Mémoires inédits de l’abbé Morellet/II

CHAPITRE II.

Éducation du jeune abbé de la Galaizière. Diderot ; d’Alembert. Premiers travaux littéraires et politiques. Lettres inédites de Malesherbes.

Ma licence achevée en 1752, il fallait penser à m’ouvrir un chemin vers la petite fortune à laquelle j’aspirais, et qui ne consistait alors pour moi qu’à être en état de vivre. Je n’avais à espérer aucun secours de ma famille. L’asile que j’avais trouvé en Sorbonne allait me manquer ; pour le conserver, il fallait prendre le bonnet de docteur : nouvelle dépense de 7 à 800 fr., que je n’étais pas en état de faire. Je pouvais prétendre à quelqu’une des chaires de philosophie du collège du Plessis, ou de Lisieux, ou de Mazarin, dont la maison de Sorbonne disposait ; mais il n’en vaquait pas. Me faire prêtre de paroisse, était un parti auquel il m’était impossible de me résoudre. Je ne me croyais pas en état de vivre du métier d’homme de lettres. Enfin, je me voyais, littéralement, à la veille de manquer toute ressource.

Je crus un moment en avoir trouvé une fort bonne. Mon supérieur de séminaire me proposa au Père de la Tour, principal du collège de Louis-le-Grand, pour m’attacher en qualité de docteur, comme on disait alors, à un abbé d’Almeyda, portugais, neveu de l’archevêque de Lisbonne, et d’une des meilleures familles du pays. Je fus présenté dans cette vue au jésuite, l’homme du plus grand crédit dans la Société qui allait bientôt être dissoute, mais dont assurément personne, en 1753, ne croyait la destruction possible. Il me reçut avec toute la morgue et la dignité d’un protecteur, et d’un protecteur jésuite ; mais ce qu’il fit vraiment en jésuite, ce fut de me faire parler. Je parlai, je mis en avant des plans d’éducation, des principes de philosophie, etc. Sans doute, il entrevit dans cette conversation le bout d’oreille, je ne dis pas du philosophe, mais de celui qui cherchait à le devenir ; car, quelques jours après, mon patron me fit venir, et me dit que l’affaire était manquée, qu’on m’avait trouvé trop jeune ; et cela était vrai peut-être. J’ai pensé depuis, quelquefois en riant, et quelquefois en frémissant, à ce que je serais devenu au milieu de prêtres et de jésuites portugais, et dans un pays d’inquisition, moi, qui ai écrit depuis le Manuel des inquisiteurs et plusieurs autres ouvrages sentant l’hérésie ; moi, qui, sans rien écrire, me serais bientôt mis en rapport avec la sainte inquisition.

Cette affaire manquée, il fallut chercher quelqu’autre espérance, et mon embarras était grand ; au bout de quelques mois, mon bon supérieur de séminaire vint à mon secours.

Il avait quitté la conduite de la maison des Trente-trois, et s’occupait de diriger quelques dévotes, entre autres, une madame Chaumont, mère de M. de la Galaizière, alors chancelier de Lorraine. Malgré la dévotion extrême dont il faisait profession, et que j’ai toujours dû croire bien réelle, et malgré l’opinion peu favorable qu’il avait de la mienne, il prenait toujours beaucoup d’intérêt à un élève de sa maison, qu’il avait, disait-il, formé.

M. de la Galaizière, chancelier du roi de Pologne, avait deux fils : l’un, maître des requêtes et de mon âge ; l’autre, destiné à l’état ecclésiastique et moins âgé de dix ans.

Il était question de suivre les études de ce jeune homme pendant sa philosophie, sa théologie et sa licence, pour en faire un évêque, comme il l’est devenu depuis. L’abbé de Sarcey persuada à la bonne femme, que j’étais précisément l’homme qu’il lui fallait, pour faire de son petit-fils une lumière de l’église. Il me présente, je suis agréé. Je quitte la Sorbonne pour aller au collège du Plessis avec mon élève, ayant 1,000 liv. d’honoraires, logé, nourri, et désormais à l’abri du besoin.

Je ne trouvai dans ce collège, destinés à la même carrière que mon élève, l’abbé de Broglio, depuis évêque de Noyon ; le prince Louis de Rohan, depuis cardinal et évêque de Strasbourg, et son frère Ferdinand depuis archevêque de Bordeaux et ensuite de Cambrai ; l’abbé de Cicé, depuis archevêque de Bordeaux et garde-des-sceaux ; enfin, l’abbé de Marbœuf, depuis archevêque de Lyon et ministre de la feuille.

Mon élève, sans avoir un esprit brillant, l’avait juste et droit ; ajoutez une probité parfaite, une douceur, une égalité, une bonté de caractère qu’il a gardées dans tout le cours de sa vie : dispositions que je me flatte de n’avoir pas altérées en lui, si même je ne les ai cultivées. Nous fûmes bientôt accoutumés l’un à l’autre, et il m’a toujours témoigné une bienveillance et un intérêt que j’ai toujours conservés pour lui : ce que je rapporte à mon éloge comme au sien.

L’abbé de Rohan était dès-lors ce qu’il s’est montré depuis, haut, inconsidéré, déraisonnable, dissipateur, indécent, de très-peu d’esprit, inconstant dans ses goûts et ses liaisons. J’étais pourtant assez bien avec lui ; et, sauf une petite querelle survenue dix ou douze ans après dans je ne sais quelle affaire qu’il avait avec l’abbé de Grimaldi, évêque de Noyon, j’ai continué de le voir et d’en être assez bien traité. Je lui ai même rendu quelques petits services littéraires dans des occasions assez importantes, et notamment, en lui faisant un mémoire dans l’affaire de l’abbé Georgel contre le comte de Broglio, sans avoir jamais reçu de lui aucune marque d’un intérêt véritable : il avait à sa nomination plusieurs bénéfices, comme abbé de la Chaise-Dieu, abbé de Montmajour, etc. ; mais il les donnait aux amis du prince.

