Mémoires inédits de l’abbé Morellet/La Harpe en 1793

La Harpe en 1793.

Pag. 425. « Et La Harpe lui-même, qui en est depuis si bien revenu, etc. »

Extrait d’un article du Mercure, du 9 avril 1791. Observations de M. de La Harpe, sur l’ouvrage de M. de Calonne, de l’État de la France présent et à venir.

« J’oserai me glorifier devant mes concitoyens d’avoir fait entendre au Lycée, six mois avant la révolution, des vérités qui la devançaient. De nombreux témoins peuvent en déposer, et mon ouvrage imprimé en fera foi. Je me souviens qu’on me trouvait très-hardi, et dans le fait je n’étais que clairvoyant. J’observais la marche de l’esprit public, et je ne voulais pas que la faculté de parler tous les jours devant trois ou quatre cents personnes fût infructueuse, dans un moment où tous les honnêtes gens devaient tendre au même but. Je révoltais, il est vrai, tous ceux qui craignaient une révolution annoncée par les états-généraux, autant que je le désirais. J’entendis plus d’une fois autour de moi : Comment ose-t-on dire de pareilles choses ? Bientôt toute l’aristocratie déserta. Tous ces grands noms de la cour et de la ville, que la mode avait inscrits en foule sur la liste des souscripteurs, disparurent à la fois ; mais j’avais pour dédommagement et pour récompense les applaudissemens de tous les bons patriotes, qui retrouvaient dans leurs cœurs tout ce que je prononçais devant eux.

» Quels hommes sont aujourd’hui véritablement dans le sens de la révolution et de la constitution ? Ceux qui de tout temps avaient l’une dans le cœur et l’autre dans la tête ; ceux qui n’ont vu dans l’ordre légal que l’application de leurs idées, et dans la liberté que l’accomplissement de leur vœu ; et je suis de ces hommes-là. J’atteste tous ceux qui m’ont connu ou fréquenté : s’il en est un seul qui m’ait jamais entendu parler de notre ancien gouvernement autrement qu’avec l’expression de l’horreur ou du mépris, qu’il se montre et qu’il me démente. Que l’on cherche dans mes ouvrages le plus léger témoignage d’approbation pour ce même gouvernement ; on trouvera au contraire l’attention continuelle et marquée à louer, exalter, célébrer tout ce que notre gouvernement n’était pas. Ce plan suivi de censure indirecte, qui était celui de beaucoup de gens de lettres comme le mien, n’était perdu ni pour les opprimés, ni pour les oppresseurs ; et puisqu’il est permis aux vieux soldats de montrer d’honorables blessures, je dirai qu’il y a seize ans un très-ridicule arrêt du parlement, précédé d’un réquisitoire plus ridicule encore, supprima un de mes articles du Mercure, et que, vers le même temps, un arrêt du conseil, rendu dans le même esprit, supprima l’Éloge de Fénélon[1]. Ainsi j’ai été frappé par tous les marteaux de la tyrannie.

» Je fus constamment, sous le dernier règne, au nombre des proscrits ; et lorsqu’à l’avènement de notre roi Louis xvi, dont les intentions connues annonçaient déjà des changemens et des réformes, je lui adressai des vers sur les espérances que la nation avait conçues de lui ; tout le bien que je lui demandais était évidemment la satire de son prédécesseur. J’étais peut-être le seul homme de lettres qui n’eût jamais adressé à celui-ci la moindre louange. Je ne lui en donnai pas même dans mon discours de réception, malgré l’usage invariable de louer les rois, protecteurs de l’Académie. Je gardai le même silence sur Richelieu, ce qui était jusque-là sans exemple et ce qui a été rarement imité depuis. »

Au tome XIV de son cours de littérature ; M. de La Harpe, à la tête d’un écrit intitulé : l’Esprit de la révolution, entreprend de prouver par des citations de ses propres articles dans les Mercures des 15, 22, 29 juin, et 3 août 1793, que ses sentimens ont été constamment uniformes, qu’il a donné à cette époque un arrêt de réprobation contre la démence révolutionnaire assez public et assez solennel pour le mettre au-dessus de tout soupçon de crainte et de faiblesse, et qu’il a pris acte de sa protestation contre le crime et la tyrannie.

