Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Les Marionnettes


Les Marionnettes.

Pag. 179. « À la fin de 1769… » L’auteur a oublié de comprendre dans ses travaux littéraires de l’année 1769 une petite pièce manuscrite, qu’il ne songea pas sans doute à publier sous le ministère de l’abbé Terray. La voici. Les libertés que l’auteur y prend nous paraîtront d’un homme timide ; on a été depuis beaucoup plus loin ; on a tout dit, tout hasardé ; mais je ne crois pas qu’on l’ait fait avec plus de finesse et d’esprit.

Il y a long-temps qu’on a assimilé la vie humaine à un théâtre, à une scène où paraissent successivement les hommes, pour y jouer chacun, bien ou mal, le rôle que leur a donné la nature. Les philosophes semblent avoir adopté cette manière de voir le grand spectacle de la vie ; ils ne sont guère en débat que sur le genre de la pièce ; les uns n’y voient qu’une tragédie d’assez mauvais goût, d’autres une comédie, les plus moroses une farce ridicule. Je crois, après y avoir bien réfléchi, qu’il y a de tout cela dans le système du monde moral ; mais je trouve que son caractère dominant, qui n’a pas été jusqu’à présent bien saisi, est une imitation fort heureuse des marionnettes, précisément comme nous les voyons sur les boulevards, spectacle encouragé par la police pour l’instruction du peuple et les progrès du bon goût.

Tout le monde sait comment le spectacle des marionnettes est organisé. Deux sortes d’acteurs y sont employés : d’abord les marionnettes mêmes, Polichinelle, Arlequin, Colombine, le docteur, le procureur, le bourreau, le diable, etc., qu’un homme caché sous la toile fait mouvoir et gesticuler, au moyen de fils attachés à leur tête et à leurs bras, et pour lesquelles il parle en faisant la petite voix, à l’aide d’une anche, appelée pratique, qu’il tient dans sa gorge ; ensuite le compère qui, placé en dehors, dialogue avec les marionnettes, les met sur la voie de dire de jolies choses et fait valoir ce qu’elles disent. Or, l’analogie est manifeste entre le monde et cet œuvre comique. J’y vois un tableau vrai de la vie humaine, et cette application est juste et si frappante, que je ne puis trop m’étonner qu’elle ait jusqu’à présent échappé à presque tous les moralistes qui ont écrit avant moi.

Ceux qui voient dans le monde la comédie ou la tragédie, ne considèrent pas que, ces deux utiles inventions étant postérieures à celle des marionnettes, c’est dans celle-ci qu’il faut chercher le véritable modèle de l’organisation des sociétés.

Que les marionnettes aient devancé tous les spectacles réguliers, c’est un fait dont l’histoire des arts ne nous fournit pas de preuves positives, mais qu’on ne peut méconnaître, si l’on observe avec quelque attention la marche naturelle de l’esprit humain dans ses plus belles inventions. Certainement ceux qui se sont avisés les premiers de donner des spectacles au peuple, n’ont pas eu d’abord toute l’effronterie nécessaire pour se produire ainsi ; il est bien naturel de penser qu’ils se cachèrent derrière une toile, produisirent de petites figures au lieu de se montrer, et les firent parler et gesticuler au lieu de parler et de gesticuler eux-mêmes, pour diminuer d’autant l’embarras que l’homme, encore grossier, éprouve toujours à se mettre en spectacle, et enfin déguisèrent leurs voix pour qu’on ne reconnût pas celui qui répandait sur les spectateurs le sel d’une satire mordante, telle qu’elle a été dans ces premiers temps où l’on appelait les choses par leur nom.

Peu à peu l’auteur, caché sous la toile, se sera enhardi jusqu’à se montrer. Alors il aura revêtu un des personnages de sa pièce et dialogué avec son compère, le visage barbouillé de lie ; et s’il a trouvé quelque bon plaisant comme lui, déterminé à se charger d’un autre rôle, à cette époque sera née la comédie jouée par des personnages réels. Mais en portant ainsi l’invention au delà de ses premières limites, en introduisant des théâtres à demeure au lieu des théâtres ambulans, on n’a pas abandonné pour cela les marionnettes. J’ose même dire qu’il est intéressant de les conserver ; car, comme Machiavel a très-bien observé que, pour réformer une république corrompue, il faut la rappeler aux principes sur lesquels elle a été fondée ; si jamais on avait besoin de régénérer l’art du théâtre, dont les gens de goût paraissent craindre la décadence, ce serait en rapprochant notre comédie du modèle originaire sur lequel elle a été formée, c’est-à-dire, en conduisant pendant quelque temps nos acteurs et nos actrices comme des marionnettes, en faisant parler un bon déclamateur pour eux, et en attachant à leurs bras, à leurs pieds et leur tête, des fils qui dirigeaient leurs mouvemens, ce qui rétablirait dans nos grands théâtres l’art du geste et de la déclamation.