L’abbé de Broglio, plus froid, plus réservé, mais non moins vain, ne s’est jamais approché assez de moi, ni moi de lui, pour former une liaison.

Son ami intime, l’abbé de Marbœuf, me traitait, d’après son caractère, avec une sorte de bienveillance qui lui coûtait peu, et qu’il a continué de me témoigner, mais dont il ne m’avait encore donné aucune marque en 1783, après plus de trente-trois ans de connaissance et de liaison, quoiqu’il eût la feuille depuis plusieurs années. À cette époque, il ne résista pas à la demande faite au roi par milord Shelburne, qui, en signant la paix, demanda pour moi à Louis XVI une grâce ecclésiastique, motivée sur des services que j’avais, disait-il, rendus. J’obtins, sur les économats, une pension de quatre mille francs, dont l’assemblée nationale m’a dépouillé ainsi que de tout le reste, et pour laquelle je n’en dois pas moins être obligé envers le ministre qui a consenti à me la donner.

Quant à l’abbé de Cicé, depuis archevêque de Bordeaux, c’était celui des camarades de mon élève pour qui j’avais le plus d’inclination, et avec qui je me suis le plus lié, mais sans fruit pour ma fortune : homme d’esprit, actif, de bonnes intentions, et, dans des temps moins difficiles, très-capable de remplir une grande place.

Je passai ces deux années de la philosophie de mon élève à l’instruire de mon mieux, à apprendre moi-même l’italien, l’anglais, à lire de bons livres et à m’accoutumer à écrire.

Le goût de la littérature et de la philosophie s’était nourri en moi par mes liaisons avec ceux de mes confrères de Sorbonne qui cultivaient l’une et l’autre, tels que M. Turgot, l’abbé de Brienne et l’abbé Bon ; mais surtout par la connaissance que j’avais faite, dans la dernière année de ma licence, avec Diderot et d’Alembert.

Je les avais connus tous deux à l’occasion de la persécution suscitée à l’abbé de Prades pour sa fameuse thèse, oubliée aujourd’hui, mais qui occupa tout Paris pendant deux mois, dans un temps où la Sorbonne et la théologie n’étaient pas encore tombées dans le néant où elles sont ensevelies.

L’abbé de Prades connaissait Diderot ; et en allant voir l’hérétique abbé, je trouvai chez lui le philosophe, qui était bien pis qu’hérétique. L’abbé n’avait pas prétendu faire tant de bruit. Les deux ou trois propositions qui étaient, dans sa thèse, l’objet des déclamations des théologiens, étaient au fond des moyens de répondre aux objections des incrédules contre l’authenticité des livres de Moïse, contre la chronologie de la Bible, contre l’autorité de l’église. Mais quelques docteurs fanatiques s’échauffèrent ; quelques fripons crurent avoir trouvé le moment de se tirer de leur obscurité, et d’attraper des bénéfices ; d’autres virent dans cette affaire une occasion de donner quelque lustre à la Sorbonne. Enfin, on vint à bout de faire intervenir le parlement, d’obtenir une censure de la Sorbonne, un décret de prise-de-corps, et l’on força l’abbé de Prades d’aller chercher un asile chez le roi de Prusse, qui le reçut, à la sollicitation de d’Alembert, et qui n’eut pas lieu de s’en louer, comme on sait.

Après l’éloignement de l’abbé de Prades, je continuai d’aller voir Diderot, mais en cachette, propter metum Judæorum. J’employais à cette bonne œuvre les matinées du dimanche, où mon élève était en récréation ou suivait les exercices religieux du collège. La conversation de Diderot, homme extraordinaire, dont le talent ne peut pas plus être contesté que ses torts, avait une grande puissance et un grand charme ; sa discussion était animée, d’une parfaite bonne foi, subtile sans obscurité, variée dans ses formes, brillante d’imagination, féconde en idées et réveillant celles des autres. On s’y laissait aller des heures entières comme sur une rivière douce et limpide, dont les bords seraient de riches campagnes ornées de belles habitations.

J’ai éprouvé peu de plaisirs de l’esprit au-dessus de celui-là, et je m’en souviendrai toujours.

On demandera peut-être quel agrément pouvait avoir pour Diderot lui-même la conversation d’un jeune homme, élevé jusqu’alors dans la crasse des séminaires et dans la poussière des écoles, et qui ne pouvait avoir, ce semble, dans la tête que des sottises théologiques.

Mais d’abord, et je dois le dire à l’honneur de sa mémoire, il n’y a jamais eu d’homme plus facile à vivre, plus indulgent que Diderot ; il prêtait et donnait même de l’esprit aux autres. Il avait en sentiment le désir de faire des prosélytes, non pas précisément à l’athéisme, mais à la philosophie et à la raison. Il est vrai que si la religion et Dieu lui-même se trouvaient en son chemin, il ne savait s’arrêter ni se détourner ; mais je n’ai jamais aperçu qu’il mit aucune chaleur à inspirer ses opinions en ce genre ; il les défendait sans aucune humeur, et sans voir de mauvais œil ceux qui ne les partageaient pas.

Ensuite, puisqu’il faut tout avouer, dès ce temps-là je n’étais point si sot. J’avais fait d’assez bonnes études de littérature et de philosophie. Le cours d’études du séminaire et de la licence n’était pas aussi mauvais que le disent et le pensent les gens du monde et les gens de lettres qui n’ont point passé par-là. En effet, au travers des futilités dont les livres de théologie sont remplis, on trouve discutées les plus grandes questions de la métaphysique, de la morale, et même de la politique.