C’est en 1799 et 1800, que M. de La Harpe a rappelé au public ces protestations contre la tyrannie révolutionnaire ; mais en essayant de se justifier ainsi d’avoir approuvé les horreurs de la révolution, il avait oublié parfaitement ses propres écrits bien postérieurs à ce qu’il appelle ses protestations, puisqu’au 23 novembre 1793, au 1er et au 8 mars 1794, on trouve dans le Mercure, les passages que nous allons rapporter, et qui en sont copiés fidèlement.

Dans le Mercure de France, du 3 frimaire an II (23 novembre 1793), M. de La Harpe s’exprime ainsi, en rendant compte d’un ouvrage du citoyen Gallet, intitulé le Véritable Évangile :

« Si la France, formidable par sa masse, et faisant face de tous côtés, peut se flatter plus que jamais de voir se briser autour de ses boulevarts tous ces flots d’étrangers qui grondent contre sa liberté, elle a toujours dû craindre dans son intérieur l’obstination des préjugés et la lutte des intérêts personnels ; et parmi ces habitudes invétérées, la plus contraire à un gouvernement libre était certainement l’influence du sacerdoce et des idées superstitieuses. Les philosophes n’ont cessé de le répéter : le sacerdoce et la royauté sont nécessairement alliés ; et ces deux trônes, également fondés sur l’erreur, foulent également les humains. Dans le traité qu’ils ont fait entre eux, le premier s’était chargé d’aveugler les hommes pour les asservir au second, sous la condition de partager les dépouilles. Il y a eu quelquefois dispute sur le partage, mais toujours ils se réunissaient dans l’intérêt commun de faire des dupes et des esclaves ; et les clefs de l’autre monde que portaient

les prêtres, étaient en effet celles des trésors des nations, qu’ils ouvraient pour les rois et pour eux. Nous les avons fermés aux uns et aux autres ; et quand les charlatans à sceptres et à couronnes sont tombés, les charlatans à étoles et à mitres ont pris le parti de descendre de leurs tréteaux, et de jeter leur masque : ils ont fait très-sagement ; il n’y avait plus rien à gagner, et ce n’est pas la peine de tromper pour rien.

Tricher au jeu sans gagner, est d’un sot,


a dit Voltaire ; et, en général, les prêtres ne sont pas des sots.

» Ce qu’il y a de plus remarquables dans leur conversion volontaire, et ce qui donne pleinement gain de cause à la philosophie, c’est qu’il est bien prouvé par la démarche qu’ils ont faite, qu’eux-mêmes ne croyaient pas ce qu’ils enseignaient ; car, lorsqu’il y a conviction dans la croyance religieuse, elle ne saurait dépendre du plus ou moins de profit, et rien n’empêche qu’on soit chrétien avec mille écus comme avec cent mille. Voilà donc les peuples bien convaincus que les prêtres se moquaient d’eux ; et s’ils ne profitent pas de la leçon, pour le coup ce sera leur faute.

» Pascal disait, en parlant des apôtres : J’en crois des témoins qui se font égorger. Il raisonnait fort mal, car on ne peut nier que le fanatisme ne brave la mort, quand il voit le ciel ouvert ; il y en a des exemples sans nombre. Mais lorsque des prêtres viennent nous dire, sans y être forcés en aucune manière : En conscience, mes amis, nous vous trompions, il n’est pas possible de ne pas les croire ..................... .......Mais il faut avouer aussi que, si Voltaire commença l’ouvrage (la destruction de la religion), c’est la liberté qui l’achève : c’était à elle à rompre toute espèce de joug ; et je le répète, comme le despotisme et la superstition tiennent à deux préjugés intimement liés ensemble, l’entière destruction du dernier est le coup mortel pour l’autre.