Mais je reviens à mon objet, et je dis que ce monde ci est un vrai spectacle de marionnettes, ce que je pense sans l’en estimer moins pour cela ; et rien n’est si frappant dans l’organisation de la société que cette grande division des hommes en marionnettes qui exécutent les pièces dont nous sommes spectateurs, et en compères qui les secondent.

Commençons par reconnaître des affaires du monde les marionnettes au nom desquelles elles se font. Je ne veux pas me faire honneur d’une idée qui ne m’appartient pas ; le seul mérite que je puisse revendiquer est de l’avoir démêlée dans Horace, que je lis souvent. J’ai été frappé de ces deux vers :


Tu mihi qui imperitas, aliis servis miser, atque
Duceris, ut nervis alienis mobile lignum.

Je vois là les marionnettes et leurs mouvemens auxquels le poëte assimile l’homme moral, et le maître qui croit commander et qui n’est en effet qu’une marionnette, agissant par des impulsions étrangères et parlant un organe emprunté.

Certainement on ne refusera pas de reconnaître ce caractère dans l’homme en général, si nous le trouvons jusque dans les individus que leur rang et leur puissance sembleraient devoir affranchir de cette dépendance, jusque dans les rois. Or, c’est une chose manifeste, que les souverains les plus absolus sont réduits à ne se mouvoir que par l’impulsion des ministres et des courtisans qui les environnent, et que, quoiqu’en ait dit Despréaux, s’abandonnant à une fiction poétique, un roi ne soutient rien par lui-même, et ne voit rien par ses yeux. C’est ce qu’entendait fort bien le courtisan, dont on s’est moqué si mal à propos, qui, voyant Louis xiv dans ses jardins, remarquait avec quelque étonnement que ce grand prince se promenait lui-même. Il avait sans doute observé que dans toutes ses autres fonctions le roi était mû par des impulsions étrangères, qu’il ne prenait pas lui-même ses résolutions, qu’il ne composait pas ses lois, ses édits, qu’il ne choisissait pas et ne renvoyait pas lui-même ses ministres ; de sorte qu’en étendant cette observation un peu trop loin, il s’est pourtant laissé conduire par l’analogie.

Et qui ne voit, en effet, que les plus sages princes ne font pas leurs édits, et que les plus braves ne gagnent pas leurs batailles ? Les ministres Louis xiv, Colbert et Louvois, mettaient l’un après l’autre la pratique dans leur gorge, pour annoncer : Édit du roi arrêt du conseil d’état du roi. Luxembourg et Vauban, en Flandre et en Franche-Comté, cachés sous la toile, tiraient les fils qui répondaient à la tête et aux bras du conquérant de Namur et de Besançon.

Et voilà pourquoi tout va mal dans un état politique, quand le ministère est divisé ; car si, tandis qu’un des ministres a la pratique et parle, l’autre qui tient les fils, ou ne les tire point, ou les tire à contre-sens, les gestes du roi sont en contradiction avec ses paroles, et les spectateurs ne comprennent plus rien à la pièce.

C’est cette condition des rois, réduits à ne se mouvoir que par une impulsion étrangère, qui a conduit quelques politiques à regarder la monarchie comme une mauvaise forme de gouvernement, à moins qu’elle ne tombe aux mains d’un homme à tête forte et à grand caractère, à un esprit αὐτοκίνητος, c’est-à-dire, ayant en lui même le principe de son mouvement, et l’imprimant à toutes les parties du corps politique.

