Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Les Marchands de prunes


Les Marchandes de prunes.

Pag. 272. « Ces deux écrits ne purent être imprimés… » Nous n’avons retrouvé que la première de ces deux lettres envoyées au Mercure, et que les rédacteurs n’osèrent point publier. La voici :


« Monsieur,

« Aujourd’hui 24 août, dans la rue Saint-Honoré, quatre femmes de la campagne, conduisant chacune un âne chargé de fruits, et en particulier de prunes, ont été arrêtées par quatre soldats du guet, et menées chez le commissaire ; là, on a saisi leurs prunes, on les a portées chez M. le lieutenant de police. Les prunes ont été confisquées, les femmes condamnées à l’amende, et les ânes mis en fourrière jusqu’à parfait paiement. J’ai vu les ânes et les prunes, et la désolation des pauvres femmes. J’ai demandé si les ânes ruaient et mordaient, et s’ils avaient blessé quelque passant ; on m’a assuré que les pauvres bêtes étaient très-pacifiques, et, en les voyant bien maigres, je l’ai cru sans peine. J’ai demandé si ces femmes jetaient leurs prunes à la tête des gens, et si elles avaient crevé les yeux de quelqu’un : on m’a dit qu’elles les vendaient bien doucement à deux sous le quarteron, et qu’elles les livraient bien honnêtement à tout savoyard, maçon, savetier, compagnon menuisier, etc., qui pouvait se donner cette bonne chère avec son pain dur et sec, et avec de l’eau de la fontaine voisine. Je me suis enfin avisé de demander si les prunes étaient bonnes et mangeables, soupçonnant que la Faculté de médecine pouvait avoir représenté que les mauvais fruits donnent des fièvres automnales. Un pauvre ouvrier m’a répondu, en m’engageant à manger une de celles qu’il avait achetées un moment avant la saisie, et je l’ai trouvée très-mûre et très-bonne. Je me perdais en conjectures sur les motifs de la sévérité déployée envers les prunes, les ânes et les femmes, lorsqu’un homme habillé de noir, en perruque ronde, et que j’ai appris depuis être un juré de la communauté des maîtres fruitiers de la ville de Paris, m’a dit : « Monsieur, c’est que ces femmes sont en contravention ; elles se sont arrêtées pour vendre ; il ne leur est permis de vendre qu’en marchant ; elles ne peuvent assembler autour d’elles les chalans sans empiéter sur les droits des maîtres fruitiers qui ont seuls le droit de vendre arrêtés et à poste fixe dans la ville de Paris. Vous voyez bien que cela est absolument nécessaire pour la bonne police, et que, si les ânes s’arrêtent et que le pauvre peuple puisse acheter à son aise à deux sous ce que les fruitiers lui vendent douze, ce sera un désordre affreux. » Je n’ai pas voulu disputer à mon juré la solidité de son raisonnement ; je respecte d’ailleurs les lois tant qu’elles sont établies ; mais je vous prie, monsieur, de me permettre de demander, par la voie de votre journal, aux personnes instruites en ces matières, qu’on appelle d’économie publique, d’administration, les motifs qui ont déterminé le législateur d’un grand empire à régler la manière dont les prunes se vendraient. Il me semble que l’effet d’un pareil règlement est de faire que les maîtres fruitiers vendent plus de prunes et les gens de la campagne moins, et en dernière analyse que le pauvre peuple paie les prunes plus chèrement, et que les gens de la campagne soient encore plus misérables qu’ils ne le sont ; et ces effets me paraissent fâcheux au premier coup-d’œil. Mais peut-être les inconvéniens en sont-ils compensés par des avantages plus grands, puisqu’ils n’ont pas arrêté la législation. Ce sont ces avantages, résultant pour le souverain et la nation française de la manière de vendre les prunes, que je voudrais voir éclaircir, pour me soumettre moi-même sans répugnance à ne manger que celles qui auront été vendues selon les lois du royaume, que tout citoyen doit respecter.

» J’ai l’honneur d’être, etc. »

Nous remplaçons la seconde lettre, que nous n’avons pu retrouver, par une lettre du même genre, qu’on refusa aussi d’imprimer, et par une autre sur la dévotion politique, bien postérieure, puisqu’elle est de 1803, mais qui doit naturellement prendre son rang parmi ces petites plaisanteries que Voltaire appelait facéties parisiennes.