Je sais qu’en parlant ainsi, je contrarie les idées communes. Mais puisque je suis sur cette question, je ne veux pas négliger de relever l’injustice avec laquelle on a jugé souvent l’enseignement ecclésiastique.

Le cours des études de la Sorbonne se retrouve dans l’ensemble des thèses que les étudians étaient obligés de soutenir à diverses époques, avant d’arriver au doctorat.

Ces thèses étaient la tentative pour devenir bachelier, et ensuite, dans le courant de la licence, la mineure, la sorbonique et la majeure. Chacune de ces thèses exigeait des études, dont quelques-unes peuvent bien être regardées comme fort inutiles et peu dignes d’occuper des hommes. Mais d’abord, toutes exerçaient l’esprit. Pour soutenir avec distinction ces exercices théologiques, il fallait quelque talent de parler, quelque adresse à démêler l’objection et à y répondre. L’usage de l’argumentation est une pratique excellente pour former l’esprit et lui donner de la justesse, lorsqu’il en est susceptible. M. Turgot me disait souvent, en riant et parodiant le mot de Mme de la Ferté à Mme d’Olonne : Mon cher abbé, il n’y a que nous qui avons fait notre licence, qui sachions raisonner exactement. Et lui et moi, nous en pensions bien quelque chose.

Il ne faut pas croire que les absurdités théologiques nous échappassent. La raison, obscurcie par l’éducation des collèges et des séminaires, reprend bien vite ses droits sur des esprits justes. Je me souviens qu’en nous avouant, l’abbé Turgot et moi, notre embarras, nos doutes, ou plutôt notre mépris pour les sottises dont notre jeunesse avait été bercée, le nom de sophismes, donné par les théologiens aux raisonnemens par lesquels le socinien Crellius prouve que un et un et un font trois, nous faisait pâmer de rire.

Je pourrais citer beaucoup d’exemples de questions importantes de métaphysique, de morale publique et privée, de politique, de droit, qui entraient dans nos études et nous occupaient bien plus que les futilités théologiques. Je me contenterai ici de rappeler la discussion, j’ose dire très-approfondie, que nous avions faite pendant le cours de notre licence, M. Turgot, l’abbé de Brienne et moi, de la grande question de la tolérance civile des opinions religieuses.

À l’époque où nous étions en Sorbonne, querelle des jansenistes avec l’archevêque de Beaumont, qui voulait qu’on refusât les sacremens aux mourans qui ne produisaient pas de billets de confession d’un prêtre approuvé, était dans toute sa chaleur ; le parlement poursuivant les curés et les vicaires qui refusaient le viatique à défaut de billets, et l’archevêque interdisant ceux qui administraient sans les exiger. De là s’élevait très-naturellement, dans les écoles, la question de la tolérance religieuse et civile.

Une autre question plus importante ramenait encore, en ce temps-là, cette même question. On accusait les protestans de remuer en Languedoc pour obtenir la liberté de leur culte. En attendant, ils se mariaient au désert ; ils faisaient baptiser leurs enfans par des curés, de qui on obtenait de ne pas faire mention de la religion des pères et mères : ils se plaignaient amèrement d’être exclus des emplois publics ; ils demandaient à redevenir concitoyens de leurs frères. Nous nous occupions fortement de tout cela ; et, entraînés par l’esprit philosophique, qui avait commencé à prendre un libre essor dans le grand ouvrage de Montesquieu et dans l’Encyclopédie, ceux d’entre nous qui avaient le plus de sève ne balancèrent pas entre les deux opinions, et, bravant les préjugés de l’école et la fausse politique, se déclarèrent pour la tolérance civile en s’efforçant de la distinguer de la tolérance ecclésiastique.

Par la première, nous entendions la conduite d’un gouvernement qui, faisant abstraction de la vérité ou de la fausseté des diverses opinions religieuses, permet à chacune d’enseigner paisiblement ses dogmes, et de pratiquer son culte, en tout ce qui n’est pas contraire aux principes de la morale publique et au repos des sociétés.

Par la tolérance ecclésiastique, nous entendions l’indifférence professée entre toutes les religions, l’opinion que toutes sont également bonnes ou également fausses. Mais nous prétendions que cette indifférence et cette opinion anti-religieuse n’étaient point du tout liées avec les maximes de la tolérance civile ; qu’un souverain et tous les magistrats pouvaient être parfaitement convaincus, que la religion chrétienne et catholique est la seule vraie, que, hors de l’Église, il n’y a point de salut, et cependant tolérer civilement toutes les sectes paisibles, leur laisser exercer leur culte publiquement, les admettre même aux magistratures et aux emplois, en un mot, ne mettre aucune différence entre un janséniste, un luthérien, un calviniste, un juif même et un catholique, pour tous les avantages et devoirs et charges et effets purement civils de la société. Telle était dès-lors notre doctrine, très-philosophique assurément, ou plutôt très-raisonnable, afin d’éviter un mot qu’on a voulu rendre odieux ; et nous ne cachions pas cette doctrine raisonnable, car nous l’établissions jusque dans nos thèses, non sans quelque résistance ou improbation des vieux docteurs, mais sans inconvénient pour nous-mêmes.