Mais cette opinion est de gens sans goût et qui n’ont aucune idée juste du grand spectacle d’un état politique ; ces marionnettes n’auraient plus rien d’agréable si l’on y voyait, au lieu de petites figures, des hommes raisonnables, semblables à nous, conversant et raisonnant comme on raisonne communément ; il n’y aurait plus d’imitation, et l’imitation fait le grand charme des arts. Ce serait la chose même, et personne n’y prendrait plaisir. Il en serait ainsi d’un gouvernement réduit à cette misérable simplicité.

On peut se convaincre encore de cette vérité par une seule observation.

Dans toute la nature nous voyons les êtres doués d’un mouvement véritablement spontané, suivre une route uniforme ; toutes leurs actions se tiennent et se ressemblent. Ce que font aujourd’hui le lion, l’ours, le loup, le cerf dans la forêt, ils le feront encore demain et tous les jours. Leurs actions sont les mêmes, parce que leurs inclinations naturelles sont constantes, et qu’ils en suivent les impulsions sans qu’aucun être les en détourne. Dans les rois, au contraire, une mobilité continuelle décèle manifestement des causes étrangères de mouvement, des êtres qui agissent sur leur volonté et qui les poussent en des sens divers et contraires. On ne peut pas supposer en eux une activité propre, en voyant leurs mouvemens prendre des directions opposées toutes les fois qu’ils changent de ministres. J’ai vu en trente ans plus de trente ministres différens dans quatre départemens, et, dans cet espace de temps, quinze contrôleurs généraux.

Or, comme à chaque changement j’ai vu l’administration changer de principes sur les objets les plus intéressans, et les arrêts du conseil, et les édits du roi détruire, sous le nouveau ministre, les arrêts et les édits rendus sous ses prédécesseurs, j’en ai déduit cette conséquence bien naturelle, que la volonté des rois est toujours tirée, poussée, tournée par leurs ministres, que leurs mouvemens ne sont pas vraiment spontanés, et qu’ils ne sont que de véritables marionnettes.

Mais ici, je fermerai la bouche aux détracteurs, en montrant que cet état de choses est un effet nécessaire de causes, que ni les souverains, ni les ministres ne peuvent arrêter aujourd’hui.

Au moyen de l’incroyable étendue, de l’étrange multiplicité, de l’inévitable complication des affaires dans les grands pays de l’Europe, où les gouvernemens veulent tout faire et tout diriger, il n’est pas possible physiquement, qu’un homme, quel qu’il soit, trouve dans les vingt-quatre heures de la journée, et dans les trois cent soixantecinq jours de l’année, le temps de penser avant de vouloir ; ils sont donc obligés de vouloir sans avoir pensé. Or, comme la volonté qui n’est pas amenée par la pensée de l’individu, est nécessairement le résultat d’une impulsion étrangère ; elle est donc purement mécanique, et ressemble parfaitement à celle qu’on donne à Polichinelle, quand le maître lui fait jouer le rôle de roi.

J’ajouterai que signer son nom est une opération qu’on pourrait faire exécuter par une figure automate ; mais quand le chef d’un grand empire ne ferait autre chose pendant les vingt-quatre heures de la journée, il ne viendrait pas à bout d’apposer sa signature à tout ce qui se fait sous son nom. C’est de là qu’est venue l’invention ingénieuse de la griffe du roi, qui est son nom gravé sur une pièce de bois ou de métal, et qu’un homme, chargé de cet emploi, applique à la plus grande partie des actes qui se font au nom de Sa Majesté. Cette griffe est la main du roi, qui se porte çà et là sur les bœufs et les moutons de ses sujets, pour en prendre ce qui est nécessaire à la nourriture de Sa Majesté et de ses nombreux serviteurs ; mais elle est mue, comme on voit, par une main étrangère.

Si des rois nous passons aux ministres, quoique je vienne de dire que ce sont eux qui font jouer la grande marionnette, au nom de laquelle tout se fait, il est visible que le plus grand d’entre eux est conduit par l’impulsion qui lui vient de ses premiers commis.

Ici revient ce que j’ai dit de l’étendue et de la multiplicité des affaires : il n’est pas possible que le ministre dont le département est ainsi surchargé puisse les faire par lui-même, prendre ses résolutions, avoir une véritable volonté, une volonté qui lui soit propre ; et, dès-lors, je vois les fils, c’est-à-dire les premiers commis, fournissant leurs plans, répondant aux mémoires des supplians, etc., et tirant, selon les occurrences, la tête du ministre en bas pour dire oui, ou de droite et de gauche pour dire non.