» Tous ces inutiles trésors des églises ne sont pris à personne, et serviront à tous. Il était bien temps que la superstition, qui a levé tant de tributs sur les peuples, payât le sien pour la première fois, et l’on ne peut pas dire qu’il soit onéreux à qui que ce soit au monde ; c’est une restitution tardive, mais ample, et qui ne pouvait venir plus à propos. Les temples ne peuvent être ni appauvris ni enrichis ; mais l’or et l’argent que la crédulité y avait déposés, et qu’elle consacrait ridiculement, deviennent véritablement sacrés, en servant aux besoins de la patrie et à la défense de la liberté…

» Après sa mort (la mort de J.-C.) ceux de ses disciples qui étaient les plus enthousiastes ou les plus ambitieux, et surtout le fanatique Paul, se répandirent hors de la Judée, et cherchèrent à mettre à profit ce que la doctrine de leur maître avait d’attirant ou même de sublime, en prêchant l’égalité fraternelle, la communauté des biens, la pureté des mœurs, et y joignirent le merveilleux dont on ne peut se passer quand on veut fonder une religion ; et ils la fondaient d’abord pour eux, car elle leur donnait une existence que par eux-mêmes ils n’avaient pas. Ces premiers missionnaires étaient pauvres, et leur ministère mettait à leurs pieds tous les biens des premiers fidèles, à qui l’on promettait le royaume des cieux. C’est toujours par-là que l’on commence, et l’on voit dans les épîtres de Paul, qu’il prétend bien qu’en les instruisant il a le droit de vivre aux dépens des néophytes. À l’égard de leur bonne foi ou de leurs lumières, on peut juger de ce qu’en avaient des hommes qui prétendaient avoir vu ressusciter leur maître au bout de trois jours, et le Saint-Esprit descendre sur eux en langues de feu. Je ne m’étendrai point ici sur les diverses causes qui favorisèrent les progrès de leur doctrine ; on peut les voir dans les livres des philosophes ; et surtout dans ceux de Fréret, qui a très-judicieusement approfondi cette matière.

Cependant il y a dans cette même morale de Jésus des choses outrées et déraisonnables (comme on l’a remarqué ailleurs), et en total elle n’est pas plus admirable que les pensées de Marc-Aurèle, les beaux endroits de Sénèque, les lois de Zaleucus, et les préceptes du Shasta.

» Enfin nous ne devons pas être les disciples de Jésus, ni de Socrate, ni d’aucun autre : des disciples sont bientôt des sectaires. Prenons dans les écrits des grands moralistes ce qu’il y a de mieux pensé et de mieux dit ; mais n’appartenons jamais qu’à la raison. Dieu et la conscience, voilà la religion des hommes libres. »

L’abbé Morellet avait rassemblé d’autres articles du même genre qu’il serait trop long de transcrire, et dont l’analyse se trouve d’ailleurs dans ses Mémoires. Nous y substituerons deux pièces assez rares, qui offriront plus d’intérêt. La première est l’extrait d’une lettre insérée par La Harpe dans la Chronique de Paris, le 15 mai 1791, à l’époque où l’assemblée constituante s’occupait de décerner à Voltaire les honneurs du Panthéon :