Le souvenir de mes conférences des dimanches avec Diderot, me conduit à parler d’un abbé que je rencontrais quelquefois chez lui, l’abbé d’Argenteuil, qui avait fait sa licence avec moi et qui était élève du séminaire Saint-Sulpice. Il avait eu le premier rang de notre licence parmi ceux qu’on appelait Ubiquistes, c’est-à-dire, n’appartenant ni aux moines, ni aux maisons de Navarre et de Sorbonne. Celui-là s’était mis dans la tête de convertir Diderot, et, animé d’un beau zèle, il venait le prêcher à l’Estrapade dans le même temps que je m’y rendais pour une toute autre raison.

Je me souviendrai toujours de notre embarras réciproque, la première fois que nous nous rencontrâmes, et de l’excellente scène que nous donnâmes à Diderot, qui nous voyait chez lui comme deux libertins honteux, se trouvant nez à nez dans une maison suspecte. Mais, après les premiers éclats de rire, on vint à en découdre ; et voilà l’abbé d’Argenteuil et moi qui, conduits par la marche de la conversation, entrons dans les questions de la tolérance, et le philosophe qui, voyant la querelle engagée, met ses mains dans les manches de sa robe de chambre et se fait juge des coups.

De cette fois, je gagnai son amitié par la chaleur et la vigueur de logique avec lesquelles je défendis la bonne cause contre mon antagoniste, qui soutenait l’intolérance politique, non pas comme un moine ou un inquisiteur, mais comme un homme de beaucoup d’esprit, et qu’au jugement de Diderot je forçai dans tous ses retranchemens. Nous eûmes ainsi plusieurs autres conférences en tiers, jusqu’à ce que l’abbé, reconnaissant l’inutilité de son zèle apostolique pour ramener Diderot dans le bon chemin, et craignant de se casser le cou, renonça à ses visites de l’Estrapade, et se contenta de prier pour la conversion du philosophe, et sans doute aussi pour la mienne. Je dois ajouter que cet abbé d’Argenteuil était de bonne foi, et que sa vie entière et son désintéressement l’ont prouvé. Il a été aumônier du roi, n’a jamais voulu être évêque : et, après avoir été dépouillé, comme tous les autres et jeté en prison, il est mort pauvre et oublié.

C’est de cette même époque que date ma connaissance avec d’Alembert : je dis connaissance, car ma liaison avec lui ne s’est établie que deux ou trois ans après, et elle ne s’est jamais relâchée. On peut croire facilement combien ma jeunesse était flattée de ce commerce avec des hommes de lettres qui commençaient à marquer dans le monde.

Je recueillais leurs paroles, mais non pas avec la docilité d’un novice envers ses supérieurs. Je discutais leurs opinions, et ils ne dédaignaient pas les miennes. Je n’avais avec eux aucune conversation d’où je ne rapportasse une nouvelle ardeur de savoir.

Mon élève ayant achevé sa philosophie en 1754, je l’accompagnai au séminaire Saint-Magloire, pour qu’il fit sa théologie. Nous nous y retrouvâmes avec l’abbé de Rohan, fidèle à ses grands airs, qu’il ne savait pas même soutenir, à sa dissipation, à sa légèreté, et qui aurait gâté mon abbé de la Galaizière, sans le fonds excellent de réserve et de raison qui le défendait contre lui.

Ma vie continua d’être fort douce. Un joli logement sur le jardin du séminaire ; des livres qui déjà formaient une petite collection ; la liberté, dont je n’abusais pas, de sortir dans les instans où mon élève assistait aux conférences, aux offices, et allait aux écoles de Sorbonne ; tout cela me convenait beaucoup. Je dois avouer aussi que, cette situation libre et commode me laissant absolument le choix de mes occupations, je laissais divaguer mon esprit à trop d’objets divers, tandis qu’en le portant sur un seul j’aurais pu mieux faire, si tant est que j’eusse réussi jamais à le fixer.

Je commençai cependant, dès-lors, à tourner mes réflexions vers les objets de l’économie publique et du gouvernement, conduit dans cette route par le goût qui y portait, de leur côté, M. Turgot et l’abbé de Brienne, que je continuais de voir et de cultiver.

Le premier, après avoir quitté l’état ecclésiastique, s’était fait conseiller au parlement, afin de pouvoir ensuite devenir maître des requêtes et intendant. Aussi, outre l’attrait qui l’entraînait vers toutes les connaissances utiles, il avait de plus le motif, bien puissant pour lui, de bien savoir ce qu’il aurait à faire. Quant à l’abbé de Brienne, appelé à l’épiscopat, il ambitionnait un de ces évêchés auxquels se trouvait réunie quelque administration, comme dans les sièges du Languedoc, et il voulait s’instruire aussi de tout ce qui tenait au gouvernement.

Dès lors, ces objets entrèrent naturellement dans nos conversations. On se communiquait ses idées ; on lisait, on discutait, on cherchait la vérité ; et, quoique les questions métaphysiques, qui avaient été l’aliment de ma première jeunesse, occupassent toujours beaucoup mes pensées, je me laissais insensiblement conduire à des études plus solides, non moins abstraites pour ceux qui veulent les approfondir, et plus utiles aux hommes lorsqu’on sera parvenu à en trouver le bout.

Vers 1755, une connaissance, que je dus à M. Turgot, m’attacha encore davantage à ces études ; ce fut celle de M. de Gournay, intendant du commerce.

Ce magistrat avait été un des premiers à se convaincre, par son expérience, des vices de l’administration commerciale : il avait eu, lui-même, une maison à Cadix. Il avait lu de bons livres anglais d’économie publique, tels que Petty, Davenant, Gee, Child, etc., dans un temps où la langue anglaise n’était encore que fort peu cultivée parmi nous. Il répandit le goût de ces recherches ; il encouragea Dangeuil à publier les Avantages et les Désavantages de la France et de l’Angleterre, extraits d’un ouvrage anglais, et Forbonnais à abréger le British merchant de King, sous le titre du Négociant anglais. Il donna l’exemple, en traduisant Child, sur l’Intérêt de l’argent, et Gee, sur les Causes du déclin du commerce, etc. Il fit publier à Forbonnais les Élémens du commerce ; il fit surtout lire beaucoup l’Essai sur le commerce en général par Çantillon, ouvrage excellent qu’on négligeait ; enfin, on peut dire que, si l’on eut alors en France les premières idées saines sur la théorie de l’administration commerciale, on doit en rapporter le bienfait à son zèle et à ses lumières.