Je pourrais pousser cette analyse plus loin, et trouver encore que les premiers commis eux-mêmes sont souvent conduits par les subalternes qu’ils emploient, et n’ont d’idées que celles qu’ils en reçoivent ; que, dans l’administration de la justice, cet ordre de choses est établi de temps presque immémorial, suivant ces vers de Racine :


Avez-vous eu le soin de voir mon secrétaire ?
Allez lui demander si je sais votre affaire.


Mais c’est avoir assez prouvé, je crois, ma proposition générale, que les principaux acteurs sur le grand théâtre de la vie humaine, les rois et leurs ministres, sont de véritables marionnettes. Il me reste à montrer l’emploi qui s’y fait presque universellement de l’autre partie essentielle de ce spectacle ingénieux, je veux dire des compères.

On sait que les proverbes sont des vérités pratiques dictées aux nations par l’expérience et le bon sens, et des résultats d’observations générales et vraies sur les causes morales et leurs effets. Or, ne dit-on pas en commun proverbe, que tout se fait dans le monde par compère et par commère ?

Un coup-d’œil sur la société nous convaincra de là vérité de cette maxime.

Considérons d’abord ceux qui jouent les premiers rôles sur ce grand théâtre du monde, je veux encore parler des rois. Malgré tout l’orgueil de leur rang, ils ont besoin de compères, et ils ne dédaignent pas d’en avoir parmi leurs sujets. Toute leur réputation, dans leur siècle et dans la postérité, est l’ouvrage de leurs compères. Achille était un brutal, un furieux toujours emporté par les plus violentes passions ; cependant son nom est devenu dans toutes les langues synonyme de héros, parce qu’il a eu un excellent compère dans la personne du bon Homère. Octave, dit-on, fut un lâche et un tyran ; mais il a eu de si bons compères que, malgré les proscriptions, on a dit le siècle d’Auguste. Horace et Virgile l’ont sauvé de la haine qui l’attendait dans l’avenir.

Il n’est pas jusqu’à Denys et Tibère et Néron qui ne se soient bien trouvés d’avoir M. Linguet pour compère, et peut-être si ce grand avocat eût écrit en bon français, et mis plus d’adresse dans ses panégyriques, il serait parvenu à faire chérir la mémoire de ces tyrans à l’égal de celle de Titus et de Henri iv, tant est puissante l’influence des compères sur la réputation des souverains !

Pour descendre à des siècles plus rapprochés de nous, Louis xiv lui-même n’a-t-il pas eu besoin de compères ?

On voit que Richelieu ne fonda l’Académie française que pour avoir un corps de compères toujours subsistant, occupés à le faire valoir, lui, le roi et le chancelier Séguier. On sait que le pauvre abbé de Saint-Pierre, n’ayant pas voulu louer Louis-le-Grand, et ayant osé dire que ce prince courait après la gloriole, fut chassé de l’Académie pour n’avoir pas rempli sa fonction de compère selon l’esprit de l’institution.

Rien n’est si communément pratiqué dans le monde, que l’art de faire valoir d’avance un homme qui, par sa naissance ou sa situation, peut arriver à une grande place où il pourra être utile à ses prôneurs. Un homme de cette espèce est sûr d’avoir pour compères tous ceux qui ont l’avantage de le connaître, ne fût-il pas plus propre à être ministre que moi.

Ils disent, tantôt à l’oreille, et tantôt à haute voix, que M. un tel est un parfaitement honnête homme, infiniment sage, prodigieusement instruit, travailleur infatigable, un génie, etc. Cette réputation, faible d’abord, acquiert des forces en passant de bouche en bouche. Une place vaque ; on y appelle cet homme rare, dont l’honnêteté n’est plus qu’une dépendance servile des grands ; la sagesse, de la routine dans les circonstances communes, et de l’indécision dans celles qui ne le sont pas ; l’instruction, la connaissance de quelques détails minutieux ; le travail, l’art d’intriguer pour se soutenir ; le génie, les idées de ses commis. Mais les compères qui l’ont poussé ont fait leur coup, ils obtiennent des places et des pensions, et la pauvre chose publique va comme elle peut.

