Mémoires inédits de Mme de Rémusat/05

Mémoires inédits de Mme de Rémusat
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 35 (p. 721-757).
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MEMOIRE
DE
MADAME DE REMUSAT
(1802-1808

CHAPITRE VIII[1].
(1804.)

Procès du général Moreau. — Condamnation de MM. de Poligoac, de Rivière, etc. — Grâce de M. de Poligoac. — Lettre de Louis XVIII.


La création de l’empire avait distrait les esprits de la procédure du général Moreau, que l’on continuait d’instruire cependant. Les accusés avaient comparu plusieurs fois devant le tribunal; mais plus on avançait, plus on perdait l’espoir de la condamnation de Moreau, qui chaque jour devenait plus nécessaire. J’ai l’intime conviction que l’empereur n’eût point laissé couler son sang. Moreau condamné et pardonné lui eût suffi, mais il avait besoin de répondre par un jugement positif à ceux qui l’accusaient d’avoir mis de la précipitation et de l’animosité personnelle dans cette affaire.

Tous ceux qui ont apporté quelque froideur dans l’examen de cet événement se sont accordés à trouver que Moreau avait montré de la faiblesse et une assez grande médiocrité d’esprit sur le banc des accusés; il n’eut ni l’importance, ni la grandeur à laquelle on s’at- tendait. Il ne parut point, comme Georges Cadoudal, un homme déterminé qui convenait fièrement des hauts projets qui l’avaient animé, ni comme un innocent indigné d’une accusation qu’il n’a point méritée. Il tergiversa dans quelques-unes de ses réponses; il atténua un peu l’intérêt qu’il inspirait; mais, même alors, Bonaparte ne gagnait rien à cet affaiblissement de l’enthousiasme, et l’esprit de parti, et peut-être aussi la raison, n’en blâmait pas moins hautement un éclat qu’on attribuait toujours à la haine personnelle.

Enfin, le 30 mai, l’acte d’accusation en forme parut dans le Moniteur. Ce document était accompagné de lettres de Moreau écrites en 1795, avant le 18 fructidor, qui prouvaient qu’à cette époque ce général, ayant été convaincu que Pichegru entretenait des correspondances secrètes avec les princes, l’avait dénoncé au directoire. Et quand, dans cette seconde conspiration, Moreau, pour se justifier, s’appuyait sur ce qu’il n’eût pas cru qu’il fût convenable de révéler au premier consul le secret d’un complot dans lequel il avait refusé d’entrer, on ne pouvait s’empêcher de demander pourquoi Moreau agissait cette fois d’une manière si différente de la première.

Le 6 juin, on publia les interrogatoires de tous les accusés. Il y en avait parmi eux qui déclaraient positivement qu’en Angleterre les princes ne doutaient point qu’ils ne dussent compter sur Moreau. Ils disaient que c’était sur cette espérance que Pichegru avait passé en France, et que les deux généraux avaient eu ensemble, conjointement avec Georges, quelques entrevues. Ils allaient même jusqu’à affirmer qu’à la suite de ces entretiens, Pichegru s’était montré fort mécontent, se plaignant que Moreau ne les secondait qu’à moitié, et qu’il semblait vouloir profiter pour son compte du coup qui frapperait Bonaparte. Un nommé Rolland alla même jusqu’à lui prêter ces paroles : « qu’il fallait, préalablement à tout, faire disparaître le premier consul. »

Moreau, interrogé à son tour, répondit « que Pichegru, lorsqu’il était en Angleterre, lui avait fait demander s’il le servirait dans le cas où il voudrait obtenir sa rentrée en France, et qu’il avait promis de l’aider au succès de ce projet. » On pouvait bien s’étonner que Pichegru, dénoncé quelques années auparavant par Moreau lui-même, s’adressât à lui pour demander sa radiation. Pichegru, interrogé, nia ces démarches, mais en même temps il nia aussi qu’il eût vu Moreau, quoique Moreau en convînt, et il ne voulut jamais appuyer sa venue en France que sur l’aversion que lui inspiraient les pays étrangers, et sur le désir qu’il éprouvait de rentrer dans sa patrie. Peu de temps après, il fut trouvé étranglé dans sa prison, sans qu’on ait jamais pu avérer les circonstances qui causèrent sa mort, ni comprendre les motifs qui auraient pu la rendre nécessaire[2]. Moreau convint donc d’avoir reçu chez lui Pichegru qui, disait-il, était venu le surprendre ; mais, en même temps, il déclara qu’il avait positivement refusé d’entrer dans un projet qui remettait la maison de Bourbon sur le trône, puisque son retour devait compromettre la propriété des biens nationaux, et il ajouta que, pour ce qui le regardait personnellement, il avait répondu que ses prétentions seraient insensées, car il faudrait, pour qu’elles réussissent, qu’on eût fait disparaître le premier consul, les deux autres consuls, le gouverneur de Paris et la garde. Il déclara n’avoir vu Pichegru qu’une fois, quoique d’autres accusés assurassent qu’il y avait eu plusieurs entrevues, et il demeura toujours sur ce système de défense, ne pouvant nier cependant qu’il avait découvert assez tard que Fresnières, son secrétaire intime, avait beaucoup de relations avec les conjurés. Ce secrétaire, dès le commencement de l’affaire, avait pris la fuite.

Georges Cadoudal répondit que son projet était d’attaquer de vive force le premier consul, qu’il n’avait pas douté que, dans Paris même, il ne se présentât des ennemis du régime actuel qui l’aideraient dans son entreprise, qu’il eût tenté de tout son pouvoir de remettre Louis XVIII sur son trône. Mais il nia qu’il connût ni Pichegru, ni Moreau ; il termina ses réponses par ces paroles : «Vous avez assez de victimes: je n’en veux pas augmenter le nombre. »

Bonaparte parut frappé de la fermeté de ce caractère et nous dit à cette occasion : « S’il était possible que je pusse sauver quelques-uns de ces assassins, ce serait à Georges que je ferais grâce. »

M. de Polignac, l’aîné, répondit qu’il n’était venu secrètement en France que pour s’assurer positivement de l’opinion publique et des chances qu’elle pouvait offrir, que, lorsqu’il s’était aperçu qu’il était question d’un assassinat, il avait pensé à se retirer, et qu’il serait sorti de France s’il n’eût pas été arrêté.

M. de Rivière répondit de la même manière, et Jules de Polignac prouva qu’il avait seulement suivi son frère. Enfin, le 10 juin, vingt des accusés furent déclarés convaincus et condamnés à la peine de mort. A leur tête était Georges Cadoudal, et, parmi eux, le marquis de Rivière et le duc de Polignac.

Le jugement portait que Jules de Polignac, Louis Léridan, Moreau et Rolland, étaient coupables d’avoir pris part à la dite conspiration, mais qu’il résultait de l’instruction et des débats des circonstances qui les rendaient excusables, et que la cour réduisait la peine encourue par eux à une punition correctionnelle.

J’étais à Saint-Cloud quand cette nouvelle y arriva. Tout le monde en fut atterré. Le grand juge s’était témérairement engagé vis-à-vis du premier consul à la condamnation à mort de Moreau, et Bonaparte éprouva un tel mécontentement qu’il ne fut pas maître d’en dissimuler les effets. On a su avec quelle véhémente fureur, à sa première audience publique du dimanche, il accueillit le juge Lecourbe, frère du général, qui avait parlé au tribunal avec beaucoup de force pour l’innocence de Moreau. Il le chassa de sa présence en l’appelant juge prévaricateur, sans qu’on pût deviner quelle signification dans sa colère il donnait à cette expression, et, peu après, il le destitua.

Je revins à Paris fort abattue des impressions que je rapportais de Saint-Cloud, et je trouvai dans la ville, chez un certain parti, une joie, insultante pour l’empereur, du dénoûment de cet événement. Mais la noblesse était affligée de la condamnation de M. le duc de Polignac.

J’étais avec ma mère et mon mari, déplorant les tristes effets de ces procédures et les nombreuses exécutions qui allaient suivre, quand on m’annonça tout à coup Mme de Polignac, femme du duc, et sa tante. Mme Dandlau, fille d’Helvétius, que j’avais souvent rencontrée dans le monde. Toutes deux étaient en larmes, la première, grosse de quelques mois, m’attendrit vivement : elle venait me demander de l’aider à parvenir jusqu’aux pieds de l’empereur; elle voulait obtenir la grâce de son époux; elle n’avait aucun moyen d’arriver dans l’intérieur de Saint-Cloud et se flattait que je lui en procurerais. M. de Rémusat, ma mère et moi, nous sentîmes tous trois les difficultés de l’entreprise; mais tous trois nous pensâmes en même temps qu’elles ne devaient point m’arrêter; et, comme nous avions quelques jours à cause de l’appel que les condamnés avaient fait de leur jugement, j’engageai ces deux dames à se rendre le lendemain matin à Saint-Cloud; je promis de les précéder de quelques heures, et de tenter de décider Mme Bonaparte à les recevoir.

En effet, je retournai à Saint-Cloud le lendemain, et il ne me fut pas difficile d’obtenir de mon excellente impératrice d’accueillir une si malheureuse personne. Mais elle montra un peu d’effroi d’aborder l’empereur dans un moment où il était si mécontent.

« Si Moreau, me dit-elle, eût été condamné, je serais plus sûre de notre succès; mais il est dans une si grande colère que je crains qu’il ne nous repousse, et qu’il ne vous sache mauvais gré de la démarche que vous allez me faire faire. » J’étais trop émue de l’état et des larmes de Mme de Polignac pour qu’une pareille considération m’arrêtât, et je fis de mon mieux à l’impératrice la peinture de l’impression que ces jugemens avaient produite à Paris. Je lui rappelai la mort du duc d’Enghien, je lui représentai son élévation au trône impérial tout environnée d’exécutions sanglantes, et l’effroi général qui serait apaisé par un acte de clémence que du moins on pourrait citer à côté de tant de sévérités.

Tandis que je lui parlais ainsi avec toute la chaleur dont j’étais capable et sans pouvoir retenir mes larmes, l’empereur entra tout à coup dans la chambre, arrivant, selon sa coutume, par une terrasse extérieure qui lui servait souvent le matin à venir ainsi se reposer près de sa femme. Il nous trouva toutes deux fort émues; dans un autre moment, sa présence m’eût rendue interdite, mais, le profond attendrissement que j’éprouvais l’emportant sur toutes considérations, je répondis à ses questions par l’aveu de ce que j’avais osé faire, et comme l’impératrice vit son visage devenir fort sévère, elle n’hésita point à me soutenir, en lui déclarant qu’elle avait consenti à recevoir Mme de Polignac.

L’empereur commença par nous refuser de l’entendre et par se plaindre que nous allions le mettre dans l’embarras d’une position qui lui donnerait l’attitude de la cruauté. « Je ne verrai point cette femme, me dit-il. Je ne puis faire grâce; vous ne voyez pas que ce parti royaliste est plein de jeunes imprudens qui recommenceront sans cesse si on ne les contient par une forte leçon. Les Bourbons sont crédules; ils croient aux assurances que leur donnent certains intrigans qui les trompent sur le véritable esprit public de la France, et ils m’enverront ici une foule de victimes. »

Cette réponse ne m’arrêta point, j’étais exaltée à l’excès, et par l’événement même, et peut-être aussi par le petit danger que je courais d’avoir déplu à ce maître redoutable. Je ne voulais pas avoir à mes propres yeux le tort de reculer par considération personnelle, et ce sentiment me rendit courageuse et tenace. Je m’échauffai beaucoup, au point que l’empereur, qui m’écoutait en se promenant à pas précipités dans la chambre, s’arrêta tout à coup devant moi, et, me regardant fixement : « Quel intérêt prenez-vous donc à ces gens-là? me dit-il; vous n’êtes excusable que s’ils sont vos parens. — Sire, repris-je avec le plus de fermeté que je pus en trouver au dedans de moi, je ne les connais point, et jusqu’à hier matin je n’avais jamais vu Mme de Polignac. — Eh bien! vous plaidez ainsi la cause des gens qui venaient pour m’assassiner ! — Non, sire, mais je plaide celle d’une malheureuse femme au désespoir, et, je dirai plus, la vôtre même. » Et en même temps, emportée par mon émotion, je lui répétai tout ce que j’avais dit à l’impératrice; celle-ci, attendrie comme moi, me seconda beaucoup; mais nous ne pûmes rien obtenir dans ce moment, et l’empereur nous quitta de mauvaise humeur en nous défendant de l’étourdir davantage.