M. Turgot me fit connaître à lui, et je pris, dès ce moment, un goût plus vif encore pour le genre d’étude qui pouvait me faire entretenir cette liaison.

Ce fut aussi à M. Turgot que je dus, vers ce temps, la connaissance de M. Trudaine et de son fils, de Montigny, père de ceux qui ont si misérablement péri, égorgés par les tribunaux révolutionnaires.

Le grand-père a laissé une mémoire respectée à juste titre ; homme instruit, honnête, ferme et modéré, un véritable caractère d’homme public. M. Trudaine de Montigny, avec moins de qualités et un caractère moins ferme que son père, trop paresseux, trop dissipé, voulant un peu plus et un peu mieux qu’il ne pouvait, n’en était pas moins un homme estimable et bon ; éclairé, juste, ami du bien ; et je ne dis ses défauts que pour être vrai ; car son amitié m’a été douce, et je lui ai dû la petite fortune qui m’a fait passer agréablement la plus grande partie de ma vie, jusqu’au moment où la ruine publique a entraîné la mienne et celle de tant d’autres.

Vers ce temps-là, je connus aussi M. Malesherbes ; il aimait dès-lors, il recherchait les gens de lettres, et les traitait avec cette simplicité qui le rendait si aimable, et avec l’intérêt qu’il savait mettre à ses moindres mouvemens.

Lié avec des hommes dont les idées se portaient ainsi sur des objets utiles, les miennes prirent naturellement le même cours.

Un des premiers fruits de mes petits travaux en ce genre, fut une brochure intitulée : Petit écrit sur une matière intéressante, faite à l’occasion de quelques persécutions exercées contre les protestans du midi.

Un Languedocien, leur agent à Paris, me venait voir quelquefois depuis la connaissance que j’avais faite avec lui chez M. de Gournay. Je ne me rappelle plus son nom ; je me souviens seulement que celui du ministre Rabaut entrait pour beaucoup dans nos entretiens. Ce ministre était poursuivi comme excitant des troubles dans la province. C’est le père de celui qui, devenu membre de la première assemblée, dite Constituante, a pris quelque revanche des protestans sur les catholiques, et a contribué peut-être à inspirer à la nation plus d’intolérance envers l’ancien culte, que Louis xiv n’en avait jamais eu pour les religionnaires de son temps.

Cet avocat des protestans m’ayant inspiré beaucoup d’intérêt pour ses frères persécutés, je fis une plaisanterie dans le genre de celle de Swift : j’exagérais les principes de l’intolérance, ou plutôt j’en poussais les conséquences jusqu’où elles doivent aller. Cette plaisanterie eut quelque succès dans le temps : c’est le Petit écrit dont j’ai parlé. D’Alembert et Diderot furent ravis de voir un prêtre se moquer des intolérans, persuadés qu’ils étaient, qu’on ne pouvait être tolérant sans abandonner les principes religieux ; en quoi je leur soutenais toujours qu’ils se trompaient, et que la tolérance était dans l’Évangile. M. de Gournay, M. Turgot, M. de Malesherbes furent aussi très-contens de moi.

Diderot et d’Alembert m’engagèrent alors à travailler pour l’Encyclopédie. Je leur fournis quelques fragmens théologiques, tels que Figures, Fils de Dieu, Foi, (articles) Fondamentaux ; Gomaristes, Fatalité, etc.

Je faisais la théologie chrétienne historiquement, et point du tout dogmatiquement ni pour mon compte. Je leur avais fait entendre que c’était le ton dont il fallait que fussent exposées les opinions religieuses dans un ouvrage destiné aux nations, qui en avaient tant de différentes, et aux siècles, pour lesquels un grand nombre de ces opinions seraient passées lorsque l’Encyclopédie subsisterait encore ; et je leur avais persuadé que, dans un recueil tel que l’Encyclopédie, il fallait faire l’histoire et l’exposition des dogmes et de la discipline des chrétiens comme celles de la religion des brames et des musulmans.

Je ne veux pas, avant de quitter ce sujet, oublier deux anecdotes relatives à mon travail encyclopédique.

La première est, que les éditeurs m’ayant demandé l’article Étymologie, j’en rédigeai un d’après des manuscrits du président de Brosses, que m’avait confiés Diderot, et qui ont servi depuis à l’ouvrage de ce président, intitulé du mécanisme des langues. J’y avais réduit en peu d’espace, méthodiquement et clairement, les idées de l’auteur, trop souvent délayées et confuses, mais dont le fond est excellent ; et j’y avais ajouté quelques vues nouvelles sur cette matière, qui m’a toujours beaucoup intéressé.

Je communiquai mon manuscrit à M. Turgot ; il trouva que je n’avais pas fait l’article étymologie, mais plutôt celui d’onomatopée ; ou du mécanisme de la formation des mots ; et, comme il avait rassemblé d’ailleurs un grand nombre d’idées sur le même sujet, il me témoigna le désir de s’en charger, de sorte que son article étymologie, qu’on peut lire dans la première édition de l’Encyclopédie, fut substitué au mien : ce que je trouvai fort bon.