Je suis pourtant forcé de convenir que, quoique les compères soient d’une grande utilité aux gens d’un petit mérite pour les faire parvenir aux grandes places et pour les y soutenir, ils ne servent pas avec autant de succès les gens à talens, surtout lorsque ceux-ci sont entichés d’une certaine probité trop âpre, et sans doute excessive, pour le siècle où nous vivons. Et si, par quelque heureux hasard, il arrive en place un ministre avec des intentions droites, des lumières et la passion du bien public, lorsqu’il est devenu, comme de raison, l’objet d’un déchaînement universel, le petit nombre de gens qui se font ses apologistes et ses compères sont décriés ou regardés comme des fous, et ne peuvent pas empêcher qu’on ne le chasse. J’ai vu le cas arriver ; mais j’avoue que je n’espère plus voir personne ni appelé ni chassé ainsi.

Les compères les plus utiles d’un ministre, pour le soutenir en place seraient ses confrères ; mais il est rare que ces messieurs se fassent ainsi les compères les uns des autres, et d’ailleurs, en poursuivant cet avantage, ils font souvent de grandes fautes. J’en connais tel qui s’est donné pour collègue un fripon, persuadé qu’il en ferait son très-humble valet, et que le valet a chassé par les épaules. Un autre, espérant se faire regarder comme un homme de génie, s’est donné un compère sot, et le public a deviné le secret de tous les deux.

Si les ministres et les gens en place ont leurs compères, le public a aussi les siens, quoiqu’en petit nombre. J’appelle compères du public, ceux qui se chargent de défendre ses intérêts, de l’éclairer et de faire voir qu’il n’est ni aussi bête, ni aussi méchant qu’on le dit. Ce sont des gens enthousiastes de certains fantômes qu’ils appellent liberté, bonheur des nations, tolérance, raison. On les connaît sous le nom de philosophes : leur métier a toujours été dangereux. Les hommes en place, trouvant ces compères du public en opposition avec les leurs, les maltraitent, et leur imposent silence, pour ne laisser parler et écrire que ceux qui se dévouent à trouver beau tout ce qu’ils font. De là l’oppression de la liberté de la presse chez presque tous les peuples policés. Il faut avouer que ces atteintes à la liberté des compères du public diminuent beaucoup de nos plaisirs. On voit souvent au carnaval, en Italie, deux arlequins ou deux docteurs bolonais s’attaquer l’un l’autre, et le peuple, en cercle autour d’eux, s’amuser infiniment de ce combat. On conçoit de même qu’un compère de l’administration et un compère du public, se mesurant l’un avec l’autre, nous donneraient un spectacle divertissant ; au lieu qu’en laissant le premier parler tout seul, on ôte tout plaisir aux spectateurs sans les empêcher de s’apercevoir que la pièce ne vaut rien.

Si les compères sont d’une si grande importance pour l’administration, en littérature il est tout aussi difficile de s’en passer. En général, on ne lit point, et on n’entend guère ce qu’on lit ; les livres ne peuvent donc faire fortune que par les compères de l’auteur, qui se chargent ordinairement d’en parler bien sans les avoir lus. Aussi, sans compères, un pauvre homme de lettres qui aura sué sang et eau pour produire un bon ouvrage, court grand risque de demeurer ignoré lui et son livre. Ah ! qui me donnerait deux ou trois bons compères, je répondrais du succès des miens.

C’était, dans l’origine, l’emploi des journalistes d’être les compères nés des bons ouvrages ; mais depuis quelque temps il s’est élevé une espèce d’écrivains périodiques, qu’on a appelés journaliers, d’un nom qui leur convient mieux, qui ont pris à tâche de louer tous les mauvais, et de dénigrer tous les bons. Malheureusement pour ces messieurs, ils sont si décriés aujourd’hui, que leurs satires sont des éloges, et leurs éloges sont des satires, de sorte qu’ils sont, malgré eux, les compères de ceux qui ne sont pas leurs polichinelles.