Ce fut peu d’instans après qu’on vint me prévenir que Mme de Polignac arrivait. L’impératrice alla la recevoir dans une pièce écartée de son appartement; elle lui cacha le premier refus que nous avions éprouvé, et lui promit de ne rien épargner pour obtenir la grâce de son époux.

Dans le cours de cette matinée, qui fut certainement une des plus agitées de ma vie, deux fois l’impératrice pénétra jusque dans le cabinet de son mari et fut obligée d’en sortir deux fois, toujours repoussée: elle me revenait découragée, et moi-même je commençais à l’être et à frémir de la dernière réponse qu’il faudrait donner à Mme de Polignac. Enfin nous apprîmes que l’empereur travaillait seul avec M. de Talleyrand. Je l’engageai à une dernière démarche, pensant que M. de Talleyrand, s’il en était témoin, pourrait bien contribuer à déterminer l’empereur. En effet, il la seconda sur-le-champ, et enfin Bonaparte, vaincu par des sollicitations si redoublées, consentit à ce que Mme de Polignac fut introduite chez lui. C’était tout promettre, car il n’était pas possible de prononcer un non cruel devant une telle présence. Mme de Polignac, introduite dans le cabinet, s’évanouit en tombant aux pieds de l’empereur. L’impératrice était en larmes : un petit article, rédigé par M. de Talleyrand, qui a paru le lendemain dans ce qu’on appelait alors le Journal de l’Empire, a rendu fort bien compte de cette scène, et la grâce du duc de Polignac fut obtenue.

Quand M. de Talleyrand sortit du cabinet de l’empereur, il me trouva dans le salon de l’impératrice et me conta tout ce qui venait de se passer; au travers des larmes qu’il me faisait répandre, et de l’émotion que lui-même avait éprouvée, il me fit sourire par le récit d’une petite circonstance ridicule que son esprit malin n’avait eu garde de laisser échapper. La pauvre Mme Dandlau, qui accompagnait sa nièce et qui voulait aussi produire son petit effet, tout en relevant et soignant Mme de Polignac, qui avait peine à reprendre ses sens, ne cessait de s’écrier: «Sire, je suis la fille d’Helvétius. » Et avec ces paroles vaniteuses, disait M. de Talleyrand, elle a pensé nous refroidir tous.

La peine du duc de Polignac fut commuée en quatre années de prison qui devaient être suivies de la déportation. On le réunit à son frère. Ils ont tous deux été gardés depuis, et après avoir été renfermés dans une forteresse, on les retint dans une maison de santé, d’où ils s’échappèrent pendant la campagne de 1814. À cette époque, on a soupçonné le duc de Rovigo, alors ministre de la police, d’avoir favorisé leur évasion, pour s’ouvrir la faveur d’un parti qu’il voyait près de triompher.

Sans chercher à me faire valoir dans cette occasion plus que je ne le mérite, je puis cependant convenir que les circonstances s’arrangèrent alors de manière à permettre que je rendisse à la famille Polignac un service très réel, et il paraîtrait assez naturel qu’elle en eût conservé quelque souvenir. Cependant depuis le retour du roi en France, j’ai été à portée d’éprouver à quel point l’esprit de parti, et surtout dans les gens de cour, efface les sentimens qu’il réprouve, quelque justes qu’ils soient.

Après cet événement, Mme de Polignac se crut obligée de me faire quelques visites, mais peu à peu, nos relations étant assez différentes, nous nous perdîmes de vue pendant les années qui s’écoulèrent, jusqu’à l’instant de la restauration. À cette époque, le roi envoya le duc de Polignac à la Malmaison pour y remercier l’impératrice Joséphine, en son nom, du zèle qu’elle avait montré pour sauver les jours de M. le duc d’Enghien. M. de Polignac profita de cette occasion pour lui offrir en même temps l’expression de sa propre reconnaissance. L’impératrice, qui me conta cette visite, me dit que, sans doute, le duc passerait aussi chez moi, et, je le confesse, je m’attendais à quelques marques de son attention. Mais je n’en reçus aucune ; et comme il n’était pas dans mon caractère de chercher à échauffer par des paroles une reconnaissance à laquelle je n’eusse attaché quelque prix que si elle eût été volontaire, je me tins paisible chez moi, sans essayer de rappeler un événement qu’on paraissait vouloir oublier. Un soir, le hasard me fit rencontrer Mme de Polignac chez M. le duc d’Orléans. Ce prince recevait ce jour-là, chacun s’y faisait présenter, il y avait un monde énorme. Le Palais-Royal était décoré avec le plus grand luxe; toute la noblesse française s’y trouvait réunie, et les grands seigneurs et les gentilshommes, à qui la restauration semblait au premier moment rendre leurs droits, s’abordaient avec cette assurance et ces manières satisfaites et aisées que l’on reprend toujours avec le succès.

Au milieu de cette foule brillante, j’aperçus la duchesse de Polignac. Après une assez longue suite d’années, je la retrouvais remise à son rang, recevant toutes les félicitations qui lui étaient dues, satisfaite, environnée d’un monde qui se pressait autour d’elle; je me rappelais l’état où elle m’était apparue pour la première fois, ses larmes, son effroi, l’air dont elle m’avait abordée quand je la vis entrer dans ma chambre et tomber presque à mes genoux. Je me sentais émue de cette comparaison. Étant seulement à quelques pas d’elle, entraînée par un mouvement assez vif qui tenait à l’intérêt qu’elle m’avait inspiré, je m’approchai d’elle, et je lui adressai d’un ton de voix réellement attendri une sorte de compliment sur cette situation si différente où je la voyais dans cet instant. Je ne lui aurais demandé qu’un mot de souvenir qui eût répondu à l’émotion qu’elle me faisait éprouver. Cette émotion fut promptement glacée par l’air indifférent et gêné avec lequel elle reçut mes paroles. Elle ne me reconnut point, ou parut ne point me reconnaître ; je dus me nommer; son embarras s’accrut. Dès que je m’en aperçus, je m’éloignai d’elle promptement, emportant une impression pénible, parce qu’elle refoulait vivement les réflexions que sa présence m’avait inspirées, et que j’avais cru d’abord qu’elle aurait faites avec le même attendrissement que moi.

La manière dont l’impératrice avait obtenu la grâce de M. de Polignac fit beaucoup de bruit à Paris et devint une nouvelle occasion de célébrer sa bonté, à laquelle on rendait justice très généralement. Aussitôt les femmes, les mères ou les sœurs des autres condamnés assiégèrent le palais de Saint-Cloud, et tâchèrent d’être admises en sa présence, pour parvenir aussi à l’attendrir. On s’adressa en même temps à sa fille, et l’une et l’autre obtinrent de l’empereur d’autres commutations de peine. Il s’apercevait des sombres couleurs que tant d’exécutions multipliées allaient jeter sur son avènement au trône, et il se montrait accessible aux demandes qui lui étaient adressées. Ses sœurs, qui ne partageaient nullement la bienveillance publique qu’inspirait l’impératrice, jalouses d’en obtenir, s’il était possible, quelques marques pour elles-mêmes, firent avertir les femmes de quelques-uns des condamnés qu’elles pouvaient aussi s’adresser à elles ; elles les conduisirent à Saint-Cloud dans leur voiture, avec une sorte d’apparat, pour solliciter la grâce de leurs époux. Ces démarches sur lesquelles l’empereur, je crois, avait été consulté d’avance, eurent quelque chose de moins naturel que celle de l’impératrice, parce qu’elles parurent trop bien concertées. Mais, enfin, elles servirent à conserver la vie à un certain nombre d’individus.

Murat qui, par sa conduite violente et son animadversion contre Moreau, avait excité une indignation universelle, voulut aussi se réhabiliter par une démarche de ce genre, et obtint la grâce du marquis de Rivière. Il apporta en même temps une lettre de Georges Cadoudal adressée à Bonaparte dont j’entendis la lecture. Cette lettre était ferme et belle, telle qu’un homme résigné à son sort peut l’écrire, quand il est animé par l’opinion que les démarches qu’il a faites, et qui l’ont perdu, ont été dictées par des devoirs généreux et des résolutions invariablement prises. L’empereur en fut assez frappé et montra encore du regret de ne pouvoir comprendre Georges dans ses actes de clémence.

Ce véritable chef de la conspiration mourut avec un froid courage. Sur les vingt condamnés, sept virent leur arrêt de mort changé en une détention plus ou moins prolongée. Voici leurs noms : le duc de Polignac, le marquis de Rivière, Russillon, Rochelle, d’Hozier, Lajollais, Gaillard. Les autres furent exécutés, et le général Moreau fut conduit à Bordeaux pour être embarqué sur un vaisseau qui devait le mener aux États-Unis. Sa famille vendit ses biens par ordre; l’empereur en acheta une partie et donna la terre de Grosbois au maréchal Berthier.

Quelques jours après, on mit dans le Moniteur une protestation de Louis XVIII contre l’avènement de Napoléon. Elle fut publiée le 1er juillet 1804, et produisit peu d’effet. La conspiration de Georges avait peut-être encore refroidi les sentimens déjà si faibles que l’on conservait à peine pour l’ancienne dynastie. Cette conspiration avait été si mal ourdie, elle paraissait appuyée sur une telle ignorance de l’état intérieur de la France et des opinions qui la partageaient, les noms ou les caractères des conspirateurs excitaient si peu de confiance, et surtout on craignait si généralement les nouveaux troubles que de grands changemens eussent entraînés, qu’en exceptant un certain nombre de gentilshommes intéressés au retour d’un ordre de choses détruit, il n’y eut point en France de regrets de ce dénoûment qui affermissait le système qu’on voyait s’établir. Soit par conviction, ou besoin de repos, ou soumission à la fortune imposante du nouveau chef de l’état, les adhésions à son élévation furent nombreuses, et la France prit dès cette époque une assiette paisible et ordonnée. Le découragement se mit dans les partis opposés, et, comme cela arrive communément, il fut suivi de tentatives secrètes que chacun des individus qui les composaient firent pour rattacher leurs existences aux chances qui s’ouvraient avec tant d’innovations. Gentilshommes et plébéiens, royalistes et libéraux, tous commencèrent leurs démarches pour être employés. Les ambitions et les vanités éveillées sollicitèrent de tous côtés, et Bonaparte vit briguer l’honneur de le servir par ceux sur lesquels il aurait dû le moins compter.

Cependant il ne se pressa pas dans son choix, et il attendit quelque temps afin d’entretenir les espérances et d’augmenter le nombre des aspirans. Pendant ce répit, je quittai la cour pour aller respirer à la campagne; je demeurai un mois dans la vallée de Montmorency chez Mme d’Houdetot, dont j’ai déjà parlé; la vie douce que j’y menai me reposa des émotions pénibles que je venais d’éprouver presque sans interruption. J’avais besoin de cette retraite; ma santé qui, depuis, a toujours été plus ou moins faible, commençait à s’altérer ; elle me donnait quelque tristesse qui s’augmentait encore des impressions nouvelles que je recevais par les découvertes que je faisais peu à peu et sur les choses en général, et sur quelques personnages en particulier. Le voile doré dont Bonaparte disait que les yeux sont couverts dans la jeunesse commençait, pour moi, à perdre de son éclat, et je m’en apercevais avec une surprise qui fait toujours plus ou moins souffrir, jusqu’à ce que l’expérience en ait amorti les premiers effets.


CHAPITRE IX.
(1804.)
Organisation de la flotte de Boulogne. — Article du Moniteur. — Les grands officiers de la couronne. — Les dames du palais. — L’anniversaire du 14 juillet. — Beauté de l’impératrice. — Projets de divorce. — Préparatifs du couronnement.


Peu à peu les différentes flottilles construites dans nos ports venaient toutes se réunir à celle de Boulogne; quelquefois, dans le trajet, elles essuyaient des échecs, car les vaisseaux anglais croisaient incessamment sur les côtes pour s’opposer à ces jonctions. Les camps de Boulogne, de Montreuil et de Compiègne offraient le coup d’œil le plus imposant, et l’armée devenait de jour en jour plus nombreuse et plus redoutable.

Sans doute ces préparatifs excitèrent de l’inquiétude en Europe, de même que les discours qu’ils faisaient tenir à Paris, car on inséra dans les journaux un article qui ne produisit pas alors un grand effet, mais qu’il m’a paru assez important de conserver, parce qu’il est un récit exact de tout ce qui a été fait depuis.

