naturellement pour moi un résultat important. Je viens d’être porté par l’assemblée électorale de mon arrondissement, candidat au Corps législatif pour la commune de Paris ; et comme j’ai un très-grand nombre de sénateurs dans ma manche, comme, par exemple, à peu près tous mes confrères à l’Institut et une infinité d’autres, mes amis me disent qu’il est impossible que je ne sois pas nommé. Que dites-vous de cette ambition qui me prend dans ma quatre-vingt-unième année ? N’est-elle pas plus ridicule que celle de l’octogénaire de Lafontaine, qui plantait. Quoiqu’il en soit, le dé est jeté. L’élection par le Sénat se fait, je crois, vers le milieu de décembre. Si vous étiez à Paris, vous voteriez pour moi. Dans votre éloignement faites ce que vous pourrez.

Nous avons choisi, pour la dernière de nos places vacantes, Picard, encore fraîchement arrivé de la petite ville, et qui n’a eu que le temps d’essuyer son rouge. Je ne lui ai pas dissimulé que cette considération m’avait empêché de lui donner ma voix, et que j’aurais voulu quelqu’intervalle entre ces deux périodes de sa vie. Maintenant, je le trouve fort bon confrère et homme d’esprit.

Au reste, les grâces pleuvent sur lui. Il a eu, il y a quinze jours, deux mille écus de pension et, tout-à-l’heure, on lui a accordé douze à quinze mille francs de plus en le faisant directeur de l’Opéra. Vous voyez que


Principibus placuisse viris non ultima res est.


Et que peut-on, en effet, payer mieux que le plaisir !

Vous saurez maintenant que la réception des trois derniers académiciens que nous avons nommés se fera en une seule séance, parce que le pauvre Saint-Pierre nous a déclaré qu’il ne pouvait pas produire trois discours d’ordinaire durée, ni se produire lui-même trois fois. C’est mercredi prochain que se fera cette réception en masse, et j’ai bien peur, en effet, que ce ne soit une masse bien lourde, tellement que je délibère, à part moi, si j’y assisterai,