Je conservai néanmoins mon article manuscrit, et on le trouvera dans mes papiers, avec beaucoup d’autres recherches étymologiques[1].

La seconde anecdote que j’ai voulu recueillir regarde mon article Gomariste, inséré au septième tome de l’Encyclopédie.

J’avais eu pour objet d’y établir la doctrine de la tolérance civile des opinions religieuses. Les disputes des jansénistes et des molinistes, les billets de confession exigés par l’archevêque Beaumont, occupaient alors tout Paris. Après avoir fait l’histoire du gomarisme et de l’arminianisme en Hollande, à l’occasion de ces querelles, qui étaient au fond les mêmes que celles des janséņistes et des molinistes, j’avais exposé les principes qu’auraient dû suivre les États de Hollande envers les deux sectes, principes de tolérance purement civile dans les magistrats comme tels, sans être des principes d’indifférence religieuse. Tout cela était parfaitement applicable à nos querelles du moment. Le docteur Tamponnet, dont Voltaire s’est si bien moqué, était censeur de l’Encyclopédie. Il laissa passer tout l’historique ; mais il ne voulut point de raisonnement. Quoique homme de peu d’esprit, il subodora l’application que je voulais qu’on fit aux querelles des jansénistes et des molinistes ; et, en fanatique qu’il était, il refusa absolument d’approuver la deuxième partie : elle ne fut imprimée que sur l’épreuve. D’Alembert et Diderot m’écrivirent à Lyon, où j’étais allé faire un petit voyage, qu’ils avaient fait l’impossible pour fléchir le docteur inexorable. J’ai conservé le manuscrit. Il est curieux de comparer ce qu’on a fait depuis avec ce qu’on demandait alors humblement et d’une manière détournée, et ces mêmes hommes qu’on voulait rendre tolérans, persécutés à outrance, et en butte à une injustice bien plus criante que celle qui soulevait alors tous les bons esprits.

Vers la fin de 1757 et le commencement de 1758, s’agita au conseil de commerce la question de la liberté de la fabrication des toiles peintes en France : elle y était, depuis plus de trente ans, interdite, en même temps que les prohibitions les plus sévères défendaient l’introduction et l’usage des toiles étrangères. On inquiétait les citoyens, surtout en province et jusque dans la capitale, par des visites domiciliaires ; on dépouillait les femmes à l’entrée des villes ; on envoyait nombre d’hommes aux galères, pour une pièce de toile : enfin, toutes les tyrannies financières et commerçantes étaient employées pour empêcher ce genre d’industrie de s’établir, et le peuple français de s’habiller et de se meubler à bon marché. Les débitans et les fabricans de toutes les villes du royaume maintenaient la nécessité absolue de la prohibition, pour défendre chacun leur commerce particulier. Cependant, les inconvéniens se faisaient vivement sentir. On porta la question au conseil : M. Trudaine, le grand-père, me chargea de la traiter contradictoirement avec les marchands et fabricans, et les chambres de commerce du royaume, qui avaient presque toutes voté contre la liberté. En mars 1758, je publiai un ouvrage intitulé Réflexions sur les avantages de la libre fabrication et de l’usage des toiles peintes en France. Un arrêt du conseil, qui établit cette liberté sans qu’elle ait jamais été violée depuis, fut en grande partie le fruit de mon travail. J’eus pour adversaire dans cette question, le sieur Moreau, ennemi de toute sorte de liberté ; depuis, auteur des Cacouacs, plaisanterie assez plate où il décrie les philosophes comme gens de sac et de corde, et d’un livre sur le gouvernement français, où toutes les maximes du despotisme sont applaudies et consacrées pour l’instruction des Enfans de France. M. le chevalier de Chastellux, mon ami, prit la peine de répondre dans le Mercure, mai 1759, à une diatribe que le sieur Moreau avait insérée dans le Mercure d’octobre de l’année précédente, contre mes opinions et mon ouvrage.

Dans cette même année 1758, le septième volume de l’Encyclopédie venant de paraître, on vit se ranimer la guerre que faisaient depuis plusieurs années aux encyclopédistes, les ennemis de la philosophie. Les jésuites, dans le journal de Trévoux ; Fréron, dans l’Année littéraire ; l’avocat Moreau, dans les Cacouacs ; Pallissot, dans les Petites Lettres sur de grands philosophes, et beaucoup d’autres champions se signalèrent.

Comme, dans ces écrits, on traduisait les encyclopédistes, non pas aux tribunaux littéraires seulement, mais auprès du gouvernement même, comme ennemis des lois et de la religion, ils crurent pouvoir se plaindre de cette manière de les attaquer. Diderot et d’Alembert, éditeurs de l’Encyclopédie, et le dernier surtout, jetèrent des cris. Ils s’en prenaient à M. de Malesherbes, alors chargé de l’administration de la librairie sous le chancelier de Lamoignon, son père.

J’avais été plusieurs fois auprès de M. de Malesherbes le porteur des plaintes de d’Alembert, et j’avais souvent discuté avec lui cette grande question de la liberté de la presse et de ses limites.

Mais quand j’exposais à mon ami d’Alembert les principes de M. de Malesherbes, je ne pouvais les lui faire entendre ; et le philosophe tempêtait et jurait, selon sa mauvaise habitude.

Après beaucoup de pourparlers, M. de Malesherbes convint avec moi qu’il écrirait à d’Alembert une lettre où il exposerait en abrégé ses principes d’administration ; que je remettrais sa lettre à d’Alembert, et que je tâcherais de tirer de lui une réponse motivée, et, ce qui était plus difficile, de le résoudre à être lui-même plus raisonnable sur les points contestés.