Cet article parut dans le Moniteur, le 10 juillet 1804, le même jour que l’on y rendit compte de l’audience que l’empereur donna à tous les ambassadeurs qui venaient de recevoir de nouvelles lettres de créance auprès de lui; quelques-unes étaient accompagnées de] paroles flatteuses des souverains étrangers sur son avènement au trône. Voici l’article :

« De tout temps, la capitale a été le pays des on-dit. Chaque jour fait naître une nouvelle que le lendemain voit démentir. Quoiqu’on ait remarqué récemment plus d’activité et une certaine direction dans les on-dit dont s’amuse la crédulité des oisifs, on serait disposé à penser qu’il faut s’en remettre au temps à cet égard, et que le silence est de toutes les réponses qu’on peut faire la meilleure et la plus sensée. Quel est, d’ailleurs, le Français homme de sens qui, mettant quelque intérêt à découvrir la vérité, ne parvienne bientôt à reconnaître dans les bruits qui se répandent le résultat d’une malignité plus ou moins intéressée à les propager ? Dans un pays où tant d’hommes savent ce qui est et peuvent juger ce qui n’est pas, si quelqu’un croit trouver dans les on-dit des sujets d’inquiétudes réelles, si la crédule confiance trompe les spéculations de son commerce ou ses intérêts intérieurs, son erreur n’est pas durable, ou bien il doit s’en prendre à son défaut de réflexion.

« Mais les étrangers, les personnes attachées aux missions diplomatiques, n’ayant ni les mêmes moyens d’arrêter leurs jugemens, ni la même connaissance du pays, sont souvent abusés; quoiqu’ils aient lieu d’observer depuis longtemps avec quelle constance les événemens se jouent des bruits qui circulent, ils ne les propagent pas moins dans les pays étrangers, et leurs récits font naître sur la France les idées les plus fausses. Nous croyons, en conséquence, qu’il n’est pas hors de propos de dire dans ce journal quelques mots sur les on-dit.

« On dit que l’empereur va réunir sous son gouvernement la république italienne, la république ligurienne, la république de Lucques, le royaume d’Étrurie, les états du saint-père, et par une suite nécessaire, Naples et la Sicile. On dit que la Suisse et la Hollande auront le même sort; on dit que le pays d’Hanovre offrira à l’empereur par sa réunion le moyen de devenir membre du corps germanique.

« On tire plusieurs conséquences de ces suppositions, et la première qui se présente, c’est que le pape abdiquera, et que le cardinal Fesch ou le cardinal Ruffo occuperont le trône pontifical.

« Nous avons déjà dit, et nous répétons, que si la France devait influer sur des changemens relatifs au souverain pontife, ce serait plutôt pour influer d’autant sur le bonheur du saint-père, et pour accroître la considération du saint-siège et ses domaines, au lieu de les diminuer.

« Quant au royaume de Naples, les agressions de M. Acton et son système constamment hostile auraient autrefois donné à la France assez de motifs légitimes pour faire la guerre, qu’elle n’eût jamais entreprise avec le projet de réunir les Deux-Siciles à l’empire français.

« Les républiques italienne et ligurienne, et le royaume d’Étrurie ne cesseront pas d’exister comme états indépendans, et il est assurément peu vraisemblable que l’empereur méconnaisse en même temps les devoirs attachés au pouvoir qu’il tient des comices et la gloire personnelle qu’il a acquise en rendant deux fois à l’indépendance des états qu’il avait deux fois conquis.

« On peut se demander, à l’égard de la Suisse, qui a empêché sa réunion à la France avant l’acte de médiation? Cet acte, résultat immédiat des soins et des pensées de l’empereur, a rendu la tranquillité à ces peuples, et la garantie de leur indépendance et de leur sûreté, tant qu’eux-mêmes ne briseront point cette égide en substituant aux élémens dont elle est formée les volontés d’un des corps constitués ou d’un des partis.

« Si la France eût voulu réunir la Hollande, la Hollande serait française comme la Belgique. Si elle est puissance indépendante, c’est que la France a senti à l’égard de ce pays, ainsi que pour la Suisse, que les localités exigeaient une existence individuelle et une organisation particulière.

« Le Hanovre est l’objet d’une supposition qui a quelque chose de plus ridicule. La réunion de cette province serait le présent le plus funeste qu’on pût faire à la France, et il ne fallait pas de longues méditations pour s’en apercevoir. Le Hanovre deviendrait un sujet de rivalité entre le peuple français et le prince qui s’est montré l’allié et l’ami de la France dans un temps où l’Europe était conjurée contre elle.

« Le Hanovre, pour être conservé, exigerait un état militaire dont les dépenses seraient hors de toute proportion avec quelques millions qui constituent tous les revenus de ce pays. Le gouvernement, qui a sacrifié aux principes de la nécessité d’une ligne de frontières simple et continue jusqu’aux fortifications mêmes de Strasbourg et de Mayence, sur la rive droite, serait-il assez peu éclairé pour vouloir l’incorporation du Hanovre? Mais on dit qu’à cette possession est attaché l’avantage d’être membre du corps germanique. Le titre seul d’empereur des Français répond à cette singulière idée. Le corps germanique se compose de rois, d’électeurs, de princes, et n’admet relativement à lui qu’une seule dignité impériale. Ce serait d’ailleurs mal connaître la noble vanité de notre pays que de croire possible qu’il consentît à entrer comme élément dans un corps particulier. Si telle chose eût été compatible avec la dignité nationale, qui eût empêché la France de conserver ses droits au cercle de Bourgogne et ceux que lui donnait la possession du Palatinat? Nous le disons même, avec le sentiment d’un juste orgueil que personne ne pourra blâmer, qui a empêché la France de garder une partie des états de Bade et du territoire de la Souabe? « Non, la France ne passera jamais le Rhin, et ses armées ne le franchiront plus, à moins qu’il ne faille garantir l’empire germanique et ses princes, qui lui inspirent tant d’intérêt par leur affection pour elle et par leur utilité pour l’équilibre de l’Europe.

« Si ces on-dit sont nés de l’oisiveté, nous y avons assez répondu.

« S’ils doivent leur origine à l’inquiète jalousie de quelques puissances habituées à crier sans cesse que la France est ambitieuse pour masquer leur propre ambition, il est une autre réponse. Grâces aux deux coalitions successivement formées contre nous, et aux traités de Campo-Formio et de Lunéville, la France n’a à la proximité de son territoire aucune province qu’elle doive désirer de garder, et si dans les événemens passés elle a fait preuve d’une modération sans exemple dans l’histoire moderne, il en résulte pour elle cet avantage qu’elle n’aura plus désormais besoin de prendre les armes.

« Sa capitale est située au centre de son empire, ses frontières sont environnées de petits états qui complètent son système politique, elle n’a géographiquement rien à désirer de ce qui appartient à ses voisins, elle n’est donc en inimitié naturelle avec personne» et comme il n’existe pour elle ni une autre Finlande ni d’autres lignes de l’Inn, elle se trouve dans une situation qui n’est celle d’aucune autre puissance.

« Parallèlement à ces on-dit, ayant pour but de faire croire que la France a une ambition démesurée, on en fait circuler d’une autre espèce.

« Tantôt la révolte est dans nos camps : avant-hier trente mille Français ont refusé de s’embarquer à Boulogne; hier nos légions se battaient dix contre dix, trente contre trente, drapeau contre drapeau. On disait aux quatre départemens du Rhin que nous allions les rendre à leur ancienne domination.

« Aujourd’hui on dit peut-être que le trésor public est sans argent, que les travaux ont cessé, que la discorde est partout et que les contributions ne se paient nulle part. Si l’empereur part pour les camps, on dira peut-être qu’il court y apaiser des troubles.

« Enfin qu’il reste à Saint-Cloud, qu’il aille aux Tuileries, qu’il demeure à la Malmaison, ce sera autant de sujets de propos tous plus ridicules les uns que les autres.

« Et si ces bruits, simultanément colportés dans les pays étrangers, avaient à la fois pour but d’alarmer sur l’ambition de l’empereur et de s’enhardir en donnant quelque espoir sur la faiblesse De son administration, à des démarches inconvenantes et erronées, nous ne pourrions que répéter ce qu’un ministre a été chargé de dire en quittant la cour : L’empereur des Français ne veut la guerre avec qui que ce soit, il ne la redoute avec personne. Il ne se mêle pas des affaires de ses voisins et il a droit à une conduite réciproque. Une longue paix est le désir qu’il a constamment manifesté; mais l’histoire de sa vie n’autorise pas à penser qu’il soit disposé à se laisser outrager ou mépriser. »

Cependant, après m’être reposée quelque temps à la campagne, je revins, et je rentrai dans le tourbillon de notre cour, où le mal de la vanité semblait de jour en jour s’emparer davantage de nous. Bonaparte nomma alors les grands officiers de sa maison. Le général Duroc fut grand maréchal du palais; Berthier, grand veneur; M. de Talleyrand, grand chambellan ; le cardinal Fesch, grand aumônier; M. de Caulaincourt, grand écuyer; et M. de Ségur, grand maître des cérémonies. M. de Rémusat reçut le titre de premier chambellan. Il marchait immédiatement après M. de Talleyrand qui, paraissant devoir être occupé par les affaires étrangères, abandonnerait à mon mari la plus grande partie des attributions de sa place. Cela fut en effet réglé ainsi d’abord. Mais peu après l’empereur fit des chambellans ordinaires ; parmi eux étaient le baron de Talleyrand, neveu du grand chambellan, des sénateurs, des Belges distingués par leur naissance, un peu plus tard aussi des gentilshommes français. Avec eux commencèrent les petites prétentions de préséances, les mécontentemens des distinctions qui n’étaient pas pour eux; M. de Rémusat se trouva en butte à leur jalousie perpétuelle, et dans un certain état de guerre, qui me causa des chagrins dont je rougis aujourd’hui quand je me les rappelle. Mais quelle que soit la cour qu’on fréquente, et celle-là en était devenue une bien véritable, il est impossible de n’y pas donner de l’importance à tous ces riens qui en composent les élémens. Un honnête homme, un homme raisonnable a souvent honte vis-à-vis de lui-même des joies ou des peines que lui fait éprouver le métier de courtisan, et cependant il ne peut guère échapper aux unes et aux autres. Un cordon, une légère différence dans un costume, le passage d’une porte, l’entrée de tel ou tel salon, voilà des occasions, chétives en apparence, d’une foule d’émotions toujours renaissantes. En vain on voudrait pourtant s’endurcir contre elles. L’importance qu’un grand nombre de gens y attachent vous force malgré vous de les apprécier. En vain l’esprit, la raison se dressent contre un tel emploi des facultés humaines ; tout mécontent de soi qu’on est, il faut s’apetisser avec tout le monde, et fuir la cour tout à fait, ou consentir à prendre sérieusement toutes les niaiseries dont est composé l’air qu’on y respire.

L’empereur ajouta encore aux inconvéniens attachés aux usages des palais ceux de son caractère. Il ordonna l’étiquette avec la sévérité de la discipline militaire. Le cérémonial s’exécutait comme s’il était dirigé par un roulement de tambour; tout se faisait en quelque sorte au pas de charge, et cette espèce de précipitation, cette crainte continuelle qu’il inspirait, jointe au peu d’habitude des formes d’une bonne moitié de ses courtisans donna à sa cour un aspect plutôt triste que digne, et marqua sur tous les visages une impression d’inquiétude qui se retrouvait au milieu des plaisirs et des magnificences dont, par ostentation, il voulut sans cesse être entouré.

La nouvelle impératrice eut pour dame d’honneur sa cousine Mme de la Rochefoucauld, et pour dame d’atours Mme de la Valette. On leur nomma douze dames du palais. Peu à peu leur nombre fut augmenté, et nous y vîmes appeler des grandes dames de tous les pays, des personnes fort étonnées de se trouver ainsi rapprochées. Mais sans entrer ici dans aucun détail, aujourd’hui fort inutile, combien ne vis-je pas, à cette époque, de demandes faites par des personnes qui maintenant affectent une sévérité de royalisme peu compatible avec les tentatives qu’elles essayèrent alors! Disons-le franchement, toutes les classes voulurent dans ce moment prendre leur part de ces nouvelles créations, et je pus remarquer, à part moi, nombre de gens qui, après m’avoir blâmée d’être arrivée à cette cour par suite d’une ancienne amitié, n’épargnèrent rien pour s’y placer par ambition. Quant à l’impératrice, elle était enchantée de se voir environnée d’une suite nombreuse et qui plaisait à sa vanité. La victoire qu’elle avait remportée sur Mme de la Rochefoucauld en l’attachant à sa personne, le plaisir de compter M. d’Aubusson de la Feuillade parmi ses chambellans, Mmes d’Arberg, de Ségur et des maréchales parmi les dames du palais, l’enivrait un peu. Mais il faut convenir que sa joie toute féminine n’ôtait rien à sa bonne grâce accoutumée; elle eut toujours une adresse infinie pour conserver la supériorité de son rang, tout en montrant une sorte de déférence polie envers ceux ou celles qui par l’éclat de leurs noms y ajoutaient un lustre nouveau.