« Avec du bon sens et de la bonne foi, il est impossible de nier que, de tous les hommes qui ont écrit, Voltaire est celui qui a eu l’influence la plus marquée, la plus puissante, la plus générale sur l’esprit public et sur l’opinion ; que cette influence il l’a dirigée pendant cinquante ans contre les erreurs et les préjugés de toute espèce, et particulièrement contre les trois grands fléaux de l’humanité : la superstition qui transforme l’homme en bête, le fanatisme qui en fait une bête féroce, le despotisme qui en fait une bête de somme. Les dévots, et surtout les hypocrites, objecteront qu’il a écrit contre la religion chrétienne ; ce reproche avait sa valeur dans l’ancien régime ; mais aujourd’hui que la liberté des opinions religieuses est reconnue loi de l’état, je réponds que si Voltaire n’a pas été bon chrétien, cette affaire n’est pas de ce monde ; elle n’est pas de notre ressort, elle doit rester entre Dieu et lui. Les dévots peuvent croire que Dieu l’a damné ; moi, je crois en mon âme et conscience qu’il lui a fait miséricorde, mais encore une fois tout cela ne nous regarde pas. Il s’agit de la chose publique, des services qu’il lui a rendus, et de l’hommage qu’à ce titre il a pu mériter. Je répéterai ce que j’ai dit ailleurs, qu’il est le premier qui ait affranchi l’esprit humain et rendu la raison populaire ; et sans ces deux préliminaires indispensables, l’ouvrage de Voltaire et du temps, nous n’avions point de révolution. Comment ne sent-on pas que toutes les servitudes se tiennent ; que la première est celle de l’esprit qui prépare les autres ; que l’on n’enchaîne les bras de vingt millions d’hommes qu’en enchaînant leur pensée ; que le libérateur de la pensée est donc le premier des libérateurs ? Et qui peut douter que ce n’ait été Voltaire ? Il a pris pendant cinquante ans tous les tons et toutes les formes, depuis l’épopée et la tragédie jusqu’à la farce, depuis la philosophie jusqu’aux romans, pour apprendre aux hommes à voir, à juger, à examiner par eux-mêmes. Il s’est fait lire dans les boutiques et dans les ateliers, comme dans les conseils des rois. Plusieurs souverains de l’Europe ont mis en pratique ses maximes, et l’ont avoué publiquement. Tout ce qui existe aujourd’hui en France a appris à lire et à penser dans ses ouvrages ; et dans ces ouvrages si nombreux et si agréables, toujours les tyrans de toute espèce sont odieux ou ridicules..... .....Je crois bien que dans une partie de l’Assemblée nationale, ceux qui détestent dans Voltaire le premier moteur d’une révolution qu’ils détestent encore plus, élèveront leur voix contre lui ; mais ce n’est qu’une raison de plus pour que les bons patriotes, attachés à la révolution et à la constitution, se réunissent en force pour honorer celui à qui nous en sommes redevables. Ce devoir est d’autant plus sacré, que nous avons à réparer envers lui et envers nous. La nation et lui furent cruellement outragés, lorsqu’à la mort de Voltaire les prêtres lui refusèrent la sépulture. Nous étions alors un peuple d’esclaves ; nous agirons aujourd’hui en hommes libres.

» Je conclus (et cent mille citoyens de la capitale signeront mes conclusions) à ce qu’en vertu du décret qui sera rendu par nos représentans, le bataillon des Quatre-Nations (à cause du quai Voltaire, où il est mort) aille au-devant de lui jusqu’à l’entrée de Paris ; que son corps, porté sur un char, la tête couverte d’une couronne civique, entouré de lauriers, soit déposé sur l’autel de la fédération, et de là transporté à Sainte-Geneviève, auprès de notre Mirabeau ; et, quoique je ne sois pas avocat, je persiste dans mes conclusions

» Ce 12 mai 1791.

» De La Harpe. »

L’autre pièce est une tirade nouvelle, ajoutée le 10 juillet 1791, à la comédie des Muses rivales, et imprimée le lendemain dans la Chronique de Paris. Elle se trouve aussi dans l’édition de 1792. C’est Apollon qui parle :


.....Pourrez-vous bien le croire ?
Le fanatisme encor insulte à sa mémoire ;
Ce monstre, dont sa main renversa les autels,
Veut le punir du bien qu’il a fait aux mortels,
Lui dispute des morts la demeure dernière.
Oui, les tyrans sacrés qu’il osa mépriser
Se vengent sur sa cendre. Il est trop vrai, Voltaire
Leur avait arraché l’empire de la terre,
Leur avOn lui défend d’y reposer.
Je vous vois tous frémir de cet indigne outrage ;
Vous plaignez un si lâche et si triste esclavage :
Leur avRassurez-vous, il doit finir.
Le destin, à mes yeux, rapproche l’avenir.
L’avenir m’est présent, et déjà se consomme
L’ouvrage que long-temps prépara ce grand homme.
Vous, enfans du génie, admirez son pouvoir.
Voltaire a, le premier, affranchi la pensée ;
Il instruisit la France à le lire empressée :
La France aux nations a montré leur devoir.
Tous les droits sont remis dans un juste équilibre ;
Le peuple est éclairé, l’homme pense, il est libre ;
Il rejette ses fers dès qu’il connaît ses droits ;
Il n’a plus de tyrans, dès qu’il connaît des lois.
Le France est délivrée, elle peut être juste ;
Aux talens bienfaiteurs, elle ouvre un temple auguste,
Où ces amis du ciel et de l’humanité
Reposent dans la gloire et l’immortalité.
Quel contraste ce jour à nos regards expose !
L’outrage fut honteux : que le retour est beau !
Leur avCelui qu’on privait d’un tombeau,
Leur avVoltaire, obtient l’apothéose.