Je fis la commission de M. de Malesherbes, et j’ai conservé la lettre qu’il m’écrivit, et la copie de celle que je remis à d’Alembert de sa part. On les lira sans doute avec intérêt ; car on y trouvera la bonté et la raison de M. de Malesherbes, et, en même temps, une fermeté dont je suis sûr que beaucoup de personnes ne l’ont pas cru capable.


LETTRE
DE M. DE MALESHERBES (À MOI).

Je vous ai communiqué, monsieur, la lettre que j’ai reçue de M. d’Alembert ; et vous savez que j’ai vu avec beaucoup de peine qu’un homme comme lui s’attachât à une subtilité, pour se plaindre d’un auteur périodique qui l’a bien plus réellement offensé dans d’autres endroits de ses feuilles. J’ai été encore plus fâché de voir que le chagrin que lui causent les brochures l’ait aveuglé au point de ne pas sentir combien il est indiscret, et, j’ose le dire, déraisonnable, de demander froidement justice de Fréron dans le moment où le septième tome de l’Encyclopédie, et surtout l’article Genève, ont excité les cris les plus puissans, et où on ne peut soutenir l’ouvrage et prendre le parti des auteurs qu’en s’exposant personnellement à des reproches très-graves.

Pour ce qui me regarde, vous savez que, pendant bien des années, je me suis occupé uniquement de littérature, et je n’ai vécu qu’avec des gens de lettres. Quand je me suis trouvé entraîné par des circonstances imprévues, et peut-être contre mon gré, dans une sphère différente, je n’ai rien tant désiré que de pouvoir rendre quelques services à ceux avec qui j’avais passé ma vie. J’ai cru en trouver l’occasion lorsque j’ai été chargé de la librairie, puisque je me trouvais à portée de leur procurer la liberté d’écrire, après laquelle je les avais toujours vus soupirer, et de les affranchir de beaucoup de gênes sous lesquelles ils paraissaient gémir, et dont ils se plaignaient continuellement. Je croyais aussi rendre un service à l’état, parce que cette liberté m’a toujours paru avoir beaucoup plus d’avantages que d’inconvéniens.

Mes principes sont toujours la mêmes, quant au bien de l’état. Pour les gens de lettres, l’expérience m’a appris que quiconque a à statuer sur les intérêts de leur amour-propre doit renoncer à leur amitié, s’il ne veut affecter une partialité qui le rende indigne de leur estime.

Dans ce moment-ci, ne pouvant pas avec justice déférer aux plaintes de M. d’Alembert, j’ai cru ne pouvoir lui donner de plus grande marque d’estime et de considération, que de lui exposer mes principes d’administration.

Quand j’ai reçu sa lettre, je travaillais à un mémoire que je dois donner à M. le chancelier, sur les livres qui doivent être permis ou défendus. Mon premier mouvement a été de communiquer ce mémoire à M. d’Alembert, pour toute réponse.

Il est presque achevé ; mais je m’aperçois qu’en le conservant tel qu’il est pour le fond des choses, il faudra le refondre entièrement pour l’ordre. Cela demandera encore quelque temps, et je n’ai pas voulu faire attendre ma réponse jusque-là. Ainsi j’ai pris le parti d’en faire une que je vous envoie, et que je vous prie de remettre vous-même à M. d’Alembert.

Quand le mémoire sera fini, je le ferai passer sous vos yeux, et vous me ferez plaisir de le communiquer encore à M. d’Alembert, s’il vous paraît qu’il veuille se donner la peine de le lire.

Enfin, monsieur, je vais finir par une proposition qui vous paraîtra peut-être singulière, et que je consens que vous fassiez à M. d’Alembert, si vous le jugez à propos. Vous avez vu dans les fragmens de mon mémoire, que nous avons lu ensemble, que mon principe de liberté n’est pas restreint à la littérature, et que j’incline beaucoup à l’étendre jusqu’à la science du gouvernement, sans même en excepter la critique des opérations du ministère. Je ne suis pas le maître de donner cette liberté aussi entière que je le désirerais sur les autres administrations ; mais, pour la mienne, personne ne peut se plaindre que je l’abandonne. Ainsi, si M. d’Alembert, ou un autre, peut prouver qu’il est contre le bon ordre de laisser subsister des critiques dans lesquelles l’Encyclopédie est aussi maltraitée que dans les dernières brochures, si quelqu’autre auteur trouve qu’il est injuste de tolérer des feuilles périodiques, et s’il prétend que le magistrat doive juger lui-même de la justice des critiques littéraires avant de les permettre, en un mot, s’il y a quelqu’autre partie de mon administration qu’on trouve répréhensible, ceux qui s’en plaignent n’ont qu’à dire leurs raisons au public. Je les prie de ne me pas nommer parce que cela n’est pas d’usage en France ; mais ils peuvent me désigner aussi clairement qu’ils le voudront, et je leur promets toute permission. J’espère au moins qu’après m’être exposé à leurs déclamations, pouvant les empêcher, je n’entendrai plus parler de plaintes particulières, dont je vous avouerai que je suis excédé.

J’ai l’honneur d’être, etc.

Lamoignon de Malesherbes.

LETTRE
DE M. DE MALESHERBES À M. D’ALEMBERT.
Le 16 février 1758.

J’ai reçu, monsieur, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire au sujet d’une feuille, où le sieur Fréron parle de l’histoire des Cacouacs. Je ne sais si votre délicatesse est bien fondée à cet égard, et si le trait dont vous vous plaignez est aussi injurieux qu’il vous l’a paru. Le critique vous attribue, dites-vous, une phrase qui ne se trouve dans aucun de vos ouvrages. C’est une fausseté dont il est aisé de le convaincre, sans que le gouvernement s’en mêle. D’ailleurs je ne trouve pas que cette phrase soit répréhensible, ni qu’elle puisse faire aucun tort à celui qu’on en croit l’auteur.