Dans le même temps, le ministère de la police générale fut recréé et Fouché y fut, de nouveau, nommé. L’époque du couronnement fut fixée d’abord au 18 brumaire, et, en attendant, pour montrer qu’on ne perdait pas de vue les époques révolutionnaires, le 14 juillet de cette année, l’empereur se rendit en grande pompe aux Invalides, et après avoir entendu la messe, y distribua les croix de la Légion d’honneur à une foule considérable composée de toutes les classes qui formaient le gouvernement, l’armée et la cour. Comme on doit s’attendre à retrouver dans ces souvenirs, de temps en temps, des particularités qui rappellent qu’ils sont dictés par une mémoire féminine, je ne négligerai pas cette occasion de dire à quel point l’impératrice sut, par le goût de sa parure et l’habileté de sa recherche, paraître jeune et agréable en tête d’un nombre considérable de jeunes et jolies femmes dont, pour la première fois, elle se montrait entourée. Cette cérémonie se fit à l’éclat d’un soleil brillant. On la vit, au grand jour, vêtue d’une robe de tulle rose, semée d’étoiles d’argent, fort découverte selon la mode du moment, couronnée d’un nombre infini d’épis de diamans, et cette toilette fraîche et resplendissante, l’élégance de sa démarche, le charme de son sourire, la douceur de ses regards produisirent un tel effet, que j’ai ouï dire à nombre de personnes qui assistèrent à la cérémonie qu’elle effaçait tout le cortège qui l’environnait.

Peu de jours après, l’empereur partit pour le camp de Boulogne, et si l’on en croit les bruits publics qui se répandirent, les Anglais commencèrent à redouter réellement la tentative de la descente. Pendant plus d’un mois, il parcourut les côtes, passa en revue les différens camps de son armée, alors si nombreuse, si florissante et si animée. Il assista à plusieurs engagemens qui eurent lieu entre les vaisseaux qui nous bloquaient et nos flottilles, qui prenaient un aspect redoutable. Tout en se livrant à ces occupations militaires, il rendit plusieurs décrets qui tendaient à fixer les préséances et le rang des diverses autorités qu’il venait de créer. Sa préoccupation atteignait tout à la fois. Il avait déjà conçu le projet secret d’appeler le pape à son couronnement, et, pour y parvenir, il ne négligeait ni la puissance de sa volonté qu’il lui manifestait de manière à ne point éprouver de refus, ni l’adresse avec laquelle il pouvait espérer de le gagner. Il envoya la croix de la Légion d’honneur au cardinal Caprara, légat du pape. Cette distinction fut accompagnée de paroles flatteuses pour le souverain pontife et consolantes pour le rétablissement de la religion. On les publia dans le Moniteur.

Quand il communiqua cependant au conseil d’État son projet d’appuyer son élévation d’une telle pompe religieuse, il eut à soutenir la résistance d’une partie de ses conseillers d’État effarouchés de ce saint appareil. Treilhard, entre autres, s’y opposa fortement. L’empereur le laissa parler, et lui répondit ensuite : « Vous connaissez moins que moi le terrain sur lequel nous sommes ; sachez que la religion a bien moins perdu de sa puissance que vous ne le pensez. Vous ignorez tout ce que je viens à bout de faire par le moyen des prêtres que j’ai su gagner. Il y a en France trente départemens assez religieux pour que je ne voulusse pas être obligé d’y lutter de pouvoir contre celui du pape. Ce n’est qu’en compromettant successivement toutes les autorités que j’assurerai la mienne, c’est-à-dire celle de la révolution, que nous voulons tous consolider. » Tandis que l’empereur parcourait les ports, l’impératrice partit pour aller prendre les eaux à Aix-la-Chapelle. Elle y fut accompagnée d’une partie de sa nouvelle maison. M. de Rémusat[3] eut ordre de l’y suivre, pour y attendre l’empereur, qui devait la rejoindre. Je fus assez contente de ce nouveau répit ; je ne pouvais pas trop me dissimuler que tant de nouveaux venus effaçaient un peu de la valeur que m’avait donnée pendant les premières années l’impossibilité des comparaisons, et, quoique jeune encore sur les expériences da monde, je compris qu’un peu d’absence me serait utile pour reprendre ensuite, non la première place, mais celle que je choisirais. L’impératrice emmena donc Mme de la Rochefoucauld. C’était une femme alors d’environ trente-six à quarante ans, petite, bossue, d’une physionomie assez piquante, d’un esprit ordinaire, mais dont elle tirait bon parti, hardie comme les femmes mal faites qui ont eu quelque succès malgré leurs difformités, gaie et nullement méchante[4]. Elle affichait toutes les opinions de ce qu’on appelait les aristocrates pendant la révolution, et, comme elle eût été embarrassée de les allier avec sa situation présente, elle prenait son parti d’en rire, et ses plaisanteries retombaient sur elle-même avec assez de bonne grâce. Elle plut à l’empereur, parce qu’elle était légère et incapable d’intrigue. Au reste, soit sagesse, heureux hasard ou impossibilité, jamais cour aussi nombreuse par les femmes n’offrit moins de chances pour aucune espèce d’intrigue. Les affaires de l’état se concentraient dans le seul cabinet de l’empereur; on les ignorait et on savait que personne n’eût pu s’en mêler; de faveur, personne non plus ne pouvait se flatter d’en avoir. Le petit nombre de ceux que l’empereur distinguait, habituellement suspendus à l’exécution de sa volonté, étaient inabordables sur tout. Duroc, Savary, Maret ne laissaient échapper aucune parole inutile et s’appliquaient à nous communiquer immédiatement les ordres qu’ils recevaient. Nous ne leur apparaissions, et nous ne nous apparaissions nous-mêmes, en faisant uniquement la chose qui nous était ordonnée, que comme de vraies machines à peu près pareilles, ou peu s’en fallait, aux meubles élégans et dorés dont on venait d’orner les palais des Tuileries et de Saint-Cloud.

Une remarque que je fis dans ce temps et qui m’amusait assez, fut qu’à mesure que les grands seigneurs d’autrefois arrivèrent à cette cour, ils éprouvèrent tous, quelle que fût la différence de leur caractère, un petit désappointement assez curieux à observer. Quand ils apparaissaient pour la première fois, en se retrouvant dans quelques-unes des habitudes de leur première jeunesse, en respirant de nouveau l’air des palais, en revoyant des distinctions, des cordons, des salles du trône, en reprenant les locutions ordinaires dans les demeures royales, ils cédaient assez vite à l’illusion et croyaient pouvoir apporter la manière d’être qui leur avait réussi dans ces mêmes palais où le maître seul avait changé. Mais bientôt une parole sévère, une volonté cassante et neuve les avertissait tout à coup, et durement, que tout était renouvelé dans cette cour unique au monde. Alors il fallait voir comme gênés et contraints sur toutes leurs futiles habitudes, et sentant le terrain mouvoir sous leurs pas, ils perdaient tout aplomb malgré leurs efforts. Déroutés de leurs usages, trop vains ou trop faibles pour les remplacer par une gravité étrangère aux mœurs qu’ils s’étaient faites dès longtemps, ils ne savaient quel langage tenir. Le métier de courtisan auprès de Bonaparte était nul. Comme il ne menait à rien, il n’avait aucune valeur; il y avait du risque à rester homme en sa présence, c’est-à-dire à conserver l’exercice de quelques-unes de ses facultés intellectuelles ; il fut donc plus court et plus facile pour tout le monde, ou à peu près tout le monde, de se donner l’attitude de la servitude, et si j’osais, je dirais bien à quelle espèce d’individus ce parti parut le moins coûter. Mais, en m’étendant davantage sur ce sujet, je donnerais à ces mémoires la couleur d’une satire, et cela n’est pas dans mes goûts, ni dans mon esprit.

Pendant que l’empereur était à Boulogne, il envoya à Paris son frère Joseph, qui fut harangué, ainsi que sa femme, par tous les corps du gouvernement. Il faisait ainsi peu à peu la place de chacun et dictait la suprématie des uns comme la servitude des autres. Vers le 3 septembre, il rejoignit sa femme à Aix-la Chapelle; il y demeura quelques jours, y tenant une cour fort brillante et recevant les princes d’Allemagne, qui commençaient à venir remettre leurs intérêts dans ses mains. Pendant ce séjour, M. de Rémusat eut ordre de faire venir à Aix-la-Chapelle le second Théâtre-Français de Paris, dirigé alors par Picard, et on donna en présence des électeurs quelques fêtes assez belles, quoiqu’elles n’approchassent point encore de la magnificence de celles que nous avons vu donner plus tard. L’électeur archichancelier de l’empire germanique et l’électeur de Bade firent à nos souverains une cour assidue. L’empereur et l’impératrice visitèrent Cologne et remontèrent le Rhin jusqu’à Mayence, où ils trouvèrent encore une foule de princes et d’étrangers distingués qui les attendaient. Ce voyage dura jusqu’au mois d’octobre. Le 11 de ce mois, Mme Louis Bonaparte accoucha d’un second fils[5]. L’empereur arriva à Paris peu de jours après. Cet événement causait une grande joie à l’impératrice; elle en tirait des conséquences flatteuses pour la certitude de son avenir, et cependant, dans ce moment même, il se tramait contre elle un nouveau complot qu’elle ne parvint à déjouer qu’après beaucoup d’efforts et d’inquiétudes.

Depuis que l’on avait appris que le pape viendrait à Paris pour le couronnement de l’empereur, sa famille était fort empressée à empêcher que Mme Bonaparte n’eût sa part d’une si grande cérémonie. La jalousie de nos princesses était fort échauffée sur cet article. Il leur semblait qu’un pareil honneur mettrait trop de différence entre elles et leur belle-sœur, et d’ailleurs la haine n’a pas besoin d’un motif d’intérêt qui lui soit personnel pour être blessée de ce qui satisfait l’objet haï. L’impératrice désirait vivement son couronnement; il devait à ses yeux consolider son rang, et elle s’inquiétait du silence de son époux. Il paraissait hésiter sur ce point. Joseph Bonaparte n’épargnait rien pour l’engager à ne faire de sa femme qu’un témoin de la cérémonie du sacre. Il allait même jusqu’à renouveler la question du divorce; il conseillait de profiter de l’événement qu’on préparait pour s’y déterminer. Il démontrait l’avantage de s’allier à quelque princesse étrangère, ou au moins à quelque héritière d’un grand nom en France; il présentait habilement l’espoir qu’un autre mariage donnerait d’une succession directe, et il se faisait d’autant mieux écouter sur ce point qu’en même temps il faisait valoir le désintéressement avec lequel il poussait à une détermination qui devait personnellement l’éloigner du trône.

L’empereur, harcelé sans cesse par sa famille, semblait prêter l’oreille à ces discours, et quelques paroles qui lui échappaient jetaient sa femme dans un trouble extrême. L’habitude qu’elle avait de me confier ses peines me rendit toutes ses confidences. J’étais assez embarrassée pour lui donner un bon conseil et je craignais d’être un peu compromise dans un si grand démêlé. Un incident inattendu pensa hâter le coup que nous redoutions. Depuis un temps Mme Bonaparte croyait s’apercevoir d’un redoublement d’intimité entre son époux et Mme de ***. En vain je la conjurais de ne point fournir à l’empereur le prétexte d’une querelle dont on tirerait parti contre elle; trop animée pour se montrer prudente, elle épiait, malgré mes avis, l’occasion de se convaincre de ce qu’elle soupçonnait. A Saint-Cloud, l’empereur occupait l’appartement qui donne sur le jardin et qui est de plain-pied avec lui. Au-dessus de cet appartement, il avait fait meubler un petit logement particulier qui communiquait avec le sien par un escalier dérobé. L’impératrice avait quelque raison de craindre la destination de cette retraite mystérieuse. Un matin qu’il se trouvait assez de monde dans son salon (Mme de *** étant établie depuis quelques jours à Saint-Cloud), l’impératrice, la voyant sortir tout à coup de l’appartement, se lève peu d’instans après son départ, et me prenant dans l’embrasure d’une fenêtre : « Je vais, me dit-elle, éclaircir tout à l’heure mes soupçons : demeurez dans ce salon avec tout mon cercle, et, si on cherche ce que je suis devenue, vous direz que l’empereur m’a demandée. » J’essayai de la retenir, mais elle était hors d’elle-même, et ne m’écouta point; elle sortit au même moment, et je demeurai très inquiète de ce qui allait se passer. Au bout d’une demi-heure d’absence, elle rentra brusquement par la porte de son appartement opposée à celle par où elle était sortie; elle paraissait fort émue et pouvait à peine se contraindre, elle se rassit à un métier qui était dans le salon. Je me tenais loin d’elle, occupée de quelque ouvrage et évitant de la regarder; mais je m’apercevais facilement de son trouble à la précipitation de tous ses mouvemens, habituellement si doux.