Sur un char de triomphe, il entre dans Paris ;
Quel appareil pompeux ! quel concours ! la patrie
L’appelle et tend les bras à cette ombre chérie.
De la Bastille en poudre il foule les débris.
Magistrats, citoyens de tout rang, de tout âge ;
Leur avLa valeur, la beauté, les arts,
En foule autour de lui confondent leur hommage ;
Voltaire, de sa gloire, a rempli ces remparts.
Ô Calas ! Sirven ! sortez de la poussière,
Innocens opprimés qu’il servit constamment,
Pour qui sa voix parla devant l’Europe entière,
Leur avJouissez encore un moment.
Vous, serfs du Mont-Jura, ce jour est votre fête ;
Il adoucit le joug que vous avez porté,
Il voulut le briser ; agitez sur sa tête
Leur avLe bonnet de la liberté.
Leur avQue le fanatisme rugisse ;
Leur avQue le despotisme pâlisse ;
Que de ces deux fléaux l’univers soulagé
Répète un même cri qui partout retentisse :
Le monde est satisfait, le grand homme est vengé.


« On voit, continuait l’abbé Morellet, qu’en déclamant contre les philosophes, M. de La Harpe a oublié la maxime de l’Évangile : Que celui d’entre vous qui est sans péché jette la première pierre. Déjà sexagénaire, ayant professé jusqu’alors une grande partie des opinions appelées philosophiques, et ayant de plus que la plupart d’entre eux loué la révolution dans ses temps les plus horribles, il devait se repentir et se taire.

» M. de La Harpe, surtout, a méconnu dans ses déclamations cette vérité qui n’échappe point à l’esprit de modération et d’observation, que ce ne sont pas les philosophes, écrivant pour les classes élevées de la société, qui ont propagé leurs opinions parmi le peuple, auquel leurs ouvrages n’arrivent pas, et que ces opinions, et plus encore les conséquences qu’on en a mal à propos déduites, ne se sont répandues et n’ont amené de funestes effets, que lorsque des hommes de parti, en possession du pouvoir, ont professé jusque dans les assemblées nationales leurs doctrines anti-sociales et anti-religieuses.

» Ce caractère d’âpreté, cet emportement souvent aveugle étaient déjà reprochés à M. de La Harpe avant la révolution, et ses amis même en convenaient. L’auteur de la notice historique insérée au dernier volume de ses œuvres, nous apprend que son caractère, aigri par une injustice qu’il avait essuyée dans sa jeunesse, lui avait donné une grande aptitude à exprimer les passions violentes de l’orgueil irrité et des talens méconnus, et qu’il a réussi surtout dans les sujets dramatiques où il a eu à peindre des situations de ce genre. Mais les personnes à qui les premières années de M. de La Harpe ont été connues, savent que ce qu’on appelle une injustice n’était qu’une punition d’une satire sanglante et infâme, faite par lui au sortir du collège d’Harcourt, contre les professeurs et le principal, qui l’avaient instruit et s’étaient cotisés pour payer sa pension.

» Le ministre avait d’abord condamné La Harpe à quelques mois de Bicêtre. M. Suard et l’abbé Arnaud, par l’entremise de Gerbier, leur ami, et de Mme de la Vieuville, amie de M. de Saint-Florentin, obtinrent que le jeune homme, qui avait du talent, ne fût point flétri par une peine de ce genre. Il fut mis en prison à la Force pour quelques semaines seulement…

» Il a manqué à M. de La Harpe quelque chose qui n’est pas le talent, mais qui l’embellit et le rend aimable, je veux dire ce sentiment de bienveillance envers les hommes, qui nous attire vers ceux qui en sont doués ; cette ouverture, cette facilité qui laisse approcher du cœur, qui trompe quelquefois, mais qui sert et plaît toujours. Cette disposition, dis-je, ne se montrait ni dans la personne de M. de La Harpe, ni dans ses écrits. Il a pu connaître des attachemens tendres, mais cette philanthropie plus étendue, qui fait de la société commune une même famille, semble avoir été étrangère à son cœur. »

Il nous semble que c’est un acte de justice de terminer cette note, un peu trop sévère peut-être, par le discours que M. de Fontanes prononça en 1803, devant l’Institut, aux funérailles de M. de La Harpe.