Vous ajoutez qu’on a voulu par-là vous impliquer nommément dans les accusations de l’auteur des Cacouacs. Il me semble que les accusations vagues de cette allégorie ne peuvent pas porter également sur tous ceux qui y sont désignés.

Au reste, je serais fort à plaindre si j’étais obligé de discuter toutes les inductions et les allusions qui peuvent déplaire aux auteurs critiqués. Ainsi, monsieur, ne nous arrêtons pas à cette note qui est au bas d’une Année littéraire, et qui n’est pas digne de votre ressentiment. Convenons que ce qui excite vos plaintes est l’histoire même des Cacouacs, l’extrait que Fréron en a fait, celui que le même journaliste a donné de votre traduction de Tacite dans une autre feuille, les Petites lettres sur de grands philosophes, et en général le grand nombre de critiques, satires ou libelles, comme il vous plaira de les nommer, dans lesquels l’Encyclopédie est attaquée, et surtout le reproche d’irréligion et d’autres imputations aussi graves, qui vous paraissent tomber tant sur vous que sur vos amis. C’est à cela que vous êtes sensible, et je n’en suis pas surpris. Je n’ai connu aucun homme de lettres ni aucun philosophe qui portat l’indifférence jusqu’à n’être pas vivement touché des critiques, même en matière de goût, et à plus forte raison de celles dont vous vous plaignez. Voici sur cela mon unique réponse.

Je suis affligé des chagrins que vous causent les critiques, tant de Fréron que des autres. Je voudrais que rien ne troublât la satisfaction que vous donnent vos succès, et que vous pussiez jouir en paix de votre réputation, la seule récompense digne de vos talens. Je vois, encore avec plus de regret, que des traits semés avec imprudence dans l’ouvrage dont vous avez été un des éditeurs, donnent lieu à des accusations dont les suites sont toujours fâcheuses. Mais je mets une grande différence entre ce qui me déplaît, ou même ce que je désapprouve comme particulier, et ce que je dois empêcher comme homme public.

Mes principes sont qu’en général la critique littéraire est permise, et que toute critique qui n’a pour objet que le livre critiqué, et dans laquelle l’auteur n’est jugé que d’après son ouvrage, est critique littéraire.

Ce n’est pas que, si un auteur abusait de cette permission jusqu’à diffamer ses adversaires en matière grave, ceux qui se croiraient lésés ne pussent se pourvoir devant les tribunaux réglés, comme il est arrivé plusieurs fois ; mais la fonction de l’administrateur de la librairie, et celle du censeur, consistent point à prévenir de pareils abus ; sans quoi il serait à craindre que, sous prétexte d’empêcher la diffamation personnelle, on n’empêchât les critiques qu’on trouverait trop dures, et qu’on ne vint par degrés à interdire toute espèce de critique, ou à y mettre de telles gênes qu’on les réduirait presqu’à rien.

L’accusation d’irréligion sort, me direz-vous, des bornes de la critique littéraire ; mais on vous répondra qu’il est impossible de défendre la cause de la religion sans démasquer ceux qui l’attaquent ; que cette accusation ne peut jamais être réputée personnelle, quand ce n’est ni sur les discours, ni sur les actions de l’auteur qu’on le taxe d’irréligion ; mais seulement sur les ouvrages qu’il a donnés volontairement au public, et c’est surtout en cette matière qu’il serait à craindre que les ménagemens qu’un censeur voudrait avoir pour un auteur, n’empêchassent la vérité de se faire jour.

Ces principes vous paraîtront sûrement fort durs, et je connais trop la sensibilité des auteurs sur ce qui intéresse leur amour-propre, pour me flatter que ni vous, ni aucun homme de lettres maltraité dans les brochures, les adopte ; mais après y avoir long-temps réfléchi, j’ai trouvé que ce sont les seuls que je puisse suivre avec justice, et sans m’exposer moi-même à tomber dans la partialité. L’étendue de vos lumières et la justesse de votre esprit ne me permettent pas de douter que vous ne jugiez aussi sainement des objets de législation et d’administration, que de tous les autres, si vous vouliez vous en occuper.

Ainsi, vous aurez peut-être des objections puissantes à faire aux principes que je viens d’établir. Communiquez-les-moi, et je les recevrai avec reconnaissance, parce que je cherche la vérité de très-bonne foi.

S’il arrivait au contraire, ce dont je ne me flatte pas, que le fruit de vos réflexions fût de vous les faire approuver, malgré l’intérêt que vous avez à les rejeter, je vous croirais aussi supérieur à la plupart des hommes par le courage et la justice, que vous l’êtes par les talens le génie.

J’ai l’honneur d’être, etc.

Lamoignon de Malesherbes.

Je suis obligé d’avouer que je n’eus pas beaucoup de succès dans ma négociation, d’Alembert prétendant toujours que, dans l’Encyclopédie, on ne passait pas les limites raisonnables d’une discussion philosophique, tandis que les accusations d’impiété, de sédition, intentées aux éditeurs par les journalistes, étaient d’odieuses personnalités que devait interdire un gouvernement, ami de la vérité, et qui voulait favoriser le progrès des connaissances.

Cette discussion ne pouvait donc pas être facile à terminer. Je la suivais avec tout l’intérêt dont l’amitié et la reconnaissance me faisaient un devoir ; mais j’en fus bientôt détourné par un voyage en Italie.

  1. La plupart de ces recherches sont imprimées dans le premier volume des Mélanges de littérature et de philosophie, par l’abbé Morellet, 4 vol.  in-8°. ― 1818.