Enfin, comme elle était incapable de garder en silence une forte émotion quelle qu’elle fût, elle ne put demeurer longtemps dans cette contrainte, et, m’appelant à haute voix, elle m’ordonna de la suivre, et dès qu’elle fut dans sa chambre : « Tout est perdu, me dit-elle; ce que j’avais prévu n’est que trop avéré. J’ai été chercher l’empereur dans son cabinet, il n’y était point; alors je suis montée par l’escalier dérobé dans le petit appartement; j’en ai trouvé la porte fermée, et au travers de la serrure j’ai entendu les voix de Bonaparte et de Mme de ***. J’ai frappé fortement en me nommant; vous concevez le trouble que je leur ai causé; ils ont fort tardé à m’ouvrir, et quand ils l’ont fait, l’état dans lequel ils étaient tous deux et leur désordre ne m’ont pas laissé le moindre doute. Je sais bien que j’aurais dû me contraindre; mais il ne m’a pas été possible; j’ai éclaté en reproches. Mme de *** s’est mise à pleurer, Bonaparte est entré dans une colère si violente que j’ai eu à peine le temps de m’enfuir pour échapper à son ressentiment. En vérité, j’en suis encore tremblante, car je ne sais à quel excès il l’aurait porté. Sans doute, il va venir, et je m’attends à une terrible scène. » L’émotion de l’impératrice excita la mienne, comme on peut bien le penser. « Ne faites pas, lui dis-je, une seconde faute, car l’empereur ne vous pardonnerait pas d’avoir mis qui que ce soit dans votre confidence. Laissez-moi vous quitter, madame. Il faut l’attendre; qu’il vous trouve seule, et tâchez de l’adoucir et de réparer une si grande imprudence. » Après ce peu de mots, je la quittai et je rentrai dans le salon, où je trouvai Mme de ***, qui lança sur moi des yeux inquiets. Elle était fort pâle, ne parlait que par mots entrecoupés, et cherchait à deviner si j’étais instruite. Je me remis à mon ouvrage le plus tranquillement que je pus; mais il était assez difficile que Mme de ***, en me voyant sortir de cet appartement, ne comprît pas que je venais d’y recevoir une confidence. Tout le monde dans ce salon se regardait et ne comprenait rien à ce qui se passait.

Peu de momens après, nous entendîmes un grand bruit dans l’appartement de l’impératrice, et je compris que l’empereur y était et quelle scène violente se passait. Mme de *** avait demandé ses chevaux et partit pour Paris. Cette absence subite ne devait point adoucir l’orage. J’y devais retourner dans la soirée. Avant mon départ, l’impératrice me fit appeler et m’apprit avec beaucoup de larmes que Bonaparte, après l’avoir outragée de toutes manières et avoir brisé dans sa fureur quelques-uns des meubles qui s’étaient rencontrés sous sa main, lui avait signifié qu’il fallait qu’elle se préparât à quitter Saint-Cloud, et que, fatigué d’une surveillance jalouse, il était décidé à secouer un pareil joug et à écouter désormais les conseils de sa politique, qui voulait qu’il prît une femme capable de lui donner des enfans. Elle ajouta qu’il avait envoyé à Eugène de Beauharnais l’ordre de venir à Saint-Cloud pour régler les circonstances du départ de sa mère, et qu’elle se voyait perdue sans ressources. Elle m’ordonna d’aller voir sa fille dès le lendemain à Paris, et de lui faire le récit de tout ce qui s’était passé.

En effet, je me rendis chez Mme Louis Bonaparte. Elle venait de voir son frère; il arrivait de Saint-Cloud. L’empereur lui avait signifié sa résolution de divorcer, qu’Eugène avait reçue avec sa soumission accoutumée et en refusant tous les dédommagemens personnels qui lui avaient été offerts comme consolation, déclarant qu’il n’accepterait rien, au moment où un tel malheur allait tomber sur sa mère, et qu’il la suivrait dans la retraite qu’on lui donnerait, fût-ce à la Martinique même, sacrifiant tout au besoin qu’elle aurait d’une pareille consolation. Bonaparte avait paru frappé de cette résolution généreuse et l’avait écouté dans un farouche silence. Je trouvai Mme Louis moins émue de cet événement que je ne m’y étais attendue : « Je ne puis me mêler de rien, me dit-elle, car mon mari m’a positivement défendu la moindre démarche. Ma mère a été bien imprudente; elle va perdre une couronne, mais au moins elle aura du repos; ah! croyez-moi, il y a des femmes plus malheureuses ! » Elle prononça ces mots avec une tristesse qui faisait deviner toute sa pensée; mais, comme elle ne permettait jamais un mot sur sa situation personnelle, je n’osai pas lui répondre de manière à lui prouver que je l’eusse comprise. « Au reste, me dit-elle en finissant, s’il y a une chance de raccommodement dans cette affaire, elle se trouvera dans l’empire que la douceur et les larmes de ma mère exercent sur Bonaparte; il faut les laisser à eux-mêmes, éviter de se trouver entre eux, et je vous conseille de ne point aller à Saint-Cloud, d’autant que Mme de *** vous a nommée et croit que vous donneriez des conseils violens. »

Et voilà, pour le dire en passant, comme il est assez souvent impossible d’être mieux comprise dans les cours, et comme des circonstances, puériles en apparence, nous mettent dans une évidence dont on n’est pas maître de se débarrasser.

Je demeurai deux jours sans me montrer à Saint-Cloud, pour suivre les avis de Mme Louis Bonaparte, et, le troisième, j’allai retrouver mon impératrice, dont le sort m’inquiétait profondément.

Elle était hors d’une partie de ses angoisses; ses larmes et sa soumission avaient en effet désarmé son mari; il n’était plus question de son courroux, ni de ce qui l’avait causé. Mais, après un tendre raccommodement, l’empereur venait de mettre sa femme dans une nouvelle agitation en lui montrant de quelle importance le divorce était pour lui. « Je n’ai pas le courage, lui disait-il, d’en prendre la dernière résolution, et si tu me montres trop d’affliction, si tu ne fais que m’obéir, je sens que je ne serai jamais assez fort pour t’obliger à me quitter, mais j’avoue que je désire beaucoup que tu saches te résigner à l’intérêt de ma politique, et que, toi-même, tu m’évites tous les embarras de cette pénible séparation. «En parlant ainsi, l’impératrice ajoutait qu’il avait répandu beaucoup de larmes. Tandis qu’elle me parlait, je me souviens encore que je concevais intérieurement pour elle le plan d’un grand et généreux sacrifice. Croyant alors le sort de la France irrévocablement attaché à celui de Napoléon, je pensais qu’il y aurait une véritable grandeur d’âme à se dévouer à tout ce qui devait l’affermir, et que si j’avais été la femme à qui on eût adressé un pareil discours, j’aurais été fortement tentée d’abandonner ce poste si brillant, où l’on ne me voyait qu’avec une sorte de regret, pour me retirer dans une solitude où j’aurais vécu paisiblement et satisfaite de mon sacrifice. Mais, en considérant le trouble dont les paroles impériales avaient laissé les traces sur le visage de Mme Bonaparte, je me rappelai ce que j’avais souvent entendu dire à ma mère : que pour donner un conseil utile, il fallait toujours le mesurer au caractère de la personne à qui on l’adressait. Je jugeai, en même temps, à l’effroi que la retraite inspirait à l’impératrice, à son goût pour le luxe et l’éclat, de l’ennui qui la dévorerait quand elle aurait rompu avec le monde, et alors, revenant du sentiment exalté qui s’était emparé de moi un moment, je lui dis que je ne voyais pour elle que deux partis à prendre : ou se dévouer avec dignité et résolution à ce qu’on exigeait d’elle, et, dans ce cas, dès le lendemain matin il faudrait partir pour la Malmaison, d’où elle écrirait à l’empereur qu’elle lui rendait sa liberté; ou bien, si elle voulait demeurer, se montrer incapable de rien décider de son sort, toujours prête à obéir, mais déclarer bien positivement qu’elle attendrait des ordres directs pour descendre du trône où on l’avait fait monter.

Ce dernier conseil fut celui qu’elle adopta, et avec une douceur adroite et tendre, prenant toute l’attitude d’une victime soumise, elle parvint à émousser, encore pour cette fois, les traits que la jalousie de sa famille avait lancés contre elle. Triste, complaisante, entièrement soumise, mais adroite à profiter de l’ascendant qu’elle exerçait sur son époux, elle le réduisit à un état d’agitation et d’incertitude dont il ne pouvait sortir. Enfin, harcelé un peu trop vivement par ses frères, et s’apercevant de la joie que les Bonapartes laissèrent voir en se croyant arrivés au but de leurs vœux, touché de la comparaison intérieure qu’il fit de la conduite de sa femme et de ses enfans, et, autant que je puis m’en souvenir, blessé de l’air de triomphe des siens, qui eurent l’imprudence de se vanter de l’avoir mené à leurs fins, éprouvant un secret plaisir à déjouer le plan qu’il voyait ourdi autour de lui, après une longue hésitation pendant laquelle l’impératrice se livrait à de mortelles inquiétudes, tout à coup il lui déclara un soir que le pape allait arriver, qu’il les couronnerait tous les deux, et qu’elle pouvait s’occuper sérieusement des préparatifs de cette cérémonie.

On peut se représenter la joie causée par un pareil dénoûment et la mauvaise humeur des Bonapartes, et de Joseph particulièrement. Car l’empereur, fidèle à ses habitudes, ne manqua point de dire à sa femme toutes les tentatives qu’on avait faites pour le déterminer, et on conçoit que ces révélations ajoutèrent encore à la haine secrète entre les deux partis.

Ce fut à cette occasion que l’impératrice me confia que, depuis longtemps, elle désirait affermir encore son mariage par la cérémonie religieuse qui avait été négligée à l’époque où il fut conclu. Elle en parlait quelquefois à l’empereur, qui n’y montrait aucune répugnance, mais qui répondait qu’en faisant même venir un prêtre chez lui, ce ne pourrait jamais être avec assez de mystère pour qu’on n’apprît pas par là que jusqu’alors il n’avait point été marié devant l’église, et soit que ce fût sa vraie raison, soit qu’il voulût garder pour l’avenir cette facilité de rompre son mariage quand il le croirait vraiment utile, il repoussait toujours, mais avec douceur, les demandes de sa femme à cet égard. Elle se détermina à attendre l’arrivée du pape, se flattant avec raison qu’en pareille occasion il entrerait facilement dans ses intérêts.

À ce moment, toute la cour se livra sans relâche aux apprêts des cérémonies du couronnement et l’impératrice s’entoura des meilleurs artistes de Paris et des marchands les plus fameux. Aidée de leurs conseils, elle détermina la forme du nouvel habit de cour et son costume particulier. On pense bien qu’il ne fut pas question de reprendre le panier, mais seulement d’ajouter à nos vêtemens ordinaires ce long manteau, qu’on a conservé lors du retour du roi, et une collerette de blonde appelée chérusque, qui montait assez haut derrière la tête, était attachée sur les deux épaules, et qui rappelait le costume de Catherine de Médicis. On l’a supprimée depuis, quoique, à mon avis, elle donnât de la grâce et de la dignité à tout l’habit. L’impératrice avait déjà des diamans pour une somme considérable. L’empereur en ajouta encore à sa parure. Il mit dans ses mains ceux qu’on possédait au trésor public, et voulut qu’elle les portât ce jour-là. On lui monta un diadème brillant qui devait être surmonté de la couronne fermée que l’empereur lui poserait sur la tête. On fit secrètement des répétitions de cette cérémonie, et le peintre David, qui devait en faire ensuite le tableau, dirigea les positions de chacun. Il y eut d’abord d’assez grandes discussions sur le couronnement particulier de l’empereur. La première idée était que le pape placerait cette couronne de ses propres mains; mais Bonaparte se refusait à l’idée de la tenir de qui que ce fût, et il dit à cette occasion ce mot que Mme de Staël a rappelé dans son ouvrage : « J’ai trouvé la couronne de France par terre, je l’ai ramassée. » Il eût pu ajouter : « avec la pointe de mon épée. » Enfin, après de longues délibérations, on détermina que l’empereur se couronnerait lui-même, et que le pape donnerait seulement sa bénédiction. Rien ne fut négligé pour l’éclat des fêtes : l’affluence devint nombreuse à Paris. Une partie des troupes y fut appelée; toutes les autorités principales des provinces, l’archichancelier de l’empire germanique et une foule d’étrangers y arrivèrent aussi. Quelles que fussent les opinions particulières, on se laissa aller dans la ville au plaisir et à la curiosité qu’inspiraient un événement si nouveau et la vue d’un spectacle que tout annonçait devoir être magnifique. Les marchands fort occupés, les ouvriers de tout genre employés se réjouissaient d’une telle occasion de gain pour eux; la population de la ville semblait doublée ; le commerce, les établissemens publics, les théâtres y trouvaient leur profit, et tout paraissait actif et content. On invita les poètes à célébrer ce grand événement. Chénier eut ordre de composer une tragédie qui consacrât ce souvenir ; il prit Cyrus pour son héros. L’Opéra prépara ses ballets. Dans l’intérieur du palais nous reçûmes de l’argent pour les dépenses que nous avions à faire, et l’impératrice fit à ses dames du palais de beaux présens en diamans.