Me pardonnera-t-on de rapprocher ici de ces exemples un exemple plus imposant ? On peut bien, sans dégrader les objets religieux, observer l’analogie qui les assimile quelquefois aux objets profanes, puisqu’après tout la religion est pour les hommes, et qu’elle n’a pas dédaigné d’employer aussi des moyens humains pour sa propagation. Or, je lis dans saint Paul : Rogo et te, Germans compar, adjuva illas, quæ mecum laboraverunt in evangelio. « Compère Germain, aidez, je vous prie, les femmes qui ont travaillé avec moi à répandre l’Évangile. » Enfin, je rappellerai ce trait si connu du bon missionnaire prêchant sur la place Saint-Marc, qui, voyant ses auditeurs le quitter pour des marionnettes, dans l’ardeur de son zèle, tire un crucifix de sa manche, et s’écrie : Ecce il vero pulcinello ! Il se regardait donc comme un compère, et en remplissait les fonctions.

Je finis sur ce sujet délicat par un exemple qui me semble décisif : on sait que les ordres monastiques sont l’ouvrage de gens qui ont pourvu, avec beaucoup de sagesse, à la conservation et à l’accroissement des établissemens qu’ils formaient. Or, ils ont presque tous senti la nécessité des compères, et c’est pour cela qu’ils ont établi les frères chapeaux. Un frère chapeau n’est autre chose qu’un moine qui va dans le monde avec son camarade pour lui servir de compère et le faire valoir. De deux capucins, il y en a toujours un qui est chargé de faire connaître le mérite de l’autre ; il vous tire à l’écart, ou vous parle à l’oreille pour vous dire : Le père un tel, homme de condition, ancien capitaine de cavalerie, brave homme, s’est battu, a eu le malheur de tuer son homme, a été touché de Dieu, et s’est retiré chez nous.

Le frère chapeau d’un jésuite, quand nous en avions, disait : Le père que vous voyez est d’une très-banne maison. Il a enseigné la théologie dans un de nos grands collèges. Il préche comme Bourdaloue ; il a la confiance de madame la duchesse ; il en a été question pour la place de confesseur du roi.

Mais la morale, pour être utile, doit se porter jusqu’aux détails de la pratique. Il ne me suffit donc pas d’avoir prouvé que tout se fait par compère et par commère ; je dois avertir mes lecteurs, qui chercheront à s’en procurer, qu’il y a compère et compère ; qu’il est dangereux de se tromper dans le choix ; et, pour les guider dans la pratique de mes conseils, je leur donnerai quelques instructions qui leur serviront à distinguer les différentes espèces de compères contre lesquels ils doivent se tenir en garde. J’en fais cinq classes : les compères d’eux-mêmes, les compères réciproques, les compères maladroits, les compères ennuyeux, enfin, et par-dessus tout, les faux compères.

Les compères d’eux-mêmes sont des gens qui, sentant le besoin qu’on a de compères, et n’en pouvant pas trouver, soit faute de mérite, quoiqu’il en faille fort peu, soit faute d’argent, car la plupart se font payer, prennent le parti de se servir eux-mêmes. Mais leur tâche n’est pas aisée, et, avec quelque attention, on les reconnaît facilement.

Quelquefois la toile est à peine levée que le compère dit à Polichinelle : Tu as bien de l’esprit. Cet éloge prématuré est, à bon droit, suspect aux assistans, à raison de l’intérêt que le compère a de faire valoir son Polichinelle, et ils ne croient véritablement : Polichinelle charmant qu’après l’avoir entendu lui-même. À plus forte raison doit-on ne croire qu’à bon escient au témoignage de ces compères de société.

Il arrive même quelquefois que le compère et Polichinelle sont une seule et même personne, J’y ai été pris moi-même. Je ne sais, disais-je un jour à un homme qui se déchaînait contre un absent, pourquoi vous maltraitez si fort ce pauvre monsieur ***. J’en ai ouï dire beaucoup de bien. Je parie, dit un tiers, que c’est à lui-même ; et, en rappelant mes idées, je fus obligé de convenir que l’observateur avait raison.

Il faut se défier aussi des compères réciproques, qui servent de compères à d’autres, à charge de revanche. C’est pour eux qu’a été fait le proverbe, une main lave l’autre ; mais comme parmi les compères de cette espèce il y a beaucoup de fripons, vous comprenez que ces mains, si bien lavées, n’en sont pas plus nettes.