« Les lettres et la France regrettent aujourd’hui un poëte, un orateur, un critique illustre. La Harpe avait à peine vingt-cinq ans, et son premier essai dramatique l’annonça comme le plus digne élève des grands maîtres de la scène française. L’héritage de leur gloire n’a point dégénéré dans ses mains ; car il nous a transmis fidèlement leurs préceptes et leurs exemples. Il loua les grands hommes des plus beaux siècles de l’éloquence et de la poésie, et leur esprit, comme leur langage, se retrouva toujours dans les écrits d’un disciple qu’ils avaient formé. C’est en leur nom qu’il attaqua, jusqu’au dernier moment, les fausses doctrines littéraires ; et, dans ce genre de combat, sa vie entière ne fut qu’un long dévoûment au triomphe des vrais principes. Mais si ce dévoûment courageux fit sa gloire, il n’a pas fait son bonheur. Je ne puis dissimuler que la franchise de son caractère et la rigueur impartiale de ses censures éloignèrent trop souvent de son nom et de ses travaux la bienveillance et même l’équité. Il n’arracha que l’estime où tant d’autres auraient obtenu l’enthousiasme. Souvent les clameurs de ses ennemis parlèrent plus haut que le bruit de ses succès et de sa renommée. Mais à l’aspect de ce tombeau, tous les ennemis sont désarmés. Ici les haines finissent, et la vérité seule demeure.

» Les talens de La Harpe ne seront plus enfin contestés. Tous les amis des lettres, quelles que soient leurs opinions, partagent maintenant notre deuil et nos regrets. Les circonstances où la mort le frappe rendent sa perte encore plus douloureuse. Il expire dans un âge où la pensée n’a rien perdu de sa vigueur, et lorsque son talent s’était agrandi dans un autre ordre d’idées qu’il devait aux spectacles extraordinaires dont le monde est témoin depuis douze ans. Il laisse malheureusement imparfaits quelques ouvrages dont il attendait sa plus solide gloire, et qui seraient devenus ses premiers titres dans la postérité. Ses mains mourantes se sont détachées avec peine du dernier monument qu’il élevait. Ceux qui en connaissent quelques parties avouent que le talent poétique de l’auteur, grâces aux inspirations religieuses, n’eut jamais autant d’éclat, de force et d’originalité.

» On sait qu’il avait embrassé avec toute l’énergie de son caractère, ces opinions utiles et consolantes sur lesquelles repose tout le système social ; elles ont enrichi non-seulement ses pensées et son style de beautés nouvelles ; mais elles ont encore adouci les souffrances de ses derniers jours. Le Dieu qu’adoraient Fénélon et Racine a consolé sur le lit de mort leur éloquent panégyriste et l’héritier de leurs leçons. Les amis qui l’ont vu dans ce dernier moment, où l’homme ne déguise plus rien, savent quelle était la vérité de ses sentimens ; ils ont pu juger combien son cœur, en dépit de la calomnie, renfermait de droiture et de bonté. Déjà même des sentimens plus doux étaient entrés dans ce cœur trop méconnu et si souvent abreuvé d’amertumes. Les injustices se réparaient. Nous étions prêts à le revoir dans ce sanctuaire des lettres et du goût, dont il était le plus ferme soutien ; lui-même se félicitait naguère encore de cette réunion si désirée ; mais la mort a trompé nos vœux et les siens. Puissent au moins se conserver à jamais les traditions des grands modèles qu’il sut interpréter avec une raison si éloquente ! Puissent-elles, mes chers confrères, en formant de bons écrivains qui le remplacent, donner un nouvel éclat à cette Académie française qu’illustrèrent tant de noms fameux depuis cent cinquante ans ; et que vient de rétablir un grand homme, si supérieur à celui qui l’a fondée !

  1. Il est bon de rappeler, pour l’amusement du lecteur, que Me Linguet, lorsque je fus reçu à l’Académie, se récria beaucoup dans ses Annales, sur ce qu’elle avait fait choix d’un homme qui avait reçu, disait-il, une double flétrissure. Qui croirait que Me Linguet se connut si peu en flétrissure ?