On régla aussi le costume des hommes autour de l’empereur ; il était beau et allait très bien. L’habit français, de couleurs différentes pour les services qui dépendaient du grand maréchal, du grand chambellan et du grand écuyer ; une broderie d’argent pour tous ; le manteau sur une épaule, en velours et doublé de satin ; l’écharpe, le rabat de dentelle et le chapeau retroussé sur le devant garni d’un panache. Les princes devaient porter cet habit en blanc et or; l’empereur, en habit long, ressemblant assez à celui de nos rois, un manteau de pourpre semé d’abeilles, et sa couronne formée d’une branche de lauriers comme celle des Césars.

Je crois encore rappeler un rêve, mais un rêve qui tient un peu des contes orientaux, quand je me retrace quel luxe fut étalé à cette époque et quelle était en même temps l’agitation des préséances, des prétentions de rang, des réclamations de chacun. L’empereur voulut que les princesses portassent le manteau de l’impératrice[6] ; on eut bien de la peine à les déterminer à y consentir, et je me souviens même que, dans le premier moment, elles s’y prêtèrent de si mauvaise grâce qu’on vit le moment où l’impératrice, emportée par le poids de ce manteau, ne pourrait point avancer, tant ses belles-sœurs le soulevaient faiblement. Elles obtinrent que la queue de leur habit serait portée par leurs chambellans, et cette distinction les consola un peu de l’obligation qui leur était imposée.

Cependant on avait appris que le pape avait quitté Rome le 2 novembre. La lenteur de son voyage et l’immensité des préparatifs firent reculer le couronnement jusqu’au 2 décembre, et le 24 novembre la cour se rendit à Fontainebleau pour y recevoir Sa Sainteté, qui y arriva le lendemain. Avant de clore ce chapitre, je veux rappeler une circonstance qui me paraît bonne encore à conserver. L’empereur ayant renoncé pour ce moment au divorce, mais toujours pressé du désir d’avoir un héritier, demanda à sa femme si elle consentirait à en accepter un qui n’appartiendrait qu’à lui, et à feindre une grossesse avec assez d’habileté pour que tout le monde y fut trompé. Elle était loin de se refuser à aucune de ses fantaisies à cet égard. Alors Bonaparte, faisant venir son premier médecin Corvisart, en qui il avait une confiance étendue et méritée, lui confia son projet : « Si je parviens, lui dit-il, à m’assurer de la naissance d’un garçon qui sera mon fils à moi, je voudrais que, témoin du feint accouchement de l’impératrice, vous fissiez tout ce qui serait nécessaire pour donner à cette ruse toutes les apparences d’une réalité. » Corvisart trouva que la délicatesse de sa probité était compromise par cette proposition; il promit le secret le plus inviolable, mais il refusa de se prêter à ce qu’on voulait exiger de lui. Ce n’est que longtemps après, et depuis le second mariage de Bonaparte, qu’il m’a confié cette anecdote, en m’attestant la naissance légitime du roi de Rome, sur laquelle on avait essayé d’exciter des doutes parfaitement injustes.


CHAPITRE X.
(Décembre 1804.)
Arrivée du pape à Paris. — Plébiscite. — Mariage de l’impératrice Joséphine. — Le couronnement. — Fêtes au champ de Mars, à l’Opéra, etc. — Cercles de l’impératrice.


Il est vraisemblable qu’on ne détermina le pape à venir en France qu’en lui présentant tous les avantages et les concessions qu’il retirerait, pour le rétablissement de la religion, d’une pareille complaisance. Il arriva à Fontainebleau, déterminé à se prêter à tout ce qu’on exigerait de lui et qu’il pourrait se permettre; et, malgré la supériorité que pensait avoir sur lui le vainqueur qui l’avait contraint à ce grand déplacement, et le peu de dispositions que toute cette cour eût à éprouver du respect pour un souverain qui ne comptait point l’épée au nombre de ses ornemens royaux, il imposa à tout le monde par la dignité de ses manières et la gravité de son maintien.

L’empereur alla au-devant de lui de quelques lieues, et quand les voitures se rencontrèrent, il mit pied à terre ainsi que Sa Sainteté. Tous deux s’embrassèrent et remontèrent dans le même carrosse, l’empereur montant le premier pour donner la droite au pape (dit le Moniteur de ce jour), et ils revinrent ensemble au château.

Le pape était arrivé un dimanche[7] à midi. Après avoir pris quelque repos dans son appartement où l’avaient conduit le grand chambellan (c’est-à-dire M. de Talleyrand), le grand maréchal et le grand maître des cérémonies, il alla faire une visite à l’empereur, qui le reçut en dehors de son cabinet, et, au bout d’un entretien d’une demi-heure, le reconduisit jusqu’à la salle dite, alors, des grands-officiers. L’impératrice avait reçu l’ordre de le faire asseoir à sa droite.

Après ces visites, le prince Louis, les ministres, l’archichancelier et l’architrésorier, le cardinal Fesch et les grands-officiers qui se trouvaient à Fontainebleau furent présentés au pape. Il reçut tout le monde avec bonté et politesse. Il dîna ensuite avec l’empereur, et se retira de bonne heure pour prendre du repos.

Le pape, à cette époque, était âgé de soixante-deux ans. Sa taille parut assez haute, sa figure belle, grave et bienveillante. Il était entouré d’un nombreux cortège de prêtres italiens qui furent loin d’imposer comme lui, et dont les manières vives, communes et étranges ne pouvaient entrer en comparaison avec la bonne tenue ordinaire au clergé français. Le château de Fontainebleau offrait en ce moment un aspect bizarre, par le mélange de personnages variés dont il était habité : souverains, princes, militaires, prêtres, femmes, tout était à peu près pêle-mêle dans les différens salons où l’on se réunissait à des heures indiquées. Dès le lendemain, Sa Sainteté reçut toutes les personnes de la cour qui se présentèrent chez elle. Nous fûmes tous admis à l’honneur de lui baiser la main, et de recevoir sa bénédiction. Sa présence en pareil lieu, et pour une si grande occasion, me causa une assez forte émotion.

Ce même lundi, les visites entre les souverains recommencèrent. Quand le pape fut venu pour la seconde fois chez l’impératrice, celle-ci exécuta le plan secret qu’elle avait formé, et lui confia qu’elle n’était point mariée devant l’église. Sa Sainteté, après l’avoir félicitée des actes de bonté auxquels elle employait sa puissance, et l’appelant toujours en lui répondant du nom de sa fille, lui promit d’exiger de l’empereur qu’il fît précéder son couronnement d’une cérémonie nécessaire à la légitimité de son union avec elle, et en effet, l’empereur se trouva forcé de consentir à ce qu’il avait éludé jusqu’alors. Ce fut au retour à Paris que le cardinal Fesch le maria, comme je le dirai tout à l’heure. Dans la soirée du lundi, on avait fait venir quelques chanteurs pour exécuter un concert dans les appartemens de l’impératrice ; mais le pape refusa d’y assister, et se retira au moment où on allait commencer.

À cette époque, le goût de l’empereur pour Mme de X... commença à se faire sentir au dedans de lui. Soit que la satisfaction qu’il éprouvait du succès des projets qu’il avait formés lui donnât une joie qui éclaircissait son humeur, soit que son amour naissant lui inspirât quelque désir de plaire, il parut, durant le petit voyage de Fontainebleau, serein et d’un abord plus facile que de coutume. Quand le pape était retiré, il demeurait chez l’impératrice, et causait de préférence avec les femmes qui s’y trouvaient. Sa femme, frappée de son changement et très avisée sur tout ce qui pouvait éveiller sa jalousie, soupçonna que quelque nouvelle fantaisie en était la cause; mais elle ne put encore découvrir le véritable objet de sa préoccupation parce qu’il mit assez d’adresse à s’occuper de nous toutes tour à tour; et, Mme de X..., montrant une extrême réserve, ne parut pas voir dans ce moment si elle était le but caché de cette galanterie générale que l’empereur affecta assez bien de partager entre nous. Quelques personnes eurent même l’idée que la maréchale Ney allait recevoir ses hommages. Elle est fille de M. Auguié, ancien receveur général des finances et de Mme Auguié, femme de chambre de la dernière reine. Elle avait été élevée par Mme Campan, sa tante, et se trouvait par cela même compagne et amie de Mme Louis Bonaparte. Elle avait alors vingt-deux ou vingt-trois ans; son visage et sa personne étaient assez agréables, quoiqu’un peu trop maigres. Elle avait peu d’usage du monde et une extrême timidité, et ne pensait nullement à attirer les regards de l’empereur, dont elle avait une extrême peur.

Pendant notre séjour à Fontainebleau, parut dans le Moniteur le sénatus-consulte qui, vu la vérification faite par une commission du sénat des registres des votes émis sur la question de l’empire, reconnaissait Bonaparte et sa famille comme appelés au trône de France.

Le total général des votans se montait à 3,574,898. Pour le oui, 3,572,329; pour le non, 2,569.

La cour retourna à Paris le jeudi 29 novembre. L’empereur et le pape revinrent dans la même voiture, et Sa Sainteté fut logée au pavillon de Flore, l’empereur ayant nommé une partie de sa maison pour la servir.

Dans les premiers jours de sa présence à Paris, le pape ne trouva pas dans les habitans le respect auquel on devait s’attendre. Une vive curiosité poussait la foule sur son passage, quand il visitait les églises, et sous son balcon, aux heures où il s’y montrait pour donner sa bénédiction. Mais, peu à peu, les récits que faisaient ceux qui l’approchaient de la dignité de ses manières, quelques paroles nobles et touchantes qu’il prononça en diverses occasions et qui furent répétées, et l’aplomb avec lequel il soutenait une situation si étrange pour le chef de la chrétienté, produisirent un changement marqué même chez les classes inférieures du peuple. Bientôt la terrasse des Tuileries se vit couverte durant toutes les matinées d’un monde immense qui l’appelait à grands cris, et qui s’agenouillait devant la bénédiction. On avait permis que la galerie du Louvre se remplît à certaines heures de la journée, et alors le pape la parcourait et y bénissait ceux qui s’y trouvaient. Nombre de mères lui présentaient leurs enfans, qu’il accueillait avec une bienveillance particulière. Un jour, un homme connu par ses opinions antireligieuses, se trouvait dans cette galerie, et voulant satisfaire seulement une vaine curiosité, se tenait à l’écart comme pour éviter d’être béni. Le pape, s’approchant de lui et devinant sa secrète et hostile intention, lui adressa ces paroles d’un ton doux : « Pourquoi me fuir, monsieur? La bénédiction d’un vieillard a-t-elle quelque danger? »

Bientôt tout Paris retentit des louanges du pape, et bientôt aussi l’empereur commença à en être jaloux. Il prit quelques arrangemens qui obligèrent Sa Sainteté à se refuser à l’empressement trop vif des fidèles, et le pape, qui pénétra l’inquiétude dont il était l’objet, redoubla de réserve, sans jamais laisser paraître la moindre apparence du plus petit orgueil humain.

Deux jours avant le couronnement, M. de Rémusat, qui en même temps que premier chambellan était aussi maître de la garde-robe, et qui par cette raison se trouvait chargé de tous les préparatifs des costumes impériaux, allant porter à l’impératrice son élégant diadème qui venait d’être achevé, la trouva dans un état de satisfaction qu’elle avait peine à dissimuler publiquement. Prenant mon mari à part, elle lui confia que, dans la matinée de cette journée, un autel avait été préparé dans le cabinet de l’empereur, et que le cardinal Fesch l’avait mariée en présence de deux aides de camp. Après la cérémonie, elle avait exigé du cardinal une attestation par écrit de ce mariage. Elle la conserva toujours depuis avec soin, et jamais, quelques efforts que l’empereur ait faits pour l’obtenir, elle n’a consenti à s’en dessaisir.