Les compères réciproques se rendent quelquefois des services plus innocens. Souvent un attachement mutuel ou l’intérêt de l’amour-propre de chacun d’eux leur fait jouer ce rôle. Voyez un homme et une femme qui vivent ensemble ; vous trouverez toujours qu’ils s’efforcent de justifier le choix qu’ils ont fait l’un de l’autre en se faisant réciproquement valoir. C’est madame qui a dit cette chose fine, et c’est elle qui a fait cette excellente observation. La dame, de son côté, n’est pas ingrate ; elle vante la noblesse, l’élévation des sentimens, l’esprit et le génie même de son ami ; s’il fait des vers elle les sait par cœur et insiste sur les beaux endroits ; elle en fait elle-même qui ressemblent à ceux de son ami. Dorat est le Tibulle et l’Horace de Mme de Beauharnais, et Mme de Beauharnais est la Sapho de Dorat. Si le compère est maître des requêtes, au dire de la commère, il n’y a pas de salut pour la chose publique si on ne le fait contrôleur général ; si militaire, il remplacera Turenne et Catinat. C’est aux assistans à recevoir aveuglément toutes ces décisions, car les compères et surtout les commères de cette espèce ne veulent pas être contredits.

Malheur à celui qui tombe entre les mains d’un compère maladroit. C’est cependant le sort de beaucoup de gens, et surtout de ceux qui auraient le plus besoin d’en avoir d’habiles. En prenant des compères de toutes mains, ils sont exposés à en rencontrer de mauvais. Un compère de cette espèce prendra le temps où vos plus grands ennemis sont présens, pour vous louer de toutes ses forces. Le bien qu’il dira de vous ne servira qu’à en faire dire encore plus de mal. Savoir louer à propos, sans excès et sans irriter la haine et l’envie contre celui qu’on loue, est un art difficile que peu de compères entendent, et que je voudrais bien enseigner aux miens.

On peut placer parmi les compères maladroits ceux qui entreprennent d’excuser des fautes qui ne sont pas excusables ; car ils nuisent au lieu de servir. Je conseille aux gens en place qui font des sottises trop marquées, d’imposer silence à leurs compères dans de semblables occasions. Je ne suis pas intéressé ; mais j’ose dire que, pour cet avis seul, le ministère devrait me faire une pension.

Quelque besoin que vous ayez de compères, ne prenez jamais de ceux qui se donnent le droit de vous ennuyer, parce qu’ils disent beaucoup de bien de vous. Je vois, par exemple, des gens en place se laisser excéder par des sots qui les ennuient à la journée, en les flagornant ; je les vois préférer cette société à celle d’hommes qui les amuseraient, même en les instruisant, sans être toujours de leur avis. Pour moi je déclare que j’aime mieux être sifflé, décrié, calomnié, qu’ennuyé par mes admirateurs. Je sais bien que je suis un habile homme, qu’on fait bien peu de cas du mérite, puisque je ne suis pas premier commis ; et que, si tout n’était pas dans un désordre affreux, j’aurais vingt mille livres de rente. Mais je n’aimerais pas qu’on me dît ces vérités d’une manière si crue et si directe ; je voudrais seulement, qu’on le dit aux gens qui peuvent me donner une bonne place et vingt mille livres de rente. On voit que je suis modeste, et la modestie relève beaucoup l’éclat des talens et des vertus.

Enfin, mes chers lecteurs, gardez-vous surtout des faux compères, qui viennent à vous couverts d’une peau de brebis et qui sont des loups dévorans. Ce sont eux qui ont inventé et mis le persiflage à la mode. Tels ont été Lucien, Rabelais, Swift, et cet écrivain si varié et si fécond qui les a surpassés tous, et qui s’est moqué de tout avec tant de finesse et de malignité. On les voit se jouer de ce qu’il y a de plus respectable avec un respect apparent ; le rire cruel est sur le bord de leurs lèvres, toujours prêt à s’échapper et toujours retenu. Rien n’est sacré pour eux ; le rang le plus élevé, les fonctions les plus augustes, les objets les plus saints sont en butte à leurs traits. Mes chers lecteurs, défiez-vous de cette engeance ; ce sont, comme dit maître François, de vilains hérétiques ; au diable ! et je ne me mêle point de leurs affaires. Mais pour le soin que j’ai pris de vous faire sentir la nécessité des compères et de vous guider dans le choix des vôtres, je me flatte que vous voudrez bien être les miens. Vous n’obligerez pas un ingrat. Si vous dites que j’ai beaucoup d’esprit, je dirai que vous avez beaucoup de goût.