On a dit, depuis, que tout mariage religieux qui n’a point pour témoin le curé de la paroisse où il est célébré renferme par cela même une cause de nullité, et que c’est à dessein qu’on se réserva ce moyen de rupture pour l’avenir. Il faudrait, dans ce cas, que le cardinal lui-même eût consenti à cette fraude. Cependant la conduite qu’il tint dans la suite ne le donne point à penser, car, lors des scènes assez vives auxquelles le divorce a donné lieu, l’impératrice alla quelquefois jusqu’à menacer son époux de publier l’attestation qu’elle avait entre les mains, et le cardinal Fesch, consulté alors, répondait toujours qu’elle était en bonne forme et que sa conscience ne lui permettrait pas de nier que le mariage n’eût été consacré de manière à ce qu’on ne pouvait le rompre que par un acte arbitraire d’autorité.

Après le divorce, l’empereur voulut ravoir encore cette pièce dont je parle; le cardinal conseilla à l’impératrice de ne point s’en dessaisir. Ce qui prouvera à quel point était poussée la défiance entre tous les personnages de cette famille, c’est que l’impératrice, tout en profitant d’un conseil qui lui plaisait, me disait alors qu’il lui arrivait quelquefois de croire que le cardinal ne le lui donnait que de concert avec l’empereur, qui eût voulu la pousser à quelque éclat afin d’avoir une occasion de la renvoyer de France. Cependant l’oncle et le neveu étaient brouillés alors par suite des affaires du pape.

Enfin, le 2 décembre, la cérémonie du couronnement eut lieu. Il serait assez difficile d’en décrire toute la pompe et d’entrer dans les détails de cette journée. Le temps était froid, mais sec et beau; les rues de Paris pleines de monde; le peuple plus curieux qu’empressé; la garde sous les armes et parfaitement belle.

Le pape précéda l’empereur de plusieurs heures et montra une patience admirable en demeurant longtemps assis sur le trône qui lui avait été préparé dans l’église, sans se plaindre du froid ni de la longueur des heures qui se passèrent avant l’arrivée du cortège. L’église de Notre-Dame était décorée avec goût et magnificence. Dans le fond de l’église, on avait élevé un trône pompeux où l’empereur pouvait paraître entouré de toute sa cour. Avant le départ pour Notre-Dame, nous fûmes introduites dans l’appartement de l’impératrice. Nos toilettes étaient fort brillantes, mais leur éclat pâlissait devant celui de la famille impériale. L’impératrice surtout, resplendissante de diamans, coiffée de mille boucles comme au temps de Louis XIV, semblait n’avoir que vingt-cinq ans[8]. Elle était vêtue d’une robe et d’un manteau de cour de satin blanc, brodés en or et en argent mélangés. Elle avait un bandeau de diamans, un collier, des boucles d’oreilles et une ceinture du plus grand prix, et tout cela était porté avec sa grâce ordinaire. Ses belles-sœurs brillaient aussi d’un nombre infini de pierres précieuses, et l’empereur, nous examinant toutes les unes après les autres, souriait à ce luxe, qui était, comme tout le reste, une création subite de sa volonté.

Lui-même aussi portait un costume brillant. Ne devant revêtir qu’à l’église ses habits impériaux, il avait un habit français de velours rouge brodé en or, une écharpe blanche, un manteau court semé d’abeilles, un chapeau retroussé par devant avec une agrafe de diamans et surmonté de plumes blanches, le collier de la Légion d’honneur en diamans. Toute cette toilette lui allait fort bien. La cour entière était en manteau de velours brodé d’argent. Nous nous faisions un peu spectacle les uns aux autres, il faut en convenir; mais ce spectacle était réellement beau.

L’empereur monta dans une voiture à sept glaces toute dorée, avec sa femme et ses deux frères, Joseph et Louis. Chacun, ensuite, se rendit à la voiture qui lui était désignée, et ce nombreux cortège alla au pas jusqu’à Notre-Dame. Les acclamations ne manquèrent pas sur notre passage. Elles n’avaient point cet élan d’enthousiasme qu’aurait pu désirer un souverain jaloux de recevoir les témoignages d’amour de ses sujets; mais elles pouvaient satisfaire la vanité d’un maître orgueilleux et point sensible.

Arrivé à Notre-Dame, l’empereur demeura quelque temps à l’archevêché pour y revêtir ses grands habits. Le costume paraissait l’écraser un peu. Sa petite taille se fondait sous cet énorme manteau d’hermine. Une simple couronne de laurier ceignait sa tête; il ressemblait à une médaille antique. Mais il était d’une pâleur extrême, véritablement ému, et l’expression de ses regards paraissait sévère et un peu troublée.

Toute la cérémonie fut très imposante et belle. Le moment où l’impératrice fut couronnée excita un mouvement général d’admiration, non pour cet acte en lui-même, mais elle avait si bonne grâce, elle marcha si bien vers l’autel, elle s’agenouilla d’une manière si élégante et en même temps si simple, qu’elle satisfit tous les regards. Quand il fallut marcher de l’autel au trône, elle eut un moment d’altercation avec ses belles-sœurs, qui portaient son manteau avec tant de répugnance que je vis l’instant où la nouvelle impératrice ne pourrait point avancer. L’empereur, qui s’en aperçut, adressa à ses sœurs quelques mots secs et fermes qui mirent tout le monde en mouvement.

Le pape, durant toute cette cérémonie, eut toujours un peu l’air d’une victime résignée, mais résignée noblement par sa volonté et pour une grande utilité.

Vers deux ou trois heures, nous reprîmes en cortège le chemin des Tuileries, et nous n’y rentrâmes qu’à la nuit, qui vient de bonne heure au mois de décembre, éclairés par les illuminations et par un nombre infini de torches qui nous accompagnaient. Nous dînâmes au château chez le grand maréchal, et, après, l’empereur voulut recevoir un moment les personnes de la cour qui ne s’étaient point retirées. Il était gai et charmé de la cérémonie; il nous trouvait toutes jolies, se récriait sur l’agrément que donne la parure aux femmes, et nous disait en riant : « C’est à moi, mesdames, que vous devez d’être si charmantes. « Il n’avait point voulu que l’impératrice ôtât sa couronne, quoiqu’elle eût dîné en tête-à-tête avec lui, et il la complimentait sur la manière dont elle portait le diadème ; enfin il nous congédia.

Quand je rentrai chez moi, je trouvai un assez grand nombre de mes amis et de personnes de ma connaissance qui, demeurant étrangers à toutes ces brillantes nouveautés, s’étaient rassemblés pour se donner l’amusement de me voir dans mes nouveaux atours. Dans le détail comme dans l’ensemble de cette journée, tout ce qui se passa servit de spectacle à la ville de Paris; mais on applaudit en général, parce qu’il faut convenir que la représentation fut magnifique.

Pendant un mois, un nombre infini de fêtes et de réjouissances suivirent. Le 5 décembre, l’empereur se rendit au champ de Mars avec le même cortège que celui du 2, et distribua les aigles à nombre de régimens. L’enthousiasme des soldats fut bien plus vif que celui du peuple. Le mauvais temps nuisit à cette seconde journée; il pleuvait à verse; une foule de monde couvrait cependant les gradins du champ de Mars : « Si la situation des spectateurs était pénible, il n’en est pas un qui ne trouvât un dédommagement dans le sentiment qui l’y faisait demeurer et dans l’expression des vœux que ses acclamations manifestaient de la manière la plus éclatante. » Voilà comme M. Maret rendait compte de cette pluie dans le Moniteur.

Une des flatteries les plus communes dans tous les temps, quoiqu’elle soit la plus ridicule, c’est celle qui tend à faire croire que le besoin qu’un roi a du soleil arrive à avoir de l’influence sur sa présence. J’ai vu, au château des Tuileries, l’opinion comme établie que l’empereur n’avait qu’à déterminer une revue ou une chasse à tel ou tel jour, et que le ciel, ce jour-là, ne manquerait pas d’être serein. On remarquait avec assez de bruit chaque fois que cela arrivait, et on glissait sur les temps de brouillard et de pluie. On voit au reste que c’était la même chose sous Louis XIV. Je voudrais pour l’honneur des souverains qu’ils reçussent avec tant de froideur, je dirai presque de dégoût, cette puérile flatterie, que personne ne s’avisât plus d’en essayer l’effet. Il ne fut pourtant pas possible de dire qu’il n’avait pas plu au champ de Mars pendant la distribution des aigles, mais combien ai-je vu de gens qui assuraient le lendemain que la pluie ne les avait pas mouillés !

On avait élevé pour la famille impériale et sa suite un grand échafaudage sur lequel était le trône, recouvert du mieux qu’on avait pu à cause du mauvais temps. Les toiles et les tentures furent promptement percées. L’impératrice fut forcée de se retirer avec sa fille, qui relevait de couches, et leurs belles-sœurs, à l’exception de Mme Murat, qui demeura courageusement exposée au mauvais temps, quoique légèrement vêtue. Elle s’accoutumait dès lors « à supporter, disait-elle en riant, les contraintes inévitables du trône. »

Ce même jour, il y eut aux Tuileries un banquet somptueux. Dans la galerie de Diane, sous un dais éclatant, on dressa une table pour le pape, l’empereur, l’impératrice et le prince archichancelier de l’empire germanique. L’impératrice avait l’empereur à sa droite et le pape à sa gauche. Ils étaient servis par les grands officiers. Plus bas, une table pour les princes, parmi lesquels était le prince héréditaire de Bade; une autre, pour les ministres; une, pour les dames et les officiers de la maison impériale; le tout servi avec un grand luxe; une belle musique pendant le repas; ensuite un cercle nombreux, un concert auquel le pape voulut bien assister, et un ballet exécuté au milieu du grand salon des Tuileries par les danseurs de l’Opéra. A l’instant où commença le ballet, le pape se retira. On joua à la fin de la soirée, et l’empereur en se retirant donna le signal du départ de tout le monde.

Le jeu à la cour de l’empereur entrait seulement dans le cérémonial. Il ne voulut jamais qu’on jouât d’argent chez lui ; on faisait des parties de whist et de loto ; on se mettait à une table pour avoir une contenance, mais le plus souvent on tenait les cartes sans les regarder, et on causait. L’impératrice aimait à jouer, même sans argent, et faisait réellement un whist. Sa partie, ainsi que celle des princesses, était établie dans le salon qu’on appelait le cabinet de l’empereur et qui précède la galerie de Diane. Elle jouait avec les plus grands personnages qui se trouvaient dans le cercle, étrangers, ambassadeurs ou Français. Les deux dames de semaine au palais demeuraient assises derrière elle, un chambellan près de son fauteuil. Tandis qu’elle jouait, toutes les personnes qui remplissaient les salons venaient, les unes après les autres, lui faire une révérence. Les sœurs et les frères de Bonaparte jouaient et faisaient inviter à leurs parties par leurs chambellans; de même sa mère, qu’on appela Madame Mère, qu’on fit princesse et à qui on donna une maison. Tout le reste de la cour jouait dans les autres salons. L’empereur se promenait partout, parlait à droite et à gauche, précédé de quelques chambellans qui annonçaient sa présence. Quand il approchait, il se faisait un grand silence, on demeurait sans bouger, les femmes se levaient et attendaient les paroles insignifiantes, et assez souvent peu obligeantes, qu’il allait leur adresser. Il ne se souvenait jamais d’un nom, et presque toujours la première question était « Comment vous appelez-vous? « Il n’y avait pas une femme qui ne fût charmée de le voir s’éloigner de la place où elle était.

Ceci me rappelle une assez jolie anecdote relative à Grétry. Comme membre de l’Institut, il se rendait assez souvent aux audiences du dimanche, et il était arrivé déjà plus d’une fois à l’empereur, qui s’était accoutumé à reconnaître son visage, de s’approcher de lui, presque machinalement, en lui demandant son nom. Un jour Grétry, fatigué de cette éternelle question et peut-être un peu blessé de n’avoir pas produit un souvenir plus durable, à l’instant où l’empereur lui disait avec la brusquerie ordinaire de son interrogation : « Et vous, qui êtes-vous donc? » Grétry répondit avec un peu d’impatience : « Sire, toujours Grétry. » Depuis ce temps, l’empereur le reconnut parfaitement.

L’impératrice, au contraire, avait une mémoire admirable pour les noms et les petites circonstances particulières de chacun.

Les cercles se passèrent longtemps comme je viens de le conter. Plus tard on y ajouta des concerts et des ballets, tels que ceux qu’on avait imaginés à l’occasion du couronnement, et ensuite des spectacles; je dirai tout cela dans son temps. Dans ces brillantes assemblées, l’empereur voulut qu’on donnât aux dames du palais des places particulières ; ces petites préséances excitèrent de petites humeurs qui enfantèrent de grandes haines, comme il arrive dans les cours. La vanité est toujours de toutes les faiblesses humaines celle qui reprend le plus vite son métier.

À cette époque, l’empereur ne s’épargna aucune cérémonie; il les aimait, surtout parce qu’elles faisaient partie de ses créations. Il les compliquait toujours un peu par sa précipitation naturelle, dont il avait peine à se défendre, et par la crainte extrême qu’on éprouvait que tout ne se fît point à sa fantaisie. Un jour, placé sur son trône, environné des grands officiers, des maréchaux et du sénat, il reçut les révérences de tous les préfets et de tous les présidens des collèges électoraux. Dans une seconde audience qu’il donna aux premiers, il leur recommanda fortement d’exécuter la conscription. « Sans elle, leur dit-il (et ces paroles furent insérées dans le Moniteur), il ne peut y avoir ni puissance, ni indépendance nationales. » Il nourrissait sans doute dès lors le projet de placer sur sa tête la couronne d’Italie et il sentait que ses projets devaient finir par allumer la guerre. D’ailleurs l’impossibilité de la descente en Angleterre, quoiqu’on continuât les préparatifs, lui était démontrée, et bientôt il lui faudrait employer son armée dont la présence pouvait être un poids pour la France. Il eut au milieu de cela une petite occasion d’humeur contre les Parisiens. Il avait ordonné à Chénier une tragédie qui pût être donnée à l’occasion du couronnement. Chénier avait traité le sujet de Cyrus, et le cinquième acte de son ouvrage représentait assez fidèlement en effet le couronnement de ce prince et la cérémonie de Notre-Dame. La pièce était médiocre, les applications commandées et trop indiquées. Le parterre parisien, toujours indépendant, siffla l’ouvrage et se permit même de rire au moment de l’installation sur le trône. L’empereur fut mécontent; il bouda mon mari chargé de l’administration du théâtre, comme s’il eût dû répondre de l’approbation du public, et dès lors ce même public apprit par quel côté faible il pouvait se venger, au théâtre, du silence qui, partout ailleurs, lui était rigoureusement imposé.

Le sénat donna aussi une belle fête; plus tard, le corps législatif l’imita. Le 16, on en célébra une magnifique, qui endetta la ville da Paris pour plusieurs années. Grand festin, feu d’artifice, bal ; service de vermeil, et toilette de vermeil aussi, offerts à l’empereur et à l’impératrice; harangues, légendes flatteuses à outrance inscrites partout. On a beaucoup parlé des éloges prodigués à Louis XIV sous son règne; je suis sûre qu’en les réunissant tous, ils ne feraient pas la dixième partie de ceux qu’a reçus Bonaparte. Je me rappelle que dans une autre fête donnée encore à l’empereur par la ville quelques années après, comme on était à bout d’inscriptions, on inventa de mettre en lettres d’or au-dessus du trône où il devait s’asseoir ces paroles de l’Écriture : Ego sum qui sum, et personne ne s’en montra scandalisé.

La Fiance aussi fut dévouée pendant ce temps aux fêtes et aux réjouissances ; on frappa des médailles qui furent distribuées avec profusion. Enfin les maréchaux donnèrent aussi leur fête dans la salle de l’Opéra. Elle coûta dix mille francs à chaque maréchal. On avait mis le théâtre de plain-pied avec la salle; les loges étaient décorées de gaze d’argent, éclairées de lustres brillans et ornées de femmes très parées. La famille impériale était sur une estrade; on dansait dans cette grande enceinte. La profusion des fleurs, des diamans, la richesse des costumes, la magnificence de la cour, donnèrent à cette fête un grand éclat. Il n’est pas une d’entre nous qui ne fit de grandes dépenses pour toutes ces cérémonies. On accorda aux dames du palais 10,000 francs pour les en dédommager; ils furent loin de nous suffire. Les dépenses du couronnement se montèrent à près de 4 millions.

Les princes et les étrangers de marque qui se trouvaient à Paris faisaient une cour assidue à nos souverains, et de son côté l’empereur mettait assez de grâce à leur faire les honneurs de Paris. Le prince Louis de Bade était alors fort jeune, assez embarrassé de sa personne et se mettait peu en évidence. Le prince primat était un homme de plus de soixante ans, aimable, gai, un tant soit peu bavard, connaissant bien la France et Paris, qu’il avait habité dans sa jeunesse, amateur des lettres et lié avec les anciens académiciens. Ils étaient admis, et quelques autres encore, aux petits cercles qui se tenaient chez l’impératrice. Durant cet hiver, une ou deux fois par semaine, on invitait une cinquantaine de femmes et un assez bon nombre d’hommes à souper aux Tuileries. On s’y rendait à huit heures, dans une toilette recherchée, mais sans habits de cour. On jouait dans le salon du rez-de-chaussée qui est aujourd’hui celui de Madame. Quand l’empereur arrivait, on passait dans une salle où des chanteurs italiens donnaient un concert qui durait une demi-heure; ensuite on rentrait dans le salon et on reprenait les parties, l’empereur allant et venant, causant ou jouant selon sa fantaisie. A onze heures, on servait un grand et élégant souper : les femmes seules s’y asseyaient. Le fauteuil de l’empereur demeurait vide; il tournait autour de la table, ne mangeait rien et, le souper fini, il se retirait. À ces petites soirées étaient toujours invités les princes et les princesses, les grands officiers de l’empire, deux ou trois ministres et quelques maréchaux, des généraux, des sénateurs et des conseillers d’état avec leurs femmes. Il y avait là de grands assauts de toilettes; l’impératrice y paraissait toujours, ainsi que ses belles-sœurs, avec une parure nouvelle et beaucoup de perles et de pierreries. Elle a eu dans son écrin pour un million de perles. On commençait alors à porter beaucoup d’étoffes lamées en or et en argent. Pendant cet hiver, la mode des turbans s’établit à la cour; on les faisait avec de la mousseline blanche ou de couleur, semée d’or, ou bien avec des étoffes turques très brillantes. Les vêtemens, peu à peu, prirent aussi une forme orientale ; nous mettions sur des robes de mousseline richement brodées de petites robes courtes, ouvertes par-devant, en étoffe de couleur éclatante, les bras, les épaules et la poitrine découverts. Souvent, pendant cette saison, il arriva que l’empereur, de plus en plus amoureux, comme je le dirai plus bas, et cherchant à dissimuler sa préférence en s’occupant de toutes les femmes, semblait n’être à l’aise qu’au milieu d’elles, et chacun des hommes de la cour, s’apercevant que sa présence le gênait, se retirait dans un autre salon voisin de celui où on se tenait. Alors nous pouvions assez bien figurer un harem : j’en fis un soir la plaisanterie à Bonaparte; il était en belle humeur et s’en amusa; mais elle ne plut nullement à l’impératrice.

Pendant ce temps, le pape, qui vivait fort retiré le soir, employait ses matinées à visiter les églises, les hôpitaux et les établissemens publics. Il alla officier à Notre-Dame, et une foule considérable fut admise à lui baiser les pieds. Il parcourut Versailles, les environs de Paris, fut reçu d’une manière touchante aux Invalides, et ce fut alors qu’il commença à produire plus d’effet que l’empereur ne l’eût voulu. J’entendais dire à cette époque que Sa Sainteté désirait fort de retourner à Rome; je ne sais pourquoi l’empereur le retenait toujours, je n’en ai pas pu éclaircir le motif.

Le pape était toujours vêtu de blanc; il avait une robe de moine, parce que d’abord il avait été moine. Cette robe était de laine, et, par-dessus, une sorte de camisole en mousseline garnie de dentelle faisait un assez étrange effet. Sa calotte était de laine blanche.

A la fin de décembre, le corps législatif fut ouvert en grande cérémonie; on s’y évertua en discours sur l’importance et le bonheur du grand événement qui venait de se passer, et on y fît encore un rapport beau et vrai de l’état prospère de la France.

Cependant les demandes se multipliaient pour obtenir des places à la nouvelle cour ; l’empereur accéda à quelques-unes. Il prit aussi des sénateurs parmi les présidens des collèges électoraux. Il fit Marmont colonel-général des chasseurs à cheval, et il distribua le grand cordon de la Légion d’honneur à Cambacérès, à Lebrun, aux maréchaux, au cardinal Fesch, à MM. Duroc, de Caulaincourt, de Talleyrand, de Ségur, à plusieurs ministres, au grand juge, à M. Gaudin et à M. Portalis, ministre des cultes. Ces nominations, ces faveurs, ces promotions, tenaient le monde en haleine. Dès ce moment le mouvement fut donné; on s’accoutuma à désirer, à attendre, avoir incessamment quelque nouveauté; chaque jour produisit un petit incident, inattendu dans le détail, mais prévu par l’habitude que nous prîmes tous de voir toujours quelque chose. Depuis, l’empereur a étendu à toute la nation, à toute l’Europe, ce système d’éveiller sans cesse l’ambition, la curiosité et l’espérance; ce n’a pas été un des secrets les moins habiles de son gouvernement.

  1. Le premier volume des Mémoires de Mme de Rémusat, dont nous avons publié quelques fragmens dans la Revue du 15 juin, du 1er et du 15 juillet, va paraître à la librairie Calmann Lévy. M. Paul de Rémusat veut bien nous communiquer encore plusieurs chapitres des volumes qui doivent suivre.
  2. Il semble que l’auteur, ici comme dans le chapitre précédent, n’est pas assez précis sur la cause de la mort du général Pichegru. C’était une opinion fort répandue alors de douter de son suicide, et l’empereur expiait la mort du duc d’Enghien. Depuis ce crime, on était prompt à lui en prêter d’autres qu’auparavant ses plus grands ennemis n’auraient osé lui imputer. Il est pourtant certain qu’on n’a jamais établi l’intérêt qu’aurait eu Napoléon à ce que l’accusé ne parût point devant ses juges. M. Thiers a très fortement démontré que sa présence aux débats était nécessaire. Toutes les dépositions des accusés de tous les partis l’accablaient également. Son crime légal était certain, et il ne pouvait manquer d’être condamné et de paraître mériter sa condamnation. L’homme à redouter, c’était Moreau. On a dit, il est vrai, qu’un rapport de gens de l’art existe à la faculté de médecine, établissant l’impossibilité du suicide dans les conditions où l’on disait qu’il s’était passé, avec une cravate de soie dont il avait fait une corde et une cheville de bois dont il avait fait un levier. Mais la médecine légale, il y a plus de soixante-dix ans, était une science bien conjecturale, et des travaux récens ont démontré combien le suicide par strangulation est facile et demande peu d’efforts et de temps. (P. R.)
  3. Il venait d’être nommé premier chambellan de l’empereur. (P. R.)
  4. « Une personne de haute naissance, a dit M. Thiers (tome V, livre XIX, p, 124), Mme de la Rochefoucauld, privée de beauté, mais non d’esprit, distinguée par son éducation et ses manières, autrefois fort royaliste, et riant maintenant avec assez de grâce de ses passions éteintes, fut destinée à être dame d’honneur de Joséphine. » (P. R.)
  5. Ce second fils de la reine Hortense était Napoléon-Louis, mort subitement pendant l’insurrection des états pontificaux contre le pape, à laquelle il prenait part. Le troisième fils de la reine, qui devait être Napoléon III, est né le 20 avril 1808. (P. R.)
  6. Les mémoires du comte Miot de Mélito renferment des renseignemens précieux sur l’intérieur de la cour du premier consul et de l’empereur, et sur les querelles de celui-ci avec ses frères à propos de l’hérédité du trône et de l’adoption du jeune fils de Louis Bonaparte, et racontent avec détail les querelles de préséance et la grande question du manteau de l’impératrice. C’est après une discussion entre l’archichancelier, l’architrésorier, le ministre de l’intérieur, le grand chambellan, le grand écuyer et le grand maréchal de la cour, les princes Louis et Joseph, présides par l’empereur, que l’on renonça à donner à ces derniers princes le grand manteau d’hermine, « attribut, disait-on, de la souveraineté » et que l’on se décida à employer dans le procès-verbal les mots : soutenir le manteau, au lieu de : porter la queue. (Mémoires du comte Miot de Mélito, vol. II, p. 23 et suiv.) (P. R.)
  7. 25 novembre 1804, ou 4 frimaire an XIII. (P. R.)
  8. Elle avait quarante et un ans, étant née le 23 juin 1763, à la Martinique. (P. R)